Notes
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[1]
Publiée dans Nature et Ecology and Society, cette étude coordonnée par Johan Rockström et Will Steffen identifie neuf limites planétaires à ne pas dépasser pour assurer notre survie sur Terre.
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Lire la présentation de cet ouvrage dans notre « bibliothèque subjective » à la fin de ce numéro.
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Valérie Cabanes
# Elle a aidé juridiquement le cacique Raoni dans sa lutte contre le barrage de Belo Monte
# Elle a co-fondé avec Marie Toussaint Notre Affaire à Tous, mettant en scène des procès qui visent à dénoncer l’impunité de grandes entreprises
# Elle est (parmi d’autres) à l’origine de l’Affaire du Siècle, qui a obtenu en un mois 2 millions de signatures pour son action en justice contre l’État français coupable d’inaction climatique
# Avec Marine Calmet, elle a créé Wild Legal, programme interactif de formation aux droits de la nature
1Elle a la force tranquille de celles et ceux qui ont leurs convictions chevillées au corps et la certitude d’être dans une cause juste. Cela n’éloigne pas l’inquiétude, le manque de sommeil et les phases de découragement qui vont de pair avec le combat d’une vie, mais cela nourrit une énergie d’engagement sans pareil. Le tout accompagné de cette dose de hasard et de ce soupçon de signaux faibles qui souvent vous guident quand vous êtes sur le « bon » chemin.
Citoyenne de la Terre
2D’où cela lui vient-il ? Sans doute de son éducation, bien sûr, de ses parents écolos avant l’heure qui la font voyager au Maroc dès sa naissance puis sur de longues périodes (un an et demi chez l’habitant en Inde, en Indonésie, au Sri Lanka…), quand ils ne la font pas pousser autrement, à l’abri d’un vieux mas provençal où elle reste pieds nus tout le temps, sauf à l’école. « Enfant, j’ai très tôt été sensible aux inégalités sociales, au risque nucléaire, aux catastrophes naturelles. À 10 ans, j’étais la plus jeune membre des Amis du Livre de la paix de Bernard Benson, contre les armes nucléaires ! J’ai écrit à Giscard, à Mitterrand », se souvient celle qui, très tôt, avait donc déjà une conscience citoyenne, ouverte à d’autres modes de pensée et de relation au monde.
3À la sortie du lycée, elle est tentée par le journalisme, mais son désir d’agir dépasse déjà celui d’être simple reporter. Après une formation aux métiers de l’humanitaire proposée par l’institut Bioforce, près de Lyon, elle part pour vingt ans : comme directrice de programme au Burkina Faso (sur la problématique de l’autonomie alimentaire), puis en Afghanistan, au Pakistan, en Ouganda, au Cambodge… « En étant ainsi sur le terrain, les enjeux géopolitiques et énergétiques sont devenus une évidence. J’ai été confrontée à des conflits, à des problématiques locales de querelles autour d’oléoducs ; j’ai travaillé avec des femmes sorties de la prostitution, sans parler de la pauvreté… » Un parcours de solidarité internationale qui forge l’idée qu’il est possible de défendre les droits humains par une lutte au niveau mondial. « J’ai eu envie de mettre des mots sur des concepts comme le maintien de la paix ou les droits humains », explique celle qui reprend dans la foulée ses études (DESS en urgence réhabilitation et développement), se spécialise en droit international et droits de l’homme, avant de prendre la direction de l’ONG Planète Enfants & Développement, qui lutte contre le trafic humain en Inde et au Népal.
L’angle droit
4Cette expérience la met en lien avec des peuples autochtones dont les milieux de vie se dégradent, les empêchant d’être autonomes dans leurs conditions de vie. Cela lui donne envie de changer de cap : direction le Québec en 2006, auprès des Innus. L’université de Strasbourg (encore appelée « Marc-Bloch » à l’époque) lui propose d’y effectuer une thèse en anthropologie juridique. « C’est là que tout a démarré, précise Valérie Cabanes. Dans la réserve où j’effectuais mon travail de terrain, il y avait des projets de grands barrages hydroélectriques. J’ai vu comment les négociations se passaient, comment les communautés se faisaient entourlouper, comment cela était manipulé, le non-respect des conditions de l’Organisation internationale du travail, la corruption… En parallèle, j’étudiais les rapports que cette communauté entretient avec la rivière. Ces infrastructures venaient complètement bouleverser les choses pour la chasse, les lieux de sépulture. J’ai alors commencé à écrire leur mémoire, j’ai pris parti, je les ai aidés », explique la doctorante qui, après trois années de thèse, appelle son directeur de recherche pour lui annoncer qu’elle ne pourra plus être neutre dans son approche. Elle abandonne donc son doctorat et entend parler d’une mission qui semble, a posteriori, faite pour elle : un poste de juriste bénévole pour accompagner le cacique Raoni dans sa lutte contre le barrage de Belo Monte au Brésil.
5Elle postule, et s’embarque dans une expérience déterminante là encore, avec celles et ceux qui tentent de faire arrêter ce projet à vingt-trois reprises. « J’ai vu Dilma Rousseff saboter les tentatives, la Cour se faire retoquer malgré la législation internationale, la Commission des droits de l’homme la convoquer en vain… » déplore Valérie, qui se console en écrivant des rapports pour le Conseil des droits de l’homme des Nations unies ou du Parlement européen, cherchant sans relâche des moyens d’agir par le droit. Suite à une conférence qu’elle donne avec Raoni, elle entre en relation avec Polly Higgins (1968-2019). En 2010, cette avocate écologiste a proposé à la Commission du droit international de l’ONU d’ajouter le crime d’écocide à la liste des crimes internationaux déjà retenus par cette instance. De quoi ouvrir la possibilité de porter plainte pour destruction d’un environnement naturel et préjudice à la jouissance paisible de ce lieu. Une idée que Valérie porte au niveau européen en 2012, par le biais d’une initiative citoyenne européenne pour le droit français : « Nous lançons cette campagne avec des jeunes citoyens au Royaume-Uni, en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en Espagne, en Grèce, au Portugal ; le relais médiatique prend bien dans l’Hexagone. » Pendant dix-huit mois, elle essaye de rallier autant de monde que possible autour de cette initiative, tout en réalisant que la définition retenue par Polly Higgins est insuffisante. Valérie rédige donc 17 amendements au Statut de la Cour pénale internationale portant sur le crime d’écocide, pendant que les États commencent à soutenir à l’ONU la notion de traité contraignant visant les multinationales… « Je me dis que cela peut converger avec un pendant pénal », note la juriste tandis que s’ouvre une période riche en événements internationaux et en terribles nouvelles pour le vivant et le climat : « Nombre d’études scientifiques montraient alors l’ampleur de la catastrophe, avec un emballement pire que prévu concernant le climat ou la biodiversité. Je suis tombée dans une déprime terrible », confie-t-elle.
Nous sortir d’affaire
6De quoi réaliser que ces éléments scientifiques ne peuvent qu’appuyer son combat juridique : « L’un des quatre juristes avec qui je travaille me fait découvrir l’étude sur les limites planétaires [1], et nous décidons, à l’image de l’économiste Gaël Giraud ou de l’activiste Greta Thunberg aujourd’hui, de l’utiliser en appui de notre propos. » Nous sommes alors en 2015, et la COP 21 (21e conférence internationale de l’ONU sur le climat) organisée à Paris accélère la mobilisation citoyenne. Marie Toussaint, alors jeune juriste de 24 ans dont le mémoire porte sur les crimes d’écocide, propose à Valérie Cabanes de baliser le long chemin de la campagne sur le crime d’écocide avec des procès climatiques (à forte vertu pédagogique). « Les citoyens étaient de plus en plus nombreux à travers le monde à pousser la porte des tribunaux et à porter des attaques en justice pour inaction climatique – à l’image de la fondation Urgenda en 2013 aux Pays-Bas, ou de ces procès organisés en Norvège, aux États-Unis dans l’Oregon, plus tard en Colombie », se souvient Valérie. Marie Toussaint veut créer une association. Valérie ne souhaite pas prendre de responsabilités dans l’équipe dirigeante, mais accepte de la fonder avec elle. Ensemble, elles lancent donc Notre Affaire à Tous : on est en décembre 2015 et elles préfigurent ainsi le début d’une mobilisation qui implique de nombreux jeunes, et en particulier beaucoup de femmes ! Elles co-organisent notamment deux tribunaux citoyens afin de communiquer et sensibiliser autour de cette évolution nécessaire du droit : l’un portant sur les droits de la nature durant la COP 21, avec Nature Rights et la Global Alliance for the Rights of Nature ; l’autre sur les activités de Monsanto à La Haye en octobre 2016, avec la Stichting/Foundation Monsanto Tribunal. « On y est allés par étape, car si le sujet est porteur et si le public adhère à notre démarche, la notion de personnalité juridique de la nature est plus difficile à imposer », commente la juriste, dont l’objectif est de rétablir le lien entre nos droits fondamentaux et les droits de la nature. Un objectif qu’elle détaille à merveille, d’ailleurs, dans son livre Homo natura. En harmonie avec le vivant [2].
Lignes de vie
7Dans cette inlassable plaidoirie pour l’harmonie de la vie, il est impossible de faire l’économie d’une réflexion anthropologique et philosophique sur les normes du vivre-ensemble. « Le droit est notre ultime rempart avant la violence. Si nous n’arrivons pas à repenser notre civilisation en intégrant un autre rapport au vivant, le nombre des populations impactées par le changement climatique va aller croissant, les jeunes générations – qui ont peur – vont se révolter plus massivement, les inégalités environnementales et sociales vont s’accroître, et tout cela n’annonce rien de bon. »
8Les jeunes, justement, en qui elle puise son énergie et un nouvel espoir. Valérie ne s’en cache pas et ne travaille qu’avec eux/elles, notamment Marie Toussaint et Marine Calmet. Si la première est venue la voir pour lancer Notre Affaire à Tous, la seconde l’a sollicitée pour co-fonder Wild Legal, un programme interactif de formation aux droits de la nature. « Valérie est vraiment ouverte et accessible, en recherche et en confiance avec plein de jeunes qui l’aident à porter ses projets. Elle est sensible, très engageante, enthousiaste et coopérative. Tout est allé très vite », témoigne ainsi Marie Toussaint. C’est ensemble, avec le soutien d’autres jeunes très impliqués sur YouTube (via le réseau #OnEstPrêt) et de trois ONG (la Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France), qu’elles arrivent à obtenir 2 millions de signatures avec l’Affaire du Siècle [3], première action en justice contre l’État français pour inaction climatique. Du jamais vu dans l’Hexagone ! « Nous avons réussi à toucher un public peu habitué à entendre parler de ces sujets sous l’angle juridique. Nous avons mobilisé une jeunesse qui n’attendait que ça, et qui l’a confirmé avec les Fridays for Future puis lors des élections municipales », commente Valérie, convaincue que cette jeunesse veut bousculer les codes et prendre en main son avenir.
9Le fait que la Convention citoyenne pour le climat mette en avant la notion d’écocide dans ses 149 mesures est aussi une belle reconnaissance pour ce combat. « 99 % des citoyens à qui je me suis adressée à cette occasion n’avaient pas conscience de ces enjeux. Bien informés sur le sujet, ils ont compris l’importance d’avoir une vision plus systémique des usages des ressources naturelles », explique-t-elle, heureuse que soit ainsi reconnu l’outil du droit. Une reconnaissance qui se traduit aussi par le biais d’expériences démocratiques, tel le Parlement de Loire, porté par l’écrivain et juriste Camille de Toledo, premier parlement dédié à une entité non humaine – le fleuve –, où sa faune, sa flore et ses différents composants matériels et immatériels seraient représentés. « Camille de Toledo demande que l’on revendique la personnalité juridique de la Loire en tant que dernier fleuve sauvage de France. Si elle endurait aujourd’hui le déversement quotidien qu’elle a subi il y a trente-cinq ans avec la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, ne pourrait-elle pas saisir la justice pour écocide ? » interroge ainsi la juriste, satisfaite de voir la notion émerger en politique, dans les débats menés par les députés lors de la réforme constitutionnelle. Depuis, les initiatives se multiplient. L’association suisse id.eau souhaite ainsi donner au Rhône, à son glacier en Valais et à son delta en Camargue, la possibilité de « se prémunir » en cas d’activités destructrices et de « demander des comptes » s’il venait à être pollué. Ailleurs, certains se mobilisent pour la Seine, la Vilaine ou bien encore la Drôme. De quoi interroger, une fois encore, l’espace des communs et les usages : « La rivière appartient à tout le monde et à personne, mais pas à elle-même. C’est une res communis, mais je peux remplir une bouteille de l’eau de cette rivière et la vendre, comme le font Nestlé ou Coca-Cola, qui se l’approprient. Comment est-ce possible ? Pourquoi cette réflexion a-t-elle si peu été menée ? » insiste de nouveau Valérie, qui a récemment fait partie de la délégation d’environnementalistes français reçue au Vatican par le pape François. Ce dernier, en novembre 2019, lors du 20e congrès international de droit pénal, a demandé la reconnaissance du crime d’écocide. En août de la même année, Emmanuel Macron a aussi publiquement évoqué la notion d’écocide en parlant de la protection des forêts. Les Belges demandent à Valérie Cabanes de les accompagner pour officiellement reconnaître cette notion. Et sur le million d’euros que lui a décerné la fondation Calouste-Gulbenkian, Greta Thunberg a décidé d’en allouer 100 000 au soutien de la fondation Stop Écocide… « Nous sommes à un tournant, tout s’accélère, mais cela reste un engagement sur le long terme », admet Valérie, plus que jamais les pieds sur terre.
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Publiée dans Nature et Ecology and Society, cette étude coordonnée par Johan Rockström et Will Steffen identifie neuf limites planétaires à ne pas dépasser pour assurer notre survie sur Terre.
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Lire la présentation de cet ouvrage dans notre « bibliothèque subjective » à la fin de ce numéro.
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