DARD/DARD 2020/1 N° 3

Couverture de DARD_003

Article de revue

Du capitalisme au sociétariat

Pages 38 à 46

Notes

  • [1]
    Manières d’être vivant, cité dans le mémo ci-contre. Lire la présentation de cet ouvrage dans notre « bibliothèque subjective » à la fin de ce numéro.
  • [2]
    Cité dans le mémo ci-contre.
  • [3]
    Voir les travaux de Barbara Stiegler dans son ouvrage « Il faut s’adapter », cité dans le mémo ci-contre.
  • [4]
    Comment résister au capitalisme ?, cité dans le mémo ci-contre.
  • [5]
    Lire p. 32-35.
  • [6]
    Cité dans le mémo ci-contre.

1Une question brûlante et plus que légitime trotte dans beaucoup de têtes citoyennes aujourd’hui. Elle est d’autant plus brûlante que liée à un événement aigu mais qui s’étire dans le temps, tragique et mondialisé, l’effet Covid-19 et ses terribles impacts collatéraux. Comment nos sociétés dites développées vont-elles se réorganiser après cette crise humaine et sanitaire majeure ? Celle-ci, en stoppant net, quelque temps, le système économique mondial, en gelant et les mobilités et les usines, remet plus que jamais en question le modèle industriel de développement de la fin du xviiie siècle. Elle surligne de rouge vif nos fragilités liées à l’emballement de ce capitalisme libéral mondialisé triomphant mais, au final, en incapacité de nous protéger. Il a une nouvelle fois besoin d’être soutenu à coups de milliards et à bout de bras par les contribuables du monde entier, mais il tient bon. Trop gros pour faire faillite, pour reprendre une expression américaine consacrant les mastodontes bancaires. Le politique s’efface devant les firmes et le capitalisme financier « libéré » a pris le pouvoir. Certes, cette mondialisation par l’économie et le profit (et non par le commerce) a empêché jusqu’alors un conflit mondial, trop coûteux en pertes financières. Le conflit mondialisé, tout comme la pandémie, n’est pas bon pour les affaires. Certes, les conflits se sont « régionalisés » et circonscrits aux lieux stratégiques fournisseurs d’énergies et de matières premières, pour le plus grand malheur des peuples et des écosystèmes. L’esprit et les dégâts du colonialisme font encore rage dans les terres, les cœurs et les corps. Sous d’autres formes bien plus insidieuses. Quel cynisme et quelle morgue de la part des puissants et de leurs feudataires ! Et à quel prix pour l’ensemble du vivant, et pour quel avenir ? Est-ce bien raisonnable et durable ? Non. Aujourd’hui, trop de voyants sont au rouge écarlate : biodiversité, dérèglement climatique, injustices sociales… et démocraties dangereusement à la dérive. Nul ne peut affirmer que ce système a de l’avenir tant il est basé sur un socle d’une fragilité sans nom : l’exploitation des matières premières et de l’énergie bon marché. L’énergie des femmes et des hommes, les soutiers de l’économie capitaliste, et l’énergie fossile. Et celle-ci, tout comme les autres matières premières, va connaître dans les toutes prochaines décennies, au rythme de nos modes de vie, des hoquets qui ressembleront fort à des étranglements.

2Et puisque notre société se radicalise, et pour cause, habitons cette radicalité. Osons (re)formuler une hypothèse sensée, un objectif, une nécessaire réalité à faire advenir. Exit le capitalisme et son puissant moteur, le profit à tout crin. Exit son compagnon indissociable, le marketing, traficoteur perfide de valeurs ontologiques et exhausteur du consumérisme : « Je consomme (beaucoup) donc je suis (bien, voire le meilleur). » C’est manifestement une condition sine qua non et un point de départ obligé du « monde de demain ». En effet, ce système, bigrement résilient, ne peut se raisonner, il ne peut se réformer. Il est devenu lui-même une machine infernale à recycler les contre-idées, les contre-mots, les contre-sens. Économies circulaire, fonctionnelle, sociale et solidaire, allez zou, on recycle ! Une machine à recycler même la transition (la fameuse croissance verte) ! Et puis le « déclassement » social et le changement de mode de vie sont tellement agités au quotidien tels des chiffons rouges qu’ils nous font souvent baisser la tête, comme les crédits à rembourser. Ne serions-nous pas tenus et capitalo-dépendants ? Mais quel ange (sans faire référence à la peinture) croit encore à la capacité des firmes à accepter la réforme drastique qui s’imposerait ? Quelle multinationale, dans l’industrie, l’agro-industrie ou la chimie, accepterait de comptabiliser ses externalités négatives pourtant immenses (sociales, environnementales…), et quel pouvoir politique en place oserait l’imposer réellement aujourd’hui ? Sur qui et sur quoi s’appuyer pour introduire l’obligation pour les firmes de produire annuellement, en plus du bilan comptable financier, un bilan « sociétal » qui détaille sérieusement les bénéfices et les pertes engendrés par l’activité de la structure en termes sociaux et environnementaux ? À quand un tribunal de commerce capable de prononcer, au respect du droit privé, une cause de cessation d’activité en cas de faillite sociétale et de spoliation de biens communs à l’ensemble du vivant ? Il faut reprendre en main et au plus vite l’économie et réécrire son droit. Il nous faut, ensemble, réassujettir cette économie, qui s’est affranchie de tout, à ce qu’elle a toujours été avant le grand dérapage du capitalisme privé, de l’industrialisation et, cerise sur le gâteau, du libéralisme financier : l’ensemble des activités indispensables à la satisfaction des besoins vitaux de l’humanité, mais sans remettre en cause la capacité d’y répondre pour les générations futures. Certes, nous sommes dans l’obligation de construire nos abris, de confectionner nos vêtements, d’assurer notre alimentation… a contrario des animaux qui ont développé d’autres réponses plus immédiates pour satisfaire à leurs besoins vitaux (fourrure, terrier, bactéries digestives…). Mais cette « bonne gestion de notre maison », définition grecque de l’économie, nous recentre sur l’essentiel : les égards au vivant, tel que le propose Baptiste Morizot [1]. Pour le dire autrement, il nous faut sortir du productivisme et de l’exploitation (des sols, des matières premières, des humains…) qui nous dédouanent du « porter soin » et de l’attention aux vivants, pour entrer à nouveau dans la relation fertile de la culture, de l’élevage, de la valorisation et de la récolte. Retoucher terre, en quelque sorte ! Franchement, cette civilisation n’est-elle pas tout simplement en train d’incarner le mythe d’Icare, puces bioniques en plus et plumes en moins, vers sa course chimérique aux étoiles ? L’humanité hors sol et éternelle ! Élevée aux algorithmes et à la chimie de synthèse. Gare à Icare ! Plus dure sera (est) la chute. Mais « où atterrir », pour reprendre le titre d’un essai de Bruno Latour [2] ? On voit, on devine que la tâche est immense tant cette économie est le reflet d’une « culture-socle [3] ». Une culture qui a permis et souhaité rompre les liens au vivant et au sol pour les remplacer par de la chimie de synthèse, par du béton, par de l’artificiel, par l’accélération perpétuelle des rythmes et par des mobilités « déracinantes ». Si nous analysons d’un peu plus près les modes de vie ou les modes de production de notre société, nous découvrons que partout les liens au terrestre (le minéral et le vivant) ont été détruits pour être remplacés ici par de l’urbanisme galopant, là par de la chimie de synthèse, ici encore par du numérique. Notre culture, dominant aujourd’hui les peuples, nous a délivrés du monde en instituant la « nature » et en la désignant suspecte, souvent hostile à l’humanité, toujours à maîtriser et à exploiter. Cette culture dominante nous ordonne et nous oblige à couper les liens au vivant. Puis elle instaure la distraction comme puissant anesthésique et en fait une industrie, une machine à désensibiliser. Cette extraction des humains hors du monde (certains plus que d’autres, tout de même) est appelée progrès. Et cette manière de penser le progrès de l’humanité permet, facilite, plébiscite cette économie-système. Qu’importe au final qu’il y ait moins d’hirondelles dans nos cieux pourvu qu’on ait de l’emploi ? Ou plutôt, la promesse de l’emploi ! Cet écart au monde qui se creuse chaque jour un peu plus nous rend orphelins de notre propre matrice, le vivant.

3Réparer les liens au vivant et les multiplier, n’est-ce pas là notre premier et seul grand chantier ? Partout en France, dans le monde, des initiatives sont prises pour faire économie autrement. Qu’il s’agisse ici de monnaies locales, là de coopératives de consommation, de production, d’habitat, là encore de banques. Ces initiatives, pas encore toutes structurées juridiquement, peuvent aussi se nommer tiers-lieux, tiers-espaces, lieux intermédiaires… Des économies locales et/ou territoriales résistent ainsi ou tentent de s’inventer à l’ombre du système dominant. La bonne nouvelle c’est que cela marche. Certes à un niveau local, mais c’est déjà ça. Le local, c’est l’universel sans les murs, dit le poète. Et la vague monte. Les articles dans ce dossier sont là pour en témoigner. Des réseaux se créent. Ils s’entraident. Ils coopèrent. Ce sont eux qui incarnent la mue de notre civilisation, métaphore chère à Edgar Morin. Partout, à Sète ou ailleurs, où les citoyens s’engagent et s’impliquent dans des démarches qui visent à améliorer leurs liens au vivant, les économies locales se transforment, les gens inventent, créent de l’activité et de l’emploi. Des liens se recréent. Certes, encore faut-il pouvoir tordre les procédures et les dispositifs, voire les politiques descendantes des pouvoirs publics, pour « hacker » les moyens de l’action locale pensée et réfléchie par le local. Certes, il faut oser mettre en œuvre localement des processus de concertation, de négociation, de formation et d’action entre citoyens, acteurs, entrepreneurs, élus. Ces processus qui sont souvent décriés comme « utopistes » voire « dangereux » par les tenants du dress code du développement local et de la vieille et usée démocratie dite représentative. Il semblerait même que parfois notre République tremble. Mais qui tremble réellement ? Les citoyens ou les argentiers ?

4Tous ces exemples ont en tout cas pour points communs de réajuster et de replacer l’économie à un niveau soutenable qui est celui du « commerce » avec le vivant. Sans le booster, sans le piller, mais en le ménageant. Un commerce négocié et pavé d’égards pour ce que l’on nomme les biens communs. Et tout cela répond à la satisfaction de nos besoins, produit des richesses culturelles, sociales, environnementales. Les valeurs ainsi créées peuvent alimenter des solidarités locales et nationales, des services, des investissements. L’heure est à la coopération ! « Enfin ! » pourraient se dire les Gide, Godin et Fourier. « Tous en coopérative ! » pour reprendre le slogan et le titre d’un ouvrage de Jacques Prades [4]. Ces formes d’entreprendre ont été créées parallèlement à la révolution industrielle. Poison et antidote ? Le premier cadre juridique n’apparaît toutefois qu’en 1867 avec la terminologie de « coopérative ». À l’antithèse du capitalisme financier et privé, émergent des associations d’ouvriers dont le capital est détenu par les ouvriers eux-mêmes. L’objectif est simple : s’associer pour produire plutôt que d’être mis en concurrence et exploités. Ainsi, on voit éclore un peu partout en Europe des coopératives de production mais également, dès la fin du xixe siècle, des coopératives de consommation qui vont être d’incroyables laboratoires d’innovations sociales et culturelles.

5Les coopératives sont des organisations démocratiques contrôlées par leurs membres, unis volontairement pour répondre à leurs besoins et aspirations économiques, sociaux et culturels communs. Ceux-ci participent activement à l’établissement des politiques et à la prise de décisions. Les hommes et les femmes qui siègent en tant que représentants élus sont responsables envers les membres. Et chaque membre jouit du même droit de vote (un membre, une voix).

6Posons le sociétariat (donc la forme coopérative) et le non-profit financier comme l’ossature d’une alternative crédible au capitalisme. Regardons pourquoi la coopérative est une forme raisonnable et raisonnante de la voracité humaine et permet de faire réatterrir (et de contenir) l’économie dans sa vocation première, qui reste la satisfaction des besoins vitaux de l’humanité ; et de (re)désigner ainsi ce que nous appelons les ressources naturelles comme des biens communs inaliénables au vivant. Car si cette entreprise à lucrativité limitée a vocation à réaliser du profit, elle le génère en faveur d’un projet d’utilité sociale et non pour récompenser les actionnaires. Et ça change tout. Les zélateurs du libéralisme percevront certainement cette lucrativité limitée de l’entreprise, dans un contexte de financiarisation à outrance, comme un sacerdoce. Et alors ? L’heure n’est-elle pas à bâtir, reproduire, explorer, améliorer les coopératives de territoire, comme dans le Trentin ou au Pays basque espagnol, à faire émerger ces fabriques des transitions, en clin d’œil au mouvement naissant parti du réseau des « Villes pairs » et de Loos-en-Gohelle [5] ? Là aussi, l’engouement pour ce mouvement est saisissant. Plus de 300 signataires, parmi lesquels des collectivités, des organismes, des associations, des entreprises, des citoyens, ont souscrit à la « charte des alliés ». La société est en mouvement…

7Et que nous disent ces expériences coopératives ? Elles créent et/ou captent des richesses (et pas seulement monétaires) sans compromettre les équilibres naturels ou sociaux, elles les réinjectent directement ou indirectement localement et fertilisent ainsi les territoires et les écosystèmes dans lesquels elles s’inscrivent. Elles évitent l’évasion fiscale et la délocalisation, sources de concurrence entre territoires et nations au détriment des politiques sociales, solidaires et environnementales. Une nouvelle manière de faire économie que nous pourrions nommer éco-bio-nomie, en somme. Une économie « symbiotique », pour faire référence aux travaux d’Isabelle Delannoy [6].

8Qu’il s’agisse de la coopérative de territoire Fermes de Figeac, dont l’histoire a déjà plus de trente ans, ou de bien d’autres – telles Ardelaine en Ardèche, Ambiance Bois et L’Arban en Limousin –, des nouvelles utopies concrètes des « Oasis » ou encore des zad, toutes nous montrent que cette forme d’entreprendre entre les humains et le vivant est non seulement possible, mais qu’elle est épanouissante et juste socialement. La multiplication sans précédent dans les territoires des sociétés coopératives d’intérêt collectif (scic) – dont les objets sont extrêmement divers : de la production d’énergie renouvelable à l’urbanisme en passant par les services, l’artisanat, la culture… – est bien plus qu’un signal faible. Entre 2017 et 2019, le nombre des scic est passé de 642 à 974, soit une évolution de plus de 50 % ! Ces basculements d’un actionnariat anonyme et opaque à un sociétariat multiparti et local, ces évolutions d’un salarié-variable d’ajustement au service du profit à un salarié-coopérateur partie prenante de la gouvernance de l’entreprise, ces contraintes acceptées d’une régulation juridique de la rémunération de la force de travail et des bénéfices, retrouvent, deux siècles après leur émergence, pertinence et engouement. De nouvelles façons de faire économie sans exploiter de manière grossière, vulgaire et absurde ce que la Terre a mis des milliards d’années à métaboliser.

9Pour qu’advienne le monde de demain et qu’il ne se fasse pas dans les ruines d’un effondrement barbare que d’aucuns pensent réaliste, voire proche, il nous faut renommer celui d’aujourd’hui. Appelons à une transition poétique des territoires ! Forgeons une nouvelle « Renaissance » ! À l’inverse même de celle qui, à quelques siècles d’ici, a consacré les humains (certains plus que d’autres, tout de même : n’oublions pas la compétition) comme les seuls maîtres de l’univers. Faisons advenir plutôt une « Renaissance » qui nous offrira de nouvelles perspectives et une nouvelle culture d’être au monde, une nouvelle lecture du monde. Sortons de la pensée industrielle qui contribue à la mise en marchandise des êtres et des biens communs. Revenons à une pensée artisanale du monde. Un monde forgé et métissé par le local relié. Remettons le vivant non pas à côté de nous, non pas en dessous de nous, mais partout relié en (et à) nous. Il semble plus que temps de passer du parlement des humains au parlement du vivant. De dépasser afin de mieux les renforcer nos démocraties chancelantes, pour aller vers une « Biocratie » qui serait une « Renaissance » augmentée, joyeuse et humble permettant de changer ce monde qui est en peine.

Mémo

La tendance : entre 2017 et 2019, le nombre des scic est passé de 642 à 974, soit une évolution de plus de 50 %.
Quelques exemples probants : les coopératives Fermes de Figeac dans le Lot, Ardelaine en Ardèche, Ambiance Bois et L’Arban en Limousin, les nouvelles utopies concrètes des « Oasis » et des zad…
À lire
  • # Isabelle Delannoy, L’Économie symbiotique. Régénérer la planète, l’économie, la société, Arles, Actes Sud, 2017.
  • # Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017.
  • # Baptiste Morizot, Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020.
  • # Jacques Prades, Comment résister au capitalisme ? Tous en coopératives !, Aubiet, Le Vent se lève, 2013.
  • # Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.

Mots-clés éditeurs : alternative, capitalisme, sociétariat, vivant, coopérative

Date de mise en ligne : 16/11/2020

https://doi.org/10.3917/dard.003.0038

Notes

  • [1]
    Manières d’être vivant, cité dans le mémo ci-contre. Lire la présentation de cet ouvrage dans notre « bibliothèque subjective » à la fin de ce numéro.
  • [2]
    Cité dans le mémo ci-contre.
  • [3]
    Voir les travaux de Barbara Stiegler dans son ouvrage « Il faut s’adapter », cité dans le mémo ci-contre.
  • [4]
    Comment résister au capitalisme ?, cité dans le mémo ci-contre.
  • [5]
    Lire p. 32-35.
  • [6]
    Cité dans le mémo ci-contre.

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Droit et Administration

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