Notes
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[1]
Pour une bibliographie en ligne sur les thérapies familiales, voir Goldbeter-Merinfeld (éd.), 2010, pp. 263-272.
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[2]
Elles sont souvent présentées comme provenant de l’école de Palo Alto, même si cette dernière dénomination, qui n’est pas une auto-dénomination, manque de précision, et si ses membres ne s’y reconnaissent pas (cf. l’excellente mise au point in Wittezaele & Garcia, 1992-2006).
-
[3]
Nous employons l’adjectif en son sens psychanalytique : le préconscient se distingue de l’inconscient en ce que le premier est conscientisable alors que le second, refoulé, ne l’est plus, en tout cas sans le secours du travail psychothérapique.
-
[4]
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de l’origine des pulsions de mort dont leur existence est encore trop souvent postulée même par des philosophes (cf., par ex. Zarader, 2019). La généalogie la plus profonde (centrée sur Freud et, plus encore, sur la relecture lacanienne de Freud) me semble être celle de Jacques Le Brun, 2002, pp. 289-340.
-
[5]
Je remercie Myriam Terlinden, thérapeute familiale belge, pour cette histoire. J’en profite pour dire aussi ma gratitude à un autre thérapeute belge pratiquant la thérapie systémique qui m’a sensibilisé et introduit à l’œuvre de Mony Elkaïm : Jérôme de Bucquois.
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[6]
Rappelons d’ailleurs que l’on doit le terme « cybernétique » non pas à Norbert Wiener, mais à von Foerster. Sur ce point et la distinction des deux ordres de cybernétique (cf. Proulx, 2003).
-
[7]
Cf. site pascalide.fr : « De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) » ; « De la synchronisation des horloges à la résonance affective ».
-
[8]
Ce néologisme est formé sur le verbe grec kénoô, « se vider » et s’inspire d’un passage célèbre de l’hymne aux Philippiens où, pour exposer l’Incarnation, l’apôtre Paul affirme que le Christ « ne retint pas comme une proie d’être traité à l’égal de Dieu, mais s’est vidé lui-même » (Épître aux Philippiens, chap. 2, v. 7. Cf. Spicq, (1991, p. 818-826).
-
[9]
Cf. site pascalide.fr : « Les théories morphologiques de la nature. La théorie des structures dissipatives ».
-
[10]
Sur la différence entre mécanisme et dynamisme, cf. Pascal Ide, 1998, 1ère et 2e parties.
-
[11]
Cf. Blaise Pascal, Pensées, fragment 308, éd. Lafuma. Pour une présentation, voir Magnard, 1997.
-
[12]
Cette approche se retrouve au maximum chez Jean-Paul Sartre. Tout à l’inverse, celle de Paul Ricœur prend en compte l’involontaire, sans pour autant y reconduire le volontaire. Pour une présentation pédagogique de ces deux éthiques, cf. Léonard, 1991, respectivement p. 149-168 et chap. 1.
-
[13]
Pour une première introduction, cf. site pascalide.fr : « Astérix en Corse et Palo Alto ».
-
[14]
En fait, c’est encore Bertrand Russell qui renvoie à ce passage dans « Introduction to Ludwig Wittgenstein Tractatus logico-philosophicus », lui-même cité par Paul Watzlawick et al., Une logique de la communication, p. 193-194.
-
[15]
Sur la définition de ces rôles, cf. Ide, 2018.
-
[16]
Positionnement théorique dont les éléments viennent du dehors. (NDLR).
-
[17]
Ce paradoxe, comme tous les autres, peut être formulé de différentes manières selon les catégories utilisées. Par exemple : comment être assuré que la norme personnaliste ne s’incurve pas secrètement en norme utilitariste ?
-
[18]
Relatif à l’Ontologie ; domaine philosophique qui se concentre surs l’étude de l’être, sur la nature réelle de ce qui nous entoure et du sens de la vie. (NDLR).
-
[19]
Paul Ricœur condamne cette « stratégie » d’« accumulation d’expressions excessives, hyperboliques, destinées à dérouter la pensée commune » (1989-1994 et 1997.
-
[20]
Évangile selon saint Matthieu, chap. 25, v. 40. « Je cite toujours, quand je parle à un chrétien, Matthieu, 25 » (Levinas, 1991, p. 112-131, ici p. 120).
-
[21]
Science théologique traitant du salut de l’humanité, de sa rédemption, (NDLR).
-
[22]
Plus peut-être que la loi de symbolisation, en tout cas au même titre, mais pour la raison négative qu’est le paradoxe, cette loi de substitution explique pourquoi le don d’amour est un don de soi.
« Envers qui est loyal, tu es loyal. Tu ruses avec le pervers. »
1Le propos de ce modeste article est de présenter les innovations majeures introduites par Mony Elkaïm (1941-2020), psychiatre et psychothérapeute récemment disparu [1].
2Nous ne souhaitons pas entrer dans tout le détail notamment pratique des outils nouveaux que ce spécialiste des thérapies familiales a introduits, mais désirons réfléchir – au double sens du terme – à ses apports théoriques centraux. Nous les systématisons sous trois chefs. Ontologiques, les deux premiers croisent les axes métaphysiques de la pluralité (1) et de la nouveauté (2). Epistémologique, mais non dénué d’incidences ontologiques, le troisième traite de la position « méta » (3).
3La démarche de Mony Elkaïm s’inscrit elle-même dans une approche plus large, aussi éclairante qu’efficace, aussi porteuse d’enseignements philosophiques que profuse d’implications pratiques, celui des thérapies systémiques [2]. Nous présenterons donc la nouveauté de cette approche, en la redoublant. Autrement dit, sous chacun de ces trois chefs, nous procéderons en trois temps : l’approche classique (qui est individualiste, analytique, mécaniste, etc.) ; l’approche systémique classique qui réagit contre la première ; l’approche systémique de Mony Elkaïm qui enrichit la deuxième.
1 – Une nouvelle approche de la pluralité
a – L’approche classique
4L’approche scientifique mise en place au début de l’âge classique (le Grand Siècle) est individualiste et analytique, c’est-à-dire privilégie l’atome ou l’élément sur le tout. Dès lors, la totalité se réduit à la somme des parties, voire constitue toujours une juxtaposition accidentelle.
5Appliquée aux sciences humaines en général et à la psychothérapie en particulier, cette approche est centrée sur la personne et considère la relation comme seconde (mais non comme secondaire). L’illustration par excellence en est la psychanalyse freudienne.
b – L’approche systémique classique
1’ – Exposé général
6L’approche systémique (ou holistique) réagit fortement contre cette vision atomisée et s’y oppose point par point. Désormais, le tout est premier par rapport aux parties. Premier ontologiquement (le tout est supérieur à la somme des parties) et même chronologiquement (les éléments surgissent du tout qui les configure). Au moins trois conséquences s’ensuivent : la relation prime la substance, le groupe prime l’individu (ou la personne), l’extérieur prime l’intérieur.
7Appliquée à l’homme en général et à la psychothérapie en particulier, cette approche considère la personne à travers ses relations, de sorte que le contenu de la boîte noire devient second (mais non secondaire). Toutefois, elle ne s’identifie pas à une approche sociologique (centrée sur le groupe), mais demeure une approche psychologique (centrée sur la personne). En quelque sorte intermédiaire entre sciences psychologiques et sciences sociales, elle partage avec les premières son objet, l’individu, et avec les secondes sa perspective, le groupe auquel il appartient. Une illustration en est la thérapie systémique stratégique élaborée par l’un des disciples de Milton Erickson, Jay Haley.
8Précisons que l’on distingue deux groupes de psychothérapies d’inspiration systémique : les individuelles et les familiales. La première (élaborée par Paul Watzlawick, John Weakland, etc.) diffère de la seconde en ce qu’elle ne fait pas appel à tout le groupe, ici la famille, pour conduire au changement dont nous verrons qu’il est la finalité escomptée, alors que la seconde implique tous les membres qui composent la famille.
2’ – L’interprétation de Mony Elkaïm. Exemple
9Cette première explication demeure générale et un peu abstraite. Mony Elkaïm a développé et concrétisé la thérapie systémique en élaborant différents concepts et outils, notamment deux : le programme officiel et la construction du monde. Pour les comprendre, partons d’un de ses exemples (qui pourrait être complété par des schémas).
« Adeline et Hervé viennent consulter. Adeline reproche à Hervé d’être ‘trop passif’, de ‘ne pas s’intéresser à elle’ et de ‘ne pas montrer assez de tendresse’. À la thérapeute qui lui demande ce qu’elle vit dans cette situation, elle répond qu’elle sent ne pas compter. […]
La thérapeute demande alors à Adeline si elle se sentait compter dans sa famille d’origine. Adeline raconte qu’elle était la deuxième de trois sœurs : l’aînée était ‘parfaite’, la plus jeune ‘rebelle’, quant à elle, elle a eu l’impression qu’on ne s’intéressait guère à elle, et qu’elle comptait peu. Ce sentiment continue à la tarauder. La thérapeute découvre alors qu’Adeline, au niveau de son programme officiel, souhaite être traitée de façon à se sentir compter, mais que, au niveau de sa construction du monde, elle ne croit pas que ce soit possible. […]
Il semble donc que le comportement d’Hervé renforce la construction du monde d’Adeline par rapport à ce thème. Il lui évite ainsi d’être divisée entre un programme officiel et une construction du monde opposés : elle peut garder son armure et éviter la déception supplémentaire qu’elle encourrait si elle se mettait à croire qu’elle peut compter. ».
11Ainsi, le programme officiel d’Adeline est : « Je veux compter », et sa construction du monde est : « Je ne crois pas pouvoir compter ». Or, elle pense que le comportement d’Hervé l’empêche de se sentir compter.
12La thérapeute fait de même avec Hervé et observe qu’Adeline « se comporte en dictateur », de sorte qu’il le vit comme ne se sentant jamais à la hauteur. Or, à ce message correspond le vécu d’un petit garçon qui, très tôt orphelin, a toujours dû être à la hauteur alors qu’il ne s’en sentait pas capable.
13Ainsi, le programme officiel d’Hervé est : « Je veux être traité comme quelqu’un qui est à la hauteur », et sa construction du monde est : « Je ne me crois pas à la hauteur ». Or, il pense que le comportement d’Adeline l’empêche de se sentir à la hauteur.
14Le processus est donc circulaire, chaque scénario renforçant l’autre et le sien, dans un dramatique cercle vicieux. Il faut dire plus : Adeline et Hervé se sont officiellement mariés pour les raisons énoncées dans leur très conscient et très idéal programme officiel ; mais ils se sont officieusement mariés pour se trouver renforcés dans leur préconsciente et très toxique construction du monde. Pour quel avantage secondaire ? Chacun, à son insu, aide l’autre à ne pas se confronter à l’espoir d’un changement qui risquerait de n’entraîner que déception et désillusion. » (Elkaïm, 2017, p. 45).
3’ – L’interprétation de Mony Elkaïm. Exposé
15Le programme officiel se définit comme la « demande consciente faite par une personne à une autre » (Elkaïm, 2014, p. 24 – souligné par moi) et la construction du monde comme la conviction préconsciente que nourrit cette personne [3]. Dans le lexique freudien, la construction du monde correspond aux mécanismes de défense qui appartiennent à l’inconscient, dans celui de l’Analyse Transactionnelle, aux croyances limitantes ou prophéties autoréalisatrices, dans celui de la Gestalttherapie, par exemple de Daniel Stern, aux « patterns problématiques de relation ». Son existence se traduit dans le langage de tous les jours par ces expressions découragées : « C’est comme d’habitude » ; « Je le savais bien ». Mony Elkaïm emploie volontiers une image pour exprimer le caractère insu, invu de cette construction du monde : elle se passe « dans le dos » du patient.
16Précisons quatre points :
171. Ces deux instances, programme officiel et construction du monde, proposent des messages contradictoires chez les personnes en souffrance, donc non unifiées. Et comme le programme officiel est conscient et la construction du monde ne l’est pas, les personnes adhèrent en toute bonne foi au premier sans savoir qu’il est conduit par la seconde. En outre, la personne blessée se caractérise par le fait qu’elle est en grande partie conduite par ses conditionnements traumatiques. Par exemple, Hervé est convaincu en toute bonne foi qu’il agit pour être à la hauteur (programme officiel), tout en ignorant que l’inconscient qui est aux commandes travaille pour saborder cette conviction et ainsi confirmer sa construction du monde. Programme officiel et construction du monde sont donc sources de douloureux paradoxes ou double bind (dont nous parlerons dans le troisième point).
182. Mony Elkaïm explique de manière simple le mécanisme de mise en place de la construction du monde. Pour cela, il fait implicitement appel aux mécanismes de répétition qui furent élaborés par la psychanalyse freudienne et font aujourd’hui partie de la vulgate partagée par l’immense majorité des psychologues. En l’occurrence, la petite enfance a forgé des croyances rigides et enfermantes, par exemple : « On ne m’écoute jamais », « Je suis toujours la cinquième roue du carrosse », etc. Très anciennes, très répétées, elles nous mettent au rouet, selon la règle du « n + 1 » : puisque cela est déjà arrivé n fois, cela se reproduira à la « n-plus-unième » fois.
« Les relations génèrent leurs propres patterns prédictibles. Ces patterns répétés peuvent être normaux, problématiques, ou manifester des troubles avérés […]. La représentation mentale des événements interactifs répétés permet la constitution de patterns dans la continuité de ce processus où la mémoire sous la forme de représentation mentale des événements interactifs est le réservoir assurant la continuité. ».
203. La finalité de ce mécanisme est, nous l’avons noté, la protection contre la souffrance. Précisons. Dans sa seconde topique, Freud avance l’hypothèse de la pulsion de mort : le psychisme est habité par une compulsion à la répétition, donc au même, donc à la mort. La psychologie parle aussi volontiers de gratifications secondaires, de compensations inconscientes. Mony Elkaïm aime bien convoquer l’adage : « Chat échaudé craint l’eau froide ». Un proverbe africain dit encore plus précisément : « Celui que le serpent a piqué, craint même une corde ». En effet, loin d’être statique, le processus est dynamique : il fait entrer dans un cercle vicieux, conduisant à une involution progressive.
21L’explication proposée par Mony Elkaïm semble plus profonde et plus adéquate au réel que l’interprétation psychanalytique, pourvu qu’on lui donne toute sa profondeur éthique et anthropologique. Permettons-nous une telle relecture de l’approche d’Elkaïm : le programme officiel explicite l’aspiration de la personne, ce qu’elle désire ardemment ; mais sa construction du monde lui a enseigné que jamais ce programme ne se concrétise, et cette certitude s’est inscrite dans sa mémoire, donc son psychisme et ses circuits cérébraux. Or, de tous les sentiments, le plus douloureux n’est pas la tristesse ni la haine, mais le désespoir : les deux premiers ont beau être présents et donc accabler, ils laissent intacte la possibilité d’un lendemain qui chante, alors que le troisième déclare l’horizon à venir totalement bouché. Telle est donc la raison d’être la plus radicale de ce montage (et donc des double binds) : protéger de l’indicible souffrance de la déception, mieux encore, de l’espérance déçue. Ainsi, loin de témoigner d’une pessimiste vision de l’homme qui serait habité par un principe interne et inné de destruction (les pulsions de mort [4]), l’anthropologie implicite de Mony Elkaïm ouvre à un regard pacifié et positif.
224. De ces mécanismes, il est possible de tirer des conséquences diagnostiques (et donc thérapeutiques, la conscience du mal étant le premier pas vers la guérison). Tout d’abord, lorsqu’il entend le message qui incarne la construction du monde élaborée par le patient, Elkaïm demande constamment si la personne vivait la même chose dans sa famille. Par exemple, nous l’avons vu, la thérapeute s’est enquis auprès d’Adeline si elle se sentait compter dans sa famille d’origine. Ensuite, cette autoconviction m’est montrée par la personne avec qui je vis : en plein, dans le reproche que je lui adresse ; en creux, dans celui qu’elle m’adresse, tant, dans une interaction intime, les blessures réciproques finissent tôt ou tard par se potentialiser.
23Autrement dit, si la construction du monde nous est voilée, préconsciente, en revanche, elle nous est révélée par l’autre du fait de l’intensité des liens affectifs : l’autre présent qu’est notre conjoint, l’autre passé que sont mes parents. L’altérité et l’extériorité sont donc la médiation nécessaire pour mieux connaître les convictions qui m’agissent et m’agitent depuis si longtemps.
4’ – Critique de l’approche systémique classique
24Mony Elkaïm ne se contente pas de préciser l’approche systémique classique, il en critique la partialité et la corrige. En effet, si le thérapeute ne manque jamais de considérer le patient dans son interaction avec la famille, voire les générations précédentes et ne cesse de considérer les rétroactions, en revanche, il oublie un élément pourtant essentiel du système : le thérapeute lui-même. Celui-ci ne s’inclut pas. Précisons encore. Assurément, l’on n’a pas attendu Mony Elkaïm pour savoir que la présence du thérapeute interférait dans l’acte thérapeutique. Même la psychanalyse l’a intégré dans ce qu’elle appelle le contre-transfert. Toutefois, celui-ci n’est pas intégré dans l’acte thérapeutique ; plus encore, il est recommandé au psychanalyste une attitude de neutralité bienveillante. Même dans l’approche systémique, le vécu du psychothérapeute ne fait pas proprement partie du système. Il demeure celui qui observe, sait, a le recul que les membres du système n’ont pas. Autrement dit, le thérapeute reste derrière son miroir sans tain, observe confortablement la situation assis dans son fauteuil, la survole avec ses ailes « méta », bénéficie d’un privilège d’extra-territorialité. Quelles que soient les images utilisées, elles expriment la conviction du « psy » selon laquelle toute intervention personnelle serait une erreur. Tout à l’inverse, Mony Elkaïm pense qu’elle est une chance.
c – L’approche systémique de Mony Elkaïm
25Partons d’une illustration. Un couple consulte. Elle est francophone, lui est polonais. Bien qu’il s’exprime dans un français impeccable, il se plaint de ne pas être compris. Ce constat revient régulièrement, notamment quand il parle de son travail. La psychothérapeute lui propose alors d’échanger en anglais, qui est une langue étrangère pour les trois ! Elle commence par s’excuser auprès de lui de son mauvais niveau et le remercie d’accepter de faire l’effort de la comprendre. Il corrige ses erreurs avec plaisir. À partir de là, la thérapie avance, bien que les échanges soient beaucoup moins précis ! [5] Ainsi, loin de demeurer extérieure au processus thérapique, la thérapeute s’est impliquée.
26Le point de départ de Mony Elkaïm réside dans le fait suivant : quoi qu’il en soit, l’observateur perturbe ou plutôt modifie l’observé. Non seulement dans l’acte diagnostique, mais aussi dans l’acte thérapeutique. Non seulement à titre de fait, mais à titre de moteur du changement. Celui-ci ne se produira réellement que lorsque le thérapeute abandonnera toute distance et tout surplomb, et donc qu’il se fera proche. Cette proximité se réfracte en deux attitudes. La première, réceptive, est qu’il se laisse toucher affectivement, c’est-à-dire se rende vulnérable. La seconde, active, est qu’il s’implique, c’est-à-dire, osons le dire, qu’il aime son patient.
27Pour fonder cette approche véritablement inédite, Mony Elkaïm se fonde sur la distinction établie par Heinz von Foerster (1911-2002) (cf. Broecker & von Foerster, 2002-3) entre la cybernétique de premier ordre (first-order cybernetics) et la cybernétique de second ordre (second-order cybernetics ou cybernetics of cybernetics) [6]. Rappelons que la cybernétique est la théorie de la commande des systèmes qui peuvent agir sur eux-mêmes et fonde donc, grosso modo, l’approche systémique. La cybernétique de premier ordre correspond à l’approche systémique classique. En effet, il s’agit de la cybernétique des systèmes observés qui privilégie des notions comme celle de rétroaction. Mais la cybernétique de second ordre se refuse à exclure la pleine prise en compte de l’observateur inclus dans le processus d’observation. Elle est donc une cybernétique des systèmes observants. De ce fait, elle prend la dynamique du fonctionnement paradoxal au sérieux. La conséquence en est la prise en compte des opérations ou des descriptions autoréférentielles, donc l’usage des « concepts de second ordre » qui sont construits avec le préfixe auto : auto-organisation, auto-production, auto-réplication, auto-régulation, etc.
28Mony Elkaïm a développé de plusieurs manières cette nouvelle conception de la relation avec le thérapeute. Il a notamment élaboré le riche concept de résonance (Elkaïm, 1989, 2004, 2014) que nous ne pouvons pas détailler ici, mais qu’il serait passionnant de faire résoner (sic) avec ce qu’en dit l’un des plus féconds auteurs de l’école de Francfort, Hartmut Rosa (2018) [7].
d – Intérêt thérapeutique
29La proposition élaborée par Mony Elkaïm est très riche du point de vue pratique, voire constitue une véritable révolution. Elle conjure la position froide et distanciée de l’analyste ; elle récuse aussi l’attitude subtilement dominatrice de celui qui aide, même chaleureusement, dans une thérapie systémique ; elle oblige le thérapeute à adopter une position basse, plus, vulnérable, plus, kénotique [8]. En s’impliquant affectivement et humblement, le thérapeute peut enfin dissoudre les résistances, les mécanismes de défense du patient.
30Cette efficacité s’explique par différentes raisons. Certaines concernent le thérapeute : la position basse, la sortie de la toute-puissance, l’humilité. D’autres concernent le couple lui-même : l’exemplarité du thérapeute, au sens où il induit un phénomène de résonance, dont nous traiterons plus bas. D’autres, enfin, concernent le système : quand un élément bouge, l’ensemble bouge.
31Cette démarche pourrait être étendue à d’autres relations d’accompagnement : le coaching, la « direction » spirituelle, etc.
e – Intérêt théorique. Relecture philosophique à la lumière de la dynamique du don
32Enfin, cette proposition est aussi très riche du point de vue théorique, notamment dans la perspective du don. Elle vient confirmer et enrichir la dynamique quaternaire du don, notamment le quatrième temps systémique : recevoir en retour. D’un mot, le fondement de l’approche psychothérapique neuve, voire révolutionnaire, proposée par Mony Elkaïm est l’intégration de ce quatrième moment.
33Pour bien le comprendre, rappelons brièvement quelques notions (voir pour détail Ide et al., 2021). Un premier modèle analyse le don à partir du seul sujet. Dans cette perspective psycho-éthique, qui intègre l’intériorité, le don part toujours du recevoir et se déploie en trois temps : recevoir, s’approprier, donner (cf. Ide, 2015, chapitre 4).
34Un second modèle privilégie la perspective systémique et donc part de l’interaction entre deux sujets, le donateur et le récepteur. Dès lors, l’acte fondateur devient celui qui lance le processus, c’est-à-dire la donation. Or, pendant longtemps, cette interaction fut déployée en trois temps, par Marcel Mauss et ses nombreux disciples : donner, recevoir, rendre. En réalité, cette interaction se déroule en quatre temps, ajoutant aux trois premiers qui viennent d’être énoncés un quatrième, symétrique du deuxième, mais du côté du donateur : recevoir en retour (acte que le français et, semble-t-il, presque toutes les langues sont incapables de nommer d’une manière simple). À l’acte extérieur de recevoir en retour correspond une attitude intérieure : le consentement à la vulnérabilité. Seule cette attitude offusque définitivement les pathologies paternalistes du don, c’est-à-dire les secrets détournements qui font rimer donation et domination (cf. Oakley et al., 2012). En horizontalisant le processus du don et conjurant tout surplomb vertical, elle relance l’échange et lui permet de s’achever en communion véritablement réciproque.
f – Points en suspens
35Nous n’abordons pas ici la question de l’intégration des deux modèles – qui demeure la crux de toutes les sciences humaines et sociales, plus, de toute la modernité : psycho-éthique (centré sur l’individu et l’intériorité) ; systémique (centré sur le système, c’est-à-dire le groupe, et l’extériorité).
36Nous ne traitons pas non plus des implications psychothérapiques : quelles sont les indications respectives des thérapies systémiques et des thérapies (brèves) centrées sur la personne ? Observons seulement que la capacité de changement induite par la parole du thérapeute suppose que le patient soit suffisamment apaisé, donc partiellement guéri, pour pouvoir être intégrée. Autrement dit, il semble que la thérapie systémique porte d’autant plus de fruit que le fond psychique du patient est un minimum stabilisé. Nous le préciserons en traitant du deuxième point, la nouveauté. On pourrait toutefois objecter que certaines personnes qui auraient bien besoin d’un suivi thérapeutique y résistent et que la démarche systémique pourrait contourner leur défense et ainsi leur permettre d’en bénéficier, ainsi que Milton Erickson en donne le témoignage.
2 – Une nouvelle approche de la nouveauté
37Autant la première approche concernait l’axe synchronique, c’est-à-dire la question de la multiplicité ou de l’altérité, autant cette deuxième concerne l’axe diachronique, c’est-à-dire le surgissement de l’inédit.
a – L’approche classique
38Là encore, très brièvement, dans l’approche classique mécaniste, l’inédit n’est pas honoré comme tel. En effet, de même que le tout est réduit à ses parties, de même l’après est reconduit à l’avant, et la nouveauté à la mêmeté.
39Derechef, l’exemple par excellence est la psychanalyse freudienne qui a fait de la répétition le mécanisme fondamental du psychisme et a survalorisé l’archaïque vis-à-vis du téléologique. Ou, si le modèle thérapique intègre du neuf, il le fait de manière rigide. Toute tension, toute modification est considérée comme une menace.
b – L’approche systémique classique
1’ – Exposé
40En valorisant le tout, l’approche systémique a permis de faire cas de la nouveauté. De même que le tout est supérieur à la somme de ses parties, de même le postérieur émerge de l’antérieur, avec des propriétés inédites. Le futur se transforme en avenir.
41En effet, l’approche systémique considère l’ensemble et le considère à partir de la cybernétique ; or, celle-ci montre que les éléments d’un tout rétroagissent les uns sur les autres, donc sont en mouvement permanent. Un bon exemple en est donné par la marche : celle-ci n’est possible qu’à cause du permanent déséquilibre qui relance l’avancée. De même, les relations au sein du couple ne sont pas statiques, mais dynamiques, constamment en mouvement.
42Ce caractère essentiellement dynamique de la systémique explique pourquoi le systémicien insiste tant sur le changement. Au point que, pour lui, la thérapie peut s’interrompre (au moins provisoirement), quand le système a bougé, c’est-à-dire quand les acteurs ont modifié leur vision du monde. En effet, en devenant capables de faire surgir de nouveaux possibles, ils deviennent aussi aptes à moins se faire souffrir. Avec la plasticité et la fluidité, c’est la vie et la santé qui sont réinvitées.
2’ – Critique de l’approche systémique classique
43Toutefois, cette approche est insuffisante. Avec profondeur, le thérapeute belge observe que le concept central de l’approche systémique est l’homéostasie (et l’équifinalité). Même si le système est dynamique, tout changement tend à être reconduit à un état de stabilité. Par exemple, si notre organisme est en constant changement, tout conspire à ce que les fonctions vitales soient stables : tout changement de température conduit à rétablir l’isothermie ; une élévation du taux sanguin de sucre est régulée par l’émission d’insuline qui en permet l’absorption, etc. Autrement dit et malgré l’apparence, un système cybernétique n’offre pas de possibilité innovatrice durable et profonde. L’on pourrait interpréter ce double fait apparemment contradictoire (le changement et l’absence de changement du système) de la manière suivante : la modification concerne les moyens, mais non le but qui est la conservation du système. Si important soit le devenir, il est totalement soumis à l’être.
44Dans la perspective systémique qui est la sienne, Mony Elkaïm interprète ce statisme paradoxal comme un manque de liberté. Or, le couple souffre de demeurer enfermé dans les mêmes scénarios répétitifs.
« La théorie systémique – explique Jay Jaley – est une théorie de la stabilité, de non-changement. Par définition, un système est autocorrectif, et donc, s’il commence à changer, des régulateurs agissent pour le maintenir stable. Or, la psychothérapie a besoin d’une théorie qui explique comment changer les gens. ».
c – L’approche systémique de Mony Elkaïm
1’ – Exposé
46Pour sortir de cette impasse, Mony Elkaïm fait appel au modèle des structures dissipatives, élaboré par son compatriote chimiste, le prix Nobel Ilya Prigogine (cf. Prigogine, 1977). Sans entrer dans le détail [9], le thermodynamicien belge considère non plus les états proches de l’équilibre étudiés par l’approche systémique ou cybernétique, mais les états loin de l’équilibre. Or, il observe alors que, autant les premiers ne produisent que du même, autant les seconds laissent émerger du neuf. Un exemple typique en est les états de la matière : à température et pression ambiante, l’eau ne change guère et, même chauffée modérément, revient à la température de l’environnement ; en revanche, lorsqu’elle est chauffée suffisamment, elle change radicalement et brutalement d’état à 100 °C (au niveau de la mer).
47Mony Elkaïm applique ce modèle à la personne humaine et au couple. Nous avons vu que la perspective systémique vise la nouveauté. Seule celle-ci permet de sortir des répétitions douloureuses et désespérantes. Donc, de même que les états loin de l’équilibre permettent l’émergence de nouveaux possibles, de même seules ce que l’on appelle les crises (les changements brutaux) autorisent de nouvelles configurations des liens et l’issue hors des scénarios constamment répétés. L’on pourrait objecter qu’il y a du naturalisme, voire du déterminisme à appliquer ainsi une notion scientifique (la structure dissipative) à une réalité anthropologique, qui introduit un paramètre totalement inédit, à savoir la vérité. Prigogine en a conscience, qui propose de substituer au concept naturaliste de « loi » celui, anthropologique, d’« événement » (cf. Prigogine, 1994, p. 219). Nous répondrons d’abord que, sans faire appel à un lexique philosophique, Mony Elkaïm propose une application non pas univoque, mais analogique, de ce concept : ce qui est vrai d’un processus naturel se vérifie analogiquement (c’est-à-dire partiellement) d’un événement humain. Nous répondrons ensuite que nos blessures transforment nos dynamismes en mécanismes [10] et il n’y a pas loin du mécanisme à la mécanique – sans que mille conditionnements ne deviennent un déterminisme et donc n’annulent notre liberté.
2’ – Illustrations
48Ainsi, de même que l’introduction du thérapeute dans le processus thérapeutique la modifie et offre une chance pour défaire les répétitions mortifères, de même l’injection de la crise est une opportunité à saisir. Autrement dit, la crise introduit des possibles dans une relation formalisée et formolisée dans ses cycles répétitifs. Ainsi, s’inspirant de cette théorie de la crise, divers thérapeutes ont inventé des outils pour la favoriser artificiellement et ainsi introduire de la nouveauté dans le couple.
49Déjà, ces crises sont des processus naturels aussi constants qu’utiles dans la croissance d’une même personne. Elles rythment les passages d’un âge à l’autre : la sortie de l’enfance et l’entrée dans l’adolescence, l’entrée dans l’âge du jeune adulte, l’engagement matrimonial, etc. Ces crises rythment aussi la relation à l’autre, notamment dans le couple. Elles sont tellement déstabilisantes et douloureuses que chacun tente à toutes forces de les écarter. Mais, rétrospectivement, il peut aussi voir qu’à chaque fois, la chenille est devenue un papillon inattendu.
50La thérapie proposée par Mony Elkaïm ne fait donc que prolonger et amplifier ces processus « inventés » par notre psychisme.
51Par exemple, une patiente de Salvador Minuchin est anorexique. Il invite sa famille à consulter vers midi. Demandant alors aux membres de la famille ce qu’ils veulent manger, il commande et se fait apporter la nourriture par son assistant. Bien évidemment, comme la patiente ne se nourrit pas, la situation engendre une tension et bientôt une crise familiale. Le thérapeute s’empare de cette crise in vivo pour faire sortir les personnes de leurs scénarios momifiés (cf. Minuchin & Barkaï, 1969, pp. 198-205).
52Autre exemple. Carl Whitaker propose une « thérapie de l’absurde » qui consiste à amplifier les règles des membres de la famille, jusqu’à, là encore, susciter une crise. Par exemple, une jeune femme, elle aussi anorexique, mariée et vivant en bons termes avec son mari, vit néanmoins chez ses parents, délaissant ainsi le lit conjugal. Alors, Whitaker propose aux parents d’aller vivre chez leurs propres parents en expliquant que, très âgés, ils se réjouiront de la présence de leurs enfants. Ce faisant, le thérapeute à la fois suit les lois implicites de la famille, les amplifie et finalement contrarie leur intention première. La crise qui s’en suit conduit donc à remettre en question la routine et les règles familiales (Whitaker, 1975).
53Ces méthodes paradoxales et efficaces ont beaucoup de succès en Amérique et sur le continent. Milton Erickson et Jay Haley les ont volontiers adoptées. Elles rebutent toutefois certains à cause de leur relative « violence ».
d – Intérêt thérapeutique
54Reposons la question de l’articulation des approches personnelles et systémiques. Les systémiciens en général et Mony Elkaïm en particulier soulignent que le but de la thérapie est le changement.
« Qu’est-ce qui clôt un épisode thérapeutique, au moins temporairement ? Un changement dans la façon dont le patient ainsi que d’autres membres du système humain auquel il appartient perçoivent la situation dans laquelle ils sont pris. Ce changement n’est pas d’ordre théorique, mais affectif ; il ne consiste pas en l’acquisition d’un savoir théorique, mais affecte les sensations du patient, ses sentiments et son vécu ».
56Certes, ce changement fait sortir le couple de ses routines toxiques et donc assainit, voire guérit la relation. Mais la finalité premièrement vécue est la modification, le changement étant l’effet par surcroît.
57De cette affirmation, l’on doit tirer deux conclusions : la première concerne l’ordre, entendu au sens pascalien des trois ordres : corps ou psychisme, esprit et charité [11]. Nous distinguerons ainsi trois ordres : psychique, éthique et spirituel (ou surnaturel), qui eux-mêmes poursuivent trois fins : la santé, la vertu et la sainteté. Or, les thérapies individuelles visent la santé, c’est-à-dire une harmonie intérieure. En revanche, la vertu se caractérise comme une modification. En effet, la vertu est une disposition acquise par de petits actes. Or, l’action transforme notre être. Laissons Lionel Dalle (Dalle & d’Hérouville, 2019, p. 14) l’expliquer :
« ce que je fais me transforme… en bien ou en mal ! Si je prends l’habitude de pécher, le péché suivant sera plus facile, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il s’enracine profondément en moi. On parle alors de vice. De même, lorsque je fais une bonne action, celle-ci s’imprime en moi. La suivante sera plus facile à réaliser, au point qu’une disposition intérieure, comme une seconde nature, se met progressivement en place : la vertu ».
59La thérapie familiale relève au moins autant de la vertu, donc de l’ordre éthique, que de la guérison, donc de l’ordre psychologique.
60La seconde concerne la relation entre les deux thérapies. De nouveau se trouve confirmée la conviction selon laquelle la thérapie systémique présuppose la thérapie individuelle. Certes, elle peut y conduire, ainsi qu’on le disait, en dénouant nos résistances, c’est-à-dire nos paradoxes. Mais la thérapie systémique ne portera pleinement son fruit qu’une fois opéré un certain travail en thérapie individuelle. Celle-ci dispose donc à celle-là, comme le travail de guérison psychique aide à la vertu. Par exemple, l’étudiante qui change d’avoir été écoutée par Mony Elkaïm ne changera durablement et ne pourra transformer cette expérience qui, de fait, récuse sa construction du monde, que si elle ne trouve plus aucun bénéfice secondaire à y adhérer et, notamment, à entretenir des scénarios victimaires. Or, l’expérience montre que, le plus souvent, une unique expérience, comme celle décrite par Elkaïm, ne produit de tels effets que sur des personnes possédant déjà une suffisante estime de soi. Un travail psychothérapique n’est donc durablement efficace que s’il s’emmembre d’un travail éthique (sur l’acquisition des vertus).
e – Intérêt théorique. Relecture philosophique à la lumière de la métaphysique classique
61Nous avons dit que Mony Elkaïm estime que la perspective systémique classique ne permet pas d’introduire une véritable liberté et que, tout au contraire, son approche y ouvre. Son raisonnement implicite est le suivant. La liberté se traduit par des degrés nouveaux d’action, l’extension à des champs inédits, l’élargissement à des possibles imprévisibles ; inversement, le manque de liberté (l’aliénation, même si ce n’est pas un terme qu’il utilise) est coextensif de l’enfermement dans le même.
62N’étant pas philosophe, le thérapeute n’a pas conscience de son approche seulement extérieure de la liberté. Celle-ci s’identifie à ce que les scolastiques appelaient immunitas a vinculo, « l’absence de lien ». La liberté s’identifie à un affranchissement, une désincarcération. À la limite, est libre celui qui peut faire ce qu’il veut. Mais la liberté présente une dimension intérieure, qui est autrement plus importante : l’autodétermination. Est libre celui qui est cause de ses actes, donc responsable (voir Verneaux, 1956).
63Faut-il opposer ces deux approches, extérieure et intérieure, de la liberté ? Nullement. Je pense même que Mony Elkaïm enrichit réellement l’approche éthique classique du libre arbitre, trop centrée sur le sujet et trop indifférente à l’environnement. J’émets l’hypothèse que la relation entre les deux est de l’ordre de la causalité dispositive : un milieu en crise dispose, c’est-à-dire offre une neuve possibilité pour que la liberté explore de nouveaux possibles. Précisons. Il s’agit d’articuler intérieur (la liberté comme cause responsable) et extérieur (le milieu où évoluent les libertés en interaction). Il faudrait aussi ajouter les deux niveaux constitutifs de toute personne dont parle Elkaïm : conscient, le programme officiel, et préconscient, la construction du monde.
64Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? L’approche éthique classique est tellement centrée sur le sujet et survalorise tellement son autonomie en sous-estimant ses conditionnements, qu’elle voit l’acte libre comme un jaillissement quasi auto-créateur [12]. Mais l’expérience montre le contraire : quand notre environnement est figé et emprisonné dans les scénarios, les capacités d’innovation, en soi présentes dans chaque liberté, sont considérablement limitées. Dès lors, les libertés systémiquement reliées et systématiquement en souffrance, ont un besoin vital d’une aide extérieure. Or, c’est justement ce qu’offre la crise : une brutale mutation qui à la fois réveille, révèle et dissout les enkystements.
f – Point en suspens
65De nouveau, l’enrichissement apporté par Mony Elkaïm concerne l’articulation des deux perspectives, personnelle (psycho-éthique) et interpersonnelle (systémique), de la thérapie, ici étendue à la liberté. Maintenant, il serait passionnant qu’une approche psychothérapique les intègre, ce qui est beaucoup plus que juxtaposer. Je viens de proposer l’hypothèse de la cause dispositive pour articuler environnement extérieur et acte intérieur. Il faudrait qu’elle s’incarne dans un modèle et soit validée par des exemples.
3 – Une nouvelle approche du paradoxe
66Autant les deux précédentes innovations concernaient l’être même de la relation thérapique, autant la troisième nouveauté toujours décisive introduite par Mony Elkaïm considère sa connaissance, à savoir la position méta.
a – L’approche classique
67Une dernière fois très brièvement, la logique classique oppose les contradictoires et donc juxtapose le positif et le négatif. Les présupposés implicites d’une telle posture à l’égard du négatif sont doubles : celui-ci est accidentel et extrinsèque. Comme la maladie (ou la vision antérieure de l’agent infectieux, du « microbe »), le négatif (c’est-à-dire, concrètement, le paradoxe, la contradiction) est le dehors que l’on rencontre occasionnellement et que l’on combat en l’excluant.
68L’illustration par excellence en est fournie par la logique aristotélicienne et les trois principes constamment montrés du doigt : non-contradiction, identité et tiers-exclus.
b – L’approche systémique classique
69L’un des apports majeurs de l’école de Palo Alto, notamment à travers son plus illustre représentant, Gregory Bateson, est l’introduction de la perspective méta. Allons à l’essentiel, sans entrer dans les détails techniques [13]. Le point de départ de Bateson est le paradoxe. Celui-ci est une contradiction, pensée ou vécue. Loin d’être accidentel, il est omniprésent et joue un rôle essentiel dans l’action et la pensée. Précisément, Paul Watzlawick, Janet Hemick Beavin et Don D. Jackson distinguent trois espèces de paradoxe qui, chacune, requiert un traitement particulier.
1’ – Le paradoxe logico-mathématique
70L’exemple le plus fameux est le paradoxe de Russell : « La classe de toutes les classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes ». Concrétisons-le. Tout d’abord, on peut considérer les classes en leur contenu. Par exemple, je peux diviser l’univers en deux classes : les tomates et les non-tomates. Mais on peut accéder à un niveau supérieur d’abstraction et considérer la classe en elle-même, indépendamment de son contenu. Je peux alors distinguer deux sortes de classes : celles qui sont membres d’elles-mêmes et celles qui ne le sont pas. Par exemple, la classe des concepts est membre d’elle-même, puisqu’elle est un concept ; en revanche, celle des tomates n’est pas membre d’elle-même, puisque la notion même de classe (qui est un être de raison, ici un concept) n’est pas une tomate (qui est un être réel). Considérons enfin ce deuxième type de classe : celles qui ne sont pas membres d’elles-mêmes. Je peux me demander : cette classe est-elle membre d’elle-même ? Si je réponds oui, je me contredis. En effet, j’affirme qu’elle est membre d’elle-même ; mais, ce faisant, elle devient alors membre de la classe des classes qui ne sont pas membres d’elles-mêmes ; donc, elle n’est pas membre d’elle-même. Si alors je réponds non, je me contredis aussi : elle n’est alors pas membre d’elle-même ; mais le fait de ne pas appartenir à soi-même correspond à la propriété des classes qui la composent ; donc elle est membre d’elle-même…
71La seule issue hors de ce paradoxe a été fournie par Bertrand Russell et reprise par Watzlawick, Beavin et Jackson : elle met en évidence une confusion entre deux types logiques hétérogènes. L’énoncé du problème fait appel d’une part aux éléments d’une collection (comme les composants d’une classe) et d’autre part à la collection (comme la classe) ; or, la théorie des types logiques montre que ce qui comprend tous les éléments d’une collection ne peut être un élément de la collection ; autrement dit, elle interdit la confusion entre deux types hiérarchiquement distincts ; donc, le paradoxe utilise deux types logiques distincts. Plus précisément encore, le sophisme emploie un même mot, ici « classe », en deux sens différents, « créant l’illusion linguistique d’une identité » (Watzlawick, Beavin & Jackson, 1972, p. 193).
2’ – Le paradoxe sémantique
72Ici, l’illustration la plus fameuse est le paradoxe d’Épiménide le Crétois. Épiménide affirme : « Les Crétois sont menteurs ». Dit-il la vérité ? Si nous répondons affirmativement, nous disons qu’il dit la vérité. Or, Épiménide est Crétois. Donc, il ment. Si nous répondons négativement, nous disons qu’Épiménide ment. Donc, ce qu’il dit est faux et alors, les Crétois ne mentent pas. Dans tous les cas, d’un énoncé découle son opposé et nous devons tenir des jugements contradictoires. La question est donc insoluble. Plus simplement encore, l’affirmation « Je mens » est indécidable.
73La sortie de l’antinomie ne peut plus être la théorie des types logiques. En effet, celle-ci ne s’applique qu’aux hiérarchies des types logiques (éléments, classes). Or, le paradoxe ne convoque pas des termes polysémiques appartenant à des types hétérogènes.
74La solution viendra de Ludwig Wittgenstein, au terme de l’introduction de son Tractatus :
« Tout langage possède […] une structure sur laquelle, dans le langage même, on ne peut rien dire, mais qu’il y a peut-être un autre langage ayant pour objet la structure du premier langage, et qui possède lui-même une nouvelle structure, et qu’à cette hiérarchie de langages, il n’y a peut-être pas de limites [14] ».
76Bref, à nouveau, la solution vient d’un feuilletage : non plus de sens, mais de langage. Autant le paradoxe vient de la confusion entre les niveaux, autant sa sortie vient de la distinction de ces mêmes niveaux. Le sophiste fait comme si un énoncé appartenant au second niveau (la méta-langue) était lui-même un énoncé portant sur le premier niveau (la langue-objet).
3’ – Le paradoxe pragmatique
77Les deux premiers paradoxes demeuraient abstraits, théoriques. Le troisième concerne directement la vie.
78Prenons là encore l’exemple le plus illustre, l’apologue du barbier. Dans sa formule la plus simple, il se présente sous la forme de la question suivante : « Le barbier rase tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes. Le barbier se rase-t-il lui-même ? » Quelle que soit la réponse, affirmative ou négative, elle se contredit. Mais, ainsi énoncé, nous sommes reconduits au paradoxe sémantique. Dans la vie, le paradoxe pragmatique se présente sous la forme élaborée par Reichenbach. Le capitaine demande un jour au soldat barbier de raser tous les soldats qui ne se rasent pas eux-mêmes. L’ordre s’applique-t-il au barbier ? Autrement dit, le barbier se rase-t-il lui-même ? Soit il se rase lui-même ; or, le barbier ne peut raser que les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ; donc, il enfreint la règle. Soit il ne se rase pas lui-même ; or, il doit raser les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes ; il transgresse derechef la règle qui est décidément inapplicable. Et lorsqu’on sait qu’un subordonné doit obéir à son capitaine, nous comprenons que le soldat est emprisonné dans la nasse d’un insoluble dilemme : dans tous les cas, il désobéit en obéissant ou il obéit en désobéissant… De quoi devenir fou !
79De fait, ainsi que l’a développé Gregory Bateson, ce paradoxe fait le lit de la pathologie psychique. Surtout chez un enfant. Jay Haley, cité plus haut, en a donné un exemple fameux :
« Supposez qu’une mère déclare à son enfant : ‘Viens t’asseoir sur mes genoux’. Supposez également qu’elle ait émis cette demande sur un ton qui laisse entendre qu’elle préfère que son fils reste à l’écart. L’enfant sera confronté au message : ‘Viens près de moi !’ incongrûment associé à l’injonction : ‘Éloigne-toi de moi’. Il ne pourrait répondre de façon appropriée à des demandes aussi contradictoires : s’il venait auprès de sa mère, celle-ci serait gênée, dans la mesure où le ton de sa voix aurait indiqué qu’il devait se tenir à distance ; et la mère serait également mal à l’aise si son fils restait dans son coin, puisque, en un sens, elle l’avait tout de même invité à la rejoindre. »,.
81Bateson donnera un nom particulier à la structure de ce message contradictoire : double bind, que l’on traduit souvent par « double contrainte » ou, avec Jean-Claude Benoît, « double lien ». Précisément, ce double bind présente trois caractéristiques :
« 1. L’individu est impliqué dans une relation intense, dans laquelle il est, pour lui, d’une importance vitale de déterminer avec précision le type de message qui lui est communiqué, afin d’y répondre d’une façon appropriée.
2. Il est pris dans une situation où l’autre émet deux genres de messages dont l’un contredit l’autre.
3. Il est incapable de commenter les messages qui lui sont transmis, afin de reconnaître de quel type est celui auquel il doit répondre ; autrement dit, il ne peut pas énoncer une proposition métacommunicative »,.
83Comment sort-on d’une position aussi toxique ? Bateson et ses collègues l’évoquent dans la troisième condition : par le passage en position méta. En effet, l’adverbe et préposition grecs méta, que l’on retrouve dans des substantifs comme métaphysique ou métapsychique, « en est venu à désigner ce qui est transcendant » (Auroux, 1990, p. 1609). Or, dans ces situations, l’issue ne consiste pas à résoudre la contradiction, ce qui est impossible, mais à la mettre en évidence en communiquant sur la communication. Elle réside donc dans une méta-communication : « Ton langage verbal dit d’approcher et ton langage non-verbal dit le contraire. Que veux-tu ? ». Et s’il est déjà tellement difficile pour un adulte d’avoir le recul lui permettant de sortir de ce paradoxe destructeur, combien plus en est-il pour un enfant…
4’ – Critique de l’approche systémique classique
84Si profonde et si féconde soit cette approche, Mony Elkaïm lui adresse deux critiques majeures. Tout d’abord, elle adopte un point de vue surplombant, donc dominant, et fait retomber dans les jeux de pouvoir rappelés dans la première partie. L’école de Palo Alto a fait le choix épistémologique lourd de demeurer extérieure. La critique est déjà formulée par deux systémiciens : « Les propriétés de l’observateur ne devront pas entrer dans la description de ses observations. », (Howe & von Foerster, 1975). Or, nous retrouvons ce que nous disions plus haut dans notre première explication : il n’y a pas d’extra-territorialité.
85Ensuite, et c’est la conséquence, l’approche systémique traditionnelle ne permet pas de sortir de la crise. Car le thérapeute est prisonnier, lui aussi, de la double injonction contradictoire.
c – L’approche systémique de Mony Elkaïm
1’ – Exemple
86Pour bien comprendre la solution proposée par Mony Elkaïm, empruntons-lui d’abord un exemple :
« Une de mes étudiantes évoqua un jour une situation professionnelle particulièrement pénible pour elle : dans l’institution où elle travaille, me dit-elle, chaque fois qu’elle s’adresse au directeur pour une demande quelconque, elle n’est pas écoutée. Quand elle s’adresse à ses collègues, elle n’est pas écoutée non plus. Elle poursuit avec d’autres exemples de situations du même genre et je commence à faire l’hypothèse d’une contradiction, sûrement difficile à vivre, entre son programme officiel, ‘Je veux que l’on m’écoute’, et sa construction du monde, qui est peut-être : ‘Je ne crois pas qu’on puisse m’écouter’.
En principe, il aurait fallu mettre cette hypothèse à l’épreuve, en posant à l’étudiante des questions sur son enfance, son éducation, sa formation, le contexte familial où elle a grandi, etc. Mais voici qu’après avoir évoqué son directeur et ses collègues, elle s’adresse directement à moi : mon comportement, dit-elle, montre que moi non plus je ne l’écoute pas ! Ce développement inattendu – quoique prévisible – me donne l’intuition qu’il faut y répondre tout de suite… avant même d’avoir vérifié la construction du monde de la jeune femme. […]
Je lui demande : ‘Peux-tu me parler de la façon dont je ne t’écoute pas ?’ À cette question, ses yeux s’éclairent et elle me répond qu’elle sent que je ne vibre pas au même diapason qu’elle, que la position de mon corps montre que je l’écoute avec indifférence, et que d’ailleurs je l’ai interrompue à plusieurs reprises… Mais plus elle me dit comment je ne l’écoute pas, plus je l’écoute me le dire ; plus elle m’explique comment, depuis le début de l’entretien, je ne l’ai pas écoutée, plus je lui demande des informations supplémentaires, que j’écoute avec la plus grande attention. L’étudiante me fait alors remarquer que mon corps a changé de position et que ce changement témoigne d’un intérêt accru… Peut-être, au fond, n’est-ce pas moi qui ne l’écoute pas… mais son médecin. Elle me raconte alors qu’elle a une maladie chronique assez pénible et que, chaque fois qu’elle voit son médecin traitant, il se montre incapable de l’écouter, si bien qu’elle a fini par renoncer à lui parler vraiment et qu’elle se contente de plaisanter avec lui. D’ailleurs, poursuit-elle, son père non plus ne l’écoutait pas […]. Bref, elle s’ouvre, devient différente, parvient à communiquer avec moi et sort du cercle délétère où elle était enfermée. »,.
88Quelle métamorphose ! Comment la patiente est-elle sortie de sa construction du monde, ce qui est le but de toute thérapie systémique ? Mony Elkaïm explique :
« Cette jeune femme, qui veut qu’on l’écoute, mais n’arrive pas à croire qu’on puisse l’écouter, ne peut pas se sentir écoutée si on lui dit qu’on l’écoute, puisqu’on va alors à l’encontre de sa conviction qui est qu’elle ne peut pas être écoutée [sa construction du monde]. Mais si on lui demande de parler de la façon dont on ne l’écoute pas, on touche au seul domaine où elle peut imaginer être écoutée puisqu’on ne fait que l’écouter dire qu’on ne l’écoute pas ! Dans le processus même de dire que je ne l’écoute pas, elle peut enfin se sentir écoutée puisque le fait qu’elle n’est pas écoutée n’est plus remis en question par mon écoute. Sa construction du monde n’étant pas menacée, elle peut ouvrir son armure. »,.
2’ – Exposé
90Mony Elkaïm qui n’est pas un théoricien, mais un homme de terrain, n’élabore pas ce concept pourtant profondément innovant. Nous le ferons plus loin en traitant de la substitution. Notons seulement ici deux déplacements opérés par le systémicien belge. Si l’on systématisait sa pensée, l’on pourrait distinguer de deux manières l’attitude prônée par Elkaïm versus celle défendue par l’école de Palo Alto. Celle-ci demeure extérieure, alors que celle-là s’implique intérieurement. Celle-ci demeure supérieure, alors que celle-là a résolument choisi la posture inférieure.
91Illustrons ce point à partir de l’exemple ci-dessus. Tout a basculé avec la question subversive : « Peux-tu me parler de la façon dont je ne t’écoute pas ? » En affirmant « je ne t’écoute pas », Mony Elkaïm ne fait pas que rentrer par empathie dans la pensée de l’autre ou intégrer ses propos dans une formulation méta : ce serait encore demeurer extérieur et supérieur à celui qui souffre d’être enfermé dans sa construction itérative et délétère du monde – voire, pourrait chez certains être une manipulation supérieure. Il fait siennes ces paroles, il les accepte pleinement. La preuve, c’est qu’il change dans sa manière d’écouter. Même s’il était peut-être déjà présent à l’autre, il intensifie son attention, au point de donner raison à celui qui, changeant de cible, désormais l’accuse injustement. Dans les termes du Triangle dramatique de Karpmann, il consent à être considéré par le Victimaire comme le Bourreau et, loin de renchérir en Bourreau, de jouer au Sauveteur ou plutôt, car il n’est en rien dupe, au Sauveur [15].
3’ – Image : la bande de Möbius
92Mony Elkaïm emploie une image classique dans les milieux systémiciens : la bande de Möbius. Voici comment elle se fabrique. Soit une feuille (ou un tissu) ayant la forme d’un bracelet. Un coup de ciseau tranchant l’objet à un endroit précis le transforme en une simple bande ayant début et fin. Puis, les deux bords sont retournés et enfin recollés. Nous sommes désormais en possession d’un rouleau de Möbius. Celui-ci présente une triple particularité dynamique : au point de départ, la bande sépare totalement deux mondes qui n’ont aucun contact (c’est ainsi qu’un doigt qui parcourra l’un des côtés ne rejoindra jamais l’autre côté) ; ces mondes sont distincts comme l’extérieur et l’intérieur ; au point d’arrivée, après la métamorphose qui conduit au rouleau de Möbius, intérieur et extérieur demeurent, mais nous n’avons plus qu’un seul chemin qui va insensiblement de l’un à l’autre. Nous sommes passés du contigu au continu, du numérique à l’analogique.
93Or, le drame des paradoxes et, plus généralement, des oppositions entre programme officiel et construction du monde est leur incommunicabilité, leur totale séparation, alors qu’ils s’alimentent en permanence. Ils sont clivés comme extérieur-conscient (le programme officiel) et intérieur-subconscient (la construction du monde). Donc, la thérapie systémique proposée par Mony Elkaïm procède comme le passage d’un bracelet classique à une bande de Möbius.
d – Intérêt thérapeutique
1’ – Efficacité de la substitution
94Cette méthode permet au thérapeute de rejoindre le patient en profondeur. Voire, il en vient, en quelque sorte, à se substituer à lui. En effet, dans la première partie, nous avons vu que, selon la logique caractéristique de la cybernétique du second ordre, l’observant s’inclut dans le phénomène observé. De même, le thérapeute s’implique au point de montrer que, loin de se tenir au-dessus du patient, il est affecté. Mais ici, il se laisse affecter non plus seulement par ce que vit le patient, mais par ce qu’il pense. En effet, il accepte de rentrer dans sa construction du monde, au point de jouer le jeu.
95Il y a plus. Dans cette construction, le patient se présente toujours comme une victime et transforme donc l’autre en son bourreau (un signe en est qu’il lui fait reproche de sa souffrance actuelle). Or, le thérapeute accepte de jouer le rôle de ce bourreau. Bref, l’on comprend que le thérapeute va jusqu’où il est possible d’aller dans sa substitution. Par exemple, lorsque l’étudiante reproche à Mony Elkaïm de ne pas l’écouter, celui-ci l’accepte implicitement en lui demandant comment il n’écoute pas. Et une personne ne peut adopter une telle attitude sans payer de sa personne, donc sans se donner à l’autre, donc sans l’aimer (au sens de l’agapè et non de l’éros).
96Précisons toutefois que jamais le thérapeute n’est dupe du « mensonge » que constitue la construction du monde, ni ne s’identifie au prétendu bourreau qu’est le proche du patient. En effet, la substitution n’est pas une identification. Tout son art thérapeutique consiste à garder la distance intérieure pour donner au patient à voir au-dehors ce qu’il vit tellement au-dedans qu’il n’en a plus conscience. Et ainsi l’aider à questionner, par une véritable écoute, sa construction du monde.
97Certes, bon nombre de patients arrivent en séance avec une construction du monde que le thérapeute peut difficilement « mettre en jeu ». Par exemple : « Je ne suis pas digne d’intérêt », « Je ne suis pas désirable sexuellement », etc. Mais différents types de réceptivité (prenant en compte des canaux variés comme le regard, le corps, le comportement) peuvent aider le patient à expérimenter autre chose que sa construction du monde.
98Cette posture intérieure où le thérapeute joue en quelque sorte sa peau – le contraire même de ce que préconise Freud – ne serait-elle pas aussi la plus fructueuse ? Faut-il le préciser, pour vivre cette attitude, le thérapeute ne doit pas seulement être supervisé et « avoir travaillé sur lui » pour éviter les pièges contre-transférentiels souvent subtils de la fusion, du sauvetage, etc., mais être habité par une spiritualité, c’est-à-dire référer toute sa vie à un Absolu qui le transcende, voire qui, le premier, se donne à lui.
2’ – Les quatre degrés d’implication du thérapeute
99L’on pourrait distinguer comme quatre degrés dans l’investissement du thérapeute.
100Au premier degré, celui de la neutralité bienveillante qui caractérise la psychanalyse freudienne, le thérapeute intervient le moins possible. Il se contente de demeurer à distance et en silence.
101Au deuxième degré, celui de l’approche systémique classique (la cybernétique du premier ordre), le thérapeute intervient, mais demeure extérieur à la relation en souffrance. Autrement dit, il s’investit avec son intelligence, mais non avec son affectivité. Or, seul l’affect nous affecte, seule la passion nous fait pâtir.
102Au troisième degré, celui de l’approche systémique préconisée par Mony Elkaïm (la cybernétique du second ordre), le thérapeute s’investit, devient intérieur à l’interaction. Cela se traduit par différentes attitudes : intellectuellement, il sort d’une toute-puissance observante et accepte de ne plus tout voir ou même seulement voir plus (que le patient) ; affectivement, il éprouve la relation et l’exprime au(x) patient(s) ; volitivement, il s’implique personnellement ; vertueusement, il adopte une posture basse, humble.
103Mais, en se refusant à la perspective méta, ou plutôt en l’intégrant, Mony Elkaïm esquisse un quatrième degré au sein de l’approche systémique qui lui est propre : l’implication n’est plus partielle, mais totale. Là encore, cette nouvelle posture implique différents actes intérieurs :
- un acte de l’intelligence : le refus définitif du point de vue mentalement surplombant, c’est-à-dire la conviction que la seule sortie du paradoxe n’est pas théorique, mais pratique, voire ne réside pas seulement dans l’action, mais dans la passion (la substitution) ;
- un acte de l’affectivité : le consentement à ressentir en soi le rejet, le reproche de l’autre, jusqu’à sa colère et sa haine ;
- un acte de la volonté : la décision d’aimer son patient, c’est-à-dire non seulement de donner effectivement (son temps, ses compétences, ce qui suppose de parfois transgresser ses principes, notamment pour s’assurer de ne pas être vénal et de ne pas secrètement être mesuré par la norme utilitariste, cf. Ide, 2019), non seulement de donner affectivement son empathie (d’exprimer avec vulnérabilité combien l’interaction affecte, en négatif et également en positif), mais aussi de se donner à lui (et ici, la mesure d’aimer est d’aimer sans mesure) – le tout en connexion avec les vertus cardinales de prudence (ou responsabilité), justice, courage (notamment la persévérance) et tempérance (mesure).
e – Intérêt théorique. Relecture philosophique et théologique à la lumière du don
104Cette attitude substitutive, qui est peut-être l’intuition la plus novatrice de Mony Elkaïm, est aussi la plus riche de sens dans la perspective de l’être comme amour-don. Considérons successivement la souffrance (moment diagnostique) et la manière d’en sortir (moment thérapeutique).
1’ – Universalisation du paradoxe. Une relecture de la négativité
105Il faut d’abord prendre la mesure de l’ampleur du paradoxe. Permettez-moi une confidence. Je dois avouer que, en lisant Mony Elkaïm, je suis sorti d’une attitude peut-être naïvement extrinséciste [16]. Même si la lecture de Balthasar, Fessard, Coda, Siewerth, Blondel, Hegel et, osons-le dire, de Boehme, m’avait convaincu que la problématique de la négativité n’est pas extérieure à la créature ni même au Créateur (du moins dans l’économie du salut), toutefois, c’est en comprenant mieux que le paradoxe est au fond, théoriquement, mais aussi pratiquement, indépassable, que j’ai vu combien il est enté dans le réel. Pour éviter le pathos, soyons plus précis et, pour cela, convoquons les ressources de la philosophie, notamment dans le cadre de l’amour-don. Le paradoxe est une notion première que l’on peut décrire et non pas définir : il est relation polaire, antagoniste entre deux êtres qui s’opposent comme deux réalités incompatibles (Guardini, 2010).
106D’un mot, dès que l’être est posé, le paradoxe apparaît. Quelle figure adopte-t-il ? Il ne s’agit pas de tout dire, mais de tenter de remonter aux paradoxes ultimes, premiers autant qu’inévitables.
107Du point de vue anthropologique, le paradoxe est celui du je et du tu. La question première posée par celui qui aime est : comment vouloir le bien de l’autre sans jamais chercher son propre bien et sans pour autant le nier [17] ? Comment connaître le bien et entrer en communion avec un être dont l’intériorité m’est à jamais voilée ?
108Du point de vue de la métaphysique classique, le paradoxe fontal est : pour Parménide, celui de l’être et du non-être ; pour Platon, celui du même et de l’autre ; pour Aristote, celui de la substance et de l’acte ; pour Augustin, celui de l’être et du néant ; pour Thomas d’Aquin, celui de l’être et de l’étant. La question première posée par celui qui aime, c’est-à-dire par celui qui donne d’être, plus, donne l’être, est : comment accorder l’autonomie à la cause seconde et en être la source comme Cause première ? En termes moins précis, comment être à la fois transcendant et immanent ?
109Du point de vue de la métaphysique ontodologique [18], le paradoxe est celui de la tension irrésorbable entre le don de soi et le don à soi, l’autocommunication et l’incessibilité de cette même ipséité. La question première posée par celui qui aime-donne, devient : comment le soi qui se donne (l’objet ou le datum fait à l’aimé) est-il celui qui se donne (le sujet ou le donateur aimant) ?
110Osons conclure : le paradoxe est un transcendantal, au même titre que l’aliquid (pour faire simple, l’altérité, cf. Rosemann, 1996), mais comme son versant négatif, contradictoire.
111Nous avons décliné ces paradoxes dans le registre de l’amour-don ; mais ils sont tout aussi présents dans celui de la connaissance. Je ne détaillerai pas, car ce point est beaucoup plus connu, ce qui ne veut pas dire plus étudié. Les tensions toujours irrésolues entre réalisme et idéalisme, métaphysique et phénoménologie, en sont l’une des incarnations ultimes ; celle existant entre ce que Blondel appelle raison noétique et raison pneumatique en est une autre concrétisation fontale.
2’ – Sortie du paradoxe. Une relecture de la substitution
112Ce qu’atteste de manière bouleversante la proposition d’Elkaïm, c’est que l’on ne peut sortir du paradoxe qu’en l’habitant, c’est-à-dire en l’épousant du dedans. Il y a finalement trois manières de le confondre et de le fondre.
113La première est intellectuelle. La raison résout le paradoxe. C’est ainsi que Paul Watzlawick et ses collègues sortent de la première espèce de paradoxe, le paradoxe logico-mathématique, par la théorie des types logiques et de la deuxième espèce de paradoxe, le paradoxe sémantique, par la théorie des niveaux de langage.
114La deuxième est active. Ici c’est la volonté qui dissout le paradoxe. C’est ainsi que Gregory Bateson sort de la troisième espèce de paradoxe, le paradoxe pragmatique qu’est le double bind, en passant par la métacommunication.
115La troisième est passive. Et, si je ne m’abuse, c’est la proposition de Moni Elkaïm. Cette passivité doit s’interpréter comme une attitude non pas affective, mais volitive : c’est à nouveau la volonté qui est en jeu. Toutefois désormais, le vouloir ne dissout plus, mais, en quelque sorte, se laisse dissoudre dans le paradoxe. Autrement dit, celui qui est accusé injustement par celui qui souffre consent momentanément à son accusation pour pouvoir ainsi le désarmer, en lui montrant l’erreur de son jugement généralisant (sa construction du monde répondant à la règle du « n + 1 »). Dit encore en d’autres paroles, le thérapeute se met à la place du prétendu bourreau pour manifester au dehors à celui qui se ment au-dedans à lui-même combien ce mensonge fait souffrir lui-même, l’autre et le lien ; or, se mettre à la place, c’est proprement se substituer ; voilà pourquoi nous identifions cette attitude à la substitution.
116Par cette attitude substitutive, la posture méta n’est pas récusée ni même dépassée, mais elle est vécue au plus intime. Pour aller jusqu’au bout, le thérapeute ne peut éviter l’épreuve d’endosser le mal que le malade ne voit (ne veut voir ?) que de dos. C’est pour cela que les plus grands thérapeutes sont ceux qui, sans jamais sombrer dans la fusion ou la folie, s’imbibent en quelque sorte de la pathologie de leur patient. En voici un exemple parmi beaucoup :
À l’époque où Milton Erickson est jeune médecin en psychiatrie, un schizophrène se tient à l’entrée du service. Il est immobile des journées entières. Quand une personne entre, il lui dit bonjour et lui sert un jargon incompréhensible qui dure des heures, que personne n’écoute et que lui seul comprend. Erickson décide un jour de s’asseoir à côté du patient. Pendant des heures et des journées, il écoute et prend note de ce que la psychiatrie appelle une « jargonophasie » ou un « néolangage ». De retour à la maison, il l’analyse et y découvre à la fois une syntaxe et un vocabulaire. Il retient la première et enrichit le second, inventant un néovocabulaire qui lui est propre. Enfin, il apprend ce dernier par cœur. Ainsi armé, il retrouve le patient qui le salue et lui sert deux heures de son charabia habituel. Erickson écoute et, une fois que son interlocuteur se tait, lui répond avec son propre galimatias pendant la même durée. L’étrange dialogue se poursuit les jours suivants. Progressivement, le malade commence à glisser quelques paroles en clair. Erickson fait poliment de même en miroir. Au bout de quelques mois, le patient quittera l’hôpital, parlant désormais normalement. Il enverra une carte postale à son médecin où il écrira : « N’est-ce pas, docteur Erickson, qu’un peu de non-sens dans la vie ne fait pas de mal ? »,.
118Voilà pourquoi la véritable issue hors des contradictions nées du paradoxe ne peut seulement être pensée (même pneumatiquement, pour reprendre Blondel), ni même transformée activement (par un thérapeute omniscient qui risque fort de devenir omnipotent), mais doit être épousée humblement du dedans, voire passivement subie. Lorsque les résistances du patient sont extrêmes, lorsque sa capacité à déjouer toute vulnérabilité l’imperméabilise maximalement, demeure, pour le psychothérapeute, une seule solution : devenir en quelque sorte ce patient, ou plutôt devenir celui qu’il accuse de tous ses maux, afin de progressivement l’en dissocier. Est-ce ainsi que, au moins occasionnellement, les défenses de certaines personnalités narcissiques tomberaient ? N’est-ce pas ce qu’a fait Jésus avec Judas Iscariote en acceptant d’être trahi et embrassé par lui ?
3’ – Une confirmation ? La substitution selon Levinas
119Faisons une hypothèse. Peut-être, pour rendre compte de cette interprétation qui m’est propre, faudrait-il convoquer le concept audacieux de substitution élaboré tardivement par Emmanuel Levinas (à partir de 1968 et omniprésent dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence) pour rendre compte de la responsabilité à l’égard d’autrui (cf. Marion, 2007) ? Deux affirmations parmi beaucoup : « Sous l’accusation de tous, la responsabilité pour tous va jusqu’à la substitution. Le sujet devient otage », (Levinas, 1974, p. 142) ; « Souffrir pour Autrui, c’est l’avoir à charge, le supporter, être à sa place, se consumer par lui » (Levinas, 1972 p. 93).
120Ce point mérite d’autant plus d’être exploré que, souvent convoqué par notre thérapeute, Levinas en fut autrefois le professeur de philosophie et est demeuré l’une de ses références. Surtout, il doit retenir notre attention parce que le philosophe français n’ignore en rien combien cette notion est paradoxale, jusqu’à avoir suscité la réprobation de Paul Ricœur [19]. En effet, il n’y a rien de plus propre que ma responsabilité ; or, Levinas (1974, p. 152.) parle d’une « responsabilité pour l’autre jusqu’à la substitution ». De plus, la liberté suit la conscience ; or, Levinas (Ibid., p. 127) parle « d’une responsabilité à l’égard des hommes que nous ne connaissons même pas ». Enfin, la victime ne peut pleinement accéder à la liberté qu’en se désolidarisant de son bourreau ; or, une troisième fois, Levinas (Ibid., p. 141) parle de « la responsabilité pour le persécuteur » lui-même.
121D’ailleurs, cette notion de substitution rapproche Levinas de ce que dit le Christ, sinon le christianisme – dont parlera le prochain paragraphe. Citant ces passages célèbres, un philosophe qui fut élève d’Emmanuel Levinas raconte qu’il a invité celui-ci au collège Saint-Michel, à Fribourg, en mai 1985, pour une journée de discussion avec les professeurs de philosophie. Or, à cette occasion, Levinas cita les paroles du Christ dans la parabole du jugement dernier : « D’après lui », elles « résument très bien cette idée de ‘substitution’ au cœur de sa pensée ». En effet, Jésus y dit que « tout ce que vous avez fait au plus petit d’entre les hommes, c’est à moi que vous l’avez fait » [20]. C’est donc que le Christ s’identifie à tous les hommes, notamment en condition de vulnérabilité, et qu’il se substitue à eux, (de Coulon, 2007, p. 187).
4’ – Une relecture des mystères centraux du christianisme
122Ces deux premières relectures étaient philosophiques. Cette troisième sera résolument théologique. C’est d’ailleurs Mony Elkaïm lui-même qui nous y engage. Avec une belle audace, dans une attitude qui est beaucoup plus que le seul respect, il invite à une relecture de la Bible (Nouveau Testament et Ancien, celui-ci interprété à partir de la tradition judaïque issue de Rachi), mais aussi de Platon et des rituels africains, en espérant « que le lecteur n’y verra pas un simple détour », (Elkaïm, 2014). Avec justesse, le psychiatre belge relève chez Jésus « la coexistence » de « deux états intérieurs apparemment contradictoires » : d’un côté, selon son interprétation, le doute traduit par le cri : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Évangile selon saint Matthieu, chapitre 27, v. 46-47). De l’autre, sa certitude de ressusciter (cf. ibid., chap. 16, v. 21). D’un côté, le refus de la volonté du Père, de l’autre son consentement à Gethsémani. Mony Elkaïm va même plus loin, affirmant que cette contradiction s’enracine « dans la nature paradoxale de la notion même d’incarnation », (Elkaïm, p. 35). Ou plutôt, elle s’y résout :
« Ce Dieu qui, à travers le Christ, s’incarne dans l’Homme doit épouser toutes les facettes de la condition humaine, et l’incarnation doit englober non seulement la souffrance et la mort, mais aussi le doute […]. Ainsi, l’incarnation transforme la contradiction en paradoxe ».
124Il convient de développer cette belle intuition. D’abord, l’interprétation systémique proposée par Mony Elkaïm sollicite la sotériologie [21]. Peut-être même offre-t-elle des ressources pour élaborer une nouvelle catégorie causale apte à interpréter la raison pour laquelle « Dieu l’a fait péché pour nous » (Deuxième épître aux Corinthiens, chap. 5, v. 21). Déjà, Balthasar, plus que tout théologien, a montré combien la substitution est la notion la mieux à même de rendre compte de la manière dont Jésus nous sauve (von Balthasar, 1974. Voir aussi Pouliquen, 2007). De fait, la substitution (inclusive) est l’expression la plus radicale à la fois de l’amour inconcevable que Dieu a pour l’homme et de l’intégration de la liberté humaine. En regard, les doctrines du salut oscillent entre l’extrinsécisme (vers lequel opine la surenchère thomasienne des convenances ou, par exemple, le minimalisme narratif d’un Sesbouë) et leur nécessitarisme (vers lequel incline la doctrine anselmienne de la justification).
125Ensuite, cette interprétation connecte plus étroitement christologie (ontologique) et sotériologie, être et agir du Christ. Emilio Brito notait que cette dissociation des deux traités était l’une des trois croix de la christologie contemporaine (Brito, 1979). Or, l’approche systémique montre que, à partir du moment où il consent à endosser sa mission de thérapeute, celui-ci sait (sans le savoir) que, s’il veut être cohérent dans son désir d’aider le patient, il devra combattre certaines résistances jusqu’à entrer dans son jeu et se mettre à sa place. Le débat séculaire entre Thomas et Duns Scot sur le motif de l’Incarnation (divinisation ou rédemption ?) s’en trouve lui-même renouvelé du dedans : la possibilité même d’une substitution qui va jusqu’à ce mensonge qu’est la mort est inclus non point par accident ou par convenance dans la décision de l’Incarnation. Pour autant, de même que la libre créature n’est jamais obligée de pécher, ainsi que l’attestent Marie et les (bons) anges, de même, le paradoxe n’est pas nécessairement néfaste.
126Mais il faut encore aller plus loin. Dieu ne s’engage pas à devenir sauveur quand il s’incarne, mais dès qu’il crée. En effet, nous avons vu plus haut que la création devient le fondement de tout paradoxe : à partir du moment où Dieu crée un autre que lui, c’est-à-dire la créature, il devra, en cas de défaillance pécheresse de celle-ci, aller jusqu’à se substituer à elle pour lui montrer sa contradiction. Bref, selon le mot de Pascal (1660) qu’il faut donc étendre à Dieu – et, à l’instar du paradoxe, élever à la dignité de transcendantal –, dès qu’il affirme « Que la lumière soit » (Genèse, chap 1, v. 3), le Créateur, très intentionnellement et très consciemment, est « embarqué ». Il en est, analogiquement, de même dans toute relation quelle qu’elle soit : entrer en amitié, a fortiori consentir à l’amour sponsal, encore davantage donner la vie, c’est possiblement un jour devoir se substituer à l’aimé pour l’aimer « jusqu’à l’extrême » (Évangile selon saint Jean, chap. 13, v. 1) et le sauver en pardonnant tout et en supportant tout (cf. Première épître aux Corinthiens, chap. 13, v. 7). Même si ceux qui s’engagent ignorent presque toujours le prix potentiel à payer, en revanche, ceux qui se dérobent à l’engagement, en ont souvent une conscience confuse [22].
127Une conséquence de ces propositions est donc une inédite connexio mysteriorum. Si les Pères de l’Église et les docteurs médiévaux avaient un sens aigu de l’unité de ce que saint Paul appelle le Mystère (par exemple, en Épître aux Éphésiens, chap. 5, v. 32), la théologie universitaire, pour les raisons méritoires et nécessaires qui sont liées aux exigences du travail scientifique, a conduit à une spécialisation rendant presque imperméables les connexions entre ce que l’on va nommer les « traités » de théologie. Or, en réintégrant le paradoxe et sa nécessaire issue, l’on est conduit à reconnecter les trois mystères de la Création, de l’Incarnation et de la Rédemption, le deuxième jouant le rôle de pivot.
Conclusion
128L’approche originale et radicale de Mony Elkaïm garde des approches auxquelles il fut formé (psychanalyse et systémique) son objectivité et son sens de l’altérité, mais elle en écarte résolument la secrète violence née du savoir-pouvoir unilatéral présent chez le soignant. Toutefois, déjouant toute naïveté réactive, elle ne sombre en rien dans les mirages de l’antipsychiatrie, car, si elle rend le plus possible horizontale et réciproque l’alliance thérapeutique, jamais elle ne perd de vue son essentielle asymétrie.
129« Amour et vérité se rencontrent » (Psaume 84, v. 11). Tout en étant parfaitement laïque, la démarche de Mony Elkaïm nous conduit aux frontières de la théologie que, sans séparation mais sans confusion, le thérapeute est libre de franchir ou non. En nous permettant de remonter jusqu’à la théologie pour éclairer la logique ultime de la thérapie pensée et pratiquée par Mony Elkaïm, nous n’avons fait que prolonger et amplifier son attitude si généreuse qui n’hésite pas à convoquer les sources les plus diverses en dehors de la psychologie. Surtout, en phase avec la perspective systémique pour laquelle tout est intimement connecté, nous nous sommes émerveillés de l’harmonie vibratoire entre la résonance chère à Mony Elkaïm et l’ontologie trinitaire chère à un immense théologien, Henri de Lubac : « le fond de l’être est communion » (de Lubac, 2008, tome 3, pp. 13-15).
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Mots-clés éditeurs : paradoxe, don, Mony Elkaïm, Levinas, nouveauté, pluralité
Date de mise en ligne : 10/06/2021
https://doi.org/10.3917/ctf.066.0221Notes
-
[1]
Pour une bibliographie en ligne sur les thérapies familiales, voir Goldbeter-Merinfeld (éd.), 2010, pp. 263-272.
-
[2]
Elles sont souvent présentées comme provenant de l’école de Palo Alto, même si cette dernière dénomination, qui n’est pas une auto-dénomination, manque de précision, et si ses membres ne s’y reconnaissent pas (cf. l’excellente mise au point in Wittezaele & Garcia, 1992-2006).
-
[3]
Nous employons l’adjectif en son sens psychanalytique : le préconscient se distingue de l’inconscient en ce que le premier est conscientisable alors que le second, refoulé, ne l’est plus, en tout cas sans le secours du travail psychothérapique.
-
[4]
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de l’origine des pulsions de mort dont leur existence est encore trop souvent postulée même par des philosophes (cf., par ex. Zarader, 2019). La généalogie la plus profonde (centrée sur Freud et, plus encore, sur la relecture lacanienne de Freud) me semble être celle de Jacques Le Brun, 2002, pp. 289-340.
-
[5]
Je remercie Myriam Terlinden, thérapeute familiale belge, pour cette histoire. J’en profite pour dire aussi ma gratitude à un autre thérapeute belge pratiquant la thérapie systémique qui m’a sensibilisé et introduit à l’œuvre de Mony Elkaïm : Jérôme de Bucquois.
-
[6]
Rappelons d’ailleurs que l’on doit le terme « cybernétique » non pas à Norbert Wiener, mais à von Foerster. Sur ce point et la distinction des deux ordres de cybernétique (cf. Proulx, 2003).
-
[7]
Cf. site pascalide.fr : « De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) » ; « De la synchronisation des horloges à la résonance affective ».
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[8]
Ce néologisme est formé sur le verbe grec kénoô, « se vider » et s’inspire d’un passage célèbre de l’hymne aux Philippiens où, pour exposer l’Incarnation, l’apôtre Paul affirme que le Christ « ne retint pas comme une proie d’être traité à l’égal de Dieu, mais s’est vidé lui-même » (Épître aux Philippiens, chap. 2, v. 7. Cf. Spicq, (1991, p. 818-826).
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[9]
Cf. site pascalide.fr : « Les théories morphologiques de la nature. La théorie des structures dissipatives ».
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[10]
Sur la différence entre mécanisme et dynamisme, cf. Pascal Ide, 1998, 1ère et 2e parties.
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[11]
Cf. Blaise Pascal, Pensées, fragment 308, éd. Lafuma. Pour une présentation, voir Magnard, 1997.
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[12]
Cette approche se retrouve au maximum chez Jean-Paul Sartre. Tout à l’inverse, celle de Paul Ricœur prend en compte l’involontaire, sans pour autant y reconduire le volontaire. Pour une présentation pédagogique de ces deux éthiques, cf. Léonard, 1991, respectivement p. 149-168 et chap. 1.
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[13]
Pour une première introduction, cf. site pascalide.fr : « Astérix en Corse et Palo Alto ».
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[14]
En fait, c’est encore Bertrand Russell qui renvoie à ce passage dans « Introduction to Ludwig Wittgenstein Tractatus logico-philosophicus », lui-même cité par Paul Watzlawick et al., Une logique de la communication, p. 193-194.
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[15]
Sur la définition de ces rôles, cf. Ide, 2018.
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[16]
Positionnement théorique dont les éléments viennent du dehors. (NDLR).
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[17]
Ce paradoxe, comme tous les autres, peut être formulé de différentes manières selon les catégories utilisées. Par exemple : comment être assuré que la norme personnaliste ne s’incurve pas secrètement en norme utilitariste ?
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[18]
Relatif à l’Ontologie ; domaine philosophique qui se concentre surs l’étude de l’être, sur la nature réelle de ce qui nous entoure et du sens de la vie. (NDLR).
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[19]
Paul Ricœur condamne cette « stratégie » d’« accumulation d’expressions excessives, hyperboliques, destinées à dérouter la pensée commune » (1989-1994 et 1997.
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[20]
Évangile selon saint Matthieu, chap. 25, v. 40. « Je cite toujours, quand je parle à un chrétien, Matthieu, 25 » (Levinas, 1991, p. 112-131, ici p. 120).
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[21]
Science théologique traitant du salut de l’humanité, de sa rédemption, (NDLR).
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[22]
Plus peut-être que la loi de symbolisation, en tout cas au même titre, mais pour la raison négative qu’est le paradoxe, cette loi de substitution explique pourquoi le don d’amour est un don de soi.