Aux origines d’une collaboration avec Mony Elkaïm
1Dans ce numéro d’hommage, je voudrais évoquer une expérience déjà ancienne de collaboration avec Mony Elkaïm. Cette expérience a pu contribuer à catalyser sa rencontre avec Ilya Prigogine, en le sensibilisant aux phénomènes de bifurcations dans les systèmes physico-chimiques et biologiques auxquels Prigogine s’intéressait dans le cadre de ses travaux sur les structures dissipatives (Prigogine, 1968). Mony Elkaïm et Ilya Prigogine possédaient tous deux un charisme rare, une créativité exceptionnelle, ainsi qu’une vaste culture qui sous-tendait une vision poétique du monde. Une affinité fondée sur une admiration et un respect mutuels devait les rapprocher au fil du temps (Elkaïm, 2003 ; Prigogine, 1994).
2Au tournant des années 1979-1980, Mony Elkaïm avait créé à Bruxelles l’Institut d’Etudes de la Famille et des Systèmes Humains (IEFSH), que ses membres, vu la longueur du nom, désignent entre eux, depuis sa création, comme « l’Institut ». Dans le petit groupe qui en faisait partie se trouvait Édith, mon épouse qui, après avoir été formée par Mony (et plus tard par Carlos Sluzki et Salvador Minuchin aux États-Unis), allait devenir sa proche collaboratrice, en charge, depuis cette période, de la formation en thérapie systémique à l’Institut et, peu après, de la rédaction des Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux. Quant à moi, physico-chimiste et biophysicien de formation, mon intérêt pour l’approche systémique en thérapie familiale émergea progressivement, en quelque sorte par osmose, par l’intermédiaire d’Édith et de mes contacts avec Mony. Lors de journées ou de congrès organisés par l’IEFSH, j’ai eu l’occasion d’assister à des séances de simulation de thérapie familiale menées par Mony qui, à chaque fois, m’émerveillait par ses intuitions et sa créativité.
3À la création de l’IEFSH, Édith se rendait compte qu’il devait exister un lien, quelque ténu qu’il soit, entre l’approche systémique en thérapie familiale et mon champ d’activité. J’avais effectué ma thèse de doctorat dans le groupe d’Ilya Prigogine à la Faculté des Sciences de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) de 1969 à 1973, avant d’effectuer un post-doctorat puis de revenir à Bruxelles travailler dans le groupe de Prigogine sur la modélisation des structures dissipatives dans les systèmes biochimiques et cellulaires. Ce domaine de recherche appartient à ce qu’on nomme à présent la Biologie des Systèmes. Je pratiquais celle-ci avant même que l’emploi du terme prenne son essor au tournant des années 2000. Comme dans l’approche systémique en psychologie, l’accent y est mis sur les comportements dynamiques associés aux interactions régulatrices entre les éléments du système : les interactions entre molécules de divers types au niveau cellulaire (gènes, facteurs de transcription, ARN messagers, enzymes, métabolites…) ou entre populations de prédateurs et de proies en écologie correspondent, mutatis mutandis, aux interactions entre les membres d’un système familial.
4C’est pour tirer au clair les liens possibles entre mon travail et ce dont s’occupaient les membres de l’Institut qu’à l’instigation d’Édith, Mony, que je connaissais par ailleurs depuis que je l’avais rencontré à mon arrivée à l’ULB, m’invita à faire un séminaire devant le groupe de l’IEFSH. Je me souviens que le séminaire eut lieu, sans doute en 1979 ou 1980, dans un auditoire de Sciences humaines de l’ULB, en présence des membres de l’équipe initiale de l’Institut. Cette équipe était réduite, et l’assistance comptait huit auditeurs tout au plus. J’expliquai, en prenant des exemples tirés des domaines de la chimie et de la biologie comment les systèmes hors d’équilibre peuvent s’auto-organiser dans le temps ou/et dans l’espace, au-delà d’une instabilité, quand ils traversent un point de bifurcation. Je fus un peu dépité par cette expérience, car je réalisai que ma présentation laissait l’auditoire perplexe. En effet, les notions abstraites de concentrations chimiques, de paramètres et de variables, d’instabilités et de bifurcations demeuraient par trop obscures pour des psychologues et psychiatres s’intéressant aux dynamiques familiales. En discutant avec Édith et Mony je me rendis compte de l’existence d’un fossé trop important. Pour éclairer les liens possibles entre les deux domaines, et pour rendre ces concepts compréhensibles, il convenait de tenter un rapprochement en choisissant, comme je l’explique plus loin, un exemple tiré des thérapies familiales pour illustrer les notions développées dans mon séminaire.
5Mes recherches visaient à explorer, au moyen de la modélisation mathématique, comment les systèmes biologiques se structurent dans le temps et donnent naissance aux rythmes qui abondent à tous les niveaux de l’organisation du vivant. C’est bien plus tard que je me suis attaché à présenter dans divers ouvrages ces différents rythmes de manière unifiée, en soulignant ce qui les relie au-delà des différences de mécanisme et de période (Goldbeter, 1990, 1996, 2018). Un chapitre du dernier de ces livres est consacré au lien entre rythmes biologiques et rythmes à composante psychologique (troubles bipolaires, variations cycliques du poids, et dynamique familiale oscillante). Ce chapitre fit l’objet d’une prépublication dans les Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux (Goldbeter, 2009). Mais au moment du séminaire à l’IEFSH je n’avais travaillé que sur quelques exemples d’oscillations de nature biochimique.
6En 1981, lors du premier congrès international organisé par l’Institut au Palais des Congrès à Bruxelles, auquel participa Isabelle Stengers dont le livre avec Prigogine avait paru peu auparavant (Prigogine et Stengers, 1979), je me souviens d’avoir réalisé en direct l’expérience de Belousov-Zhabotinsky qui représente le prototype d’une réaction chimique oscillante. L’atmosphère magique qui régnait lors de ce congrès me laissa, ainsi qu’à chaque participant, un souvenir inoubliable. Entre le séminaire du début à l’IEFSH et ce congrès, il y eut l’épisode de la collaboration sur l’analyse d’un exemple de dynamique familiale.
Trouver un « exemple de travail »
7Comme d’autres thérapeutes familiaux à cette époque, Mony gardait des enregistrements en vidéo des séances de thérapie familiale, avec l’accord des patients qu’il recevait. Parmi ces enregistrements je ne sais comment Mony porta son choix, qui devait s’avérer particulièrement judicieux, sur une bande vidéo susceptible de fournir un substrat à nos réflexions et d’illustrer comment l’approche de modélisation peut s’appliquer à la dynamique d’un système familial. Le premier choix de Mony fut le bon ! Nous visionnâmes à trois, Mony, Édith et moi, la cassette, probablement de format Betamax, qui contenait une première séance de thérapie familiale, d’une durée d’une heure, dans laquelle Mony, en tant que thérapeute, recevait la famille. Celle-ci comprenait, en plus du père et la mère, cinq enfants : une fille aînée (27 ans), des frères jumeaux (25 ans) dont le patient désigné (nous l’appelâmes Patrick), et deux jeunes frères (12,5 ans et 15 ans). Patrick ne sortait jamais de la maison, dormait le jour et était actif la nuit, buvait, se montrait violent. La famille venait consulter le thérapeute au sujet de ce fils violent qui vivait chez ses parents, à la différence de son frère jumeau et de sa sœur aînée, qui avaient quitté la maison.
8L’enregistrement vidéo de la séance montre comment le thérapeute accueille la famille qui s’installe, puis il s’adresse à la mère en lui demandant d’expliquer ce qui les a conduits à consulter. La mère, qui paraît déprimée et effacée, est terrassée par l’émotion. Elle commence à pleurer, et sort un mouchoir de sa poche. Aussitôt Patrick s’emporte et l’insulte, ce qui provoque la réaction immédiate de ses frères et sœurs qui volent au secours de la mère. Au cours de la séance, cette situation se répète à plusieurs reprises, comme le montre l’enregistrement des propos de Patrick et du reste de la famille.
9Le thérapeute intervient dans le cours de la séance pour faire remarquer à Patrick qu’il joue en quelque sorte un rôle stabilisateur par sa conduite violente. À chaque fois que ses parents sont en danger, il explose, ce qui permet aux autres de se préoccuper de lui plutôt que de leur propre tension. Dans les mots du thérapeute à Patrick : « Quand votre mère commence à pleurer, vous vous emportez, et votre mère très vite cesse de pleurer et vous répond, et peut ensuite respirer. Quand votre père est en difficulté, vous vous précipitez avec violence. Votre père peut ensuite commencer à se relaxer. Sans que vous le réalisiez, vous faites votre possible pour les aider. »
10Je me souviens de ma surprise lorsque je découvris comment Mony recadrait le comportement du patient désigné (pour utiliser le langage des thérapeutes systémiques) qu’il présentait comme « l’infirmier de la famille ». Percevoir tout d’un coup la pertinence d’une démarche si contre-intuitive m’a laissé un sentiment de saisissement dont je me souviens encore. La démarche du thérapeute m’époustoufla – le terme anglais flabbergasted reflète peut-être mieux le sentiment de sidération admirative que j’éprouvai alors, face à ce renversement de perspective si audacieux et riche au point de vue thérapeutique.
Modélisation d’une dynamique familiale
11Le but de ce bref résumé de la séance chez le thérapeute n’est pas d’en donner une image exhaustive ni de discuter l’interprétation paradoxale faite par le thérapeute du comportement du patient identifié. Je souhaite plutôt montrer comment, sur la base des interactions mises en lumière par le thérapeute au cours de la séance, un modèle qualitatif simple a été construit (Elkaïm, Goldbeter & Goldbeter-Merinfeld, 1980, 1987). L’intérêt de cet « exemple de travail » (ce qu’on appelle en anglais un « working example ») est de mettre en lumière les différents modes de comportement dynamique associés aux interactions observées dans le système familial, et de chercher à les modéliser. La première question qui se pose dans tout projet de modélisation est de définir les variables et les paramètres. Ici, le modèle minimal est centré sur la tension de la mère et l’agressivité du fils ; ces deux variables furent choisies pour représenter la dynamique du système familial. Pour la simplicité, le rôle des autres membres de la famille n’est pas considéré de manière explicite. En quelque sorte, la tension de la mère sera emblématique des répercussions de l’agressivité du fils sur le reste de la famille. Le schéma des interactions entre les deux variables est représenté à la Figure 1.
12La tension de la mère naît de multiples sources, au rang desquelles figure le comportement problématique du fils. Les observations effectuées au cours de la séance suggèrent que l’agressivité du fils, est suscitée – entre autres – par la tension de la mère. En effet, les crises de pleurs chez celle-ci entraînent des accès de violence verbale chez Patrick. La montée de son agressivité a pour effet de couper court aux manifestations de tension de la mère. Cet effet représente une rétroaction négative, qui s’apparente, qualitativement, aux rétroactions de ce type observées dans les régulations de nature biochimique (inhibition) ou génétique (répression) au niveau cellulaire. À cette rétroaction s’ajoutent des processus d’élimination autonome de la tension de la mère et de l’agressivité du fils. Enfin, le modèle tient compte de phénomènes d’auto-amplification (représentés par les flèches courbes en pointillés dans le schéma de la Figure 1) : la tension et l’agressivité augmentent d’autant plus vite que leur niveau est élevé, par une sorte d’emballement qui correspond à un effet de « boule de neige ». Nous reviendrons plus loin sur cette hypothèse dont les effets sont importants pour la dynamique du modèle.
Modèle de dynamique familiale oscillante
Modèle de dynamique familiale oscillante
Le schéma représente les interactions entre tension de la mère (T) et agressivité du fils (A). La tension s’accroît à vitesse v1 et s’élimine de manière autonome avec une vitesse mesurée par le paramètre k1. La flèche de T vers A représente l’induction de l’agressivité du fils par la tension de la mère, à vitesse v2, tandis que la flèche courbe de A vers T traduit l’inhibition de la tension maternelle par l’agressivité du fils. Cette rétroaction négative est au cœur de la dynamique oscillante. L’agressivité A s’élimine de manière autonome avec une vitesse mesurée par le paramètre k2. Les flèches courbes en pointillés dénotent des processus d’auto-amplification dans l’augmentation de la tension et de l’agressivité. Le modèle a été établi sur base de l’analyse d’une bande vidéo réalisée lors d’une première séance de thérapie systémique de la famille avec le thérapeute, Mony Elkaïm.13La description mathématique des interactions entre tension T et agressivité A ressemble formellement aux équations qui décrivent la consommation d’un substrat dans une réaction enzymatique inhibée par son produit. Ces équations s’apparentent également à celles qui décrivent les interactions entre populations de prédateurs et de proies dans un système écologique. Ce dernier lien n’est pas fortuit : l’ouvrage de Gregory Bateson (1972) dans lequel il établissait un lien entre processus psychiques et dynamique des écosystèmes s’intitulait Steps to an Ecology of Mind ; l’ouvrage parut en français sous le titre Vers une écologie de l’esprit.
Un rythme apparaît dans la dynamique familiale au-delà d’une bifurcation
14Un paramètre de contrôle jouant un rôle clé dans le comportement dynamique du modèle est la vitesse d’élimination autonome de la tension par la mère, mesurée par le paramètre k1. Lorsque cette vitesse est suffisamment élevée, le modèle prédit l’évolution du système familial vers un état stationnaire stable dans lequel la tension de la mère et l’agressivité du fils sont nulles. Dans ces conditions, la tension et l’agressivité disparaissent au bout d’un certain temps et le système familial tend vers l’état (T=0, A=0). Cet état est dit stationnaire car, une fois qu’il est atteint, la tension T et l’agressivité A ne changent pas au cours du temps et demeurent égales à zéro (ceci représente bien sûr une simplification ; dans un modèle plus réaliste cet état stationnaire correspond à des valeurs faibles, mais non nulles, de la tension et de l’agressivité).
15Toutefois, l’analyse révèle qu’il existe une valeur critique de la vitesse d’élimination autonome de la tension par la mère. En deçà de cette valeur critique, correspondant à un point de bifurcation, l’état stationnaire (A=0, T=0) devient instable et des oscillations entretenues apparaissent. Ces oscillations correspondent à des cycles au cours desquels des pics de tension de la mère et d’agressivité du fils se succèdent, de manière répétitive (Figure 2). Ce phénomène représente un mode d’auto-organisation de la dynamique du système familial sous forme d’oscillations entretenues au cours du temps. Au début d’un cycle, la tension est quasi-inexistante et la tension de la mère augmente, de manière auto-amplifiée, en raison de causes multiples, au nombre desquelles l’effet du comportement du patient désigné. Cette tension de la mère suscite l’agressivité du fils, qui croît à son tour, de plus en plus vite. Comme cette agressivité exerce une rétroaction négative sur la tension de la mère, la tension s’arrête de croître et finit par diminuer, ce qui entraîne la chute de l’agressivité. Lorsque celle-ci atteint son minimum, un nouveau cycle débute spontanément lorsque la tension recommence à augmenter pour les mêmes raisons qu’auparavant. Ces résultats ont été développés en détail dans les publications précédentes (Elkaïm, Goldbeter & Goldbeter-Merinfeld, 1980, 1987).
Oscillations prédites par le modèle représenté à la Figure 1
Oscillations prédites par le modèle représenté à la Figure 1
Un pic de tension (T) de la mère alterne avec un pic d’agressivité (A) du fils de manière cyclique au cours du temps. Le modèle étant de nature qualitative, les variables et le temps sont représentés en unités arbitraires.Un chemin thérapeutique dans l’espace des paramètres
16L’analyse du modèle conduit à une condition d’instabilité simple. Aussi longtemps que la mère est capable d’éliminer assez rapidement sa tension de manière autonome, ce qui se produit lorsque la valeur du paramètre k1 mesurant la vitesse de cette élimination est plus grande qu’une valeur critique k1c, le système évolue vers un état stationnaire stable caractérisé par une tension et une agressivité nulles (A=0, T=0). Dès que la vitesse d’élimination autonome de la tension tombe en-dessous de la valeur critique (k1 < k1c), l’état stationnnaire (A=0, T =0) devient instable et devient donc inaccessible. Le système évolue alors vers un état périodique dans lequel des pics de tension et d’agressivité se succèdent de manière répétitive (Figure 2).
17La valeur critique k1c d’élimination de la tension est proportionnelle à la vitesse v1 à laquelle cette tension s’accumule. La condition d’instabilité k1< k1c signifie que plus la vitesse v1 augmente, plus la capacité de la mère à éliminer sa tension de manière autonome, mesurée par le paramètre k1, doit croître pour assurer la stabilité de l’état où la tension et l’agressivité demeurent nulles. L’obtention d’une condition d’instabilité permet de construire un diagramme de biffurcation dans l’espace des paramètres k1 et v1 (Figure 3). Dans ce diagramme, une ligne oblique, lieu (c’est-à-dire ensemble) des valeurs critiques k1c en fonction de k1 et v1, sépare donc deux domaines correspondant à des comportements dynamiques distincts. Dans la région à droite de cette ligne de séparation, ou ligne de bifurcation, le modèle prédit l’évolution vers un état stationnaire stable correspondant à l’absence de tension et d’agressivité, alors que dans le domaine en gris, à gauche de la ligne de bifurcation, le modèle prédit l’apparition spontanée d’oscillations entretenues associées à l’alternance répétitive d’un pic de tension et d’un pic d’agressivité (Fig. 2). La prédiction d’oscillations dans la dynamique familiale fut une prédiction du modèle ; elle parut plausible à Édith et Mony qui n’y avaient pas pensé au préalable, et qui pensèrent tous deux à d’autres exemples de familles présentant des dynamiques cycliques.
Diagramme de bifurcation
Diagramme de bifurcation
Dans l’espace des paramètres mesurant la vitesse d’accumulation v1 de la tension T de la mère et la vitesse k1 d’élimination autonome de cette tension, la ligne oblique sépare deux régions de comportements dynamiques distincts : à gauche (en gris) le domaine d’oscillations entretenues de la tension T de la mère et de l’agressivité A du patient désigné, et à droite le domaine dans lequel le modèle évolue vers un état stationnaire stable caractérisé par une tension et une agressivité nulles (A =T=0). La flèche courbe symbolise un chemin thérapeutique possible (parmi d’autres) dans l’espace des paramètres, rompant le comportement cyclique du système familial et menant à l’état stationnaire stable correspondant à l’état thérapeutique recherché.18Le modèle donne bien sûr une image par trop simplifiée du système familial. Ce qui est néanmoins intéressant et contre-intuitif dans ce modèle – qui doit être vu comme un simple exemple de travail permettant d’illustrer de manière qualitative les concepts de bifurcation et d’oscillations – c’est l’existence d’une frontière abrupte séparant les domaines de comportement oscillant ou non oscillant. Cette frontière correspond à un point de bifurcation, qui dépend ici des valeurs des paramètres v1 et k1.
19Le modèle suggère l’existence de ce que nous avons appelé un chemin thérapeutique dans l’espace des paramètres (Elkaïm, Goldbeter & Goldbeter-Merinfeld, 1980, 1987). Un exemple de chemin de ce type est représenté par la flèche courbe dans la Figure 3. Il permet de passer de l’état oscillant, associé à des crises répétitives de tension et d’agressivité, à l’état stable où la tension et l’agressivité s’apaisent. Le chemin thérapeutique est ici associé à une diminution du paramètre v1 et une augmentation du paramètre k1, c’est-à-dire à une réduction de la vitesse d’accumulation de la tension et une augmentation de la capacité de la mère à éliminer sa tension de manière autonome. Au départ d’un point situé dans le domaine oscillant, le chemin thérapeutique conduisant à l’état stable (A=T=0) pourrait prendre plus simplement la forme d’une flèche verticale orientée vers le bas (diminution de la source de tension, v1) ou d’une flèche horizontale orientée vers la droite (augmentation de la vitesse d’élimination k1). Bien que cette vue soit en accord avec une compréhension intuitive de la dynamique familiale, il convient de noter que la notion de valeur critique correspondant à un point de bifurcation échappe à la seule intuition. D’autres chemins thérapeutiques peuvent exister dans le cadre du modèle. Ainsi, l’injonction paradoxale du thérapeute, qui incite le patient désigné à ne pas changer son comportement agressif vis-à-vis de sa mère, peut modifier la dynamique au sein de cette famille en renversant la vision qu’ont la mère et le fils de leurs interactions.
20Une anecdote au sujet de la version en anglais de notre article me revient à l’esprit. Plusieurs années après avoir fait paraître la version française dans un des tout premiers numéros des Cahiers critiques (Elkaïm, Goldbeter & Goldbeter-Merinfeld, 1980), nous soumîmes une version en anglais, légèrement modifiée, au Journal of Social and Biological Structures, qui nous paraissait, vu son titre, être un lieu propice pour faire le pont entre l’auto-organisation temporelle dans un système familial, d’une part, et, d’autre part, dans les systèmes biologiques au sein desquels les rythmes abondent (Elkaïm, Goldbeter & Goldbeter-Merinfeld, 1987). Lors du processus d’évaluation de notre manuscrit par la revue, un referee anonyme écrivit dans son rapport : « In the continental manner pioneered by Freud and Piaget, the authors generalize on a small data base ». Cette critique, formulée de manière exquise, soulignait, non sans humour, le fait que nous fondions notre analyse sur un seul exemple de système familial. La comparaison avec ces deux illustres prédécesseurs ne manqua pas de nous faire sourire, tout en nous impressionnant !
21Une autre anecdote me revient en mémoire. Aux alentours de 1980, j’accompagnais Ilya Prigogine à un congrès qui se tenait à Vienne sous les auspices de l’Institut de la Vie qui organisait depuis la fin des années 1960 des rencontres entre biologistes et physiciens. Dans l’avion, où nous étions assis côte à côte, Prigogine me demanda sur quoi je travaillais en ce moment. Je lui mentionnai ce travail de modélisation des oscillations dans la dynamique d’un système familial. Aussitôt Prigogine me dit que c’est de celà que je devais parler à Vienne ! Ayant préparé un exposé sur un thème plus « classique », je m’abstins de suivre cette suggestion, mais cette anecdote témoigne de l’ouverture d’esprit de Prigogine et de l’intérêt qu’il portait aux incursions, par des chemins de traverses, dans des territoires inexplorés.
Une hypothèse… validée par Proust !
22Comme indiqué plus haut, une étape importante de l’élaboration du modèle consiste à traduire le schéma des interactions (Figure 1) en termes mathématiques, sous forme d’équations qui régissent l’évolution des variables au cours du temps. Cette étape a été discutée en détail dans nos publications précédentes (Elkaïm, Goldbeter & Goldbeter-Merinfeld, 1980, 1987), mais un point mérite d’être explicité. La réduction du nombre de variables à deux dans le modèle (la tension T de la mère, et l’agressivité A du patient désigné), permet de recourir à des méthodes d’analyse qui s’appliquent aux systèmes à deux variables. En particulier, un outil connu sous le nom de critère de Bendixson (du nom du mathématicien qui l’a établi au début du XXème siècle, à la suite des travaux de Poincaré) permet d’exclure dès l’abord des comportements oscillants si une condition liée au caractère non linéaire des équations d’évolution n’est pas remplie. Afin de ne pas exclure une telle possibilité avant même d’aller plus loin dans l’étude du modèle, nous fûmes conduits à faire l’hypothèse, d’une part, que la vitesse d’accumulation de la tension est proportionnelle à cette tension, et d’autre part, que la vitesse d’augmentation de l’agressivité est proportionnelle à cette agressivité. Ces deux conditions reviennent à supposer que ces deux variables augmentent de manière auto-amplifiée. Une telle hypothèse nous parut plausible. Si on y renonce, c’est-à-dire en l’absence d’auto-amplification des deux variables, le point de bifurcation existe encore dans le modèle mais il sépare alors l’état stationnaire T=A=0, qui devient instable, d’un état stationnaire stable correspondant à des valeurs non nulles de la tension et de l’agressivté. Aucune oscillation ne se produit dans ces conditions.
23Il se fait que dans cette année marquée par la pandémie je me suis lancé, en mars 2020, au début de la première période de confinement, dans la lecture de Proust, projet que je reportais depuis des décennies. Je me souviens d’avoir rencontré Carlos Sluzki à San Francisco, il y a une douzaine d’années, lors d’un congrès de thérapie familiale auquel j’accompagnais Édith à l’occasion du 50e anniversaire du MRI, le Mental Research Institute. Quand j’avais dit à Carlos, qui m’interrogeait sur mes projets futurs, que je comptais lire « À la recherche du temps perdu », quand j’en aurais le temps, il m’avait déclaré en souriant : What a nice metaphor ! Après un peu plus d’un an de lecture j’arrive, non sans regrets, en vue de la fin de cette œuvre magistrale. Peu après le décès de Mony au mois de novembre 2020, quelle ne fut pas ma surprise de découvrir ces phrases dans « La Prisonnière » qui me firent instantanément penser à notre travail de modélisation : « Comme un homme qui n’avait d’abord que des motifs peu importants de se fâcher se grise tout à fait par les éclats de sa propre voix, et se laisse emporter par une fureur engendrée, non par ses griefs, mais par sa colère elle-même en voie de croissance, ainsi, je roulais de plus en plus vite sur la pente de ma tristesse, vers un désespoir de plus en plus profond (…) ». Ces mots semblent écrits pour valider l’hypothèse que nous faisions sur l’auto-amplification des variables psychologiques dans notre modèle ! Mony aimait faire référence à Proust, dont il appréciait la remarquable finesse d’analyse. En hommage à Mony, qui lui aussi faisait preuve de tant de finesse et d’intelligence, soulignées par l’étincelle présente à chaque instant dans son regard, j’aimerais conclure sur cette citation, découverte sur le tard, par laquelle Proust semble nous donner, des décennies avant la parution de notre article, une sorte de blanc-seing.
Références
- BATESON G. (1977) : Vers une écologie de l’esprit. Collection Points-Seuil, tomes 1 et 2, Paris (édition en anglais : Steps to an Ecology of Mind. Ballantine books, New York, 1972).
- ELKAÏM M. (2001) : Thérapie systémique, prédictibilité et hasard. De la loi à l’événement, in PRIGOGINE I. (sous la direction de) : L’homme devant l’incertain. Odile Jacob, Paris, pp. 223-236.
- ELKAÏM M. (2003) : En hommage à Ilya Prigogine. Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de Pratiques de Réseaux 30:150-151.
- ELKAÏM M., GOLDBETER A., GOLDBETER-MERINFELD E. (1980) : Analyse des transitions de comportement dans un système familial en termes de bifurcations. Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de Pratiques de Réseaux 3:18-34.
- ELKAÏM M., GOLDBETER A., GOLDBETER-MERINFELD E. (1987) : Analysis of the dynamics of a family system in terms of bifurcations. Journal of Social and Biological Structures 10: 21-36.
- GOLDBETER A. (1990) : Rythmes et chaos dans les systèmes biochimiques et cellulaires. Masson, Paris.
- GOLDBETER A. (1996): Biochemical Oscillations and Cellular Rhythms: The molecular bases of periodic and chaotic behaviour. Cambridge University Press, Cambridge, UK.
- GOLDBETER A. (2009) : Des rythmes biologiques aux rythmes à composante psychologique. Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de Pratiques de Réseaux 43:217-238.
- GOLDBETER A. (2018) : Au cœur des rythmes du vivant. La Vie oscillatoire. Odile Jacob, Paris (1ère édition : La Vie oscillatoire. Au cœur des rythmes du vivant, Odile Jacob, Paris, 2010).
- PRIGOGINE I. (1968) : Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, Paris, Dunod.
- PRIGOGINE I. (1994) : Résonances et domaines du savoir, in ELKAÏM M. (sous la direction de) : La thérapie familiale en changement. Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, pp. 213-226.
- PRIGOGINE I., STENGERS I. (1979) : La nouvelle alliance. Métamorphose de la science. Gallimard, Paris.
- PROUST M. : A la recherche du temps perdu, tome 3, p. 242 (Gallimard, Paris, 1947).
Mots-clés éditeurs : dynamique familiale, instabilité, oscillations, bifurcation
Date de mise en ligne : 10/06/2021
https://doi.org/10.3917/ctf.066.0207