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Article de revue

Le deuil chez les personnes âgées au temps du coronavirus

Pages 169 à 183

Notes

  • [1]
    Au 12 mai 2020, 18 % des personnes décédées en France de la COVID-19 avaient entre 65 et 74 ans et 71 % avaient 75 ans et plus (Statista, 2020).
  • [2]
    Au 12 mai 2020, 89 % des personnes décédées avaient plus de 65 ans.
  • [3]
    Ceci est vrai pour les couples âgés, même s’ils se sont rencontrés relativement tard et qu’ils ne partagent leur vie commune que depuis quelques années.
  • [4]
    À la mi-avril, les pensionnaires des maisons de soins représentent 31 % des morts du Covid-19 en France.
  • [5]
    Au 12 mai 2020, 10 % des personnes décédées avaient entre 54 et 64 ans. Un grand nombre d’entre elles laissent derrière elles un ou deux parents âgés endeuillés.
  • [6]
    En effet, comment comprendre qu’on puisse se rendre au supermarché, mais qu’on ne puisse pas suivre le cercueil au funérarium ou assister aux funérailles.
  • [7]
    Fatigue morbide résistant au repos.

Introduction

1Les personnes âgées sont particulièrement concernées par l’épidémie COVID-19. En effet, l’âge moyen des victimes décédées est de plus de 70 ans [1] et de nombreux résidents ont trouvé la mort dans les maisons de retraite et de soins.

2Perdre un être cher est une épreuve pour tous. Chez la personne âgée, divers éléments contribuent à compliquer le processus de deuil. L’affaiblissement des ressources psychiques dû à l’âge, la nature de la perte (conjoint de toute une vie, enfant adulte), la difficulté à s’ajuster à la vie sans le disparu (par exemple, devoir assumer de nouvelles tâches), les pertes secondaires signifiantes (par exemple, devoir quitter le domicile conjugal), le faible réseau social, l’appauvrissement de l’intérêt pour les choses de la vie, le rappel de l’inéluctabilité de sa mort prochaine (Ribes, 2006) sont quelques-uns des éléments qui contrarient le travail normal de deuil. Les mesures sanitaires liées à l’épidémie de coronavirus empêchant l’accompagnement des malades dans leurs derniers jours, restreignant les rituels funéraires à leur plus simple expression et privant du soutien des proches sont autant de facteurs qui se surajoutent et grèvent l’évolution favorable du deuil.

La nature de la perte

1 – La perte du partenaire de toute une vie

3Parmi les victimes décédées du coronavirus, les personnes âgées de plus de 65 ans sont sur-représentées [2]. Certaines laissent derrière elles le partenaire de toute une vie. La disparition du compagnon de route nécessite des capacités d’adaptation substantielles alors que les ressources psychiques et physiques des personnes âgées peuvent manquer ou être affaiblies.

L’interdépendance affective

4Après 40, 50 ou 60 années de vie commune, le conjoint est un facteur de stabilité de premier ordre (Dayez, 2012). Avec les enfants et les petits-enfants, il est la figure d’attachement la plus investie. Le perdre, c’est perdre une partie de soi, c’est être privé de son soutien et de son confident. Son décès crée un vide incommensurable. De plus, les activités professionnelles ayant pris fin et les enfants ayant quitté le foyer depuis de nombreuses années, une part importante des activités se sont recentrées sur le partenaire [3]. A sa mort, l’endeuillé peut trouver inutile de déployer les efforts nécessaires pour s’adapter à sa nouvelle situation. « Continuer à se battre, pour qui, pour quoi ? » s’interroge-t-il. En raison de son âge et son espérance de vie réduite, il peut lui être difficile de trouver un sens à une vie sans son conjoint.

5Si la personne est très âgée, elle a souvent perdu une grande partie de son entourage familial, amical et social. Le deuil du partenaire est d’autant plus difficile qu’il restreint, voire anéantit, un réseau relationnel déjà réduit.

Des changements importants du mode de vie

6La disparition du conjoint est d’autant plus dévastatrice au grand âge pour celui qui survit que le veuvage engendre des changements importants, brusques et définitifs de son mode de vie (Adriaensen, 2009). Il entraîne, en effet dans son sillage un cortège de pertes secondaires affectant de multiples aspects de la vie. Les événements se succèdent si rapidement, de manière si inattendue et dramatique, que les endeuillés les plus fragiles peuvent être incapables de donner un sens cohérent à leur vécu. La perte des repères entraîne chez eux une incapacité à organiser leurs pensées. Dans les cas les plus sévères, la confusion peut déboucher sur le développement d’une démence.

7Au cours de la vie commune, des rôles se sont définis, des habitudes ont été prises et une dépendance mutuelle s’est tissée, définissant progressivement l’identité du couple. Lorsqu’un des conjoints décède, l’endeuillé se trouve souvent démunis face aux tâches de la vie quotidienne assumées antérieurement par le disparu (tâches ménagères et administratives, maintenance du domicile et du jardin, déplacements automobiles, etc.). En outre, il peut rencontrer des difficultés financières. Grevé des revenus du conjoint et malgré la pension de survie, son budget peut s’avérer insuffisant pour couvrir les frais qui lui incombent. Pour les personnes dont l’autonomie est réduite en raison du grand âge, d’un handicap (physique ou cognitif) ou d’une maladie, le maintien au domicile n’est généralement possible que grâce à la présence et au soutien du partenaire valide. Lorsqu’il disparaît, celui qui lui survit se voit privé de son pourvoyeur de soins.

Le déménagement

8La majorité des endeuillés souhaitent continuer à vivre chez eux mais le maintien à domicile n’est pas toujours possible. État confusionnel, incapacité à s’ajuster aux nouvelles tâches qui lui échoient, diminution des revenus et déficit d’autonomie ainsi que stipulations testamentaires (par exemple, lorsque les personnes ne sont pas mariées et que le défunt a des enfants d’un premier lit) peuvent contraindre l’endeuillé à quitter le foyer conjugal.

9Si déménager peut être un choix personnel du survivant, par exemple, lorsque l’environnement quotidien lui rappelle constamment son infortune, le plus souvent, la décision est prise par l’entourage immédiat, généralement par les enfants, parfois sans qu’il n’ait été consulté. Il peut se sentir trahi, infantilisé et dépossédé de sa propre vie.

10Lorsque l’endeuillé quitte sa maison, c’est parfois pour le ménage d’un membre de la famille (généralement, un des enfants) ou pour un logement plus adapté (plus petit, sans jardin, etc.) et le plus fréquemment, pour une maison de retraite ou une structure médicale collective. Abandonner sa maison, son quartier et ses voisins ; devoir se séparer de tout ou partie de ses biens meubles (meubles, bibelots, décorations murales, vaisselle, etc.) et laisser derrière soi tous leurs souvenirs plongent généralement les veuves et les veufs dans un grand désarroi. Pour nombre d’entre eux s’ajoute à l’affliction du déménagement la douloureuse séparation d’avec leur animal de compagnie. S’il est impossible à la famille ou aux amis de recueillir le chat ou le chien, il est voué à être euthanasié ou à attendre longtemps en refuge d’être adopté. Cet abandon du compagnon à quatre pattes est un déchirement qui majore le choc émotionnel provoqué par la perte de l’être aimé.

11Emménager et vivre chez un de ses enfants ne se déroule généralement pas sans heurt. La personne âgée doit trouver sa place au sein de la cellule familiale. La vie commune contraint inévitablement sa vie personnelle. Ses habitudes sont bousculées, son espace personnel réduit et sa liberté restreinte. Des tensions naissent souvent avec les adultes et/ou avec les petits-enfants (enfants, adolescents ou jeunes adultes). Lorsqu’elles s’intensifient, elles peuvent mener à la négligence, voire à la maltraitance des aînés. Les frictions et les conflits sont péjoratifs au processus de deuil. L’énergie psychique est mise au service des discordes et fait défaut pour les ajustements engagés par le travail de deuil.

12Le placement en maison de retraite ou de soins peut constituer un véritable choc. Habitué à une vie de couple, l’endeuillé se retrouve, souvent contre son gré, dans une institution qu’il n’a pas forcément choisie. Jusqu’alors indépendant, il est brusquement plongé dans univers collectif, livré aux mains de tiers inconnus et contraint de respecter les règles institutionnelles. En cette période de pandémie, en raison des nombreux décès déplorés dans les maisons de soins [4], son entrée en institution avive sa crainte de contracter le virus et de mourir. À cette peur, s’ajoute les mesures sanitaires, contraignantes, anxiogènes et dépressogènes : les résidents sont confinés dans leur chambre ; aucune activité n’est organisée pour les distraire ; à leur contact, le personnel porte des masques et des blouses médicales ; les visites des familles et des amis sont restreintes ou interdites. L’entrée en institution dans ces conditions particulières constitue un stress considérable pour les nouveaux arrivants, stress incompatible avec une évolution positive du deuil. Les personnes fragiles peuvent connaître des épisodes de confusion en raison de la perte de repères de leur environnement et des modifications de leur routine quotidienne. Celles qui souffrent d’un déficit cognitif antérieur supportent particulièrement mal le placement en institution. Elles se sentent abandonnées et ne comprennent pas les justifications qui leur sont données ou les oublient aussitôt. Il n’est pas rare que le changement radical de leurs habitudes aggrave leur démence.

2 – La perte d’un enfant adulte

13Les études montrent que la perte d’un enfant représente un des deuils les plus douloureux [5] (Clément, 2009). Lorsqu’un enfant décède, la plupart des parents ont l’impression d’être amputés d’une partie d’eux-mêmes. En Occident, survivre à son enfant, quel que soit son âge, est contraire à l’ordre habituel des choses et soulève des sentiments d’injustice. La question, à jamais sans réponse, « Pourquoi est-il parti avant moi ? » devient parfois une rumination obsessionnelle. Le sentiment de culpabilité d’avoir survécu est également souvent très prégnant et se traduit par des réflexions du type : « Moi, j’ai fait ma vie. Lui, il avait toute la vie devant lui. C’est moi qui aurais dû partir, pas lui ».

14Pour les parents, l’attachement à leur progéniture se renforce au fil des années. Quand l’enfant devenu adulte quitte le foyer familial et crée sa propre famille, sa relation d’attachement à ses parents a tendance à perdre de son intensité. Pour les parents, c’est le contraire qui se produit. Les enfants adultes et les petits-enfants représentent souvent un moteur et une raison de vivre pour leurs aïeuls. Les réactions au décès d’un enfant adulte sont donc à la mesure de l’intensité de l’attachement que ses parents lui vouent. La recherche a montré que la souffrance des parents âgés, et des mères en particulier, perdant leur fils ou leur fille adulte est aussi intense, voire davantage, que celle suscitée par la disparition du conjoint. La mort d’un enfant adulte provoque davantage de réactions intenses et persistantes de désespoir, de tristesse, de colère et de culpabilité que tout autre type de décès.

15Lorsque l’enfant défunt était l’aidant principal, sa disparition affaiblit considérablement le réseau de soutien affectif et matériel de ses parents endeuillés.

16Si le défunt laisse derrière lui une famille, le deuil du parent âgé risque de passer inaperçu. La sollicitude se manifeste principalement envers le conjoint veuf et les enfants orphelins ; sa souffrance est reléguée au second plan. Le parent lui-même se tient généralement en retrait, admettant que l’époux et ses petits-enfants soient le centre de toutes les attentions. La non-reconnaissance et la répression de la souffrance contrecarrent le processus normal du deuil.

3 – La perte d’un ami de la même tranche d’âge

17La disparition des amis de la même tranche d’âge renvoie à sa propre finitude et à l’inéluctabilité de sa mort prochaine. Plus la personne vieillit et plus cette perspective peut devenir angoissante et obérer les plaisirs de la vie.

18Dans les maisons de retraite et de soins, la mort fait partie du quotidien des résidents ; elle plane sans cesse dans l’institution. Au fil du temps, des amitiés se sont tissées avec un voisin de chambre, un convive de table au restaurant collectif ou un partenaire de jeux de société. Dans le contexte pandémique, au deuil d’un ami s’ajoutent le sentiment d’être en sursis et la crainte d’être le prochain à succomber.

Les rituels de deuil

L’accompagnement du malade en fin de vie

19En raison des mesures sanitaires imposées par la pandémie de COVID-19, la présence des proches au chevet du malade pour l’accompagner dans ses dernières semaines ou ses derniers jours est restreinte à une seule personne pour un temps limité, voire carrément interdite.

20Lorsque la fin est proche, la famille est appelée pour venir faire ses adieux au malade. Seul un membre, rarement deux, est autorisé à pénétrer dans la chambre du patient après avoir revêtu une combinaison complète de protection. C’est dans cet accoutrement peu propice aux échanges que se font les adieux à l’être aimé. Les contacts physiques sont proscrits. Il n’est pas permis de serrer le mourant dans les bras, de lui prendre la main ou de l’embrasser.

21Parfois pris au dépourvu par la rapidité de la dégradation physique du patient, le personnel médical n’a pas toujours la possibilité de prévenir les familles suffisamment à temps. Lorsqu’elles arrivent à l’hôpital ou à la maison de soins, le malade a déjà rendu son dernier souffle et le corps a été placé sans attendre dans la housse mortuaire imperméable.

22Avoir dû laisser un proche s’éteindre seul sans le soutien, l’affection et la présence d’un être aimé est source d’une intense souffrance pour l’entourage et risque fortement de compliquer son processus de deuil. « C’est très difficile d’admettre de laisser partir son mari au bout de 52 ans sans pouvoir l’embrasser, le serrer une dernière fois dans ses bras, sans lui dire adieu, et c’est ce qui s’est produit, c’est terrible, terrible ! » livre une veuve à la presse (Blanchard, 2020). « Elle est morte seule. Je ne me le pardonnerai jamais. Je sais que ce n’est pas de ma faute, je n’avais pas le choix mais malgré tout, je ne pourrai jamais me le pardonner » se lamente un endeuillé.

Les derniers hommages

23Au temps de la jeunesse des personnes âgées, les rituels entourant le décès d’un proche étaient nombreux et respectés : mise en bière au domicile, salon mortuaire dans une pièce du foyer, visites d’adieu des connaissances à la dépouille, veillée funèbre, port de vêtements de deuil, silence des télévisions et des radios, levée du corps et cortège funèbre, ensevelissement au cimetière, etc. Peu à peu, ces rituels ont été élagués, au grand dam des aînés.

24En raison des règles sanitaires liées au risque de contamination au coronavirus, les rituels sont actuellement réduits à leur portion congrue. Le défunt ne bénéficie pas systématiquement d’une toilette mortuaire, sa dépouille est enfermée à la hâte dans une housse blanche hermétique et la mise en bière est immédiate. Le nombre de personnes admises aux obsèques est restreint aux quelques personnes les plus proches et le cortège funèbre est exclu. Ces funérailles bâclées donnent aux endeuillés le douloureux sentiment qu’on leur a volé leur défunt et qu’on escamote leur deuil, d’autant que certaines mesures leur restent incompréhensibles et injustifiables [6]. Devoir laisser partir leur mort sans hommage, ne pouvoir l’accompagner dignement jusqu’à sa dernière demeure provoque un profond sentiment de tristesse et de désarroi. Ces conditions constituent une épreuve pour les familles qui entrave considérablement le processus normal du deuil.

Le réseau social

25Les réactions des endeuillés sont influencées par des facteurs contextuels et environnementaux. Les études mettent en lumière que l’aide reconnue la plus utile est de pouvoir compter sur un réseau de soutien tout au long du processus de deuil. A contrario, un soutien social déficient ou négatif constitue un risque majeur de complication du deuil. Or, avec les années, le réseau social des personnes âgées s’est clairsemé et leurs contacts sociaux se sont drastiquement restreints. Elles ont pris leur retraite, parfois depuis de nombreuses années, et les contacts avec leurs collègues de travail se sont progressivement espacés ; elles ont perdu de vue des amis, certains ont déménagé, sont partis en maison de repos ou sont décédés ; leurs capacités physiques déclinant, elles ont renoncé au sport et autres hobbies et les relations avec les copains de loisirs se sont dissoutes peu à peu ; les enfants habitent loin ou sont mobilisés par leur travail et leurs enfants.

26Le confinement actuel réduit davantage encore la possibilité d’entretenir des contacts sociaux. Mal à l’aise avec les nouvelles technologies, la majorité des personnes âgées compensent difficilement ces contraintes liées à la distanciation sociale. Contrairement aux plus jeunes, elles ne peuvent substituer les retrouvailles avec leurs proches par des rencontres en visioconférence. Le manque de soutien moral et d’aide pratique, la solitude et l’isolement contrarient l’évolution positive du deuil et majorent le risque de deuil compliqué.

Le travail de deuil

27C’est en 1917, dans son article intitulé « Deuil et mélancolie » (Freud, 1915, éd. 2011), que Freud introduit, pour la première fois, la notion de travail de deuil. Par ce concept, il désigne l’activité intrapsychique qui mène l’endeuillé à désinvestir progressivement son objet d’amour jusqu’à pouvoir lui en substituer d’autres.

28Cette définition réduit le deuil à sa seule dimension individuelle et intrapsychique, excluant la dimension sociale et interhumaine. De plus, elle ne reflète pas la réalité. En effet, même après un deuil réussi, les endeuillés ne désinvestissent généralement pas totalement leurs proches disparus. Ils continuent à penser à eux, à éprouver du chagrin de temps à autre, à leur parler, à leur demander conseil ou de l’aide, à rêver d’eux, à conserver leurs objets personnels, à prier pour eux, à avoir des attentions à des dates-clés, à respecter leurs dernières volontés et à tenir les promesses faites, etc.

29Dans les années 1970, John Bowlby et Colin Parkes revisitent ce modèle (Bowlby, 1978 ; Parkes, 1972) à la lumière des théories de l’attachement élaborées une décennie plus tôt. Contrairement à Freud qui pense le deuil sous l’angle de la perte, ces auteurs le conçoivent sous celui de l’attachement. Si le deuil consiste à désinvestir le défunt, il déclenche tout autant des comportements visant à maintenir les liens tissés avec lui. Pour Bowlby, « Le deuil sain est la tentative réussie chez un individu d’accepter l’existence d’un changement dans son environnement extérieur, suivi de la modification corrélée de son mode de représentation interne et de réorganisation voire la réorientation de son comportement d’attachement » (Bowlby, 1978). Le travail de deuil implique donc à la fois l’acceptation de la réalité de la perte et l’intériorisation de la relation au défunt.

30Actuellement, le travail de deuil désigne le processus psychologique progressif d’adaptation qu’une personne accomplit après la mort d’un être cher pour faire face à cette perte. Ce processus inconscient s’enclenche automatiquement et immédiatement dès l’annonce du décès.

31Il est couramment admis qu’un deuil dure un an mais les études montrent des durées bien inférieures ou supérieures. De nombreuses personnes ne font pas l’expérience d’un deuil intense ni ne traversent les phases classiques alors que d’autres éprouvent une détresse profonde ou connaissent des hauts et des bas durant de longues années.

Les particularités du deuil chez la personne âgée

32Le deuil normal est celui vécu par une personne ne manifestant pas de troubles particuliers lorsque les circonstances de la mort sont habituelles. En raison de la fragilité de l’endeuillé ou des circonstances entourant le décès, l’évolution normale du deuil peut être entravée. En fonction des difficultés et des troubles présentés par l’endeuillé, on parle de deuil compliqué ou de deuil pathologique.

Le deuil compliqué

33Le deuil compliqué présente un déroulement inhabituel sans toutefois aboutir à un trouble mental caractérisé. L’évolution d’un deuil normal présentant de grandes variations, il est malaisé d’établir une limite nette entre deuil normal et compliqué.

34Les deuils compliqués les plus fréquents chez la personne âgée sont le deuil inhibé et le deuil chronique.

Le deuil inhibé

35On dit du deuil qu’il est inhibé lorsque l’endeuillé ne semble éprouver aucune émotion suite à une perte significative et qu’il continue à vivre comme à son habitude. Il ne nie pas la réalité de la perte mais se prémunit de la douleur et du chagrin. L’inhibition des émotions douloureuses est généralement levée brutalement, plusieurs mois ou années après la disparition, à l’occasion d’un déclencheur conscient ou inconscient.

36Le deuil inhibé est relativement fréquent chez la personne âgée qui continue de vivre avec le défunt comme s’il était encore vivant : elle lui parle, lui dresse la table, etc. Il existe souvent un clivage : la mort est reconnue à certains moments et ne l’est pas à d’autres.

37La pudeur et la retenue dont font preuve de nombreux aînés ainsi que le manque de rituels autour du décès peuvent favoriser les deuils inhibés.

Le deuil chronique

38On entend par deuil chronique, un deuil se prolongeant sans fin. La douleur ne s’apaise pas avec le temps, et peut même s’accroître. Dans sa dernière version, le DSM-5 (APA, 2015) reconnaît un trouble nommé deuil complexe persistant caractérisé par une peine et des réactions de deuil sévères et persistantes. Il est relativement fréquent lorsque le défunt est l’enfant de l’endeuillé ou le partenaire de toute une vie (K’Delant, 2010).

39Pour qu’un deuil se termine, il faut que l’endeuillé puisse retrouver la capacité à fonctionner avec plaisir dans le présent et se forger la perspective d’un futur satisfaisant malgré l’absence du défunt. Pour s’accrocher à la vie, il doit pouvoir se trouver des raisons de vivre suffisantes tel que des attachements affectifs forts, par exemple, à ses enfants, petits-enfants, frères ou sœurs. Pour retrouver l’aptitude et l’énergie nécessaire à vivre, il doit également afficher des intérêts puissants dans un ou plusieurs secteurs de l’existence. Or, en vieillissant, les individus se désengagent progressivement du monde extérieur et se centrent sur eux-mêmes (Caradec, 2008), sur leurs pensées, leurs souvenirs et leur santé. L’endeuillé doit donc mobiliser des ressources psychiques à un âge où il manifeste une perte d’initiative et d’intérêt (Hazif-Thomas & Thomas, 2007). Le manque de perspective et de raisons de vivre expliquent pourquoi le deuil devient fréquemment chronique chez la personne âgée.

40Le deuil peut se chroniciser à la phase de recherche ou à la phase d’état.

Le deuil bloqué à la phase de recherche

41Quelques heures à quelques jours après l’annonce du décès, débute la phase de recherche. Les endeuillés commencent à mesurer le vide laissé par la disparition de l’être aimé. Son décès devient tangible, il cesse d’être une réalité abstraite.

42Dans la période de recherche, les pensées de l’endeuillé sont dirigées vers le défunt. Il se remémore les moments partagés en compagnie de l’être aimé, repense à sa voix, à son odeur, à ses attitudes, à ses mimiques ; il se surprend à attendre un coup de téléphone de sa part ; il croit percevoir sa voix ou reconnaître sa silhouette. Sans être en deuil, les personnes âgées ont tendance à se replonger dans leurs souvenirs et à évoquer leur passé. Cette disposition est accentuée dans la phase de recherche au cours de laquelle l’évocation des souvenirs tient pour tout endeuillé une place importante.

43L’impression de contact avec le défunt est fréquente durant la phase de recherche. L’endeuillé voit, entend ou sent la présence du défunt et continue ainsi à entretenir une relation forte avec lui (Hanus, 2009). Selon les études, entre 25 et 42 % des Américains pensent avoir été contactés par un proche décédé. Ce pourcentage atteint entre 50 et 67 % pour les personnes veuves. La foultitude de témoignages émanant de personnes saines d’esprit de tous âges, y compris d’enfants, ne permet plus de qualifier ces phénomènes d’hallucinations ou de délires.

44Lorsque le deuil est bloqué à la phase de recherche, la souffrance et les signes spécifiques de la phase aiguë (comportement de recherche active, préoccupation constante au sujet du défunt, pleurs incoercibles, sentiment excessif de solitude et de vide, etc.) perdurent au-delà d’un an après le décès ajournant l’entrée dans la phase d’état.

Le deuil bloqué à la phase d’état

45À la phase de recherche succède la phase d’état ou de déstructuration dont l’intensité varie considérablement d’une personne à l’autre. Cette période s’étend habituellement sur quelques mois et peut se prolonger plusieurs années sans pour autant signaler un deuil compliqué ou pathologique.

46La phase d’état se caractérise par un vécu d’allure dépressive associant troubles de la mémoire, du sommeil et de l’appétit, perte de l’aptitude à la joie, privation de plaisir et asthénie [7]. Au niveau social, elle est marquée par un retrait ainsi que par un désintérêt pour autrui et pour les activités habituelles. D’un point de vue émotionnel, elle se signale par un vécu ponctué de vagues d’émotions intenses de tristesse, de colère et de culpabilité. La sensibilité est exacerbée et les émotions dysphoriques touchent tous les domaines de la vie, même ceux sans lien avec le défunt. Le sentiment de solitude est écrasant, même lorsque l’endeuillé est entouré de proches. Cette épreuve de solitude a tendance à s’aggraver chez les personnes âgées et plus encore en période de confinement.

47Le deuil chronique mêle intense nostalgie, sentiment de vide, impossibilité d’envisager le futur, isolement social, difficulté à s’engager dans des relations interpersonnelles. Les conduites régressives, caractéristiques du vécu dépressif, sont fréquentes. Elles constituent un retour à des modes antérieurs de comportement, de relations interpersonnelles et d’expression de la pensée. Chez la personne âgée, elles se manifestent essentiellement par une tendance à la dépendance.

Le deuil pathologique

48Le deuil pathologique entraîne des modifications invalidantes de l’état mental. Les personnes déjà fragiles avant le décès sont les plus susceptibles de réagir de façon excessive ou inadaptée. Il existe de multiples formes de deuil pathologiques. Citons celles qui touchent le plus régulièrement les personnes âges : le deuil dépressif et le deuil démentiel.

Le deuil dépressif

49Le deuil dépressif se manifeste par une complication du vécu dépressif normal du deuil qui se mue en véritable dépression clinique majeure. Les études montrent que le deuil peut mener à une dépression chronique chez 10 à 15 % des sujets (Hensley, 2006).

Le deuil démentiel

50Le deuil démentiel se constate chez la personne âgée dont la pathologie démentielle efface le souvenir de la mort de l’être aimé.

51Dans tout deuil, les troubles de l’attention et de la mémoire sont fréquents. Les personnes âgées les perçoivent souvent comme le signe annonciateur d’une démence. Si dans la majorité des cas, ces troubles s’amendent avec le temps, il arrive cependant qu’un deuil coïncide avec l’apparition de symptômes démentiels ou marque une dégradation franche du trouble cognitif. La dépression majeure pourrait jouer un rôle inducteur.

Les répercussions sur la santé

52Le deuil a des répercussions négatives connues sur la santé. Il constitue un facteur de morbidité et de mortalité important durant plusieurs années après la disparition de l’être aimé.

53Les endeuillés peuvent inaugurer une affection organique, déclencher une maladie dont ils ignoraient être porteurs ou souffrir d’une aggravation d’un trouble préexistant. Les principales maladies pouvant éclore ou s’aggraver après une perte significative sont les cancers, les maladies cardio-vasculaires, le diabète et la recto-colite hémorragique. En raison de leur grand âge et de leur santé fragile, les endeuillés âgés courent un risque accru de développer une maladie ou d’aggraver une pathologie existante (Guilbault et al., 2007).

54Ces complications somatiques, susceptibles de conduire à un décès prématuré, s’expliquent d’une part par les modifications endocrinologiques, immunitaires et hormonales provoquées par le stress et les émotions intenses (Hanus, 1998, 2ème éd.) et d’autre part, par la négligence de certains endeuillés à l’égard de leur santé en raison de la perte de sens dans la vie (« À quoi bon prendre soin de moi. Pour qui ? Pourquoi ? »).

55Les recherches montrent une surmortalité importante dans les premières années suivant le veuvage et en particulier dans les six premiers mois (Guilllbault et al., 2007). La mortalité est plus importante chez les hommes, surtout s’ils sont isolés socialement, que chez leurs pairs féminins. Par contre, ils semblent moins exposés aux maladies graves. Certes, la première année, ils présentent une vulnérabilité accrue aux affections physiques mais les femmes souffrent davantage de problèmes de santé dans les deux ou trois années qui suivent le décès.

56Chez les personnes âgées, le nombre de décès par suicide est faible comparé aux autres causes de décès mais le risque de suicide chez les personnes de plus de 65 ans est statistiquement très élevé par rapport aux autres tranches d’âge de la population. Le décès d’un proche accroît le risque de passage à l’acte suicidaire. La mort est vécue comme une délivrance en regard de la douleur morale du deuil. Un déménagement, le sentiment d’abandon et d’isolement ainsi qu’un mauvais état santé sont également des facteurs précipitants.

Références

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  • BLANCHARD H. (2020) : Coronavirus : l’impossible deuil d’une famille du Territoire de Belfort. Lundi 23 mars 2020. France Bleu. https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/coronavirus-l-impossible-deuil-d-une-famille-du-territoire-de-belfort-1584982094
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  • PARKES C. M. (1972) : Bereavement: Studies of grief in adult life. International Universities Press, New York.
  • RIBES G. (2006) : Résilience et vieillissement. Reliance 21(3) : 12-18.
  • STATISTA (2020) : Distribution des personnes décédées du coronavirus (COVID-19) en France du 1er mars au 12 mai 2020, selon la tranche d’âge. https://fr.statista.com/statistiques/1104103/victimes-coronavirus-age-france

Mots-clés éditeurs : sujet âgé, processus de deuil, complications du deuil, deuil, coronavirus

Date de mise en ligne : 15/10/2020

https://doi.org/10.3917/ctf.065.0169

Notes

  • [1]
    Au 12 mai 2020, 18 % des personnes décédées en France de la COVID-19 avaient entre 65 et 74 ans et 71 % avaient 75 ans et plus (Statista, 2020).
  • [2]
    Au 12 mai 2020, 89 % des personnes décédées avaient plus de 65 ans.
  • [3]
    Ceci est vrai pour les couples âgés, même s’ils se sont rencontrés relativement tard et qu’ils ne partagent leur vie commune que depuis quelques années.
  • [4]
    À la mi-avril, les pensionnaires des maisons de soins représentent 31 % des morts du Covid-19 en France.
  • [5]
    Au 12 mai 2020, 10 % des personnes décédées avaient entre 54 et 64 ans. Un grand nombre d’entre elles laissent derrière elles un ou deux parents âgés endeuillés.
  • [6]
    En effet, comment comprendre qu’on puisse se rendre au supermarché, mais qu’on ne puisse pas suivre le cercueil au funérarium ou assister aux funérailles.
  • [7]
    Fatigue morbide résistant au repos.

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