Notes
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[1]
Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam.
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[2]
Constat qui émane de la recherche effectuée à partir de l’étude des conversations de 160 jeunes ayant tenté de partir avec un groupe radical par le biais d’Internet, publiée dans Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Sulayman Valsan, La Métamorphose opérée sur le jeune par les nouveaux discours terroristes (http://www.bouzar-expertises.fr/images/docs/METAMORPHOSE.pdf).
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[3]
Quand un jeune est embrigadé, il appelle les autres membres de son groupe radical « mes frères » ou « mes sœurs ».
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[4]
Cf. ma critique de la mission d’information des sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé dans la tribune « Un rapport radical, partisan et politique » (Libération du 28/02/2017) https://www.liberation.fr/debats/2017/02/28/deradicalisation-un-rapport-radical-partisan-et-politique_1551675
Ceux qui peuvent vous faire croire en des absurdités pourront vous faire commettre des atrocités.
1Notre consultation de thérapie familiale dans le Service de Psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Pitié Salpétrière, en liaison avec la Préfecture de Paris et le numéro vert « Stop Djihadisme » mis en place par le Ministère de l’Intérieur, nous a mis en contact avec des adolescents qui consultent avec l’ensemble de leur famille. Ce sont les parents inquiets qui ont alerté les services de l’État et qui se mobilisent face au comportement de rupture de leur enfant.
2Au-delà, et derrière les discours, les raisonnements, les querelles d’interprétation, il n’existe que des histoires singulières de jeunes radicalisés, des sujets manipulés, des familles en souffrance et beaucoup d’incompréhension, beaucoup de questions aussi. Le radicalisé-type n’existe pas. Ils viennent de tous les milieux sociaux, de toutes les origines, de toutes les cultures… A priori, ils n’ont rien en commun et pourtant ils vont se fondre et se confondre, jusqu’à se perdre, dans une pseudo idéologie mortifère et des promesses de régénération.
L’utopie adolescente
3Cependant, il serait plus juste de dire qu’ils ont un seul point commun, leur jeunesse, la plupart étant dans ou à l’orée de cette adolescence dont chacun sait qu’elle appelle des remaniements, des questionnements, des transformations physiques et psychiques, qu’elle est l’âge des extrêmes, du tout ou rien, une période radicale, dans le sens où elle revisite l’essence des choses de la vie, leurs fondements, avec exigence et intransigeance. Une adolescence qui se cherche, flirte avec les limites, les franchit parfois, plus portée à l’emportement qu’à la nuance et bien décidée à aller « jusqu’au bout » sans toujours savoir quel est le bout et le but à atteindre. Période où l’on détruit et déconstruit pour mieux se (re)construire et se trouver, dans une autonomie psychique revendiquée, l’adolescence est l’âge de tous les possibles et de tous les dangers. Les rabatteurs de Daesh le savent parfaitement et se servent de ces fragilités pour mieux capter des sujets qu’ils instrumentalisent. Il n’est pas interdit de penser que l’adhésion à Daesh peut s’apparenter à un rite de passage permettant d’accéder plus vite à l’âge adulte en achevant l’interminable post-adolescence des sociétés européennes, dans lesquelles l’accès à l’autonomie devient de plus en plus tardif.
4Ces jeunes qui se sont engagés sous la bannière de Daesh sont-ils fous ? Si oui, de quelle pathologie mentale sont-ils porteurs ? Cette question me revient fréquemment… Mais les comportements des autres adolescents que je suis depuis des années sont-ils « normaux » ? La jeune fille de 16 ans qui arrête subitement de manger parce qu’elle trouve que son corps de 35 kilos est obèse ? Le garçon de 17 ans qui se scarifie les bras avec un couteau ? Celui qui brûle les feux rouges en roulant à 120 km à l’heure sans casque ? Pourtant, quelques années plus tard, les revoilà souvent en adultes aussi équilibrés que les autres… Ces métamorphoses sidérantes marquent la sortie d’une folie bien commune, la folie adolescente.
5Ces adolescents en souffrance, en errance, en questionnement existentiel, je les connais depuis bien longtemps. Que leur souffrance s’exprime par de la violence, des auto-mutilations, une toxicomanie, des tentatives de suicide, des troubles alimentaires, je les reçois depuis toujours avec l’ensemble de leur famille. Car leur crise d’adolescence et aussi une crise familiale, et la tentative de rupture d’avec leur milieu reflète avant tout l’impossibilité de se dégager de leurs appartenances. En ce sens, les premiers jeunes qui m’ont été adressés, et qui m’ont jeté au visage : « J’aime la mort comme vous aimez la vie », m’ont paru bien familiers.
6Bien entendu la radicalisation d’un jeune ne signifie pas qu’il ait nécessairement des troubles psychologiques ou psychiatriques. Le spectre des adolescents embrigadés va de jeunes extrêmement fragiles psychologiquement, parfois mêmes présentant des tendances de type psychotique, à d’autres qui ont davantage un profil délinquant ou mercenaire. C’est justement la caractéristique de Daesh d’avoir pu rassembler des jeunes ayant des caractéristiques aussi diverses. Ceux qui étaient fragiles d’un point de vue psychologique, très en interrogation sur eux-mêmes, ayant vécu des moments traumatiques, ou englués dans des problématiques familiales, ont choisi Daesh comme ils auraient choisi d’autres voies de tentatives de sortie de leur malaise.
7Ceux-là ont été plus faciles à accompagner car ils réalisaient assez vite que le discours de leurs recruteurs leur avait donné l’illusion de régler leurs problèmes personnels. À partir du moment où nous avons fait un travail sur leurs souffrances, ou sur leur malaise dans le cadre d’une prise en charge familiale ils ont investi le lien thérapeutique et se sont progressivement détachés du groupe radical. C’est notamment le cas des filles qui ont été nombreuses à se radicaliser, dans la mesure où le discours des recruteurs leur faisait miroiter une certaine protection dans un monde où la mixité était interdite. On a vite découvert qu’un certain nombre d’entre elles avaient vécu des abus sexuels non traités dans la petite enfance (31 % des filles du CPDSI [1]), ou qu’elles avaient rencontré des difficultés par rapport à leur sexualité, à leur corps (32,5 % des filles s’étaient scarifiées ou avaient fait une tentative de suicide avant la radicalisation)… En traitant ces vulnérabilités et/ou ces traumatismes avec une équipe inter-disciplinaire, la jeune fille réalisait comment ses recruteurs avaient pu progressivement obtenir sa confiance et comment ils avaient pu la manipuler.
Des filles et des garçons
8La question du voile, notamment le voile intégral, qui suscite des débats crispés au sein de la société, n’a pas été investie par hasard par les recruteurs et par les jeunes filles. Il est présenté par les premiers comme la seule carapace possible face à la « perversion des hommes ». Les adolescentes que j’ai reçues tout au long de ma vie professionnelle malmenaient leur corps, ce corps frontière entre le dedans et le dehors, le visible et l’invisible, ce corps en danger, symbole d’une séparation impensable avec la famille et d’un impossible accès à la sexuation : affamé dans l’anorexie, rempli et vidé dans la boulimie, exhibé et sexualisé sans plaisir, percé, scarifié, enfermé… Ce type de « radicalisées » ne s’inscrivent pas dans la dimension collective d’une croyance, mais dans une individualité en gestation, dans la recherche d’un islam onirique représentant un idéal de pureté. Ces filles blessées cherchent à se réapproprier leur corps dans un mouvement d’auto-engendrement pour se séparer de leur cocon familial. Les recruteurs profitent de leur volonté de césure avec le corps familial pour leur promettre une « régénération » avec cette sorte de « deuxième peau intégrale ». Ainsi, ils peuvent facilement les récupérer dans leur groupe radical en imposant ce niqab noir comme la barrière infranchissable entre elles et « les autres », première marche du processus de radicalisation.
9Chez les garçons, il y a parfois des motivations qui sont plus proches de l’engagement mercenaire : avoir envie d’en découdre, de venger les plus faibles contre les plus forts, de s’enrichir, d’être tout-puissant, d’être un héros… Nous sommes à ce moment-là moins efficaces pour compenser le besoin pris en compte par la promesse du groupe radical. Le suivi nécessite un accompagnement éducatif et social intensif, qui ressemble à celui des délinquants et des marginaux. Sa sortie de radicalisation passera par une ré-affiliation à une trajectoire de formation, à une capacité de se projeter professionnellement, à un travail sur l’idéologie islamiste, etc.
Le piège d’internet
10Pour des adolescents qui ont davantage besoin de croyance que de vérification, Internet se révèle un puissant outil d’isolement et d’endoctrinement. À plus forte raison quand l’endoctrinement ne recule devant rien pour racoler. Certaines vidéos de propagande, dont la plus connue en France, « HH19, l’histoire de l’humanité » (Audureau, 2014), ressemblent à s’y méprendre à une série de documentaires prétendant nous raconter l’histoire du monde et des religions. Sur fond de musique hypnotique, avec voix off persuasive, les images se succèdent à un rythme très soutenu qui ne laisse pas reprendre son souffle. Extraits de fictions, de journaux télévisés, de reportages, d’archives, de publicités s’entremêlent, se superposent, jusqu’à donner le tournis, entrecoupés de panneaux remplis de fautes d’orthographe mais au service d’une seule et même idée : nous sommes manipulés et le complot judéo-maçonnique va s’emparer du monde… Devant pareils déferlements, bercés par des contre-vérités assénées et répétées comme des mantras, l’on comprend que certains adolescents fragilisés puissent perdre leur esprit critique et se laisser convaincre qu’ils sont menacés. Pari réussi pour la propagande de Daesh qui crée cette contre-culture dans le but d’isoler toujours plus l’individu de sa famille, de ses proches, puis de toute la société.
11Sur le plan de la force de l’adhésion, de la création d’un collectif, le groupe virtuel n’a rien à envier au groupe réel. Il provoque même des identifications imaginaires beaucoup plus rapides et plus fortes que les relations sociales de la réalité puisqu’elles ne se heurtent jamais à aucun obstacle matériel. Internet permet en outre de se forger une identité autre que la sienne en un temps record : changer de nom, de corps, d’apparence, de destin, un peu comme dans un jeu vidéo. En quelques clics, on se jure amour et fidélité, amour à mort, engagement et sacrifice.
12La technique de propagande et de recrutement par les réseaux sociaux s’avère d’autant plus redoutable que l’isolement qu’elle favorise fait perdre aux jeunes non seulement leurs repères de pensées propres et d’appartenance concrète, mais aussi leurs repères corporels et émotionnels. Ainsi se referme le piège d’une liberté virtuelle qui n’est qu’inféodation à des règles absurdes.
13L’omniprésence d’Internet et des réseaux sociaux est donc au cœur du processus de radicalisation que ce soit en termes d’embrigadement relationnel ou d’embrigadement idéologique. L’embrigadement relationnel provoque une adhésion du jeune à son nouveau groupe et l’embrigadement idéologique suscite son adhésion à un nouveau mode de pensée. Les deux nourrissent un lien direct, ils sont entremêlés puisque la fusion au sein du groupe s’opère sur la conviction de posséder « le vrai islam » et que cette conviction constitue le ciment qui relie l’individu à son nouveau groupe.
14Grâce à Internet, les rabatteurs peuvent arriver masqués [2]. Les jeunes ne savent pas qu’ils échangent avec des djihadistes. Ce n’est que dans un deuxième temps, une fois le processus de radicalité bien entamé, que certains cliquent sur des sites radicaux. La toile est une nouvelle aubaine pour les recruteurs. L’anthropologue franco-américain Scott Atran évoque en 2016 (p. 85) le fait que « certains estiment que l’EI a ouvert 70 000 comptes Twitter et Facebook avec des centaines de milliers de followers, et qu’il envoie environ 90 000 posts chaque jour. C’était déjà l’avis du numéro deux d’Al Qaïda, qui déclarait : « Le djihad médiatique, c’est la moitié du combat » (Benslama, 2018, p. 32).
Famille et emprise
15Lorsque l’on évoque les adolescents radicalisés, l’un des mots qui nous revient le plus souvent est celui d’« emprise », terme évoquant la manipulation d’un être par un autre qui en fait sa chose (42,5 % des jeunes suivis au CPDSI). De fait, au sein de toutes les familles traversées par une problématique de radicalisation que nous avons reçues, des mécanismes d’emprise réciproque étaient à l’œuvre, et nous avons eu le sentiment que le jeune cherchait inconsciemment à se soumettre paradoxalement à un groupe encore plus contraignant pour pouvoir s’extraire de l’emprise familiale. J’évoque une emprise familiale quand la famille fonctionne un peu comme une secte : il y a une étanchéité entre le dedans et le dehors, la mission que le jeune doit accomplir à l’intérieur de sa famille prend le pas sur son autonomie et son épanouissement, l’adolescent éprouve une impossibilité de se séparer de ses liens familiaux trop serrés pour s’affilier à d’autres groupes de pairs…
16En fait, toute famille repose sur deux axes. L’un, vertical, est celui de la filiation, de l’héritage, ce qui se transmet de génération en génération, des liens entre le passé parfois lointain et le présent, tout ce qui, dans l’histoire de cette famille-là, vient affecter l’individu et que l’on peut tenter de mettre à jour au cours d’un travail psychothérapique. L’autre axe, horizontal, est celui du groupe présent et de ses relations dans l’ici et maintenant. Comment il fonctionne et s’articule, comment il est en contact avec son environnement, comment il autorise ou non les mouvements vers l’extérieur, les allers-retours entre le dedans et le dehors et permet à chacun de développer des capacités, des complémentarités, des rôles différenciés – les rôles n’étant pas donnés seulement par l’ordre des générations : l’on voit ainsi des enfants protecteurs de leurs parents, des fils conjoint de leur mère alors que leur père est en place d’enfant, des jeunes filles qui incarnent une grand-mère… sans parler du rôle dévolu à chacun : le semeur /la semeuse de troubles, le/la conciliateur(trice), le bouc émissaire etc. Il est possible de dire que certains groupes familiaux présentent des analogies avec une secte, ce qui se joue à l’intérieur empêchant, interdisant d’investir des relations sociales extérieures. Les relations s’établissent sur un mode incestuel (et parfois réellement incestueux) tant les liens internes sont privilégiés par rapport aux liens externes. La vérité familiale l’emporte sur la réalité sociale.
17Cette emprise peut s’exercer par un des parents qui éprouve le besoin vital de capter son enfant pour lutter contre sa propre dépression, par la relation conflictuelle et passionnelle qui relie ces parents et qui fascine l’enfant au point de s’oublier lui-même, par l’histoire traumatique de la famille, des deuils inaccomplis, des ruptures, un exil… Il ne s’agit aucunement d’accuser de « mauvais » parents mais bien de comprendre que toute la famille est soumise à ce mécanisme et que personne ne peut y échapper. C’est tout le sens du travail que nous mettons en place, un travail commun de dégagement de l’emprise.
18Finalement, lorsque les recruteurs proposent à ce type de jeunes un groupe où les lois internes prévalent sur les lois externes de la société, où la vie « entre frères » [3] est plus importante que la vie en société, que suivre ces règles est plus important que vivre sa liberté, ce fonctionnement de type sectaire leur paraît naturel… Il apparaît alors que la radicalisation de l’adolescent en question lui permet de se forger une identité de substitution pour se dégager d’un malaise familial qu’il ne supporte plus. Il se créé ainsi une autre famille qui le met hors d’atteinte de la première, grâce à quoi il échappe à ce qui lui pèse, sans se rendre compte que les contraintes au sein de sa « nouvelle famille de substitution » sont bien pires. Mais par son choix, il se sent sujet de sa propre vie – désir de tout adolescent qui doit se construire en tant qu’individu autonome. À lui comme aux autres, la propagande de Daesh offre l’apparence d’une émancipation et la résolution de leur crise d’adolescence.
19Bien des pathologies adolescentes trouvent leur origine dans cette difficulté de prise distance avec leur famille et leur histoire, la voie choisie pour s’émanciper n’aboutissant qu’à un renforcement de la proximité étouffante. Tous les jeunes veulent soigner leur famille, et cette mission peut prendre le pas sur leurs propres mécanismes vitaux. Leur tentative d’échapper à l’emprise familiale débouche sur une autre emprise. Ce que nous observons aujourd’hui chez les jeunes radicalisés me rappelle ce que nous observions, dans les années 1980, lorsque nous avons créé un centre pour jeunes toxicomanes : les paradis artificiels de l’héroïne n’allaient jamais sans l’enfer d’un conflit familial majoré, la dépendance engendrant la dépendance. Le paradis promis par Daesh représente un même piège qui se referme et empêche la construction et l’affirmation du sujet.
20Les traumatismes familiaux, qu’ils soient de nature sociale (exils, émigrations, luttes armées) ou psychique (deuils, ruptures, dépressions) vont grever la transmission d’un poids si lourd qu’ils vont faire obstacle à l’autonomisation d’un jeune qui doit pouvoir se séparer sans rompre afin de choisir d’intégrer librement certains éléments de son histoire. Tout ce qui fait obstacle à la désaffiliation « normale » à l’adolescence risque de donner naissance à des symptômes. L’adolescent retourne alors la violence contre lui-même : tentative de suicide, anorexie, boulimie, toxicomanie, scarifications… passant d’une prise de tête à une autre, d’une emprise à une autre, la liberté recherchée ne faisant que renforcer la dépendance. L’adolescent/e devient le centre de la famille, le patient désigné de la relation familiale : on fouille ses affaires, on surveille ses fréquentations, on la pèse, on guette les marques de scarifications… il vit en permanence sous le regard de ses parents, ce regard qu’il voulait fuir à tout prix pour exister par lui-même.
Quelques illustrations cliniques
Sofia
21Sofia est une adolescente de 15 ans, qui a été interpelée dans un train à une frontière française alors qu’elle tentait de rejoindre la zone irako-syrienne contrôlée par l’Etat Islamique. C’est dans ce contexte, que les policiers l’ont arrêtée et ont conseillé aux parents de solliciter un suivi pédopsychiatrique spécialisé. Sofia est la troisième enfant d’une fratrie de cinq : deux grandes sœurs, un petit frère et une petite sœur. Les parents sont d’origine égyptienne et, malgré une pratique de l’Islam dans leur jeunesse, ils se convertissent peu après leur arrivée en France et avant la naissance de leurs enfants, à L’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours plus communément appelée Eglise mormone.
22Cette grande famille amène en consultation une jeune fille mutique dont la grande expressivité et le regard vif montrent qu’elle est très attentive à ce qui se dit autour d’elle. Alarmés par cette tentative de départ que l’opposition silencieuse de Sofia confine au mystère, les parents expliquent qu’elle assume le fait de vouloir partir à nouveau dès qu’elle en aura l’occasion. Sofia sort d’ailleurs volontiers de son silence pour réaffirmer cette volonté tenace. De façon surprenante, dès que ses parents sont absents de la pièce, Sofia se lance dans des explications détaillées et fournies, contrastant ainsi avec le musèlement de parole, observé lorsqu’elle est devant ses parents.
23Le fonctionnement sectaire de la famille apparaît évident dès le premier entretien. Toute la vie familiale et sociale est organisée autour de l’allégeance à l’Eglise mormone. Appartenir à la famille, c’est appartenir à cette organisation, et tout investissement extérieur, relationnel ou intellectuel, ne peut se vivre que dans un terrible conflit de loyauté. Il apparaît évident que l’autonomisation et le processus de séparation/individuation de Sofia adolescente ne pouvaient se réaliser que par un arrachement aux valeurs de sa famille et de sa communauté. Son attirance pour un Islam extrémiste, outre le lien avec le passé culturel de sa famille (et avec une tante maternelle très investie), l’a autorisée à s’extraire de liens familiaux beaucoup trop oppressants et à investir une thérapie individuelle lui permettant de revisiter la pseudo individualisation dans laquelle elle se trouvait.
24Après quelques mois de prise en charge et la poursuite de l’enquête policière, Sofia lâche son projet de rejoindre l’EI et semble presque soulagée d’avoir été arrêtée à temps. Elle réinvestit la scolarité expliquant que c’est là que se trouve son avenir et débute un projet professionnel d’aide à la personne. Elle travaille plus en cours et obtient de meilleurs résultats. Cette amélioration notable au cours de la prise en charge peut certainement être mise en lien avec le fait qu’elle ait trouvé le moyen d’adopter une position plus rebelle qui se pérennise par la continuation assumée de sa pratique de l’Islam, et en parallèle par le rejet de la doctrine parentale. Ces évènements ont fait d’elle, subjectivement, une adulte qui a sa propre croyance, qui se saisit de son avenir et fait ses propres choix. Le fait qu’elle puisse se vivre de la sorte lui permet de s’extraire de ce qu’elle nommait comme une « dépression » préalable à son engagement. Enfin, la façon qu’elle a de raconter sa tentative de fuite, nous laisse penser qu’elle a fait les choses de façon à être arrêtée dans cette action qu’elle savait être destructrice pour elle-même.
Pramath
25Pramath est un adolescent de 16 ans amené par ses parents en consultation de prévention de la radicalisation après qu’ils aient surpris leur fils regardant des vidéos de prêches fondamentalistes islamiques. La mère de Pramath est birmane et pratique la religion bouddhiste à la maison. Le père de Pramath est indien et sa famille est hindouiste même si lui n’est pas particulièrement pratiquant. Pramath a deux sœurs, une plus grande et une autre plus jeune que lui. Durant la première consultation, Pramath va maintenir une posture abattue, comme honteuse. Ses parents se livrent à un réquisitoire à son égard, expliquant à quel point le fait qu’il s’intéresse à l’Islam est insultant pour les efforts d’ascension sociale qu’ils ont menés en France. Le fait que ses parents ne veuillent pas faire la différence entre radicalisation violente, islamisme fondamentaliste ou simplement la religion musulmane, souligne un contentieux préalable au choix religieux de leur fils. Même si l’on a pu entendre à plusieurs reprises leur animosité à l’égard de cette religion, ils n’en préciseront pas les contours, ce qui est certainement dû à une retenue que la culture laïque française leur impose. Pramath acquiesce aux reproches de ses parents et lorsque la parole lui est donnée, il abonde dans leur sens, qualifiant ses propres agissements d’irresponsables si l’on considère tous les sacrifices qu’ont faits ses parents pour la famille. Sa soumission manifeste au discours parental et à l’environnement ne lui permet pas de verbaliser les raisons d’un intérêt pour l’Islam qu’il ne peut assumer face au conflit.
26Les consultations familiales ont mis en évidence l’investissement massif sur ce fils idéalisé qui devait permettre à sa famille une insertion et une réalisation sociale de qualité. Pramath est apparu de plus comme l’enjeu d’un conflit parental larvé, notamment autour des questions religieuses, que les appartenances culturelles de la famille n’autorisaient pas à exprimer. L’individualisation de cet adolescent ne pouvait pas faire l’économie d’une crise familiale majeure, et son intérêt affiché pour un discours religieux honnis par ses deux parents s’inscrit dans ce contexte. Ce milieu familial reste cependant un atout majeur pour ce jeune tant les liens affectifs y sont de qualité. On peut penser qu’ils lui permettront, une fois la crise passée, de trouver sa voie en dehors de toute tentation extrémiste.
27Après quelque temps de prise en charge, Pramath veux mettre fin au suivi, expliquant qu’il a réussi à trouver les mots et le positionnement interne pour avoir une discussion plus apaisée avec ses parents. Ses parents ont eux aussi beaucoup cheminé et, après avoir tenté de dissuader Pramath de se tourner vers l’Islam, ils se montrent plus souples et plus enclins à accueillir un dialogue que leur fils semble pouvoir maintenant porter. Pramath, quant à lui, semble avoir pris conscience que ses parents ont eu leurs propres adolescences loin de la France, qu’ils ont leurs propres histoires, chargées de représentations sur l’Islam, mais aussi d’attentes concernant leur fils qui grandit loin de leurs pays, de leurs cultures et de leurs religions.
Conclusion
28On le perçoit bien, la difficulté de ces jeunes à se désaffilier est parfois telle qu’elle ne peut se faire sans une rupture radicale, comme s’il s’agissait de tirer un trait définitif entre l’avant et l’après. Pendant un temps, l’adolescent en voie de radicalisation est à la fois au dedans et au dehors, pris entre deux « familles » aux valeurs diamétralement opposées. Le rejet de la première s’accompagne souvent de violence, de maltraitance et de cruauté allant crescendo : l’adolescent/e vide les bouteilles d’alcool et de parfum, coupe la musique et la télévision, détruit tout ce qu’il peut et qu’il considère contraire à son nouveau code de bonne conduite, décapite ses peluches d’enfant, couvre la tête des poupées des plus jeunes de chaussettes… Reproduction à petite échelle de la terreur que le groupe entend semer dans le monde, miroir de la terreur indicible que provoque l’idée de la séparation et de la solitude à laquelle elle expose.
29Notre tâche est de repérer les conflits et d’essayer de les résoudre : les conflits internes (à l’intérieur de l’adolescent) et les conflits externes (avec son entourage). Les contradictions internes sont décuplées quand ces jeunes sont en contact avec un groupe radical. Ils rentrent dans un système de valeurs différent et ressentent des atermoiements angoissants, qu’ils étouffent progressivement, jusqu’à ce que eux-mêmes n’y aient plus accès. Autrefois, quand nous prenions en charge des jeunes affiliés à des sectes, nous avions le temps de les ré-affilier pour qu’ils redeviennent des individus à part entière. Le sentiment d’urgence liée aux jeunes radicalisés par Daesh, qui sont tout à la fois en danger et potentiellement dangereux, a surchargé d’inquiétudes les prises en charges. L’opinion politique et publique a préféré se rassurer en prétendant que seule l’approche sécuritaire pouvait régler ce phénomène. C’est méconnaître le nombre de jeunes qui, pris à temps, ont pu sortir de cette idéologie mortifère avec une prise en charge adaptée [4]… Le désembrigadement donc, nommons-le ainsi, n’est jamais le produit d’un seul acteur, mais toujours celui d’une chaîne de professionnels et de non-professionnels, d’horizons variés, qui agissent de manière cohérente et complémentaire, et permettent la reprise du lien de confiance avec le jeune, le soutien de la famille, l’accompagnement psychologique, l’approche théologique, la déconstruction de la relation au groupe radical et de l’utopie radicale.
Bibliographie
Références
- AUDUREAU W. (5 décembre 2014) : Plongée dans la folie de 19HH, principal canal français d’embrigadement djihadiste, Le Monde.
- ATRAN S. (2016) : L’État islamique est une révolution. éditions LLL, Paris.
- BENSLSAMA F. (2018) : Un furieux désir de sacrifice, le surmusulman. Seuil, Paris.
Mots-clés éditeurs : adolescence, emprise, famille, Daesh, radicalisation
Mise en ligne 25/10/2019
https://doi.org/10.3917/ctf.063.0139Notes
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Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam.
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Constat qui émane de la recherche effectuée à partir de l’étude des conversations de 160 jeunes ayant tenté de partir avec un groupe radical par le biais d’Internet, publiée dans Dounia Bouzar, Christophe Caupenne, Sulayman Valsan, La Métamorphose opérée sur le jeune par les nouveaux discours terroristes (http://www.bouzar-expertises.fr/images/docs/METAMORPHOSE.pdf).
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[3]
Quand un jeune est embrigadé, il appelle les autres membres de son groupe radical « mes frères » ou « mes sœurs ».
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Cf. ma critique de la mission d’information des sénatrices Esther Benbassa et Catherine Troendlé dans la tribune « Un rapport radical, partisan et politique » (Libération du 28/02/2017) https://www.liberation.fr/debats/2017/02/28/deradicalisation-un-rapport-radical-partisan-et-politique_1551675