Notes
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[1]
Au sein du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Avicenne, Bobigny, se sont développés le Groupe Trauma, accueillant des patients ayant vécu des évènements traumatiques, le Groupe Transmission accueillant des familles dont la dynamique familiale est impactée par le trauma, mais également le Groupe mère-bébé. À la maternité Jean Verdier (Bondy) ainsi qu’au sein du CHU de Bordeaux, des groupes transculturels accueillent les dyades avec des parcours de vie traumatiques.
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[2]
La figurabilité est l’émergence de perceptions sensorielles intenses dans l’esprit de l’analyste qui se trouve dans un moment d’écoute particulier que ces auteurs (Botella & Botella) nomment régrédience. Le travail de figurabilité se rapproche du travail du rêve, et aboutit à des perceptions quasi hallucinatoires. 1983 : « Notes cliniques sur la figurabilité et l’interprétation ».
« Si les bébés portent les rêves de leurs parents, ils portent aussi leurs traumas. »
1Quels que soient l’époque et les courants théoriques, la transmission de la vie psychique dans ses particularités et spécificités a toujours questionné. « Tout bébé est inévitablement soumis à un héritage qui fait l’objet d’une transmission. » (Ciccone, 2013).
2À travers l’histoire de nos civilisations et celle qui se construit au fil de l’actualité, personne ne peut échapper aux résonances du traumatisme. Les tragédies de l’histoire collective et individuelle font ainsi retour dans l’actuel (Mansouri, 2011, 2013), témoignant de leur inscription sur plusieurs générations (Abraham & Torok, 1978 ; Feldman, 2009 ; Kaës et al., 1993 ; Tisseron, 1995). La dynamique relationnelle entre parent et enfant peut ainsi devenir le vecteur d’une transmission du traumatisme. Une revue de la littérature sur les principaux travaux a été réalisée par Ouss-Ryngaert (2006) et Dozio (2017). La présence du vécu traumatique chez la mère devient une composante de la chorégraphie de la rencontre (Roussillon, 2003), de l’accordage affectif, voie de la transmission par le partage des affects entre la mère et son bébé (Stern, 1985). Cette capacité de présentation du monde à petites doses (Winnicott, 1949), de contenance, capacité de rêverie maternelle est mise à mal par le vécu traumatique. Si la transmission du traumatisme de la mère au bébé est maintenant documentée, il reste à mieux comprendre ce que vit le bébé dans cette dynamique interactive impactée par le trauma maternel. Pour comprendre son vécu, il est nécessaire de mettre en place une écoute particulière et attentive, mais également de s’appuyer sur nos propres ressentis. Dans la clinique périnatale, Golse parle d’une sémiologie du bébé « interactive, contre-transférentielle et historicisante » (2000a). De même, dans la clinique avec les dyades traumatisées, Lachal (2006, 2015) insiste sur la prise en compte indispensable du contre-transfert du thérapeute dans le diagnostic mais également dans la compréhension du vécu du bébé confronté à l’évènement traumatogène. C’est donc par le prisme du contre-transfert que nous allons tenter d’approcher le vécu du bébé exposé aux éléments traumatiques de l’histoire maternelle.
3La clinique nous confronte de plus en plus à la rencontre de familles monoparentales, principalement des mères migrantes isolées, dont l’origine du parcours migratoire est un évènement traumatique. Les dispositifs de soins doivent, alors, être créatifs pour prendre en charge ces dyades, dont l’enveloppe familiale a été effractée, et qui évoluent dans un environnement précaire. La prise en charge par un groupe de thérapeutes est de plus en plus développée dans les lieux de soin [1].
4À partir d’un dispositif de recherche ancré dans la psychanalyse de groupe, nous avons exploré les manifestations contre-transférentielles des thérapeutes. Ceux-ci nous apportent un éclairage sur les différentes formes que peuvent prendre les éléments irreprésentables du trauma maternel dans l’appareil psychique groupal et une compréhension du vécu du bébé. Après avoir exposé l’intérêt du groupe dans ces prises en charge, nous nous appuierons sur nos travaux (Laroche Joubert, 2017) pour mettre en lumière les indices de transmission du trauma.
L’accueil de la dyade en groupe, quelles spécificités ?
5Dans la rencontre avec ces dyades, le groupe de thérapeutes apparaît particulièrement fécond en ce que ses caractéristiques entrent en résonnance avec les interactions mère-bébé.
6La groupalité précède l’arrivée au monde du petit humain, s’exprime dans la naissance de la vie psychique et accompagne son développement. Il est cette « infrastructure de laquelle l’enfant se distingue dans un processus d’individuation. » (Lecourt, 2008). Le groupe oblige la prise en compte des dimensions psychiques, émotionnelles et corporelles tout comme la clinique périnatale. Golse pointe les résonnances entre la dimension groupale et l’étude du bébé, expliquant que « si nous nous retrouvons si souvent en groupe pour réfléchir au développement précoce de l’enfant […] c’est peut-être parce que nous ressentons que ces enveloppes groupales, pour être ensemble, pour penser renouent avec quelque chose des enveloppes groupales nécessaires à la construction même de la psyché du bébé dont nous parlons. » (2000b). Le groupe constitue la matrice dans laquelle, et à travers laquelle, la psyché, la pensée et le langage vont se développer. Le bébé arrive dans un « berceau » psychique, affectif et culturel (Moro, 1994) qui va constituer son arbre de vie (Lebovici, 1998), sa filiation et son affiliation. Rouchy insiste lui aussi sur le primat du groupe et de la culture dans la construction psychique, à travers la notion d’incorporat culturel qui constitue au plan groupal un « étayage culturel partagé dont va procéder l’individuation. » (1998).
7Très peu de travaux dans la littérature abordent les processus en jeu dans la prise en charge de dyades traumatisées par un groupe de thérapeutes. Les rares écrits témoignent d’un appui sur le dispositif de l’ethnopsychiatrie. Dans ces prises en charge, le dispositif de la consultation transculturelle représente « un véritable étayage pour la mère : la mère qui porte son bébé est portée par le groupe. Il favorise l’‘être-mère’ car il métaphorise un groupe de ‘commères’ (dans le sens d’‘être mère avec’) » (Gioan & Mestre, 2010). Le groupe, par son dispositif spécifique, mobilise des énergies, des sensations, une mise en tension qui touchent aux aspects les plus régressifs de l’individu. Par la régression qu’elle impose, l’expérience de groupe réactive les expériences primaires originaires de la période préverbale. Elle réactualise les violences originaires, permet l’accès à des vécus, des éléments non encore élaborés, non liés, restés hors sens, en attente de symbolisation. Ceux-ci vont se déposer et se rejouer à l’intérieur de la scène groupale dans le but d’être transformés. Le groupe fonctionne comme un appareil de transformation de l’expérience traumatique (Corbella, 2004).
8Cependant, les reviviscences traumatiques soumettent le groupe à une épreuve douloureuse, à laquelle chacun, dans son contre-transfert, réagit différemment (Baubet, 2008). La présence du groupe de thérapeutes permet d’« asseoir une sécurité de base lorsque celle-ci est vacillante, à rééquilibrer ses fragilités et ressources ; en cela elle […] permet de créer un cadre plus sécurisant et créatif avec des effets thérapeutiques décuplés. » (Courtois, Mertens de Wilmars, 2004). Cette sécurité est permise par la diffraction du transfert du patient sur l’ensemble du groupe interprétant. Les figures du traumatisme ainsi déposées dans le groupe sont portées par chacun de façons différentes et par le groupe lui-même.
9« Le trauma est fait pour être transmis, telle semble être une de ses caractéristiques majeures » (Moro, 2006). La relation thérapeutique n’échappe pas à ce constat. De nombreux travaux anglo-saxons (MacCann & Pearlman, 1990 ; Wilson & Lindy, 1994 ; Figley, 1995 ; Saakvitne & Pearlman, 1996 ; Dalenberg, 2000) et francophones (Lachal, 2006, 2015 ; El Husseini, 2016) font état des effets sur le thérapeute de la prise en charge de patients traumatisés. Nous avons choisi d’explorer les réactions contre-transférentielles dans un dispositif groupal. Nous nous sommes intéressées à ces spécificités à travers une recherche s’appuyant sur l’analyse de la dynamique de groupes de thérapeutes face à une dyade, la mère ayant vécu un évènement traumatique avant la naissance de l’enfant. Nous avons exploré l’expérience et le vécu de ces groupes face à la dyade, et plus spécifiquement, au moment de l’écoute du récit du traumatisme. Cinq séquences d’entretiens de recherche filmées d’une mère et de son enfant ont été diffusées ; les groupes ont associé librement sur leurs ressentis après chaque séquence. En appui sur ce travail de doctorat, nous allons présenter les différentes figures que peuvent prendre les éléments traumatiques dans le groupe de thérapeutes et ce qu’ils en perçoivent au sein de la dyade. Nous illustrerons notre propos par des extraits de verbatim des groupes (présentés en italique).
Transmission du trauma maternel au groupe de thérapeutes
10• Une empreinte traumatique
11Le traumatisme psychique est inscrit dès le début de la rencontre avec la dyade, dès la demande d’une prise en charge. Il l’est d’autant plus si le groupe est né pour répondre à de telles problématiques. Le « contre-transfert anticipé » (Rouchy, 1998) ou « pré-contre-transfert » (Benghozi, 2006), « lieu de dépôt des incorporats de l’analyste » (2006), est alors mobilisé dans l’accueil des éléments irreprésentables du trauma. L’appui et le recours aux préconceptions autour de la clinique du traumatisme psychique vont permettre de mettre du sens sur les interactions, comme une tentation de « réduire l’inconnu à du connu » (Radjack et al., 2012). Les premières observations et représentations des interactions mère-bébé, de la dynamique des échanges peuvent être mises en lien avec l’existence du vécu traumatique chez la mère, témoignant de ce que nous avons appelé une « empreinte traumatique » dans l’appareil psychique groupal.
Comme si, comme si l’évènement était présent, est là, ce qu’elle confirme à la fin.
13Cette perception anticipée, reposant sur les ressentis des thérapeutes face aux expressions verbales et infra-verbales de la mère, peut être entendue comme une tentative de protection face au récit à venir. L’attention portée aux indices et éléments traumatiques en amont du récit permettrait aux thérapeutes une rencontre à petites doses avec le récit de l’évènement et sa traduction dans le corps de la mère, en référence aux travaux de Winnicott (1949). Tout comme le bébé a besoin d’une présentation du monde adaptée à ses capacités, les thérapeutes auraient besoin d’une rencontre avec le trauma à petite dose, permettant une protection face au débordement.
14• Les éléments corporels, sensoriels et affectifs
15Lorsque le récit des évènements traumatiques survient, les dynamiques relationnelles entre la mère et son bébé, mais également entre la mère et le groupe, mobilisent les thérapeutes à différents niveaux, témoignant de l’impact du traumatisme au sein de l’appareil psychique groupal.
16« Le corps du thérapeute semble être le lieu d’inscription de ce qu’émet le trauma dans le cadre de la relation transféro-contre-transférentielle. Une dimension irreprésentable et non symbolisable qui attaque le corps en premier » (El Husseini, 2016). Les réactions corporelles peuvent, ainsi, prendre la place des mots lorsque les vécus apparaissent trop intenses ou irreprésentables. Des vécus corporels peuvent également être mis en mots, notamment ceux de fatigue et de tension qui sont également observés chez le bébé par les groupes. La rencontre avec le bébé plonge nécessairement, le thérapeute dans une forme d’empathie inscrite corporellement, une « empathie coenesthésique qui permet d’approcher le vécu des bébés » (Lamour & Barraco, 1997).
C’est vrai qu’on a l’impression que ce bébé est mal pendant toute la séquence là. J’avais, je me sentais mal en tout cas ! Là pendant ce truc je me sentais vraiment mal, et à n’importe quel moment. […] j’étais un peu… pas bien, mal, très mal (rire).
18Cette sollicitation corporelle des membres du groupe par le dispositif lui-même semble rencontrer la dimension corporelle de la scène dyadique, potentialisant ses effets. Au carrefour du corporel et du sensoriel, l’inscription du trauma chez les thérapeutes a également été mise en avant dans différents travaux (Baubet, 2008 ; El Husseini, 2016 ; Kacha, 2017) à travers des manifestations somatiques directement en lien avec le récit des évènements. Ces « irruptions traumatiques » (Baubet, 2008) dans le contre-transfert des thérapeutes apparaissent en réponse au récit du patient, par exemple une quinte de toux, des sensations de suffocation à l’écoute d’un incendie meurtrier (Baubet, 2008).
19Les éléments irreprésentables du trauma partagés par la mère au sein du groupe viennent mettre à mal les limites et les enveloppes. Les frontières temporo-spatiales du groupe et du récit se confondent. Les indices de transmission vont être perceptibles à travers l’atmosphère, l’« ambiance » groupale (Bittolo, 2007), constituées par un ensemble de sensations et d’éprouvés qui se communiquent de façon directe et diffuse. Le dépôt des éléments archaïques du trauma colore l’espace groupal, les sensations et la perception du temps. Les thérapeutes peuvent ainsi avoir la sensation d’être pris dans le temps de l’évènement, temps du trauma qui est en réalité un hors-temps. Le trauma s’exprime également en ce que le temps historique n’est, de façon transitoire, plus pris en compte. Le trauma semble envahir la psyché groupale faisant écran à l’histoire maternelle, bloquant ainsi les capacités de mise en lien, réduisant la personne à un « morceau » de son histoire, effaçant sa subjectivité.
Du coup après, on est pris aussi par son discours traumatique, de ce qu’elle raconte de ce qui s’est passé dans cette maison, mais qui fait oublié toute son histoire avant […] on oublie… son histoire… son histoire autre que son histoire traumatique.
21Des images peuvent également s’imposer à la conscience des thérapeutes, qui traduisent une émergence sensorielle intense se rapprochant de la notion de figurabilité de Botella & Botella [2] (1983). Les images et les scénarios qui s’imposent à la conscience des thérapeutes, émergent en réponse au récit traumatique. Ils représentent des indices « d’une forme d’empathie forte » au moment du récit du patient et d’une transmission du traumatisme au thérapeute (Lachal, 2006).
On est tenté d’être emporté aussi par ces images-là […] Il y a des images assez effroyables qui viennent… en tête.
23Enfin, le trauma semble mettre à mal la mise en mots des affects. Lorsque la verbalisation est possible ces émotions apparaissent intenses et témoignent de la présence de colère, d’angoisse et de fascination. Selon Lachal (2015), la fascination est à mettre en lien avec la dimension de passivité chez le thérapeute, constituante de notre psychisme, qui a comme pendant la honte chez le patient traumatisé. La fascination ressentie par le groupe suscite également des mouvements agressifs en lien avec une identification à l’agresseur.
24• Les éléments de la dynamique groupale
25La singularité du fonctionnement groupal nous renseigne sur la transmission d’éléments archaïques du trauma au sein du groupe. L’émergence de vécus insoutenables menace l’intégrité du groupe, et se traduit par l’apparition de mécanismes de défense groupaux pour permettre la relance de la capacité de rêverie. Ces éléments semblent devoir être expulsés à l’extérieur pour maintenir la cohésion groupale et renforcer les limites. Les éléments traumatiques semblent devoir prendre forme, s’incarner dans une figure concrète (institutions, représentant de l’environnement sociétal…) permettant de projeter à l’extérieur du groupe ces mouvements intolérables allant à l’encontre de l’idéal professionnel des thérapeutes. Ceux-ci vont ainsi pouvoir se dégager des pulsions voyeuristes et des mouvements d’identification à l’agresseur. La désignation d’un bouc émissaire, manifestation propre à la groupalité, va permettre de restaurer le narcissisme groupal et ainsi d’en renforcer l’enveloppe. Ce mécanisme défensif se poursuit par la résurgence d’une illusion groupale, une force poussant à la « fusion imaginaire des appareils psychiques individuels » (Lecourt, 2008).
26La réaffirmation d’un Moi idéal groupal apparaît comme un mécanisme de protection face à la force destructrice du trauma attaquant l’homéostasie groupale.
Ce qui est marrant, c’est plus entre nous, c’est que, effectivement, on n’est pas dans le même service par hasard. J’ai une chouette équipe !
28Le trauma infiltre l’appareil psychique groupal et s’exprime à différents niveaux. L’expression du doute est également un indice de sa présence. « Le doute est consubstantiel au trauma ou plutôt à la représentation du trauma et concerne même le traumatisé qui a vécu le plus souvent l’expérience traumatique dans un état de conscience particulier (on parle de dissociation) et en vient à jeter une sorte de doute généralisé sur le jugement de réalité qui consiste à différencier ce qui est réel et ce qui est imaginaire » (Lachal, 2015). La remise en cause du réel de l’évènement peut apparaître à travers le doute sur l’authenticité des propos maternels ou encore à travers des mouvements maniaques dans le groupe.
29Le rire, l’ironie, le registre de l’imaginaire permettent d’introduire une distance avec le réel. Traiter l’évènement comme une fiction permettrait d’échapper à l’état traumatique (Ferenczi, 1932).
30Ces mécanismes apparaissent de façon non linéaire, il s’agit d’un processus dynamique, en aller-retour. Ils permettent de protéger l’écoute groupale pour que les capacités de transformations puissent être préservées.
Transmission du trauma au bébé du point de vue du contre-transfert des thérapeutes
31Le groupe de thérapeutes, qui accueille le récit des évènements de vie de la mère, se trouve également en position de témoin de la transmission des éléments archaïques du trauma maternel. Les thérapeutes sont amenés à incarner cette position de témoin, à reconnaître et à attester de l’existence de ce qui se passe en l’autre. Ainsi, « la position du « témoin » fait partie de la fonction tierce, c’est à partir d’elle que la configuration de la scène traumatique peut commencer à être représentée » (Roussillon, 2003). L’observation des modalités interactives dans la dyade souligne pour les thérapeutes la transmission d’éléments non symbolisables en lien avec les évènements traumatiques.
Je ne sais pas s’il y a transmission mais là, effectivement ce que je peux entendre, c’est ce mot-là (« forcer ») très présent dans le discours. Et ce que je vois dans la relation, c’est quelque chose de forcer le petit à rester à sa place, avec sa tétine, à pas trop bouger.
33Le trauma infiltre la danse relationnelle entre la mère et son bébé et s’observe à travers un manque d’ajustement, un défaut d’accordage affectif. Les interactions apparaissent automatiques, mécaniques. Le manque de circulation des affects dans les échanges fait écho au vécu d’absence de modulation affective chez la mère. Dozio (2017) décrit ce manque de « mutualité » dans les échanges (Lebovici & Stoléru, 1983), témoignant d’une difficulté de ces mères à évaluer les manifestations verbales et non verbales de leur enfant. L’absence d’adresse verbale et visuelle de la mère à l’enfant semble suggérer, pour les thérapeutes, une défaillance de la fonction miroir qui permet la reconnaissance du bébé en tant que sujet et le déploiement d’une relation intersubjective. En même temps, le dépôt par la mère des éléments effroyables du trauma entraîne une mise en échec temporaire du recours aux outils habituels de penser. Ainsi, l’absence de référence à l’ancrage culturel des modalités interactives ou de leur modification par le contexte migratoire, témoigne du besoin des thérapeutes de rechercher dans leurs propres systèmes de liens et de représentations, un code de lecture connu et rassurant pour observer les interactions face à une histoire traumatique qui prend la place de toute autre inscription culturelle.
34Le défaut d’ajustement rend également difficile l’accès à la représentation de la dyade comme unité et introduit une distance corporelle, affective et fantasmatique entre la mère et son bébé. Le trauma, investit comme véritable Objet par le groupe, s’installe entre la mère et son bébé.
Moi, ça m’a fait un peu l’impression de voir deux individus, pas du tout de voir une relation, de voir deux individus qui parlent de leur histoire effectivement. Je perçois deux petits individus à part…
36Ce sont également les mouvements identificatoires du groupe qui permettent l’accès au vécu du bébé. La mise en mots des angoisses et des scénarios circulant au sein du groupe renseigne sur la présence d’angoisses primitives chez le bébé (Winnicott). Les thérapeutes verbalisent des angoisses d’abandon, de chute et d’anéantissement vis-à-vis du bébé, nous permettant d’accéder à une représentation de son vécu. Ces angoisses apparaissent en lien avec l’absence de réponse à l’état de détresse originelle (Freud, 1926) ainsi qu’avec la théorie du trauma de Ferenczi (1932), qui considère celui-ci comme une absence de réponse de l’objet à la détresse du nourrisson. Mais ces vécus ne sont pas sans rappeler, également, ceux provoqués par l’effroi chez les personnes lors de l’évènement traumatique (Garland, 1998 ; Lebigot, 2005 ; Baubet, 2010).
Je l’imaginais pleurer depuis combien de temps, l’appeler, elle vient pas, elle vient pas, elle est là ! Mais elle vient pas et qu’après c’est trop tard ! Une fois qu’elle arrive, c’est trop tard. Je le (le bébé) voyais anéanti par cette absence…
Conclusion
38La rencontre avec la dyade dans la clinique du traumatisme psychique et l’écoute du récit des évènements expose les thérapeutes à la « radioactivité » du trauma (Gampel, 2003) qui colore les mouvements contre-transférentiels et l’appareil psychique groupal. L’exploration de ces mouvements nous éclaire sur le vécu du bébé exposé aux effets du trauma maternel, notamment sur la présence d’une angoisse originelle perçue et ressentie par les thérapeutes.
39L’histoire traumatique et les éléments non symbolisables qui l’accompagnent infiltrent les observations, les réactions, les vécus des thérapeutes au niveau corporel, sensoriel et affectif. La fonction de transformation s’en trouve temporairement mise à mal. Temporairement seulement car le groupe, par ses caractéristiques et ses potentialités, permet le déploiement d’une énergie spécifique et une relance des capacités de penser. L’analyse des mouvements contre-transférentiels et inter-transférentiels, dans un espace tiers, est cependant nécessaire pour que la créativité reste à l’œuvre. Cet espace d’élaboration, garant de la fonction de contenance et de transformation du groupe, participe du cadre sur lequel les thérapeutes peuvent s’appuyer pour avoir une sécurité interne (El Husseini, 2016). Différents niveaux entrent en jeu dans ce travail de pensée : l’environnement institutionnel, sa solidité et sa malléabilité et l’environnement sociétal. Le contexte socio-politique du pays, sa politique d’accueil et de soin des personnes en précarité peuvent également être la source d’une onde traumatique qui fait écho et met à mal le travail thérapeutique. Cadre et méta-cadre jouent leur rôle dans la possibilité d’accueil et de transformation des vécus effroyables par les thérapeutes.
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Mots-clés éditeurs : transmission mère-bébé, transmission mère-thérapeute, contre-transfert, dispositif groupal, traumatisme psychique
Date de mise en ligne : 20/05/2019
https://doi.org/10.3917/ctf.062.0199Notes
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[1]
Au sein du service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Avicenne, Bobigny, se sont développés le Groupe Trauma, accueillant des patients ayant vécu des évènements traumatiques, le Groupe Transmission accueillant des familles dont la dynamique familiale est impactée par le trauma, mais également le Groupe mère-bébé. À la maternité Jean Verdier (Bondy) ainsi qu’au sein du CHU de Bordeaux, des groupes transculturels accueillent les dyades avec des parcours de vie traumatiques.
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[2]
La figurabilité est l’émergence de perceptions sensorielles intenses dans l’esprit de l’analyste qui se trouve dans un moment d’écoute particulier que ces auteurs (Botella & Botella) nomment régrédience. Le travail de figurabilité se rapproche du travail du rêve, et aboutit à des perceptions quasi hallucinatoires. 1983 : « Notes cliniques sur la figurabilité et l’interprétation ».