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Article de revue

Expérience familiale subjective et dynamique psychique familiale à l’annonce du diagnostic du cancer

Pages 27 à 47

Introduction

1Il est connu depuis longtemps que l’annonce du diagnostic du cancer crée un traumatisme autant chez l’individu malade que chez son entourage, car le diagnostic positif est immédiatement associé à l’idée de mort, d’où l’angoisse de mort imminente qui caractérise cette population. Autrement dit, le traumatisme individuel et familial suite à l’annonce du diagnostic du cancer est, aujourd’hui, une réalité en psychopathologie et en psychologie clinique. Le malade du cancer n’est pas une entité isolée, il fait partie d’un environnement familial dans lequel il agit et est agi. Sa souffrance s’étend au-delà de son système biologique et touche à son psychisme. De même, elle est ressentie par la famille du patient, qui aussi, la vit psychiquement. En effet, selon Ackermann (1966) et Lemaire (1989), la personne en souffrance est à considérer conjointement avec ses proches, notamment dans la part psychique d’elle-même qui reste profondément active chez les proches – les mouvements conscients, préconscients et inconscients qui les mobilisent, et le système qu’ils constituent au travers des rituels et des mythes qui leur sont communs. Les mouvements inter-transférentiels et inter-fantasmatiques permettent de comprendre ce fonctionnement. Ainsi le membre de la famille malade cristallise les sentiments ou affects, les peurs, les angoisses et les pensées de toute la famille. Celle-ci cherche très souvent à comprendre ce qui ne va pas ou à saisir les contours de la maladie, tout en vivant avec le malade le choc provoqué par sa situation ou son état. Kaës (1993) souligne que lorsque des personnes participent à un même groupe, elles mettent en commun et produisent une réalité psychique propre au groupe et à sa vie imaginaire. L’appareillage des psychés des individus entre eux désigne comment chacun prend part au groupe avec les autres et se transforme au contact de ces autres et du groupe. Cet appareillage est dû à un effet de résonance entre le monde interne de chaque individu et ce qu’il trouve à l’extérieur de lui, sa propre « groupalité interne » s’associant avec celle des autres pour former de manière originale des processus groupaux. L’appareil psychique groupal résulte de la tension psychique née de la confrontation entre les appareils psychiques de chaque individu. Il se caractérise ainsi par un certain type de pensées groupales, de fantasmes communs et d’instances partiellement partagées, lesquels permettent plus ou moins de contenir la singularité de chacun des membres. En approche psychanalytique familiale, la notion « d’appareil psychique groupale » est transposée à la famille sous l’appellation de « l’appareil psychique familial », qui fonctionne comme le contenant des psychismes de chacun des membres de la famille (Maisondieu & Métayer, 2001).

2Ceci étant, nous nous intéressons dans cet article à la dynamique psychique des familles des personnes atteintes de cancer. Nous cherchons à l’appréhender en questionnant l’expérience subjective que la famille a, à l’annonce du diagnostic. De manière plus précise, l’objectif de cet article est d’examiner et de comprendre en quoi et comment la subjectivation par la famille du patient cancéreux, du diagnostic positif annoncé pourrait affecter le fonctionnement de l’appareil psychique familial. Par subjectivation, nous désignons le sens que la famille donne à ce diagnostic en rapport à son propre point de vue.

3Notre hypothèse est que « du fait de l’éprouvé (sentiments, affects) qu’il suscite, le sens que la famille donne au diagnostic positif du cancer d’un de ses membres va entraîner des remaniements dans le fonctionnement de l’appareil psychique familial ».

4L’article s’articule autour de trois points : la méthode utilisée, les résultats et la discussion.

1 – Méthode

Participants et site de l’étude

5L’étude a eu lieu à l’Hôpital Général de Yaoundé. Cet hôpital a un service d’oncologie où sont pris en charge les malades de cancer. Une psychologue y travaille à temps plein, elle est chargée de l’écoute des angoisses générées chez les malades et leur famille par les maladies somatiques graves et s’occupe aussi des problèmes psychologiques chez le personnel soignant.

6Quatre familles de patients cancéreux et leur membre malade soigné à l’hôpital ont participé à l’étude. Ils ont tous été choisis au hasard. Les familles devaient avoir été informées du diagnostic positif du cancer de leur membre.

Outil de collecte des données et procédure

7Les entretiens familiaux ont été utilisés pour collecter les données auprès des participants. Ils ont été réalisés de manière semi-dirigée sur la base d’un guide d’entretien. Ce type d’outil a été choisi du fait de sa possibilité à permettre le recueil d’une masse d’informations qui aideront à étudier le fonctionnement de l’appareil psychique familial en profondeur et de manière exhaustive. De même, il donne la possibilité aux participants d’exprimer librement leurs idées.

8Les entretiens ont eu lieu dans la salle d’écoute de l’hôpital. Nous rencontrions les familles et leur membre malade à la fois. Chaque entretien durait une heure. Nous avons fait deux entretiens par cas, donc huit entretiens au total. Chaque famille et son membre étaient informés sur le but de la recherche (contribuer à l’étude psychologique du traumatisme familial et individuel lié au cancer), cependant nous ne leur donnions pas notre hypothèse afin d’éviter tout biais dans leurs réponses. Nous leur avons dit qu’ils pouvaient aussi se retirer à tout moment s’ils le souhaitaient. Ainsi, nous respections la volonté des participants à participer ou pas à la recherche, garantissant par là leur consentement éclairé.

9Les entretiens étaient enregistrés grâce au dictaphone. Son utilisation était signalée à l’avance à la famille et au membre malade, afin d’éviter qu’ils aient le sentiment d’être épiés. En effet, le matériel clinique quel qu’il soit n’est jamais utilisé sans le consentement de celui à qui il appartient. En procédant ainsi, nous nous sommes conformés à l’un des grands principes de l’éthique de la recherche.

Technique d’analyse

10Les informations (données) collectées ont été analysées par la technique d’analyse thématique de contenu. Les thèmes essentiels appelés aussi unités de sens contenus dans le discours des participants ont été relevés, les mots et les passages essentiels ont été retenus afin de fonder empiriquement l’analyse.

11Ces informations sont des paroles qui ont été transformées en écrits via la transcription sur ordinateur à l’aide du logiciel informatique Word, pour avoir le corpus (verbatim) sur lequel l’analyse a été faite.

2 – Résultats

12Les familles relatent leur expérience subjective de la maladie de leur membre et les retentissements au niveau de la dynamique psychique familiale. Elles décrivent les bouleversements subséquents, les processus psychiques et les mécanismes en œuvre. Plusieurs indicateurs regroupés en thèmes en rendent compte dans leur discours. Nous les détaillons ici, mais présentons d’abord les cas.

2.1 – Présentation des cas

La famille 1

13La patiente souffre d’un cancer surrénal depuis 2 ans, précisément depuis septembre 2012. Elle est de sexe féminin et est âgée de 62 ans. Elle a 4 enfants dont trois filles et un garçon. Elle est mariée au régime monogamique. Elle est ressortissante de la région du Littoral et pratique la religion catholique. L’entretien se passe en présence de deux de ses filles, de son mari et de la patiente. La fille cadette est absente au cours de l’entretien, car elle s’occupe de sa maman dans la nuit et se repose en journée à la maison.

La famille 2

14La patiente souffre d’un cancer de l’utérus depuis 10 mois. Elle est mariée au régime monogamique et mère de trois enfants. Elle est ressortissante de la région du Centre et pratique la religion catholique. Elle est âgée de 52 ans. L’entretien se passe en présence de son mari, de sa fille, de son garçon et de la patiente.

La famille 3

15La patiente souffre d’un cancer du sein dépisté depuis 6 mois, et a subi une exérèse qui lui a enlevé pratiquement 500 grammes de masse dans son sein droit. Elle a 27 ans et est l’aînée d’une fratrie de 4, dont deux filles et deux garçons. Ressortissante de la région du Sud-Cameroun, elle a une fillette de 2 ans. Elle est célibataire et vit avec ses parents. Elle est couturière de profession. Elle pratique la religion catholique. L’entretien se passe en présence de ses parents, de sa sœur, son frère et de la patiente.

La famille 4

16Le patient souffre d’un cancer du colon dépisté depuis deux mois. Il est âgé de 58 ans et marié au régime polygamique. Il pratique la religion catholique. Il est ressortissant de la région du Centre. Il a 9 enfants. L’entretien se passe en présence de ses deux épouses, de quatre de ses enfants, 3 filles et 1 garçon, et du patient. Les autres enfants vivent au village et n’ont pas assisté à l’entretien.

2.2 – Analyse thématique du contenu des entretiens familiaux

17Les familles font état d’un vécu chargé d’angoisses et de traumatismes à l’annonce du diagnostic. Les traumatismes en question sont indiqués par l’effraction dans l’équilibre psychique familial et la fragilisation du moi groupal, auxquels s’ajoutent les éléments dépressifs. Les mécanismes de défense groupale, les mécanismes de coping, les tuteurs de résilience auxquels ces familles font recours sont également évoqués. Elles parlent aussi de la famille comme groupe contenant et de la maladie comme objet fédérateur.

Angoisse familiale

18L’angoisse est, pour le sujet ou la famille qui la manifeste, la conséquence de l’impuissance, l’incapacité de s’adapter.

19Les données collectées montrent, qu’en ce qui concerne la famille 1, la patiente considère le moment de l’annonce du diagnostic comme un moment très angoissant pour elle et sa famille : « au lieu d’encourager quelqu’un ayant une maladie chronique comme celle-ci, ils sont les premiers à le pousser vers la tombe, en plus ils ne se demandent même pas comment ta famille va accueillir cela ». Elle redoute ainsi le comportement du corps médical qui pousse la famille dans une grande angoisse, pouvant l’amener à paniquer davantage.

20Dans la famille 2, l’annonce du diagnostic a été autant angoissante que dans la famille 1 : « mais quand on m’a annoncé que ma mère souffre du cancer, j’ai seulement pensé à la mort et je me suis dit que ma mère a travaillé pour rien, aussitôt j’ai senti une grosse boule dans ma poitrine, c’était comme si j’étouffais » [Fille aînée]. Ces propos de la fille aînée montrent sa crainte de perdre sa maman et traduit le vécu angoissant dans cette famille. Il en est de même chez le père : « l’annonce de la maladie de ma femme m’a donné du tournis…je suis très angoissé depuis ce jour-là ».

21La situation dans la famille 3 ressemble exactement à celle des deux familles précédentes : « quand je regarde mes parents, je sens qu’ils sont très inquiets. Ils ne me le disent pas, mais je le sens. Et, aussi, moi, je suis du coup déboussolée », relate la patiente ; « notre fille a fait quoi pour mériter ça ? Je n’arrive pas à comprendre, et du coup, je me sens désemparée, j’ai même senti immédiatement l’envie de pleurer et d’aller aux toilettes », raconte la mère ; « j’ai senti un vide total dans ma tête », relate le père. Par ces mots, la patiente et son entourage décrivent le sentiment d’angoisse qui s’est emparé d’eux à la suite de l’annonce du diagnostic de son cancer ;

22Dans famille 4, le sens que la mère donne à l’annonce du diagnostic est synonyme du désespoir : « quand on m’a communiqué le diagnostic de papa, c’est comme si j’ai d’abord voyagé et même perdu… [bref silence], j’ai eu les maux de tête et j’ai commencé à me poser une série de questions sans réponse ».

23L’angoisse est donc toujours présente chez le patient cancéreux et dans son entourage dans la mesure où les uns et les autres n’ont de cesse d’attendre le moment fatal. Aussi, elle est fortement impliquée dans l’effraction de l’équilibre psychique et relationnelle de la famille et dans la survenue du psycho-traumatisme au sein de celle-ci.

Effraction de l’équilibre psychique et manifestation du psycho-traumatisme dans la constellation familiale

24L’annonce de la maladie cancer correspond à un évènement émotionnellement choquant qui peut donner lieu à plusieurs formes de traumatismes chez les individus. L’annonce de l’atteinte au cancer résonne en fait comme un choc inattendu, violent, écrasant, voire comme une « commotion psychique » soudaine qui anéantit le sentiment de soi, la capacité à résister, à agir, à penser, à se défendre pour reprendre Ferenczi (1982). En effet, suite à l’annonce du diagnostic du cancer, le moi groupal subit une effraction qui témoigne des bouleversements dans le vécu relationnel de la famille.

25En ce qui concerne la famille 1, les dires du père sur le vécu de l’annonce justifie une effraction du moi groupal et l’existence d’un psycho-traumatisme dans la constellation familiale : « sur le champ, nous nous sommes sentis déchirés, c’était comme si des balles nous transperçaient la tête, c’est le ciel qui s’écroulait sur nous, tout le monde s’est dit c’est la fin, et nous étions tous effrayés ». Le traumatisme de l’annonce a même débordé les barrières du psychisme familial pour retentir sur le psychisme des individus : « cette maladie m’a mis en difficulté, car depuis, quand je prends mes paramètres, ils ne sont du tout pas bien, ma glycémie augmente, j’ai constamment les maux de tête et ne soyez pas surpris que les effets de cette tension m’achèvent même avant mon épouse », déclare le père ; « comme nous sommes dans une famille où tout le monde est solidaire quand un problème se présente, je devais me maîtriser face à tout, je devais plutôt jouer le deuxième rôle après celui du médecin, mais comme on m’avait donné un coup de marteau sur la tête au point où je sentais ma tête se séparer en deux, j’ai eu l’écoulement de sueur sur le champ. Cette annonce a fait augmenter directement ma glycémie qui me cause d’énormes difficultés jusqu’à présent », relate la fille aînée âgée de 40 ans. Comme on peut le constater dans les propos de cette dernière, l’annonce du diagnostic génère un traumatisme qui peut perdurer dans le temps. L’effet traumatogène de l’annonce se vérifie ici lorsqu’on se réfère aussi aux propos de la patiente, elle-même : « Quand j’ai appris mon diagnostic, j’ai directement poussé un cri dans le bureau du médecin comme une femme qui voulait accoucher et j’ai ressenti un pincement au niveau du cœur comme s’il allait s’arrêter. Je me suis adossée sur la chaise où j’étais assise et le médecin a commencé à me donner les conseils qu’il n’y avait pas encore des ramifications et que tout va aller bien. Mais, j’ai continué à être effrayée et à avoir peur pour ma famille. Je me voyais déjà morte. Quand mes enfants ont été informés de ma situation, ils ont tous tremblé et pleuré ».

26Lorsqu’on analyse la situation de la famille 2, il ressort que l’effet traumatogène de l’annonce se confirme. Cela se justifie par ces propos de la fille cadette : « j’ai directement eu les pincements au cœur. Le cancer c’est le traumatisme, je ne veux même pas entendre parler de son nom. Il est méchant, une mauvaise maladie qui tue plus que le sida car, quand tu as cette maladie et que c’est déjà à un stade avancé, tu montes tu descends, elle va seulement te tuer ». Ces paroles de la jeune fille montrent comment le mot « cancer » en lui-même suscite de l’effroi et de la sidération chez les membres de l’entourage. C’est aussi le sens que prend cette déclaration de la patiente : « dans ma famille, personne n’avait jamais eu cette maladie ou alors dans ma belle-famille. C’est une grande surprise de notre part. C’est donc tout cela qui m’a choqué et a choqué tout le monde ». Cette patiente est la première à avoir cette maladie dans une famille qu’elle juge pauvre, ce qui la déstabilise encore plus puisqu’elle pense que sa famille ne pourra pas supporter les dépenses. Aussi se pose-t-elle de multiples questions : « pourquoi ne pouvait-elle pas arriver à une personne qui est riche ? » ; « que peut faire ma famille devant un tel fardeau ? » ; « on dit souvent que le cancer est génétique, c’est pourquoi toute ma famille a peur, car nous ne sommes pas riches. Si ça arrive à tout le monde que deviendra cette famille ? ». Penser au cancer de son enfant perturbe et déstabilise : « si aujourd’hui ma fille n’est plus, les relations au sein de la famille seront très perturbées. Je préfère mourir avant elle, car qui pourra encore nous donner un coup de main, nous aider en cas de besoin ? Nous sommes abattus depuis l’annonce de ce diagnostic, même du côté sanitaire, ma famille éprouve des difficultés », relate la mère de la patiente. Les propos de cette dernière indiquent aussi que la survenue du cancer est susceptible de créer une effraction dans l’équilibre relationnel de la famille.

27Quant à la famille 3, l’annonce du diagnostic du cancer est bouleversante. Elle crée de la stupeur, d’autant plus qu’elle fait penser immédiatement à la mort : « Dieu, tu ne peux pas nous faire ça, c’est mon premier enfant que tu m’as donné avec ma femme et tu ne peux pas la reprendre ; moi, je vois que le cancer est synonyme de mort, il vous arrache tout l’esprit, même celui de vos proches » ; « oui, le cancer vous décapite votre âme, votre esprit, c’est ce que nous avons ressenti avec l’annonce de la maladie de notre fille », ajoute la mère. Ces paroles sont celles d’un père et d’une mère totalement désorientés : ils avaient l’air effarés, avec un regard perdu. La patiente, elle aussi, s’est montrée désemparée et prise de panique : « dès que le médecin a dit que mon diagnostic était positif, j’ai eu peur et j’ai commencé à grelotter sur le champ, car avant mon diagnostic, le froid m’avait déjà attrapée, ou c’était déjà la peur, je ne sais pas, j’ai même pissé un peu dans mon slip ». Les frères et sœurs de la patiente sont eux aussi concernés par ce traumatisme : « je n’arrivais plus à dormir, j’avais peur qu’on m’annonce à tout moment que ma sœur est décédée. Car le cancer, c’est la mort », relate la petite sœur ; « moi, j’ai commencé à avoir des cauchemars, ce qui m’effrayait beaucoup », narre l’un des petits frères. L’annonce du diagnostic du cancer affecte psychiquement la patiente ainsi que son entourage : « ma maladie a eu des répercussions sur moi et sur toute ma famille. J’ai les insomnies depuis l’annonce de mon diagnostic et je me demande si le seigneur ne peut même pas me rappeler une seule fois, que de faire souffrir ma famille ainsi. Quand je regarde mon sein avec cette grosse blessure, ce n’est que les larmes qui coulent. J’ai changé et je suis devenue l’ombre de moi-même, et ma famille en souffre. » ; « ma famille et moi n’avons plus les pieds sur terre depuis l’annonce de ce diagnostic de cancer ».

28En ce qui concerne la famille 4, les données collectées montrent que le traumatisme est présent. Pour le père de famille, la situation d’annonce a généré des symptômes somatiques autres que le cancer : « mon côté droit s’est directement paralysé suite à cette annonce et on m’a directement mis sous traitement ». Le sens que la fille cadette donne à cette annonce révèle des cognitions inadaptées, dans la mesure où elle provoque un traumatisme familial avec son lot de conséquences, telles que les idées suicidaires, les maladies diverses chez d’autres membres de la famille du patient cancéreux : « moi je préfère mourir à la place de mon père et que ce mal de nerf qui s’est installé depuis cette annonce ne cesse que quand papa sera guéri ». Quant au garçon de la famille, l’annonce du cancer du père a bouleversé les rôles au sein de la famille et a remanié son fonctionnement : « moi, j’ai abandonné mes études pour relayer maman au marché. On ne vit plus comme avant ».

29Cette effraction de l’équilibre psychique familial et le traumatisme connu au sein des familles des patients cancéreux témoignent de la fragilisation du moi groupal ou familial.

Fragilisation du moi groupal ou familial

30L’appareil psychique groupal résulte de la tension psychique née de la confrontation entre les appareils psychiques des individus. Il se caractérise par un certain type de pensées groupales, de fantasmes communs et d’instances partiellement partagées.

31L’appareillage des psychés des individus dans un groupe permet de saisir comment entre eux, chacun prend part au groupe avec les autres et se transforme à leur contact. Cet appareillage est dû à un effet de résonance entre le monde interne de chaque individu et ce qu’il trouve à l’extérieur de lui, sa propre « groupalité interne » s’associant avec celle des autres pour former de manière originale des processus groupaux. En effet, on constate que lorsque des personnes appartiennent à un même groupe, elles mettent en commun et produisent selon les situations une réalité psychique propre au groupe et à sa vie imaginaire. Cette réalité groupale peut être déstabilisée par une situation jugée embarrassante pour le groupe. Le diagnostic d’une pathologie chronique comme le cancer n’est pas sans conséquences sur la vie psychique groupale des familles. Elles disent ce qu’elles comprennent de l’annonce du diagnostic, autrement dit, elles lui donnent, chacune, un sens en rapport avec leur propre point de vue, et évoquent la fragilisation du moi groupal (familial) comme étant une réponse à ce travail de production de sens. Dans cette perspective, les souffrances psychiques seraient l’expression de la manière dont ces familles subjectivent le diagnostic positif du cancer chez un de leurs membres.

32En effet, les données collectées auprès de la famille 1 et analysées montrent que l’annonce du diagnostic a fortement fragilisé son moi groupal. Ces mots du père justifient cette fragilisation : « cette annonce nous a beaucoup affaiblis, c’est comme si dans nos têtes, tout s’est ralenti. » ; « oui, c’est comme si nous pensons maintenant avec trop de peines », renchérit l’une des filles de cette famille.

33Pour la famille 2, les données collectées et analysées montrent un affaiblissement des potentialités de survie. Ces propos de l’un des garçons l’attestent suffisamment : « maman dans la famille est le moteur et depuis qu’elle est malade, ça se ressent sur tout le monde, même manger est devenu difficile ; on dort affamé, ça nous met énormément en difficulté et tout le monde se plaint couramment de la tête qui tourne, personne n’arrive plus à se concentrer sur quoi que ce soit. »

34La famille 3 connaît les mêmes problèmes que les autres en ce qui concerne le fonctionnement de son moi groupal. Celui-ci est aussi fragilisé que l’est celui des familles précédentes. Ces propos de la sœur de la patiente le démontrent clairement : « ma sœur occupe une place importante dans la famille et depuis qu’elle est internée, nous souffrons car son affection nous manque à la maison ; et même du côté du soutien matériel, nous sommes très affectés, personne n’arrive à faire les choses comme avant ; moi par exemple, je n’arrive plus à résister à une moindre contrariété, je pense que c’est le cas de tout le monde » ; « oui c’est ça, personne dans ma famille n’arrive plus à braver les situations comme avant. On dirait que la maladie de notre fille nous ralentit l’esprit », ajoute la mère.

35La famille 4, fait également l’expérience de la fragilisation du fonctionnement du moi groupal, comme l’illustrent ces propos de la fille aînée : « depuis que papa est ici à l’hôpital, on ne dort pas et on passe les nuits blanches ; quand on pense que papa va de mal en pis, on n’a pas le moral haut, on se retire pour pleurer pour qu’il ne voit pas ». De même, cette déclaration de son frère est chargée de sens : « dès que le diagnostic de papa nous a été communiqué, nous sommes restés silencieux. Personne ne parlait plus à l’autre, c’était comme si les nuages traversaient les esprits et balayaient tout, même les mots, toutes les pensées. Oui je crois que c’est ça. »

36Parmi les marqueurs du remaniement psychique des familles interrogées dans cette étude, il y a également les éléments dépressifs que soulignent leurs membres.

Éléments dépressifs

37L’annonce du diagnostic du cancer est un événement dépressogène, aussi bien pour le patient que pour son entourage familial. Dans cette perspective, des éléments dépressifs sont repérés dans le discours des familles que nous avons interrogées.

38C’est le cas dans la famille 1, lorsque la fille aînée déclare que « moi, j’ai commencé à pleurer sur le champ, mais à voix basse » et le père (mari) que « du coup, j’ai senti la tristesse m’envahir et depuis lors je vais mal ». C’est aussi le cas dans la famille 2, quand la fille de la patiente relate que « cette maladie m’handicape, ainsi que toute la famille, je n’arrive plus à apprendre mes leçons, je passe le temps à pleurer même à l’école et je suis devenue l’ombre de moi-même » et son frère que « c’est difficile, je crains toujours le pire et tous les jours, je déprime, j’ai même cherché à rencontrer un psychiatre, mais… [long silence]. » Dans la famille 3 aussi, les éléments dépressifs sont communiqués à travers les propos du père : « je ne savais pas qu’un jour, je me trouverai dans cette situation, me voici qui passe les jours et les nuits blanches à penser sur le sort de mon épouse, et il y a les jours où je me retrouve en train de parler, seul, en route, quand je viens ici à l’hôpital ». Les membres de la famille 4 parlent eux aussi de leur vécu dépressif de l’annonce du diagnostic : « je ne dors plus suffisamment, j’ai commencé à voir la mort partout quand je ferme l’œil », relate l’une des épouses ; « je n’arrive plus à apprendre mes leçons, quand je prends le cahier, à peine je l’ai ouvert que j’en ai plus envie. », déclare l’un des enfants.

39Devant cet effondrement, les familles élaborent des mécanismes de défense pour aménager la souffrance et la rendre supportable. L’analyse de leur discours a permis de les découvrir.

Mécanismes de défenses mis en place par les familles

40Pour ce qui relève de la situation de la famille 1, le garçon dit s’être engagé dans un soliloque comme moyen pour se protéger lui et sa famille : « j’ai commencé à chanter intérieurement pour éviter que je ne choque, mais aussi pour oublier un peu, afin de calmer la famille qui était en larmes ». Il s’agit ici d’un mécanisme de défense qui entre dans le registre d’une « conduite d’évitement », mais du « refoulement » aussi, car le sujet cherche à oublier la situation en chantant intérieurement. Il sait qu’il n’est pas lui-même victime, mais que cette maladie va faire de sa vie un cauchemar.

41En ce qui concerne la famille 2, les mécanismes de défense adoptés sont l’évitement et la rationalisation. Ils sont au service de la pulsion de vie : « je me suis mis à prononcer intérieurement le nom de mon épouse pour ne pas penser immédiatement à la mort, puis je me suis maîtrisé afin de ne pas plonger mon épouse dans le choc, j’ai joué au faux courageux afin de ne pas paniquer », relate le mari ; « j’ai tout de suite pensé que toutes les maladies tuent, même si ce n’est pas le cancer ; comme cela, j’évite de trop penser à ce cancer », relate la fille de la patiente.

42Dans le cas de la famille 3, certains mécanismes de défense comme le déni et le clivage du moi sont utilisés par ses membres. Le père déclare : « je n’arrive pas à croire que c’est ma fille qui a cette maladie, non je n’y crois pas ; c’est difficile de l’accepter comme ça. » La mère dit : « cette situation de ma fille m’a fendu l’esprit en deux et j’ai l’impression que c’est aussi le cas chez certains parmi nous ; ses frères et ses sœurs se disent tout le temps partagés sur l’idée à se faire du cancer. » Le clivage ou fragmentation est ici utilisée à des fins protectrices envers toute la famille, ce qui permet d’éviter de plonger le père seul dans le choc de l’annonce du diagnostic. Ici, on peut conclure que les défenses extrêmes que sont la fragmentation ou le clivage sont nécessaires pour atténuer l’effet du trauma vécu lors de la prise de conscience de l’état cancéreux de l’un des siens au sein de la famille. Il s’agit de ce fait de défenses adaptées possédant une fonction certaine dans le vécu et le dépassement du traumatisme. En effet, la fragmentation, au-delà de ses aspects pathologiques, est nécessaire pour que le trauma soit moins intense et pour que la partie du Moi demeurée intacte se rétablisse plus rapidement.

43Quant à la famille 4, les comportements réactionnels, le refoulement et l’acceptation sont des mécanismes de défense utilisés par ses membres. La fille aînée dit : « j’ai commencé à rire quand on m’a remis le diagnostic de papa et battre mes paupières pour chasser cela de ma tête et ne pas attirer son attention ». Elle relate aussi que « toute la famille joue seulement au dur actuellement pour ne pas affliger papa ». L’une des épouses s’exprime en ces termes : « ce que Dieu te donne, tu prends seulement. Nous ne pouvons qu’accepter sa volonté. Si Massa (monsieur) est malade comme il est là, c’est lui, Dieu, qui a voulu ainsi. Nous ne pouvons qu’accepter. »

44À ces mécanismes familiaux inconscients de lutte contre l’angoisse liée à l’annonce du diagnostic de cancer, s’ajoutent des mécanismes de coping qui sont plutôt conscients.

Mécanismes familiaux de coping

45Bruchon-Schweitzer & Dantzer (1994) soutiennent que dans le coping, on ne cherche plus à décrire les réactions de stress par les événements auxquels le sujet est exposé (stresseurs), mais par la façon dont il gère la situation. Pris dans ce sens, on comprend que dans la problématique des stratégies d’ajustement, la façon de réagir face à une situation stressante ne dépend ni de l’individu, ni de l’événement, mais résulte d’un compromis entre les caractéristiques personnelles de l’individu et celles de la situation.

46Dans la famille 1, la recherche du soutien social reste le principal mécanisme d’adaptation à l’adversité (l’annonce du diagnostic). La patiente dit : « je remets mon sort et celui de ma famille entre les mains du bon Dieu et je sais qu’il m’écoute. Je dis à Dieu dans mes prières de me reprendre car je souffre déjà trop avec mes enfants qui n’ont plus une vie depuis ma maladie ». Dans cette famille, la recherche du soutien social apparaît aussi dans les paroles de l’une des filles de la patiente : « j’aurai souhaité que l’état donne des soins gratuits aux malades du cancer. Ce qui est très angoissant quand on t’annonce cette maladie, c’est sa prise en charge qui est très chère. On se sentirait moins stressé si l’état nous venait en aide dans les soins. Comme il ne le fait pas, nous nous remettons au père tout-puissant qui est Dieu. Il a la solution à tout. »

47La famille 2 fait aussi appel au soutien social, mais également au coping centré sur les émotions et sur le problème : « j’ai commencé à chanter intérieurement pour éloigner les pleurs de moi, demander l’aide du Seigneur, puis je me suis enfermée dans ma chambre pour bien faire le deuil », relate la fille de la patiente ; « j’ai commencé immédiatement après l’annonce, à chercher à lire des documents sur le cancer afin d’être tranquille » déclare le fils. Le mari, lui, raconte qu’il s’est rapproché de plus en plus affectivement de son épouse, ce qui lui a permis de garder son sang-froid. Il a ainsi eu recours au coping centré sur les émotions pour s’ajuster au stress de l’annonce.

48Dans la famille 3, les membres ont fait appel au soutien social, au coping centré sur les émotions et sur le problème comme dans les deux premières familles : « j’ai directement commencé à pleurer en implorant la grâce de Dieu. Je disais : Dieu tu ne peux pas me faire ça, c’est mon premier enfant que tu m’as donné avec ma femme et ne la reprends pas. Quand je le faisais, je me sentais quand même soulagé un peu », narre le père ; « j’ai d’abord eu trop peur, mais par la suite, je me suis ressaisi en disant qu’après tout, le cancer est une maladie comme toutes les autres. Elle va s’en sortir », relate la sœur de la patiente.

49Pour la famille 4, le coping des membres s’est surtout centré sur les émotions et le problème : « tout ce que j’ai fait, je me suis dit qu’on n’a qu’un seul père dans sa vie et il faut que je lui montre tout mon amour pour lui. Aussi, je me suis arrangée à partager beaucoup de moments d’intimité avec lui. Je ne cessais de lui dire : papa, nous t’aimons. Ce qui me sortait de temps en temps de la peur », décrit l’une des filles du patient ; « j’étais tout le temps aux trousses de l’infirmier qui s’occupait de papa, pour chercher à savoir plus sur sa maladie. Ce que l’infirmier me disait me permettait d’être moins anxieuse », relate la deuxième épouse du patient, qui est la plus jeune.

50Nous avons également observé que toutes les familles rencontrées continuaient malgré tout, à mener une existence satisfaisante. Aussi nous sommes-nous intéressés à leur processus de résilience.

Processus de résilience des familles

51La résilience est, selon Vanistendael & Lecomte (2000), la capacité d’une personne ou d’un groupe à se projeter dans l’avenir en dépit d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes parfois sévères. Cyrulnik (2004) la définit comme la capacité de réussir à vivre et à se développer de manière acceptable en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative.

52La famille 1 s’est montrée très résiliente face au choc que constitue l’annonce du diagnostic de cancer de l’un de ses membres. C’est tout le sens des mots de la fille cadette qui suivent : « maman s’est maîtrisée, puis a pris tout son temps, et nous a dit de chercher un taxi pour nous déposer à la maison. Nous étions très surpris de son courage, ce qui nous a permis de rester dans l’espoir. Je pense que ce temps de répit nous a permis quand même de prendre du recul par rapport à la gravité de la situation. » Le facteur temps se pose ici comme ce qui a favorisé la résilience familiale.

53Pour ce qui concerne la famille 2, les propos suivants du père montrent qu’elle est restée résiliente face à la situation : « je me suis comporté vraiment en homme, même comme c’était très difficile, mais au fond de moi-même, je me disais que s’il arrive que mon épouse me quitte, est-ce que je pourrais résister un seul mois, c’est qu’on va seulement nous enterrer ensemble. Mais, je masquais tout cela car j’avais intérêt à ne pas paniquer afin de ne pas faire paniquer les autres. J’ai pris tout mon calme grâce aux conseils que nous donnait le médecin. Finalement, on s’en sort quand même bien, car tout le monde est maintenant calme. » Dans ces propos, les facteurs de résilience en œuvre sont : le courage du père, les conseils du médecin.

54Pour la famille 3, le processus de résilience s’étaye sur la foi religieuse et sur l’amour familial : « si nous sommes restés confiants jusqu’alors, c’est grâce à la prière. », narre le frère de la patiente ; « l’amour réciproque qui existe entre nous dans la famille nous a permis de rester fort et de croire à un quelconque espoir. », relate la mère de la patiente.

55La famille 4, quant à elle, s’appuie aussi sur la fois religieuse pour résister et continuer à s’épanouir : « nous n’avons jamais cessé de prier, ce qui nous a toujours amenés à garder l’espoir », explique l’une des deux épouses du patient. Elle s’appuie aussi sur le sens de la communauté qui caractérise leur vie : « malgré le fait que nous sommes dans une famille polygame, nous nous soutenons quand il y a une difficulté. Vous constatez, docteur, que les deux épouses de mon père ont répondu à votre appel. Je crois que c’est aussi tout cela qui nous a permis de rester fort jusqu’alors », relate l’une des filles du patient.

56En plus de se montrer résilientes, les familles ont fonctionné face à l’adversité que constitue le diagnostic du cancer d’un de leurs membres comme un groupe contenant.

Famille comme groupe contenant

57Le fait de savoir que l’aide familiale serait présente en cas de besoin, est fortement lié au bien-être individuel du patient et ce, indépendamment de la réception concrète de l’aide. Aussi, la famille tout entière, indépendamment des émotions des uns et des autres, peut fonctionner comme un groupe contenant face au choc de l’annonce.

58La famille 1 s’est constituée en groupe contenant face aux émotions désagréables de ses membres grâce à sa capacité à s’autoréguler : « chaque fois que chacun de nous montrait des signes de découragement et de désespoir, il y avait comme une re-transformation ou une réorganisation au sein de la famille qui le re-boostait et re-boostait tout le monde en même temps », relate l’une des filles de la patiente. Les propos suivants de la patiente soulignent également le caractère contenant du groupe familial : « si ce n’était pas mes enfants, je ne saurais quoi faire. La chimiothérapie qu’on me demande de faire toutes les trois semaines coûte trop cher. Elle me fatigue même et me fait plus mal que mon mal. Heureusement que mon fils qui est au Gabon me supporte en m’envoyant l’argent pour le traitement. Ma fille cadette a aussi arrêté l’école pour me relayer au marché. Je suis soutenue par ma famille et ceci me prouve que ma famille est unie quel que soit ce qui pourra nous arriver ». Malgré l’effraction dans le moi groupal de la famille 1, celle-ci est restée un contenant pour ses membres.

59En ce qui concerne la famille 2, le caractère contenant du groupe familial s’appréhende dans ces propos de la fille de la patiente : « nous sommes très liés entre nous dans la famille. Grâce à ce lien, on se supporte pour surmonter la douleur ».

60La famille 3 est toute aussi contenante pour ses membres, comme les deux précédentes. Les propos de l’une des filles l’attestent clairement : « ma sœur occupe une place très importante, non seulement pour moi, mais aussi pour ma famille. Elle nous vient en aide dans tous les cas, quelles que soient les difficultés qu’elle peut avoir. C’est l’héritage que Dieu nous a donné. Ses efforts pour ma maladie sont soulageant pour tous les membres de ma famille. Grâce à elle, chacun a un sourire. »

61Les propos de la fille cadette dans la famille 4 montrent qu’elle a également fonctionné comme un groupe contenant face au choc de l’annonce : « la maladie de papa n’a rien influencé dans nos relations qui sont de plus en plus consolidées depuis son annonce, même si elle a apporté quelques perturbations du côté santé chez nous. Dans ma famille, tout le monde se tient les coudes. C’est comme ça que nous faisons face au stress que peut causer la maladie de notre père ». Les propos de l’une des épouses vont dans le même sens : « notre famille a toujours été soudée et le sera toujours quoi qu’il arrive. En fait, nous arrivons à supporter les effets de la maladie de notre mari parce que nous nous aimons. »

62Bien qu’il suscite des sentiments d’angoisse dans la constellation familiale, nous avons aussi observé que le cancer de l’un membre joue le rôle d’un objet fédérateur pour l’ensemble de la famille.

Maladie comme objet fédérateur pour les familles

63Dans la famille 1, les propos de la fille aînée montrent que la maladie de la maman a renforcé les liens entre les enfants et a ainsi contribué à fédérer la famille : « nos relations n’ont pas changé suite à l’annonce du diagnostic du cancer de maman, elles se sont plutôt consolidées car maman demeure toujours notre maman malgré sa maladie, nous ne pouvons pas la rejeter. Nous lui apportons encore plus d’affection depuis qu’on sait qu’elle porte cette maladie. Cette maladie a de plus en plus uni notre famille ».

64C’est aussi le cas pour la famille 2 où le mari parle de la maladie de sa femme comme de ce qui, aujourd’hui, les rassemble plus : « nos relations n’ont pas été perturbées, elles se sont plutôt renforcées ; la maladie de ma femme a plutôt révélé le côté unificateur de ma famille ; je ne sais pas si un jour, elle peut se désunir ; aujourd’hui, c’est l’amour parfait entre nous. »

65Pour la famille 3, le caractère unificateur de la maladie est attesté par les propos de la sœur de la patiente : « ma sœur occupe une place très importante, non seulement pour moi, mais aussi pour ma famille ; cette maladie n’a aucune influence dans cette famille ; auprès d’elle, nous sommes encore plus consolidés que jamais par cette maladie ; même si elle nous ruine, nous avons un défi à relever, à savoir : rester unis et solides. »

66Malgré son effet déstabilisant pour le psychisme des individus, l’annonce du cancer du père semble avoir de plus en plus rapproché les membres de la famille 4 entre eux. Cette famille polygame, contrairement à ce qui est généralement prétendu (cf. « la famille polygame est le lieu de multiples conflits : conflits entre épouses, entre les enfants de différentes épouses, entre une épouse et ses enfants contre le mari et ses autres femmes et enfants, etc., », Nguimfack, 2014, p. 51), a vu ses relations internes se raffermir durant l’expérience que ses membres font subjectivement de la maladie du chef de famille. C’est tout le sens des propos de la fille cadette de la famille : « même si c’est une maladie à ne pas désirer, la maladie de papa nous a plutôt rassemblés ; on ne sent même pas que nous sommes dans une famille polygame ; depuis que papa est ici à l’hôpital, nous parlons tous le même langage quel que soit le foyer d’où chacun vient au sein de notre famille ; même s’il arrive qu’il meurt, nous ne voulons pas qu’il meurt avec des regrets parce que nous ne nous entendons pas ; non, nous faisons tout pour nous entendre, pour être unis. »

67Ces résultats sont discutés sur la base des théories de la groupalité psychique (Ackerman, 1966 ; Anzieu, 1985 ; Kaes, 1993).

3 – Discussion

68Ackermann (1966), considère conjointement les personnes en souffrance, la part psychique d’elles-mêmes qui reste profondément active chez les proches, les mouvements conscients, préconscients et inconscients qui les mobilisent, et le système qu’ils constituent au travers des rituels et des mythes qui leur sont communs. Cette approche est donc centrée sur « l’insight » et/ou les expériences affectives, l’expression du self, les conduites d’attachement, la gestion des conflits dynamiques, l’élaboration symbolique, la distinction entre réalité et imaginaire. Les résultats de la présente étude valident ce substrat théorique, en ce qu’ils mettent en évidence les résonances entre les psychismes des membres des familles interrogés, dans le mode du fonctionnement de l’appareil psychique de ces familles face à l’annonce du diagnostic du cancer chez l’un de ses membres. Le thérapeute devra alors être attentif aux émotions et expressions non verbales, aux jeux, aux fantaisies et rêveries susceptibles de révéler les productions collectives et les fantasmes partagés par les membres de la famille.

69Kaës (1993) élabore le concept d’appareil psychique groupal qui contient le psychisme de tous les membres du groupe. Il le décrit comme un modèle de départ pour penser la question du lien, avec les concepts d’alliances inconscientes et d’espace onirique commun. Cela le conduit à mettre en évidence des principes d’analyse nouveaux : le principe de détermination (une multi-détermination qui rejette toute détermination causale, unique et linéaire), les principes de transversalité, de complémentarité, de pluri-focalité, de complexité, et le principe polyphonique. Il soutient que l’appareil psychique de groupe a été développé comme un modèle de transformation psychique différent de l’appareil psychique individuel, qui accomplit le travail psychique particulier. Pour lui, la dynamique psychique groupale consiste à produire et traiter la réalité psychique de groupe et dans le groupe. C’est un dispositif de liaison et de transformation des éléments psychiques. Il intègre dans le psychisme des excitations traumatiques en les liant et en établissant entre elles des connexions associatives. Il met en place des processus de transformation du matériel psychique. Le groupe est une enveloppe qui fait tenir ensemble les individus (Kaës, 2014). Les résultats de la présente étude rendent compte, à travers les informations importantes sur le mode de fonctionnement de l’appareil psychique groupal de chaque famille, de cette groupalité psychique dans ses différents aspects (effraction, fragilisation, résilience, angoisse, coping etc.), suite à l’annonce du diagnostic du cancer d’un de ses membres.

70Anzieu (1985) définit un préalable à l’activité psychique en termes de constitution d’un Moi-peau, entité somato-psychique avec une face interne et une face externe, permettant au psychisme de se déployer sans risque, du fait de la délimitation préalable d’un espace psychique. Le Moi-peau fonde donc la possibilité même d’accéder aux représentations et à la pensée, processus de psychisation nécessitant l’existence préalable d’un cadre. Ultérieurement, il a proposé les concepts d’enveloppe psychique groupale et de peau groupale, qui permettent l’établissement d’un état psychique trans-individuel, appareil conçu comme une structure psychologique propre qui demeure étayée sur les appareils psychiques individuels. Rendant compte des remaniements dans l’appareil psychique des familles (angoisse, effraction, fragilisation, résilience, coping etc.) suite à l’annonce du diagnostic du cancer d’un de leurs membres, les résultats de notre étude rejoignent cette théorie d’Anzieu. En effet, Anzieu (1975) soutient que lorsque des personnes participent à un même groupe, elles mettent en commun leurs expériences et produisent une réalité psychique propre au groupe et à sa vie imaginaire. L’appareillage des psychés des individus entre eux désigne comment chacun prend part au groupe avec les autres et se transforme au contact de ces autres et du groupe. Cet appareillage est dû à un effet de résonance entre le monde interne de chaque individu et ce qu’il trouve à l’extérieur de lui, sa propre « groupalité interne » s’associant avec celle des autres pour former de manière originale des processus groupaux. L’appareil psychique groupal se caractérise par un certain type de pensées groupales, de fantasmes communs et d’instances partiellement partagées. Il permet de contenir plus ou moins la singularité de chacun de ses membres. Les processus en jeu dans l’appareil psychique groupal témoignent des différents états des enveloppes psychiques, de leurs altérations et des modalités de leur formation.

Conclusion

71Cette étude avait pour objectif d’examiner et de chercher à appréhender la dynamique fonctionnelle ou le devenir de l’appareil psychique familial suite à l’annonce du diagnostic du cancer d’un des membres des familles interrogées. De ce fait, nous nous sommes, dès le départ, posé la question de savoir en quoi l’éprouvé généré à la suite de la subjectivation par la famille du patient cancéreux, du diagnostic positif annoncé, pourrait entraîner des bouleversements ou des remaniements dans le fonctionnement de l’appareil psychique familial.

72Les entretiens semi directifs que nous avons mené auprès de quatre familles avec leur membre malade hospitalisé à l’Hôpital Général de Yaoundé nous ont permis de relever dix thèmes : angoisse familiale, manifestation du trauma dans la constellation familiale, effraction de l’équilibre familial, fragilisation du moi groupal, mécanismes de défenses, mécanismes de coping, tuteurs de résilience familiale, famille comme groupe contenant, éléments dépressifs, maladie comme objet fédérateur. Il ressort de notre étude que la situation d’entrée dans la maladie cancer, de même que l’annonce du diagnostic, constituent toutes deux des moments qui provoquent une angoisse automatique dans la famille, suivies d’un vécu groupal angoissé. En effet, nos résultats montrent que le mode de fonctionnement de l’appareil psychique familial (remaniements observés dans le psychisme familial : effraction, fragilisation, angoisse permanente, manifestations dépressives, mécanismes de défense) du patient cancéreux, s’étaye sur l’éprouvé subjectif du diagnostic positif de la maladie par la famille.

Bibliographie

Références

  • ACKERMAN N. (1966): Family therapy. In Arieti S. (ed.): American hanbook of Psychiatry (pp. 201-212). Basic Books, New York.
  • ANZIEU D. (1975) : Le groupe et l’inconscient. Dunod, Paris.
  • ANZIEU D. (1985) : Le moi peau. Dunod, Paris.
  • BRUCHON-SHWEITZER M. & DANTZER R. (1994) : Introduction à la psychologie de la santé. P.U.F, Paris.
  • CYRULNICK B. (2004) : Parler d’amour au bord du gouffre. Odile Jacob, Paris.
  • FERENCZI S. (1982) : Œuvres complètes. Psychanalyse IV, réed, traduction du hongrois et de l’anglais par l’équipe du « Coq héron ». Payot, Paris.
  • KAES R. (1993) : Le groupe et le sujet du groupe. Dunod, Paris.
  • KAES R. (2014) : Les alliances inconscientes. Dunod, Paris.
  • LEMAIRE J.G. (1989) : Famille, amour, folie. Païdos/Centurion, Paris.
  • MAISONDIEU J. & METAYER L. (2001) : Les thérapies familiales. P.U.F, Paris.
  • NGUIMFACK L. (2014) : Conflits dans les familles polygames et souffrance familiale. Cahiers Critiques de Thérapie Familiale et de Pratiques de Réseaux 2(53): 49-66.
  • VANISTENDAEL S. & LECOMTE J. (2000) : Le bonheur est toujours possible : construire la résilience. Bayard, Paris.

Mots-clés éditeurs : diagnostic, expérience familiale subjective, dynamique psychique familiale, cancer

Mise en ligne 03/02/2017

https://doi.org/10.3917/ctf.057.0027

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