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Article de revue

Interview de Ludwig Cornil, ce lundi 12 octobre 2015

Pages 131 à 137

Notes

  • [1]
    Psychologue, psychothérapeute, membre du “Groupe Institutions”. Formée à l’EMDR depuis 2004.
  • [2]
    État de stress post-traumatique (Ndlr).

Contexte de l’interview

1Difficile d’aborder la pratique de l’EMDR dans ce cahier sans qu’y soit représenté Ludwig Cornil, l’un des acteurs majeurs de l’introduction et de la diffusion, en Belgique, des avancées thérapeutiques autour de l’EMDR. J’ai eu la chance de participer à la formation en EMDR qu’il assurait, à la suite de la lecture du livre « Guérir sans médicament et sans psychanalyse » (2003) de David Servan-Schreiber, livre qui avait à l’époque défrayé la chronique des nouveautés dans le champ de la psychothérapie. J’y ai entraîné deux de mes amies psychanalystes, également soucieuses de trouver des réponses face à certaines situations qui nous confrontaient à notre impuissance à amorcer une perspective de changement chez nos patients. Et cette formation a été passablement bouleversante, nous obligeant à ouvrir un espace à de nouveaux paradigmes.

2Depuis cette formation, il y en eut d’autres, et d’autres rencontres avec Ludwig Cornil devenu ensuite le Président de EMDR Belgique. J’ai pu apprécier les qualités pédagogiques, scientifiques et humaines avec lesquelles il aborde et transmet la pratique autour et avec l’EMDR.

3CVB : Ludwig, pourrais-tu nous raconter comment tu as été amené à t’intéresser à l’EMDR ?

4Quand j’étais psychologue dans l’hôpital de Courtrai, j’ai suivi un patient qui avait été très gravement brûlé à la suite d’une explosion sur son lieu de travail. Il avait été déjà hospitalisé et soigné pendant un an et demi. Ce Monsieur présentait tous les symptômes d’un ESPT [2] simple, tels que : intrusions, cauchemars récurrents la nuit, évitement de tout ce qui évoquait son accident. Il était soigné par antidépresseurs, calmants et somnifères ; sa vie familiale était gravement perturbée par son changement de caractère devenu intolérant et irritable. Il réagissait souvent par l’ironie et le sarcasme aux tentatives d’empathie.

5Je me suis mis au travail avec ce que j’avais appris de l’approche relationnelle, de la PNL et de l’hypnose, sans qu’aucun soulagement de la souffrance psychique de mon patient ne soit perceptible. Je me sentais confronté aux limites de ma pratique et impuissant à le soulager malgré tous mes efforts. Et surtout, je le voyais tellement en souffrance. Que faire ? J’avais besoin de nouveaux outils.

6J’ai cherché d’autres modalités d’approche et je suis tombé par hasard sur la première recherche de Francine Shapiro, publiée en 1989, dans laquelle elle présente son travail avec un groupe de 44 patients : une moitié est traitée avec une séance d’EMDR, l’autre moitié par une séance d’écoute et de soutien émotionnel. Les résultats sont probants à la fin de l’entretien quand les patients sont interrogés sur l’évaluation de l’intensité émotionnelle ressentie par eux (appelée « SUD » dans le vocabulaire EMDR, 0 étant le niveau le plus bas et 10 le plus haut niveau de tension émotionnelle ressentie, Ndrl).

7J’ai suivi ce fil, et lu le livre « Des yeux pour guérir ». Ce n’était pas vraiment le livre que je cherchais, mais par contre, j’y ai découvert le travail fait avec un patient qui présentait les mêmes symptômes que le mien. Cela m’a motivé pour continuer ma recherche et, en 1995, j’ai découvert le livre de Francine Shapiro dans lequel elle détaille le protocole des séances EMDR.

8CVB : Était-ce le début d’une nouvelle formation ?

9À ce moment-là, j’ai compris l’hypothèse du Traitement Adaptatif de l’Information : ce n’est pas le symptôme qui est important, c’est le traitement de l’information associée au traumatisme. À cette époque, je pensais encore que l’EMDR n’était applicable que pour les traumas simples.

10J’étais vraiment intéressé d’en savoir davantage. Je suis parti en 1998 pour Boston, à mes frais, pour me former auprès de Francine Shapiro, car il n’y avait pas de temps à perdre pour mon patient : je n’avais pas le choix. L’EMDR commençait à être reconnu scientifiquement. À Boston, l’entourage de Francine Shapiro était très stimulant. Je me suis investi dans la formation en EMDR, qui n’est pas seulement théorique : elle implique le travail sur ses propres traumatismes. Cela m’a permis de vivre l’expérience de l’EMDR et de ses effets. Je me suis libéré de ma phobie pour les araignées, par exemple.

11CVB : Acceptes-tu que j’écrive cela dans l’article ?

12Bien sûr, il ne faut pas avoir peur des araignées ! (rires)

13CVB : Et ensuite, comment s’est passé ton retour en Belgique ?

14Ma formation n’était pas encore terminée, j’ai profité d’un séjour de Francine Shapiro en Allemagne pour y terminer ma deuxième étape de formation. Ensuite, effectivement, revenu en Belgique, j’ai été confronté à l’utilisation de cette pratique nouvelle au sein de mon hôpital. Comment et à qui pouvais-je en parler ? Et si ça ne donnait pas de bons résultats ?

15CVB : Questions pertinentes, aussi bien au niveau de la responsabilité individuelle que de l’éthique professionnelle. Comment as-tu avancé avec ces questions ?

16J’ai décidé de commencer en douceur, sans être trop démonstratif. Je n’avais pas le droit de faire n’importe quoi.

17Je me sentais prêt à proposer une aide différente à mon patient en lui expliquant qu’une nouvelle phase de travail pouvait commencer, mais que cela l’obligerait à accepter de s’approcher au plus près de ce qu’il n’avait eu de cesse d’éviter depuis deux ans, c’est-à-dire revivre les moments les plus douloureux de son accident. Était-ce possible pour lui ? Son état de souffrance permanent était vécu par lui comme tellement invalidant qu’il a accepté en me disant qu’il n’avait aucune autre alternative.

18CVB : Comme en écho à ce que tu pensais toi-même ?

19Exactement. À partir de son accord, et de son envie d’être soulagé de sa souffrance psychique, nous avons exploré ensemble les deux souvenirs les plus douloureux pour lui, souvenirs encore actifs ce jour-là avec un niveau maximum d’intensité émotionnelle. En premier lieu, nous avons travaillé le moment qui suit immédiatement l’explosion, quand il s’est retrouvé étendu par terre et croyait qu’il allait mourir.

20Pour le second souvenir, c’est la même peur qui a surgi dans l’ambulance, il était persuadé qu’il allait mourir et a demandé à l’infirmière de lui prendre son alliance pour la remettre à sa femme.

21Nous avions une heure trente d’entretien prévu. Je voyais sa douleur, je voyais son corps tordu. J’ai commencé avec les balayages. J’avais bien sûr préparé avec lui le signal d’interruption si cela devenait trop difficile pour lui et que je doive alors stopper les balayages. En EMDR, nous travaillons toujours en respectant le maximum de conditions de sécurité pour le patient.

22C’était pour moi incroyable : au bout de 25 minutes, nous avions terminé la désensibilisation du premier souvenir traumatique ! En une séance, nous avons traité les deux souvenirs.

23CVB : Incroyable, en effet ! Et que s’est-il passé ensuite ?

24La séance s’est terminée avec un énorme soulagement de mon patient. Il ne comprenait pas comment c’était possible, comment cela avait pu se produire. S’agissait-il de nouvelles pratiques de magie ou de sorcellerie ? Moi-même, je n’arrivais pas à le croire. Le patient m’a demandé s’il pouvait alors arrêter de prendre ses médicaments. Je lui ai proposé, prudemment, d’en parler à son psychiatre. Il a décidé lui-même de continuer à les prendre, craignant de rester trop pénible à supporter par sa famille.

25Je me demandais quand même si cela allait durer, si l’effet d’apaisement et de guérison allait persister les jours suivants et s’il n’y avait pas à craindre une rechute.

26Deux semaines plus tard, j’ai revu mon patient qui m’a confirmé qu’il ne réagissait plus du tout comme avant, qu’il se sentait calme. Il a même arrêté tous ses médicaments pour mettre à l’épreuve ce changement : ses cauchemars avaient disparu.

27CVB : Tu nous as fait la narration d’une belle alliance thérapeutique, une de ces alliances soignant-soigné que l’on scelle et qui nous font avancer dans une recherche partagée. Comment as-tu continué à travailler ?

28L’EMDR avait gagné un adepte : j’ai été convaincu de son importance.

29Les changements étaient visibles. Je pouvais mesurer la puissance de l’EMDR : on ne parle plus, quelque chose se passe pour le patient et nous n’en sommes que les témoins.

30CVB : Peux-tu nous expliquer ta compréhension de ce qui est en jeu dans ce processus ?

31Shapiro explique qu’il existe un système inné dans notre cerveau, responsable de l’intégration de nos expériences. Nous traversons tous des moments difficiles et parfois même très douloureux au début, mais qui après un certain temps s’intègrent dans notre vie en perdant progressivement leur charge émotionnelle. Ce qui était à apprendre est appris, et cette information rejoint le pool d’informations sur lequel nous nous basons pour vivre notre vie de manière suffisamment sereine. Puisque l’on sait que le vécu de la journée sera intégré pendant la nuit – grâce à une transmission des informations entre les différentes parties de notre cerveau – l’EMDR pourrait en fait être compris comme une manière d’« imiter » ce système inné de transmission qui fonctionne naturellement pendant la séquence de sommeil paradoxal, accompagné par des mouvements oculaires rapides. Voilà une des hypothèses qui pourrait rendre compte du mécanisme d’action d’une thérapie dont on n’identifie toujours pas exactement la cause de son efficacité.

32Il me semble que le vrai génie de Shapiro est d’avoir intégré plusieurs aspects de différentes approches thérapeutiques. Selon la métaphore des trois aveugles dont l’un touche la patte, l’autre l’oreille et le troisième la trompe d’un l’éléphant et qui donnent alors des descriptions très différentes du même éléphant, je suis convaincu que chaque forme de thérapie couvre un morceau de la réalité. Dans le protocole EMDR, on retrouve un élément d’exposition. On travaille avec les cognitions, mais on demande aussi au patient de se livrer à l’association libre. Le patient est invité à se mettre dans une position qui ressemble à la pleine conscience où on laisse venir les choses, sans évaluer si c’est positif ou négatif. L’EMDR reconnaît l’importance de rester centré sur son corps et utilise la puissance transformatrice des émotions. Tout cela est repris dans un protocole que l’on suit et ensuite, on n’intervient plus, on laisse le patient suivre son chemin, on laisse venir ce qui surgit. Et ce dernier élément fait penser à la thérapie centrée sur la personne : c’est le patient qui se guérit lui-même. Et si le thérapeute EMDR a bien mis en place le cadre et le déroulement de la séance, il faut simplement qu’il accompagne, en confiance, le chemin singulier que suit le patient.

33CVB : Y a-t-il des limites à l’utilisation de l’EMDR ?

34Actuellement, beaucoup de personnes ont envie de s’approprier l’EMDR. Et pourtant, cela demande d’avoir une capacité à l’introspection, à s’autoriser l’accès aux niveaux profonds d’informations corporelles et émotionnelles. Cela demande au thérapeute et au patient d’accepter de lâcher le contrôle, et aussi d’avoir une certaine capacité d’intégration et de verbalisation. C’est surprenant de constater comment l’EMDR fonctionne avec les enfants, même avec les petits enfants qui n’ont pas encore beaucoup de langage, et également avec des personnes handicapées : avec peu mots, ils peuvent guérir. Il y a parfois des choses que l’on ne comprend pas, et avec lesquelles il faut continuer.

35Quand j’applique maintenant le protocole adapté pour les traumatismes précoces, ceux qui se sont inscrits en nous avant que nous n’ayons eu accès au langage, je dois être capable de laisser venir des manifestations corporelles surprenantes. Je pense à une femme dont le thème de travail était « je ne peux pas être ici, je n’ai pas le droit d’exister ». En explorant ce thème, elle est prise de nausées, elle s’imagine dans le ventre de sa mère… ok, continuez avec ça, … elle se met dans mon fauteuil avec la tête en bas, les pieds en l’air, elle est en train de naître ! La sage-femme la repoussait, l’empêchait de sortir parce que le gynécologue n’était pas encore arrivé.

36Elle est en train de vivre ce moment-là : ce n’était pas prévu que cela se passe dans mon bureau ! Cela montre à quel point le thérapeute doit être prêt à accepter ce qui se présente. L’EMDR donne un cadre et un protocole qui permettent de supporter l’imprévu.

37CVB : Quelle est ta perception de l’avenir de l’EMDR en Belgique ?

38Pendant 15 ans, j’ai fait confiance au fait que les balayages étaient efficients, malgré l’absence de preuves scientifiques. Car on sait que l’application du protocole produit déjà un effet même sans les balayages. C’est seulement depuis 2012 que la recherche a montré que les balayages ont un effet significatif sur le changement obtenu. Le balayage donne accès à la mémoire épisodique et autobiographique. Les recherches cliniques et fondamentales montrent les effets des balayages sur la précision du souvenir.

39En 1999, une étude a été faite par la TCC sur l’EMDR : les résultats étaient très positifs. La conclusion positive a été alors interprétée comme étant le résultat de l’exposition. C’est une occasion pour la TCC de récupérer l’EMDR dans sa sphère d’influence. Les TCC ont déjà annexés le comportementalisme, le cognitivisme, la pleine conscience… bientôt l’EMDR ?

40CVB : Si l’EMDR devait se rapprocher d’une thérapie reconnue, laquelle serait-ce ?

41En Belgique, la Ministre de la Santé est sur le point de valider trois orientations : psychanalyse, systémique et TCC. Personnellement, je regrette que les thérapies humanistes ne soient pas reprises dans les catégories de traitements reconnus et validés.

42Je voudrais insister sur le fait que pour Francine Shapiro, l’EMDR est une thérapie en soi, et qu’elle parle donc de la « thérapie EMDR » et non plus de « technique EMDR ».

Bibliographie

Référence

  • SERVAN-SCHREIBER D. (2003) : Guérir du Stress, de l’Anxiété et de la Dépression, sans Médicaments ni Psychanalyse. R. Laffont, Paris.
  • SHAPIRO F. (1989): Efficacy of the eye movement desensitization procedure in the treatment of traumatic memories. Journal of Traumatic Stress Studies 2: 199-223.
  • SHAPIRO F. (2001): Eye movement desensitization and reprocessing: Basic principles, protocols and procedures (2nd ed.). Guilford Press, New York.
  • SHAPIRO F. (ed.) (2002) : EMDR as an integrative psychotherapy approach: Experts of diverse orientations explore the paradigm prism. American Psychological Association Books, Washington, DC.
  • SHAPIRO F. & FORREST M. S (2004): EMDR: The Breakthrough Therapy for Overcoming Anxiety, Stress and Trauma. Basic books, New York.
  • SHAPIRO F. (2007): EMDR, adaptive information processing, and case conceptualization. Journal of EMDR Practice and Research 1: 68-87.
  • SHAPIRO F. (2012): EMDR therapy: An overview of current and future research. European Review of Applied Psychology 62 : 193-195.
  • SHAPIRO F. (2012): Getting Past Your Past: Take Control of Your Life with Self-Help Techniques from EMDR Therapy. Rodale, New York.

Notes

  • [1]
    Psychologue, psychothérapeute, membre du “Groupe Institutions”. Formée à l’EMDR depuis 2004.
  • [2]
    État de stress post-traumatique (Ndlr).
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