Couverture de CTF_051

Article de revue

Du mythe et de la psychothérapie

Pages 131 à 150

Notes

  • [1]
    MD, Thérapeute familial, Directeur de l’Institut Iscra, Modène, Italie.
  • [2]
    Erlebnis : terme allemand désignant l’expérience (NDLR).

Mythes de la psychothérapie (systémique)

1Selon Ferreira (1963-1981), le mythe rend « compte des attitudes de pensées défensives du groupe familial, qui assurent une cohésion interne et une protection externe » ; le mythe familial est donc un organisateur qui remplit une fonction homéostatique d’autant plus sollicitée que le groupe considéré est en souffrance, en difficulté, en crise, et qu’il menace de se transformer, de se disloquer, voire de disparaître. Un mythe familial se rapporte à une série de croyances créées et partagées par tous les membres d’un groupe familial.

2Le mythe familial fonctionne sans être l’objet d’une métacommunication, mais dans l’approche thérapeutique, un discours sur le mythe devient nécessaire. Un couple qui se constitue, avant même la naissance d’un enfant, donne « le point de départ » du mythe familial lors des rituels de séduction, dans la définition de la relation amoureuse, dans la recherche des activités communes, des types de relations intra et extra familiales. La mythologie produite alors est créée en partie par les mythologies conjointes et respectives de chaque futur parent potentiel.

3Le mythe familial assigne également à chaque membre du groupe une place et une fonction.

4Selon le principe de l’isomorphisme, ce qui vaut pour la famille vaut aussi pour la famille des psychothérapeutes.

Une métaphore pour le mythe

5On peut concevoir le mythe comme un phare pour les membres d’un groupe doté d’une histoire, tel une famille, un village, une nation ou une église. Les bateaux, les navires s’éloignent, mais continuent à voguer… et le chemin du retour la nuit, dans le brouillard avec la tempête, n’est pas possible sans sa lumière. Mais sur terre, il y a plusieurs phares, de sorte qu’on peut arriver dans un port autre que celui auquel on veut revenir, loin de sa maison. Parfois, un seul phare indique un rocher, et si le plaisancier ne le reconnaît pas, il peut conduire au naufrage. Chaque phare a son propre code, il n’y en a pas deux semblables même si tous se ressemblent, et l’imprévoyant voyageur peut donc être mal guidé à partir d’une lumière.

6Le phare doit être constamment entretenu. De même que les vestales avaient la mission de garder vivante la flamme sacrée, le gardien du phare a la tâche de « soigner son enfant » (le phare) en sachant pertinemment qu’une lampe défectueuse est un signe avant-coureur d’épaves. Le marin qui se rapproche de « son » phare familier éprouve des émotions très différentes de celles qu’il ressent en voyant un phare encore inconnu ou un phare qui annonce une zone de navigation réputée dangereuse. Dans le premier cas, il éprouve du soulagement, de l’ennui ou un sentiment de détente, dans le second, de la curiosité et de la vigilance, et dans le dernier, il peut ressentir de la peur ou du désarroi si son vaisseau est en danger.

Quelques points théoriques

7Comme nous l’avons vu dans les définitions, les théories du mythe sont anciennes et nombreuses (Lévi-Strauss, 1958 ; Cohen, 1969 ; Wells, 2000 ; Shermer, 2002). Selon moi, la différence essentielle entre les théories réside dans leur manière de concevoir et d’utiliser la pensée métaphorique, ce qui implique des approches particulières de la pensée religieuse et de la pensée magique. Lorsque les Catholiques parlent de transsubstantiation, de changement de la substance du pain en la substance du corps du Christ, ils ne pensent pas en termes de métaphore mais à une réalité. Quand ils évoquent le diable, il s’agit pour eux d’une réalité spirituelle qui est incarnée, et non d’une métaphore du mal. Les divinités païennes, romaines, grecques, gauloises ou nordiques étaient des êtres de l’empyrée, qui avaient des fonctions favorables ou défavorables vis-à-vis de l’homme : elles dictaient le rythme du temps, les saisons, les cultures, la vie et la mort ; elles rassuraient ou au moins, donnaient des explications aux nombreux mystères de la vie. C’étaient des représentations physiques d’états mentaux et émotionnels.

8Les mythes ont besoin de valeurs et de foi. On ne peut pas donner sa vie (martyres) ni tuer l’ennemi (croisades) sans croire intimement à un mythe.

9« La structure mythique d’une famille nécessite l’adhésion et le partage des croyances et des valeurs par ses membres. Chaque famille a ses propres croyances qu’elle valorise et partage, mais qui ne sont pas nécessairement considérées comme des alternatives positives par les autres familles. La rencontre de ces différentes croyances peut poser problèmes, surtout si elles sont perçues et défendues comme des vérités. Ces convictions, et non plus des croyances identifiées comme telles, suppriment toute alternative et peuvent engendrer des comportements générateurs de difficultés ou des incapacités à résoudre des problèmes » (Neuburger, 2005).

10Pour métacommuniquer sur le Mythe, lequel existe car il n’y a pas de métacommunication (paradoxe), une intelligence réflexive de deuxième niveau est nécessaire (Bateson, 1972) ; il faut aussi de la cohérence dans le comportement et du respect des valeurs comme guide de la vie. La pensée réflexive, la cohérence et les valeurs permettent de comprendre le mythe en tant que valeur de stabilité et de le respecter, même en le violant. Nous pouvons dès lors proposer une représentation métaphorique du mythe comme un phare qui permet le guidage dans la tempête, qui est visible même si la lumière n’est pas émise par un être réel, mais provient d’une idée, d’un principe. Le principe du bien durant la vie terrestre permet une application cohérente d’idées et de sentiments, indépendamment de récompenses futures telle une réincarnation ou la vie éternelle. Mais même dans un tel cas, le mythe devient une prison pour l’être humain, qui protège et qui contraint.

11Mais quelles sont les lois qui régissent l’apparition et la décadence d’un mythe, la présence de différents mythes, la prévalence de l’un sur l’autre, en deux mots, leur fonctionnement ?

12Je pense que nous devons nous référer dans une optique systémique aux concepts d’autopoïèse, de couplage structurel et de cognition : le dialogue constant entre les principes de morphostasie et de morphogenèse, ainsi que le couplage et la structure du couplage de deux ou plusieurs systèmes qui entrent en contact (Maturana, 2002).

13Dans tout système, même non humain, ces lois sont appliquées, de sorte que lorsque Hilary épouse Antoine, des phénomènes répétitifs apparaissent inévitablement, et ils sont toujours extraordinairement nouveau ! Le mythe y joue un rôle fondamental : c’est la danse entre la stabilité et le changement. Le mythe en est le maître de cérémonie, le maître de la danse. Hilary a appris dans son enfance à critiquer les mythes paternels et maternels afin de construire le sien propre, probablement plus innovant que les précédents. Il en est de même pour Antoine. Tous les deux ont été confrontés aux forces génératives, les mères et les pères du mythe, mais aussi, au cours de leur adolescence, ils sont été exposés aux forces performatrices, celles qui poussent le marin loin de « son » phare, à la recherche de nouvelles terres.

14Dans leur couplage structurel, tout au long du cycle de vie qui va les amener à être parents et grands-parents, Hilary et Antoine auront à danser avec les mythes et à en construire de nouveaux. Ils devront en abandonner certains, essayer de s’opposer à d’autres ou en vénérer quelques nouveaux.

15Mais qu’est-ce qui règle la grammaire temporelle du Mythe ? J’ai introduit dans un article (1980) les notions de temps condensé et de temps existentiel. Chacun de nous est soumis à cette alternance de temps. Le temps condensé est le temps de la définition de la relation, le moment où Hilary dit « oui » à Antoine et où Antoine répond « oui, je t’épouse ». Le temps existentiel est le temps nécessaire pour expliciter la définition de la relation – le temps de l’évolution du mariage ici. Il arrive que le temps existentiel court sur plusieurs années avant d’être complètement explicité, parfois même il faut des siècles pour exprimer tous les besoins relationnels. Pensez aux querelles familiales présentes dans le sud de l’Italie au cours des dernières décennies : elles sont parfois encore actives, avec des meurtres entre familles qui, parfois, ne se rappellent même plus des raisons de ces luttes. Ces temps condensés ont un énorme impact, car ils constituent les balises d’un mythe qui les éclaire d’une manière si puissante que personne ne peut les éviter. Il arrive aussi que les temps condensés soient fragiles et changent rapidement : le mythe est alors faible, malade et ne cautionne pas le temps existentiel nécessaire pour rendre la définition de la relation significative.

16Quels sont les éléments qui renforcent un mythe et le rendent efficient ? D’un point de vue théorique, un mythe qui se respecte est une hypothèque sur le temps. Il a besoin de rites, d’un totem, de tabou, de secrets et d’une croyance implicite.

17En voici quelques définitions classiques : « Le mythe est un récit à propos des origines ». « Il permet de donner des repères et un sens au quotidien, face à la réalité ». « Il est étroitement associé à l’identité ». « Le mythe familial est une image à usage externe pour un ou plusieurs membres du groupe ». « Plus la pathologie sera intense, plus le mythe familial sera sollicité dans sa fonction de régulation, quitte à produire des symptômes. Il possède un caractère sacré, tabou implicite ». « Il assure la stabilité et la cohésion du groupe en rationalisant le comportement des membres de la famille ».

18Le mythe familial fonctionne sans être l’objet d’une métacommunication. Mais dans l’approche thérapeutique, un discours sur le mythe devient nécessaire.

19Si le mythe est une hypothèque sur le temps, les temps condensés et les temps existentiels ont besoin de « bons mythes » pour être fonctionnels. Le rôle du psychothérapeute consistera à équilibrer le temps de l’entretien avec le temps nécessaire à son client pour se reconnaître dans son système, identifier les relations essentielles pour lui et définir le temps de vie qu’il peut et veut consacrer à ce processus.

20Un mythe s’avère également nécessaire pour le psychothérapeute, qui sous-tendrait sa vision du monde et de la réalité.

21

« Mais sans le mythe, toute culture est dépossédée de sa force naturelle, saine et créatrice. Seul un horizon constellé de mythes parachève l’unité d’une époque entière de culture ».
(Nietzsche, 1872-2008)

Gaia ou Le Mythe de la Conversation

22Selon Bergson (1907), l’élan vital est la force qui pousse l’être dans le chemin de la vie. Mais qu’est-ce qui permet d’avoir l’élan vital ? Ce n’est pas seulement une question d’adolescent car elle touche aussi à une multitude de constructions philosophiques et de réflexions. Elle appelle une réponse souvent différente en chacun de nous, qui tout en étant unique, entre dans une histoire collective et devient alors réellement consacrée. Il est évident que les mouvements d’idées sociales et scientifiques de ces dernières décennies ont adopté des positions dichotomiques. D’une part, nous avons l’épistémologie scientifique avec ses principes de rigueur, d’objectivité, de répétitivité. La certitude a rendu possible le développement actuel du monde occidental, la fabrication de différentes conceptions de la distance, du temps et de la survie à une maladie ; les axiomes auxquels nos parents et nous-mêmes étions liés, ont changé d’une manière irréversible. D’autre part, le fondamentalisme religieux se référant à des valeurs éthiques absolues a cherché des moyens douloureusement incompréhensibles de maintenir l’ordre naturel des choses, le rythme de la vie et de la mort, les différences supposées des rôles des hommes et des femmes, la nécessité d’éliminer les informations qui portent les germes de la transformation. Ce parallélisme a été renforcé depuis le 11 Septembre 2001 et la destruction des Tours Jumelles ; ce jour qui a ensanglanté le monde, dans un temps condensé dramatique qui a impliqué directement des milliers de personnes, leurs familles, leurs amis, leurs collègues et nous tous, nous a fait recalculer la façon dont nous pensons notre être de chair et d’esprit dans le monde.

23Le mythe et l’élan vital ont un lien de parenté.

Chef Seattle

24En 1854, le « grand chef blanc » de Washington proposa l’achat d’une partie importante des terres indiennes en promettant de créer une réserve pour le peuple indigène. La réponse du chef Seattle a été décrite comme la déclaration la plus belle et la plus profonde qui ait été faite sur la nation indienne :

25« Le grand chef de Washington envoie un message pour dire qu’il désire acheter nos Terres. Comment peut-on acheter ou vendre le firmament ou encore la chaleur de la Terre ? Cette manière de penser nous est étrangère. Si nous ne possédons pas la fraîcheur de l’air ni le miroitement de l’eau, comment pouvez-vous nous les acheter ?

26Quand le chef Seattle parle, le grand chef de Washington peut se fier à ce qu’il dit, aussi sûrement que notre frère blanc peut se fier au retour des saisons.

27Mes paroles sont comme les étoiles, elles ne s’éteignent pas. Mon peuple vénère chaque coin de cette Terre, chaque scintillante aiguille de sapin, chaque plage sableuse, chaque nuage de brume dans les sombres forêts, chaque clairière, chaque insecte qui bourdonne ; toutes ces choses sont sacrées… Nous faisons partie de la Terre et elle fait partie de nous. Les fleurs odorantes sont nos sœurs ; les chevreuils, le cheval, le grand aigle sont nos frères. Les hauteurs rocheuses, les luxuriantes prairies, la chaleur corporelle du cheval – et de l’homme –, elles font, toutes, partie de la même famille. (…) Nous réfléchissons à votre offre d’acheter nos Terres. Ce ne sera pas facile, car pour nous, cette Terre est sacrée. Ces forêts font notre joie. Je ne sais pas – notre manière d’être n’est pas la même que la vôtre. L’eau scintillante qui bouge dans les ruisseaux et les fleuves n’est pas seulement de l’eau, mais le sang de nos ancêtres. Si nous vous vendons nos Terres, vous devrez savoir qu’elles sont sacrées, et vous devrez apprendre à vos enfants qu’elles sont sacrées et que dans l’eau limpide des lacs, chaque miroitement fugitif parle d’évènements et de traditions que mon peuple a vécus. Le murmure de l’eau est la voix de mes ancêtres. Les cours d’eau sont nos frères – ils étanchent notre soif. Les cours d’eau portent nos canoës et nourrissent nos enfants. Si nous vendons notre Terre, vous devrez garder ceci dans votre mémoire et l’apprendre à vos enfants : les cours d’eau sont nos frères – et les vôtres – et dès ce moment, vous devez accorder votre bonté aux cours d’eau comme vous l’accordez à tout autre frère. Je considère de vendre ma terre, mais une chose que vous devez me promettre : cette terre est sacrée pour moi et mon peuple, et donc elle doit l’être pour vous et pour votre peuple. »

28Dans les paroles de Seattle, il y a l’âme écologiste que tous les politiciens prendront en considération dans leurs rencontres pour établir des politiques et des lignes directrices du développement du monde. Mais la nature de cette affliction est momentanée, juste comme la gêne éprouvée si l’après-midi prévue pour faire du shopping en ville a été choisie pour faire la réunion d’équipe, comme la piqûre d’un moustique, ce qui débouche parfois sur des conséquences inattendues. Le mythe écologiste n’est qu’une gène pour notre âme.

Le bon et le mauvais

29Dans ses déclarations qui ont directement suivi le 11 Septembre 2001, l’ancien président des États-Unis d’Amérique, George Bush, a affirmé qu’il devait ouvrir une lutte du bien contre le mal, une lutte dans laquelle le bien triompherait. Le monde des valeurs a été présenté dans ses conséquences extrêmes à l’aide d’une comparaison radicalisante où l’action était liée à une dichotomie : avec moi ou contre moi… je suis le bon. Que se passe-t-il en face d’un tel appel dans l’esprit et l’âme de chaque citoyen du monde, de France, de l’Italie industrialisée, d’Europe, de Russie, du Pakistan ou de l’Inde ? Quelles sont les possibilités de remettre en question un appel si puissant ? Comment pouvez-vous rester neutre, entre ceux qui brûlent le drapeau américain et ceux qui tirent sur les bisons pour profaner la terre ? Y a-t-il un espace pour la médiation ? Jusqu’où peut-on user du droit de la personne à appeler à la lutte du bien contre le mal ? Quels sont les paramètres impliqués dans cette question ? Le mythe de l’absolu impossible à modifier dirige ce mode pensée.

Moi, mon mythe et le myst?re de la conversation

30Au cours de ces dernières années, au retour de séjours aux États-Unis, j’ai été frappé par un fait curieux et répétitif au début, qui est devenu ensuite une information redondante : dans les journaux américains de la côte Est comme de la côte Ouest, il n’y avait presque jamais d’informations ayant trait au contenu quotidien des journaux italiens : rien à propos de la controverse entre Berlusconi et D’Alema, rien sur les ministres Monti ou Letta, rien des scandales ou des « Mains propres », rien de tout ce qui remplit ma vie quotidienne et les conversations de mes soirées. Qu’a-t-on fait aux États-Unis des informations quotidiennes italiennes ? J’imagine un peuple négligé, non informé de ce qui touche le reste de la planète. Bien sûr, les mythes survivent ! Les matchs de football diffusés en direct, les restaurants italiens, Pavarotti et les Ferrari, le vinaigre balsamique, le jambon et les tortellinis : c’est ce dont se rappellent les gens que j’ai rencontrés professionnellement ou amicalement aux États-Unis. L’Italie produit avec ses mythes les informations qui la font connaître, mais ce n’est pas par le biais de nos politiques, nos dirigeants, nos héros, nos histoires quotidiennes. Je vis la même chose en ce qui concerne mes informations personnelles : j’ai émigré d’une ville de Toscane, Massa, vers une ville d’Emilia – Modène –, mais les faits qui touchent et soutiennent ma vie de Massa sont totalement inconnus à Modène. Rien au sujet de l’érosion de la plage, de l’épidémie de Farmoplant, de la crise du marbre, de l’emprisonnement de Bompressi ou du sort de la zone industrielle. Ce sont pourtant les sujets qui permettent aux citoyens de Massa de s’identifier, de se reconnaître. Ce sont les éléments objectifs qu’ils jugent, qui les font décider, voire agir.

31Et enfin, cela me frappe comme les échanges qui ont lieu avec Henry et Nicoletta, Hilary, Anna ou Andrea : les conversations quotidiennes avec ma famille, au travail et avec mes amis sont totalement dénuées de sens, ignorées et inconnues pour mon voisin, mon collègue de bureau ou pour le meilleur ami de mon meilleur ami.

32Il y a un passage de conversations, étroitement liées les unes aux autres, qui se recouvrent partiellement, mais en grande partie inconnues ou secrètes ; elles nous unissent par un réseau de fils puissants et invisibles. Les informations qu’elles contiennent n’existent et ne sont perçues que de manière implicite. Mais comment pouvons-nous articuler la réalité de “notre être au monde” quand nos conversations sont forcées de se déplacer dans le temps et dans l’espace, depuis les souvenirs que mon grand-père avait de son grand-père, jusqu’aux diverses réalités d’aujourd’hui, que la télévision introduit dans notre monde de perceptions ?

33Qu’est-ce qui unifie le souvenir de l’odeur du bois séché au soleil lors d’une journée printanière dans les montagnes des Alpes Apuanes, à l’échange avec Von Foerster en 1985 à Bologne, ou à la dernière visite des Twin Towers dont chacun de nous se souvient ?

Perceptions, mémoires, narrations et valeurs

34La communion entre les perceptions, la mémoire et les narrations corrobore la réalité individuelle et nous donne un sentiment de dignité et des valeurs, alors que le manque de coordination entre ces éléments ou la pauvreté de l’un d’eux suscite un malaise individuel et de la pathologie, et peut déboucher sur des problèmes sociaux, des malentendus et des guerres. Qu’est-ce qui pourrait activer le processus de communion entre ce que je perçois ontologiquement – le monde existant –, ce que je retiens personnellement et collectivement, et l’histoire qui se déroule dans et autour de moi ?

35Le rôle de la valeur unificatrice capable de faire vibrer les émotions, d’activer les neurotransmetteurs et les récepteurs, permettant aux individus de devenir foule et à la foule de se sentir et d’agir ensemble pour devenir tout un peuple et une Nation, ne fait aucun doute. La narration que nous faisons à propos du monde devient pour nous réalité.

36Réalité ? Perceptions ? Narrations ? Valeurs ? Mémoire ? Réalité ? MYTHE

Valeurs, mythes et psychothérapie

37Inévitablement, la conversation à propos de valeurs nous conduit à la question du sacré (Bateson, 1991), à la religion. L’être humain a toujours ressenti le besoin d’avoir un organisateur parfait et extérieur auquel se référer. Le monothéisme organise les valeurs religieuses de l’Est et de l’Ouest, alors que les religions animistes ont presque complètement disparu des échanges partagés. Les valeurs de l’athéisme, de la morale humaine du socialisme ou du libéralisme demeurent sur un terrain sacré monadique et unifié.

38Bien sûr, l’enfant occidental qui est envoyé à l’école ou à l’université et qui choisit une option scientifique, va apprendre que les lois de la nature existent, que la réalité est malléable et manipulable et que le caractère sacré de la science ne peut absorber le caractère sacré de la nature.

39On constate aujourd’hui l’existence d’un conflit de valeurs cachées et indicibles en Occident, entre le monde de la science et celui des religions. Les fondamentalistes religieux se sont efforcés d’entraver ou de reléguer à la marge le rôle de la culture scientifique. Ainsi, nous avons toujours eu nous-mêmes beaucoup de difficultés à combiner les mondes scientifiques et religieux.

Le Mythe de Ga?a (Gea, le monde) et la psychothérapie

40La recherche postmoderne a proposé une nouvelle façon de concevoir l’univers. Selon la théorie de Gaïa (Capra, 1996), l’univers est un être vivant où tout influence tout. La nouvelle religion du troisième millénaire manque encore de dieux, de rituels et de symboles, mais dans le monde de Gaïa, les religieux ne vont plus devoir s’accrocher à une rigidité conceptuelle, et Bush ne devrait plus appeler la lutte du bien contre le mal parce que ils sont les faces opposées d’une même réalité, deux aspects d’un même sujet.

41Le concept de couplage nous rappelle que chaque système a tendance à interagir naturellement et inévitablement avec tous les systèmes environnants. Les techniques psychothérapeutiques dérivées de l’épistémologie de la complexité et des systèmes observant ne sont pas basées sur le pouvoir. Depuis que l’évolution naturelle du système est entraînée par le couplage, lequel est étroitement lié au temps, le rôle du psychothérapeute consiste à optimiser, accélérer ou décélérer le non-changement, ce qui rend plus facile et plus esthétique le processus d’évolution.

42Donc, dans le monde de Gaïa, il sera plus difficile de trouver des lieux de pouvoir et de contrôle, des techniques et des modes d’observation procéduriers et prédéterminés, ainsi que des diagnostics pour le traitement.

43Par contre, il deviendra beaucoup plus facile de comprendre que par le fait d’observer, le psychothérapeute active et modifie le système observé lui-même, rendant ainsi vaines, inutiles et même dangereuses les tentatives d’objectiver le système.

44La psychothérapie ne pourra plus être qualifiée de systémique, psycho-dynamique ou cognitive, mais il faudra que le thérapeute prenne des responsabilités, et veille à la protection des valeurs et à la fiabilité dans le temps. À partir de là, abordons quelques-uns des objectifs comportementaux de la psychothérapie :

  • Créer une compréhension positive des facteurs affectant la qualité de vie du client, qu’ils soient biologiques, psychologiques ou sociaux ;
  • Minimiser les préjugés et en particuliers, ceux à l’encontre d’autres écoles et cultures ;
  • Garder l’esprit ouvert sur le diagnostic, le pronostic et l’évolution possible de client ;
  • Développer l’appréciation des outils professionnels ;
  • Développer une attitude de non-jugement ;
  • Apprécier l’importance de l’empathie ;
  • Évaluer ses propres limites et celles des autres.

Pour une psychothérapie postmoderne…

45Comme l’individu existe dans un milieu, et comme le contexte donne un sens à l’individu, un discours sur l’identité est essentiel à toute démarche psychothérapeutique. Notre type de psychothérapie a la chance de se développer sur un terrain qui couvre plus d’un siècle d’études et d’expériences, mais les techniques psychothérapeutiques sont aussi anciennes que l’homme. La consolation et l’allégement apportés par la présence d’un autre sont précieux pour ceux qui sont anxieux ou ont un problème. Bien sûr, l’introduction de techniques appropriées et l’ensemble des attitudes qui déterminent et désignent un acte comme thérapeutique constituent encore tout autre chose. Plusieurs manuels de psychothérapie nous donnent suffisamment de preuves sur ce point. Les mythes que nous allons créer pour nos élèves ouvrent une nouvelle ère où il faudra surmonter les barrières entre les différentes formes de psychothérapie, pour évoluer vers un mouvement psychothérapeutique total, en mesure de répondre aux questions dans une perspective relationnelle, cognitive, psycho-dynamique et systémique. Il n’y a pas ici un délire de toute-puissance, ni l’absence d’une épistémologie unificatrice déterminant le bug de cette ligne de pensée. En effet, la recherche de la simplicité d’une synthèse est essentielle, mais difficile. L’être humain, dans sa vie quotidienne, dans ses petits gestes et actions, dans les grands mouvements, relève de tous les aspects mentionnés ci-dessus. Dans chacun de nos actes, nous constatons l’importance du self, de la famille, du contexte d’appartenance, de l’affect et de la cognition, ainsi que d’autres variables importantes qui, de temps en temps, peuvent être envisagées. La différence entre le thérapeute de 1900 et 2000 réside dans sa capacité de siéger aujourd’hui sur les épaules de son père, et d’être en mesure de voir plus loin. Là où le géniteur a été forcé de se battre contre le manque de fondements théoriques et les obstacles créés par les différences, en tentant d’élaborer des instruments de réglage et en ayant très souvent un besoin de simplification, l’enfant, aujourd’hui, peut se confronter aux risques d’hérésies, accepter la complexité et un bien plus grand nombre de variables. Mais, qu’est-ce qu’une psychothérapie postmoderne ? Systémique ? Cognitive ? Psycho-dynamique ? Est-il possible pour quelqu’un de laisser de côté les concepts de base comme le moi, le self, le contexte, l’intelligence émotionnelle ? Aujourd’hui, il n’existe pas de théorie unificatrice, et beaucoup d’étudiants vont d’une formation à l’autre, mélangeant l’approche systémique avec l’analyse, l’analyse avec les études cognitives, les capacités cognitives avec la systémique. C’est un croisement fécond qui a changé le langage de la psychothérapie, offrant la possibilité de produire des fruits totalement surprenant pour ceux qui ont uniquement enseigné le modèle analytique ou systémique. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas prédire ce que sera la ligne de développement de ces fertilisations croisées. Cependant, déjà la formation à la psychothérapie doit s’assurer dans chaque mode, du respect des éléments de base, tel la connaissance de soi, la reconnaissance et la gestion des émotions, la capacité d’analyser un contexte, une théorie solide du développement et de la psychopathologie, une théorie de la famille et du groupe, le cycle de vie et le génogramme, etc. C’est autour de ces éléments que l’étudiant se sent devenir psychothérapeute et développe sa propre voie, tandis que l’école de psychothérapie lui fournit l’occasion de se heurter et de débattre avec les tâches difficiles de se comprendre dans le contexte de la relation d’aide.

46Mais l’image qui se dégage ici est un peu trop mythique et héroïque, alors que l’action du psychothérapeute est, la plupart du temps, un travail servile de raccommodage, de redéfinition, d’acceptation de défaites et de recherche d’espaces, plutôt qu’une quête de transformation. Quelques fois, la transformation ne change rien, et « plus ça change, plus c’est la même chose ». Mes formateurs Boscolo et Cecchin m’ont dit en 1981 que je pourrais enseigner la psychothérapie sous la supervision d’un enseignant, et en 1984, j’ai été certifié formateur moi-même. Au cours de mes 30 années d’enseignement, j’ai vu de nombreux étudiants bien préparés selon les règles de la psychothérapie systémique et relationnelle et les lois de l’État italien.

47Je me demande maintenant comment j’ai pu avoir la présomption d’enseigner quelque chose à quelqu’un, l’art de la vie étant si difficile et dur pour chacun de nous, tout en étant merveilleux en même temps ! Les leçons de la vie sont tellement généreuses en conseils spontanés ! Parfois, les enseignements de la psychothérapie nous viennent des petits enfants, ou en regardant un film, en observant une peinture, et d’autres fois encore, à partir d’une sortie du dimanche, en admirant un paysage ou en humant l’odeur de quelque chose qui secoue notre émotions…

48Je me demande parfois ce dont je me souviens exactement de toutes les théories que j’ai étudiées et enseignées. Que dire de la cybernétique de second ordre ou de la théorie des catastrophes et des nombreux articles traitant des techniques, de ce que m’ont enseigné Russell, Wittgenstein, Von Foerster, Bateson, Freud, Klein ou Sluzki ? Qu’ai-je appris de ma fille, de ma grand-mère, de ma sœur ou de mon père ? Pensez-vous vraiment qu’il est illicite de mélanger la vie privée avec la théorie ? Je pense que la capacité d’utiliser l’information théorique est directement proportionnelle à notre disponibilité émotionnelle. Je suis aussi à l’aise dans la compréhension de l’importance du monde des émotions. Cela permet de vivre avec suffisamment de satisfaction et me procure une tranquillité d’esprit : ma théorie du monde entraîne la saveur de mes émotions, et vice-versa. Cela comporte une série de préjugés personnels qui me guident dans un style de vie et inévitablement, une manière de penser et de pratiquer la psychothérapie. S’agit-il d’une « systémique relationnelle » ? Est-ce une « psychothérapie Mariotti ? » Je ne m’en préoccupe pas beaucoup !

49Je sais que ce modèle est loin de ce que j’ai appris, mais je sais que même ceux qui m’ont enseigné une pratique de psychothérapie, sont aujourd’hui très loin de ce qu’ils m’ont enseigné. La vie se déplace, les concepts aussi. Le risque est de rester accroché au bagage de connaissances en espérant ainsi garantir notre identité, alors que celle-ci dépend peut-être de notre capacité à courir après les transformations tout en restant apte à reconnaître notre image.

Stabilité et changement

50L’équilibre entre stabilité et changement est à trouver dans toutes nos actions ; il va devenir un mode de vie sur la base des valeurs, des sentiments, des émotions et des actes quotidiens. Ainsi, le sens de l’identité gît dans la reconnaissance que la description de soi n’est valable que par rapport à un contexte donné. Ce contexte est situé dans un espace (l’Ouest pour nous) et dans un temps (une phase du cycle de vie). À partir de là, nous pouvons essayer de mettre en place une théorie de la psychothérapie qui durera beaucoup plus longtemps. Dans ce cadre, les concepts seront simples et fondamentaux, ils seront liés aux idées plus complexes élaborées par nos ancêtres. Nous vivons au sein de la formation d’un réseau social qui donne un sens à notre identité et nous permet d’accepter l’assaut des instincts et l’arrogance des archétypes et des mythes.

La psychothérapie selon Binswanger

51

« En analysant le développement du traitement psychothérapeutique mené sur un patient, il paraît évident que la psychothérapie peut agir comme une stratégie, c’est-à-dire comme un ensemble résultant de décisions individuelles et de méthodes thérapeutiques d’ordre tactique. L’action psychothérapeutique globale, dans notre affaire, résultait d’un seul acte de psychothérapie, un rituel thérapeutique dérivé de cela, à partir d’une intervention psychothérapeutique de l’ordre social et une méthode psychothérapeutique donnée fondamentale, consistant en une étude systématique de l’histoire de l’intérieur et de l’extérieur du patient. (…) En ce qui concerne la psychothérapie, facteur le plus important dans le processus de guérison, la méthodologie d’enquête de l’histoire de la vie intérieure (…) reprend le travail patient et systématique en commun, qui vise à reconstituer la séquence des erlebnis[2] et à reconstruire discursivement le terrain de contenus enfermés dans l’histoire intérieure de toute une vie. Le travail créatif du médecin et du patient est composé d’une série d’actes communs de placement d’expériences mutuelles, de compréhension et d’interprétation, qui sont d’abord rappelés vaguement, puis s’entremêlent les uns aux autres et enfin, semblent être étroitement liés. Toute l’histoire de la vie intérieure d’un individu (…) n’est rien de plus que le développement d’un thème unique, mais en soi inépuisable (…) et nouveau : le traitement psychothérapeutique n’est pas seulement une activité psychologique maintenue par deux personnes autour d’une chose commune et d’une tâche, mais est également un contact communicatif mutuel continu, une interaction continue, et c’est ce qui est en constitue le facteur déterminant. Cette communication ne doit pas être comprise, comme le croyaient les psychanalystes orthodoxes, comme une simple répétition, à savoir un transfert ou contre-transfert dans un cas positif, ou comme une résistance et contre-résistance dans le cas négatif. La relation entre le thérapeute et le patient est au contraire toujours quelque chose de neuf sur le plan de la communion, qui crée de nouvelles contraintes à la fatalité »
(Binswanger, 1935)

52Le cas évoqué dans ce texte par Binswanger est celui d’une jeune fille âgée de 24 ans, qui souffre d’hystérie composée de hoquets et d’aphonie particulièrement intenses durant la période prémenstruelle. L’acte de psychothérapie auquel il se réfère, consiste en la forte pression soudaine qu’il exerce à plusieurs reprises sur la trachée de la jeune fille et qui entraîne la disparition du symptôme. Le rituel thérapeutique de la répétition de cette procédure a été nécessaire pour provoquer l’amélioration symptomatique. Mais il y a aussi une intervention psychothérapeutique d’ordre social, une vraie thérapie familiale que Binswanger a réalisée avec la famille de la jeune fille et qui est centrée sur la structure familiale et les processus de communication entre les générations, en lien avec le cycle de vie, la séparation et l’engagement dans l’individuation. Enfin, Binswanger applique une méthode d’enquête de la vie intérieure du patient selon les modes de déconstruction et reconstruction de nouveaux récits mieux formés, centrés sur l’identification du thème central de la vie de la patiente.

53Les termes de Binswanger nous paraissent encore très pertinents aujourd’hui, très modernes et faciles à comprendre, mais leur mise en œuvre est extrêmement difficile, surtout quand il déclare que la psychothérapie est une communion et que comme telle, elle crée aussi des contraintes importantes pour le thérapeute et un prix élevé de participation. Il ne fait aucun doute pour nous que le chemin de l’apprentissage doit entrer dans le domaine de l’objectivité scientifique. Il a à voir avec la respectabilité, la validation, le critère de l’objectivité, mais c’est aussi un voyage en soi-même et dans les relations. Le but évident du voyage, l’objectif à atteindre, est d’arriver à fournir au futur psychothérapeute la capacité de soulager les symptômes psychopathologiques du client qui se tourne vers lui ou qui a été conduit vers lui par la personne qui en a la garde.

Comparaison entre la psychothérapie et d’autres disciplines de soins

54La médecine biologique a établi les directives de qualité objective qu’on retrouve par exemple dans les bibliothèques de Cochrane : leur contenu représente le vrai. Mais beaucoup de théories et techniques, avant d’entrer dans la bibliothèque Cochrane, sont déjà validées bien que peu connues.

55Il semble évident que le chemin à suivre pour devenir psychothérapeute ne peut être entièrement contenu dans des chemins objectivés. Il est également nécessaire de se montrer capable d’originalité et de curiosité anthropologique envers les comportements spontanés de l’homme.

56Ces comportements varient considérablement et sont autant officiellement reconnus dans les milieux de soins que dans des domaines où règnent la naïveté et la superstition : les médecins, psychologues, prêtres, enseignants, astrologues, diseurs de bonne aventure, chamans et sorciers sont des personnes qui partagent quelque chose avec autrui dans l’optique de s’occuper d’eux.

57D’autre part, pour ne citer qu’un exemple, celui qui est officiellement appelé chaman n’est rien de plus qu’un conservateur des âmes, qui accomplit sa tâche selon différents maîtres non acceptés par les pasteurs des religions dominantes officielles.

Valeurs et sentiments ? propos du terrorisme

58À l’ouverture de l’année académique 2013, mon discours était centré sur les valeurs, mais actuellement, j’en vois encore plus clairement l’importance, non seulement pour la santé de l’individu qui reçoit nos soins, mais aussi pour celle de la race humaine et de la nature. Finalement, je ne fais pas vraiment une grande différence entre ces différents bénéficiaires. Le processus est le même. Pensez à la poussée actuelle du terrorisme et à la réaction des citoyens du monde à la menace qu’il représente. D’une part, le politicien, tout en continuant à appeler à la lutte du bien contre le mal, a en fin de compte réalisé (éventuellement avec l’aide d’une personne capable de faire des associations) que continuer sur le chemin de la dichotomie ne signifie rien d’autre que d’être du même côté que ceux qui fomentent le terrorisme. Une grande partie de la population, de la presse et des gouvernements ont fini par prendre conscience que seul, le respect total de toutes les religions dans leur éthique profonde peut diminuer la nécessité du terrorisme.

59Encore une fois, il s’agit d’un problème épistémologique (Boscolo & Cecchin et al., 1987) : changer l’épistémologie et vous constatez que les émotions vont lui courir après. Si vous adoptez cette position, vous vous rendrez compte que tout à coup, le terrorisme devra changer de forme, montrer ce qu’il est, s’il est vraiment quelque chose. On retrouve cette thématique dans le débat entre Bateson et Haley (Walrond-Skinner & Watson, 1987) sur le pouvoir : le pouvoir est-il une erreur épistémologique ?

Le voyage et l’amour

60Lors de son voyage, le psychothérapeute est constamment confronté à des transformations personnelles épistémologiques, associées à la transformation des valeurs et des sentiments. Cela est dû à l’action constante du couplage entre les différents éléments et leurs montages variés. Pour le psychothérapeute, il devient inévitable de s’interroger sur les orientations de ses propres changements personnels. Cela permettra de comparer entre eux les éléments du langage courant qui ont un sens très spécifique et sont perpétuellement utilisés dans diverses cultures.

61En particulier, l’amour est un sentiment auquel le thérapeute devrait accorder une attention sérieuse. Comme principe de vie, par opposition au principe de mort, l’amour est un élément esthétique qui comporte une dimension instinctive garantissant la conservation des espèces, mais permet l’apparition de l’accouplement parfait.

62L’amour comme manifestation d’un coup de foudre pour celui qui est à la recherche de la présence relationnelle de l’autre, nous rend disponible à la communion avec l’autre.

63Son sens varie au cours des phases de la vie et il est donc utile que le thérapeute réfléchisse à la grammaire systémique de l’amour en lien avec les différents stades du cycle de vie, pour être en mesure d’en saisir les éléments de base. Il pourra ainsi faire des liens entre la transformation de l’histoire et ce sentiment intense et à sa valeur forte, de telle sorte que le client sera perçu en accord avec son évolution épistémologique ; en nous référant à Carlos Castaneda (1968), on pourrait considérer qu’ainsi, on aidera le client à déplacer « le point d’union », c’est-à-dire à percevoir un changement soudain et total de la perception de sa relation avec l’autre et avec lui-même.

64Comment pouvons-nous concevoir une histoire de haine comme celle d’une relation intense, trop intense même, qui a conduit ses protagonistes à ne pas reconnaître les aspects positifs de leur histoire relationnelle car ils ont dû maintenir une distance pour éviter une fusion intolérable ? Pour y arriver, nous devons apprendre à distinguer les différentes phases des sentiments : pour l’amour, ses aspects instinctifs, maturants, mais aussi destructeurs. Chaque être humain a à tenir compte de la vie d’une manière vraiment unique.

65Nous avons à aborder l’amour dans ses différentes manifestations, tenir compte de sa dignité, du lieu où il paraît et de la manière dont il est exprimé : d’un enfant à un enfant, d’un homosexuel à un homosexuel, d’une personne âgée à un jeune homme, d’un jeune à un vieillard, entre deux amis… Être conscient de notre connaissance sereine de la signification que nous accordons au mot « amour » assure non seulement notre qualité de vie, mais porte crédit à notre capacité de psychothérapeute relationnel systémique.

L’intention et la probité du psychothérapeute

66Le psychothérapeute doit donc être conscient de l’exiguïté de sa place dans la complexité des systèmes, mais il doit aussi être capable de se concentrer sur le singulier, de manière réfléchie et tenace ; en effet, l’attention portée aux petites choses et la probité avec laquelle il fait face à cette tâche constituent le carburant nécessaire pour créer un lien professionnel avec ses patients. Avoir une vision globale implique un lien au monde des valeurs, des sentiments et de l’écologie profonde (Capra, 2012), mais est aussi ancré dans une pratique nourrie de l’acquisition méthodologique d’un instrument particulier et spécifique. J’ai entendu une interview intéressante du Dalaï Lama par Mr. Costanzo au cours de laquelle « sa sainteté » (ce sont les termes de Costanzo) a conseillé aux Italiens d’éviter de devenir bouddhistes, mais de continuer à être catholiques parce que, disait-il, « le catholicisme était bon pour ceux qui sont nés dans la culture de leur propre religion ». C’est une position profondément sage, qui affirme le principe et la valeur de la contextualité, la seule à favoriser l’esthétique et la liberté, à tenir compte des processus, et à respecter le couplage entre l’environnement, la culture et la religion. Cette position rend automatiquement inutiles les massacres du terrorisme, les interventions coercitives des gouvernements pour changer les valeurs religieuses des peuples autochtones et des minorités. Si on se reporte à un domaine plus simple et local, le psychothérapeute devrait aussi adopter une telle position au cours du traitement des symptômes psychologiques présentés par le client. À l’occasion de l’introduction d’un nouveau thérapeute sollicité par son client, il ne doit pas considérer que ce nouvel intervenant est un envahisseur incompétent, voire pervers, mais il a plutôt à décoder le contexte qui a rendu la présence de ce nouveau tiers nécessaire, en laissant flotter les émotions que cet événement implique. Il cherchera d’abord à lire et à transformer l’énergie de sa passion, celle qui a conduit les croisés à détruire les infidèles, en acceptation, laquelle deviendra au bon moment une ressource pour un changement de second ordre chez son client et sa famille.

Le mythe du psychothérapeute systémique

67Devenir un psychothérapeute systémique signifie donc voyager à l’intérieur de soi-même, et en compagnie d’autres personnes ; voyager dans le temps et dans l’espace, grâce à l’acquisition d’un ensemble de compétences destinées à amener l’étudiant à consolider une vision épistémologique du monde et une position émotionnelle compatible avec cette vision. Parmi les acquis nécessaires à ces compétences, citons la causalité circulaire, l’analyse contextuelle, le temps condensé et le temps existentiel, la résonance, la responsabilité individuelle. Ils recouvrent aussi la capacité de reconnaître son propre et unique esprit émotionnel systémique, l’Esprit de Chef Seattle, la vision du monde qui reconnaît la haine et l’amour comme deux faces nécessaires de la même médaille.

Bibliographie

Références

  • BATESON G. (1972) : Steps to an ecology of mind. Chandler, San Francisco. Trad. fr. : (1977): Vers une écologie de l’esprit. Seuil, Paris.
  • BATESON G. & DONALDSON R.E. (1991) : Sacred Unity: Further Steps to an Ecology of Mind. Cornelia & Michael Bessie Book/Harper Collins., NY.
  • BERGSON H. (1907) : L’évolution créatrice. PUF, Paris.
  • BINSWANGER L. (1935) : Uber psychothérapie, Berlin, Daseinsanalyse und Psychotherapie II, Psychother Psychosom. Trad. fr. (1971) : De la psychothérapie. In Introduction à l’analyse existentielle. Les Éditions de Minuit, Paris.
  • BOSCOLO L., CECCHIN G., HOFFMAN L. & PENN P. (1987) : Milan Systemic Family TherapyConversations in Theory and Practice. Basic Books, NewYork.
  • CAPRA F. (1996) : The web of life. Anchor Book, New York.
  • CAPRA F. (2012) : La scienza della vita. BUR, Roma.
  • CASTANEDA C. (1968) : The Teachings of Don Juan. A Yaqui Way of Knowledge. Penguin edition, New York. Trad. Fr. (1972) : L’Herbe du diable et la petite fumée. Une voie Yaqui de la connaissance. Ed. 10/18, France.
  • CIGOLI V. & MARIOTTI M. (2002) : Il medico la famiglia la comunità, Milano, Franco Angeli.
  • COHEN P. (1969) : Theories of Myth, Man, 4(3) : 337-53.
  • DELL P. & GOOLISHAN H. (1979) : Order through fluctuactions: an evolutionary paradigm for human systems. Aka Rice Institute, Houston Texas.
  • FERREIRA A. J. (1981) : Les mythes familiaux. In. WATZLAWICK P., WEAKLAND J. H. (dir.) : Sur l’interaction. pp. 85-86. Le Seuil, Paris.
  • LEVI-STRAUSS C. (1958) : Anthropologie Structurale. Plon, Paris.
  • MARIOTTI M. (1980) : Il profilo di stile relazionale pg 205-222, in Mediazione familiare sistemica10/11, Scione, Roma.
  • MARIOTTI M. (1980) : Tempo condensato, tempo esistenziale. Introduction à Le forme della mediazione.
  • MARIOTTI M. (2004) : Un modello teorico clinico di psicoterapia sistemico relazionale. In MARIOTTI M., BASSOLI F. & FRISON R. (ed) : Manuale di psicoterapia sistemica e relazionale. Ed. Sapere, Padova.
  • MATURANA H. (2002) : Autopoiesis, Structural Coupling and Cognition: A history of these and other notions in the biology of cognition. Cybernetics & Human Knowing 9 (3-4) : 5-34.
  • NEUBURGER R. (2005) : Le mythe familial. ESF éditeur, 4e éd, Paris.
  • NIETZSCHE F. (1872-2008) : La Naissance de la tragédie. Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, Paris.
  • SHERMER M (2002) : The Shamans of Scientism. Scientific American 286 (6) : 25.
  • VON FOERSTER (1981) : Observing systems. Intersystems, Seaside Ca.
  • WELLS J. (2000) : Icons of evolution: Science or Myth? Regnery Publishing, Whashington D.C.
  • WALROND-SKINNER S. & WATSON D. (1987) : Ethical Issues in Family Therapy. Routledge & Kegan Pau, London.

Mots-clés éditeurs : psychothérapie, conversation, mémoire, mythe, valeur, réalité, narrations

Mise en ligne 28/01/2014

https://doi.org/10.3917/ctf.051.0131

Notes

  • [1]
    MD, Thérapeute familial, Directeur de l’Institut Iscra, Modène, Italie.
  • [2]
    Erlebnis : terme allemand désignant l’expérience (NDLR).
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions