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Article de revue

Familles, jeunes et institutions : quelques réflexions

Pages 151 à 161

Notes

  • [1]
    Texte de la conférence donnée lors du colloque du Tamaris à Bruxelles le 11 décembre 2012.
  • [2]
    Psychologue-thérapeute systémique – Formatrice à Forestière asbl.
  • [3]
    Aide en Milieu Ouvert.
  • [4]
    Service d’Aide à la Jeunesse.
  • [5]
    Centre d’Orientation Éducative.

1« Il était une fois... » Voici la formule magique du début des contes de notre enfance et pour chacun de nous, une des façons de découvrir et d’apprendre le temps, les temps.

2Le temps des conjugaisons : l’entame des contes est à l’imparfait, ensuite viennent des phrases au futur, au présent, au passé et en fin de récit une formule au passé simple qui clôture le conte : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Cette phrase au passé simple est affirmative et cependant conditionnelle puisque du domaine de l’imaginaire et non du réel. Mais, enfants, nous étions obligés d’y croire afin de préserver la magie du conte et les rêves qu’il suscitait.

3On distingue habituellement trois groupes de temps : le présent, le passé et le futur.

4Nous n’échappons pas au temps ni à l’effet de ces trois temps sur nous et cependant, nous ne vivons que dans le présent qui n’existe pas. Dès qu’il advient, il est déjà derrière nous. Nous rêvons ou nous redoutons le futur qui n’existe pas plus. Sitôt que nous l’atteignons, nous sommes au présent qui est déjà passé.

5Nous ne pouvons saisir le temps mais nous en dépendons, nous sommes soumis à toutes ses formes et dimensions.

6Il y a un temps pour chaque chose dit l’Ecclésiaste :

  • Un temps pour enfanter et un temps pour mourir
  • Un temps pour aimer et un temps pour lutter
  • Un temps pour penser et un temps pour agir
  • Un temps pour rêver et un temps pour regretter…
Ces temps ne se vivent pas de la même façon, ils ne sont ni perçus ni ressentis de la même manière.

7Parfois, le temps nous semble long, parfois il passe trop vite, parfois il tarde à venir et parfois on voudrait le remonter comme une horloge dont on peut reculer les aiguilles. Pour chacun la sensation et la perception du temps est différente. Guy Ausloos (1995) a parlé d’équation du temps, écrivant que chaque famille a une équation du temps qui lui est propre.

8Le temps des personnes, le temps des familles et le temps des institutions sont différents. Leurs équations sont différentes et propres à chaque système.

9Comment des rencontres entre ces systèmes peuvent-elles advenir si leurs temps sont différents ?

En quoi, comment ces temps diffèrent-ils ? Que signifient ces différences ?

10Le temps de l’individu est lié à son âge et à son développement. Ce temps est compté. Il a un début : la naissance, un milieu : l’âge adulte et une fin : la mort.

11C’est un temps linéaire. La manière dont ce temps est vécu et la signification qu’on lui donne ne sont, elles, pas linéaires.

12Le temps de la famille est lui, lié aux cycles de la vie familiale ; en ce sens il est à la fois linéaire et cyclique. Son début, pas plus que sa fin, n’est aisé à situer. Quand la famille commence-t-elle ? Lors de la naissance du premier enfant ? Lors de la constitution du couple ? Mais, les deux partenaires qui font couple ne naissent pas le jour de la constitution de leur couple, même si le couple lui, naît ce jour-là. D’où viennent ces deux-là qui forment un couple puis font un enfant ? Depuis combien de temps sont-ils là ?

13Quand et où commence la famille ? Quand et où finit-elle ?

14Dans les familles recomposées, la question est encore plus complexe : la famille commence-t-elle avec le premier couple de Monsieur, lui qui est le troisième mari de Madame, alors que l’enfant qui présente des difficultés pour lesquelles une intervention est demandée est le fils du deuxième couple de Madame… et qu’il vit, la plupart du temps, chez sa grand-mère paternelle ?

15Les étapes successives de la vie de la famille confrontent cette dernière et chacun de ses membres à des temps différents. Il y a le temps de la famille, le temps du couple, le temps de la fratrie, le temps des personnes : adultes et enfants. Plusieurs temps coexistent, se mélangent, s’interpénètrent et parfois s’harmonisent, comme dans un concerto ou plutôt un quatuor ou un quintette de Mozart, Beethoven, Brahms ou Schubert selon le style propre à chaque famille.

16Parfois ces temps s’entrechoquent et l’on peut entendre du Schoenberg. Parfois c’est une cacophonie.

17Souvent la période de l’adolescence dans la famille est celle de la cacophonie la plus forte. L’angoisse du temps qui passe, l’angoisse du nid vide pour les parents. Le désir d’avancer, de découvrir le monde, de sauter les étapes chez le jeune pressé d’être considéré comme adulte tout en restant dépendant alors que les parents voient encore en lui le petit qu’ils allaient border le soir dans son lit. Et depuis Internet, les différences d’inscription dans le temps entre parents et adolescents sont devenues encore plus grandes et inmaîtrisables.

18Parfois, le temps s’arrête, lorsque le jeune ne se projette plus dans l’avenir, son angoisse rejoignant celle de ses parents. Comme ce jeune qui ne quitte plus sa chambre et reste scotché à sa console de jeux, exigeant de sa mère qu’elle lui apporte ses repas et même, qu’installée à côté de lui, elle lui donne la becquée comme lorsqu’il était bébé.

19Dans ce cas, la musique s’est arrêtée comme avec les anciens disques vinyles griffés qui nous faisaient entendre, dans un craquement sinistre, une même note répétée à l’infini. Le disque est bloqué, le temps aussi et la vie familiale se répète, inlassablement la même, de jour en jour, dans un espace souvent réduit et confiné.

20Le temps de la famille n’est pas simplement linéaire ni cyclique, il est multiple et l’harmonie entre ces temps différents est parfois difficile à réaliser.

21Le temps des institutions est, lui aussi, à la fois linéaire et cyclique, mais il est surtout multidimensionnel. Il y a des crises institutionnelles, des périodes de vitesse de croisière, des cycles décrits comme ceux des familles. On parle d’institutions jeunes ou vieilles de la même manière que pour les couples ou les familles. Comme dans les familles, le temps des institutions est multiple, mais les liens ne sont pas les mêmes, ni les rôles, ni les générations, ni les relations, ni les appartenances.

22Il y a le temps de l’institution, le temps des travailleurs institutionnels et le temps des usagers de l’institution. Ces trois temps se croisent, s’interpénètrent, s’entrechoquent, se succèdent, se bousculent, se mélangent parfois jusqu’à se confondre, parfois au contraire se trouvent à des années-lumière de distance.

23Il y a trois temps différents dans un univers où se rencontrent trois mondes différents qui doivent cohabiter en un seul. Comment une institution en crise va-t-elle rencontrer une famille également en crise, mais pas dans la même crise ? Comment une institution ronronnante va-t-elle rencontrer la même famille ?

24Qu’en est-il alors du temps dans les institutions et de ces rencontres au croisement de différentes temporalités ?

Quelques exemples

25L’horloge à l’entrée de la Faculté de Psychologie où j’ai travaillé 25 ans n’a jamais été à l’heure. La plupart du temps, elle était arrêtée à 12 h 20 ou à 5 heures, parfois à 5 h 10. Quand, comment se faisaient les changements ? C’est un mystère pour moi. Le temps de la Faculté, lui, s’écoulait de manière cyclique, d’année en année : rentrée, cours, examens, vacances. Seuls, les étudiants changeaient lors des rentrées académiques. Puis, de temps en temps, des bonds en avant avaient lieu : réorganisation des services, des programmes de cours, de séminaires, suivis d’un retour à la répétition cyclique des saisons. Le fonctionnement de l’horloge m’est souvent apparu comme une belle métaphore du fonctionnement de la Faculté.

26Dans les centres de santé mentale ou de guidance, à l’époque où j’y travaillais aussi, il se passait souvent deux à trois mois entre le moment du premier entretien avec parents et enfant et la « remise des conclusions » ; soit deux à trois mois avant qu’une proposition d’intervention soit faite. Que sont trois mois dans la vie d’une institution débordée par les demandes et le travail ? Que sont ces mêmes trois mois dans la vie d’un enfant en difficulté et de ses parents ?

27Un jeune de 15 ans est exclu de son école, fin septembre 2011, pour échec et problèmes de comportement.

28La maman demande de l’aide à l’AEMO [3] de son quartier qui accepte de l’aider à trouver une école. Pour que cela puisse se faire dans de bonnes conditions pour le jeune, celui-ci est adressé à un centre médico-psychologique pour qu’on fasse un bilan afin d’évaluer son niveau scolaire, ses capacités et ses difficultés. Là, on procède à une évaluation longue et on peut l’espérer, approfondie : en effet, fin avril 2012, le jeune est toujours sans école. Voilà une année scolaire entière passée sans école pour un jeune de 15 ans !!!

29Il y a aussi l’histoire de cet adolescent de 16 ans en décrochage scolaire depuis près de trois ans, pour lequel une intervention du SAJ [4] est demandée, puis du Juge, et finalement d’un COE [5] qui cherche des solutions avec le jeune. Celui-ci veut reprendre des études. Il semble motivé, conscient de ce que sa façon de vivre ces dernières années ne le mène à rien.

30Quelle proposition est alors faite ? On le met en internat, loin de chez lui, en 1re année secondaire où il se retrouve avec des enfants de 12 ans. Il y reste 8 jours et fugue. Le voilà de retour chez le Juge.

31Enfin, il y a cet enfant de 6 ans, placé dans une institution mandatée pour évaluer une situation de suspicion de maltraitance et d’abus. Les placements dans le cadre de cette mission sont là d’une durée de 3 à 6 mois. Que sont ces 3 à 6 mois pour l’équipe ? À peine le temps nécessaire pour arriver à se représenter l’ensemble de cette situation et celle de tous les autres enfants placés pour les mêmes raisons durant le même laps de temps. Que sont ces mêmes mois pour un enfant séparé de ses parents, même maltraitants ? Séparé de son école, de ses copains ? Que sont ces mois sans savoir quand il va rentrer chez lui, ni même s’il va un jour y retourner ?

32Les mêmes mois pour les uns : une parenthèse, et pour les autres une éternité.

33Quelles rencontres sont-elles possibles entre ces univers différents, ces temps différents ? Quels liens peuvent-ils se tisser ?

34Parfois, le temps dans l’institution s’écoule lentement alors que dans la vie du jeune et de sa famille, il fait des bonds chaotiques. Parfois l’institution veut aller vite alors que la famille vit un temps mort, à l’arrêt depuis des années.

35Le sentiment d’urgence n’est partagé ni dans l’un ni dans l’autre cas.

36La rencontre entre les trois univers : le jeune, sa famille et l’institution tiennent alors de la science-fiction.

37Nous, intervenants, pouvons être des passeurs spatio-temporels. C’est une solution, sans doute pas la seule, et elle demande invention, créativité, disponibilité, ouverture et engagement et aussi d’être un peu funambules. Et cependant, des rencontres se font, des relations se développent et des liens se tissent.

38Que nous dit Siegi Hirsch (2013) au sujet de ces relations ? Son expérience des groupes et du travail dans les homes avec les jeunes lui a montré et confirmé l’importance des groupes de vie qui peuvent se constituer. Par groupe de vie, il entend des groupes de petite taille au sein desquels les jeunes peuvent développer des relations de type fraternel. Il parle de fratrie et de groupe de vie. Il a écouté les jeunes et a été touché par le fait qu’eux-mêmes nommaient leur groupe : groupe de vie.

39Quand, je dis que dans ces groupes, Siegi Hirsch est attentif à ce que des relations de type fraternel puissent se développer, c’est dans le sens de relations vraies, authentiques, amicales mais aussi conflictuelles, avec la rivalité, la compétition et aussi la solidarité et l’entraide. En effet, les jeunes doivent pouvoir vivre et poursuivre leur développement dans les institutions comme dans leurs autres milieux de vie : famille, famille d’accueil, autres lieux… Et ce malgré les interruptions, les changements, les déchirures et les pertes. Un groupe de vie peut se développer en « fratrie » dès lors qu’il est ou devient groupe d’appartenance « créant un territoire où la résilience devient possible » selon la formule de Siegi Hirsch (2013).

40Robert Neuburger (1995, 2003), après Siegi Hirsch, a développé la notion d’appartenance. Selon lui, un groupe d’appartenance a des frontières qui permettent de savoir qui est membre du groupe et qui ne l’est pas. Des rituels contribuent, eux aussi, à différencier le groupe du monde extérieur ; de plus, ils rassemblent les membres du groupe car chacun, à sa manière, y participe. Des fonctions permettent de se situer dans le groupe, de se reconnaître dès lors que chacun est reconnu par les autres. Ces fonctions aident aussi à se construire en lien avec les autres et dans la différence, chaque fonction étant différente de celle des autres et complémentaire (par exemple le clown, le déclencheur de conflit, l’arbitre, le temporisateur etc.) L’ensemble donne sens au groupe et à chaque membre, et contribue ainsi au développement identitaire de tous.

41Dans un groupe de vie, dans une institution, pour qu’un tel processus puisse advenir, Siegi Hirsch et Boris Cyrulnik (2010, 2012) évoquent la mémoire, le travail de mémoire. Pour tous deux, après un traumatisme (grand ou petit), après la déchirure – et pour moi, le placement d’un enfant, d’un jeune en institution, se fait dans la déchirure – il est nécessaire, afin de ne pas encombrer la mémoire de souvenirs traumatiques de deuils, de perte, de culpabilité, de honte…, en risquant de les y enkyster, de donner à vivre de nouvelles expériences qui donnent naissance à de nouveaux souvenirs. Ceux-ci font reprendre à la mémoire son travail tout en la modifiant. Cyrulnik (2010, 2012) écrit que repousser les événements traumatiques dans le passé permet l’émergence de nouveaux souvenirs sur lesquels s’appuyer pour se reconstruire et retrouver du sens là où il n’y en avait plus.

42Ce même auteur relève combien le travail de mémoire est à la fois original et essentiel. La mémoire se construit en assemblant, sans qu’on en soit nécessairement conscient, des éléments réels, disparates, émergeant parfois de lieux et de temps différents, et aussi en utilisant des éléments imaginaires. L’ensemble permet de trouver un sens acceptable et ouvre, « re-ouvre » un chemin de résilience, donc de vie.

43Quand, dans un groupe, un même récit est partagé, qu’ensemble on peut raconter une même histoire, une représentation commune est partagée et un sentiment de familiarité se développe qui sécurise chacun. Le partage de l’histoire fait lien et renforce l’appartenance. Un mythe commun sécurise, solidarise et participe au tissage des liens en inscrivant chacun dans une appartenance au groupe. Le groupe acquiert une identité de même que chacun de ses membres. Une croyance partagée constitue le liant du groupe qui sécurise, structure et identifie chacun. Être qualifié de clown du groupe ou du sage ou de l’arbitre donne une place et un sens qui légitimisent la présence et la participation au groupe avec un sentiment de familiarité. L’appartenance au groupe « tutorise » le développement. Elle peut constituer un nouveau « tuteur de développement, un nouvel étayage » (Cyrulnik, 2010, 2012)

44L’exclusion du groupe renvoie à la solitude, à l’isolement et aux déchirures et exclusions passées.

45L’enfermement dans un groupe unique prive de la liberté de penser pourtant, elle aussi, essentielle à la construction d’un récit personnel, d’un cheminement personnel et du sentiment d’exister (Neuburger, 2012). Ce sentiment, « le plus intime et le plus fragile » de tous, est une construction qui se poursuit tout au long de notre vie. Il dépend de nos relations et nos appartenances et est lié aux événements de la vie. Sa perte ou son absence s’accompagne de souffrance et de désespoir profond.

De la triangulation…

46Les questions de triangulation entre un jeune placé, sa famille et l’institution se posent également. L’institution ne constitue pas en soi un groupe d’appartenance, mais elle peut le devenir et de toute façon, la question de la triangulation se pose en termes de relations.

47Il peut y avoir conflit entre une famille et une institution, rivalité et concurrence ; le jeune alors peut être coincé entre les deux, se sentir obligé de choisir et vivre alors un conflit intérieur de loyauté. En effet, comment le jeune pourrait-il choisir sans dommage sa famille ou son institution ? Comment peut-il ne pas se sentir trahir ou abandonner sa famille s’il choisit l’institution qui lui offre une opportunité de résoudre ses problèmes ? Et s’il choisit sa famille, comment peut-il vivre le fait de refuser une opportunité qui s’offrait à lui et ce faisant, de risquer une exclusion de plus, un échec de plus ?

48Si l’institution est désengagée, comment pourrait-il y trouver un nouveau lieu d’appartenance propice à la reprise de son développement ?

49Si l’institution se veut lieu d’appartenance unique, réparatrice par rapport à une famille vécue par elle comme nocive, comment pourrait-elle ne pas « enfermer » le jeune ni le couper de ses racines et ainsi l’empêcher de vivre à la croisée d’appartenances différenciées et enrichissantes ?

50Ces questions de loyauté entre appartenances différentes sont essentielles car elles mettent en jeu le développement de l’identité et le sentiment d’exister.

51Lorsque la dynamique triangulaire jeune – famille – institution est constructive, basée sur la coopération et non sur l’exclusion, le jeune ne peut qu’en bénéficier, de même que sa famille et l’institution. Cette dernière peut alors offrir au jeune un nouvel étayage, un nouveau « tuteur de développement » susceptible de l’aider à prendre le chemin de la résilience, à se raconter sa nouvelle histoire et à reprendre sa route et le développement de son identité et de son sentiment d’exister.

52J’ai été souvent touchée à l’époque où je travaillais en consultation médico-psychologique, d’entendre des « enfants du juge » comme on les nommait alors, me parler de leur juge comme s’ils me parlaient de leur père ou mère, avec parfois plus de confiance et en exprimant un attachement réel ; d’autres disaient : « mon home » ou « mon éducateur ». C’était pour eux des appartenances, nouvelles, souvent ténues mais combien nécessaires dans des parcours de vie bousculés, voire massacrés, qui les faisaient se raccrocher désespérément aux rares mains tendues tout en les rejetant ou les mettant à l’épreuve. En effet, comment pouvoir faire confiance aux autres et oser appartenir quand la confiance et l’appartenance de base ont été trahies par les abandons successifs ? Comment se faire confiance et ressentir la légitimité d’exister quand on a « mérité » d’être abandonné, rejeté (parce que c’est souvent ainsi qu’est vécu un abandon ou un placement) ?

53Je me souviens du petit Paul : il avait 9 ans quand il est arrivé à la consultation, adressé par le home où il avait été placé l’année précédente. Il s’agissait d’un petit foyer fonctionnant avec des unités réduites de 8 à 10 enfants, tous placés sur décision judiciaire dans un contexte de situations familiales précaires. Les enfants fréquentaient les écoles du quartier avec lesquelles notre équipe coopérait. Une collaboration entre le home et une équipe de la consultation avait été mise en place également depuis quelques années.

54Paul se montrait fermé, opposant, agressif envers les éducateurs et les autres enfants qui, d’ailleurs, le rejetaient. Il ne s’adaptait pas à la vie du home, ni à sa nouvelle école.

55Depuis six mois, il suivait une psychothérapie avec l’une de mes collègues qui, brusquement, avait décidé de quitter la consultation pour un autre emploi. Paul qui avait investi sa psychothérapie et sa psychothérapeute, s’est trouvé une fois de plus abandonné comme il l’était régulièrement depuis sa petite enfance : son père avait quitté la famille et disparu sans plus donner de nouvelles alors qu’il n’avait que quelques mois. Sa mère instable le plaçait régulièrement à gauche et à droite en fonction de la présence ou de la rupture avec ses amants successifs, et une famille d’accueil avait rejeté Paul lors de la première difficulté de comportement, ce qui avait conduit le juge à prendre la décision de placement.

56Quand j’ai repris la suite de la psychothérapie, il m’a fallu, comme c’était le cas pour les éducateurs, supporter l’agressivité de Paul durant de longs mois. Il ne m’appelait que « putain », bien sûr… Mais j’avais beau savoir que le comportement de sa mère était pour Paul celui-là, que sans doute il ne faisait que répéter ce qu’il avait dû entendre dire par des amants de sa mère, et que l’abandon brusque de ma collègue lui faisait revivre tout cela et que donc il ne pouvait sans risque accepter mon intervention, j’avais beau savoir tout cela, il m’a fallu m’accrocher. Ce fut difficile comme ce le fut pour ses éducateurs, mais ensemble, nous avons tenu et peu à peu, l’agressivité a diminué et une vraie relation s’est développée. Nous avons travaillé main dans la main, les éducateurs, l’équipe de la consultation, le juge, l’école et moi en retrait comme psychothérapeute, en retrait mais toujours concernée. Une vraie triangulation constructive et dynamique entre intervenants s’est poursuivie durant de longues années et Paul a pu entamer le chemin de la résilience, reprendre la construction de son histoire et se mettre à exister.

57Bien entendu, à l’époque nous ne formalisions pas les choses comme aujourd’hui, ni même ne les pensions. Ainsi, il y a eu rupture définitive entre Paul et sa famille. Peut-être, aujourd’hui serions-nous tentés de travailler à la réparation du lien entre eux plutôt que, comme nous l’avons fait, à la rupture et au deuil de la relation sans même évaluer la possibilité de récupérabilité du lien.

58Notre travail demande engagement, disponibilité, souplesse, réflexion et créativité. Il demande un questionnement continu. Il demande de se reconnaître entre collègues, et à défaut d’être reconnus chaque fois par ceux pour qui on travaille, de cependant les reconnaître, eux. Il demande aussi de s’autoriser à exister et appartenir afin de pouvoir aider ceux qui en ont tant besoin, à l’oser un jour à leur tour.

59Il demande enfin de partager entre tous ceux qui sont concernés le temps qu’il faut pour le mener à bien.

Références

  • AUSLOOS G. (1995) : La compétence des familles. Éd. Érès, Toulouse.
  • CYRULNIK B. (2012) : Sauve-toi, la vie t’appelle. Éd. Odile Jacob, Paris.
  • CYRULNIK B. (2010) : Je me souviens. Éd. Odile Jacob, Paris.
  • NEUBURGER R. (2012) : Exister – le plus intime et fragile des sentiments. Éd. Payot & Rivages, Paris.
  • NEUBURGER R. (1995) : Le mythe familial. Éd. ESF, Paris.
  • NEUBURGER R. (2003) : Les rituels familiaux. Éd. Payot, Paris.
  • HIRSCH S. (2013) : Interview : Rencontre avec Siegi Hirsch pionnier de la thérapie familiale francophone, par Claudio Piccirelli et Annig Segers-Laurent. Cahiers de Psychologie Clinique 40: 245-257.
  • SEGERS-LAURENT A. (1997) : La famille : lieu d’ancrage, temps de passage. Thérapie familiale (2) :127-139. Éditions Médecine et Hygiène, Genève.
  • SEGERS-LAURENT A. (1999) : Rite entre temps et espace. Cahiers de psychologie clinique 12 (1) : 99-110.
  • SEGERS-LAURENT A. (2006) : D’Ithaque à Ithaque. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 37 : 139-155.

Mots-clés éditeurs : appartenance, mémoire, histoire, temps, loyauté

Date de mise en ligne : 12/10/2013

https://doi.org/10.3917/ctf.050.0151

Notes

  • [1]
    Texte de la conférence donnée lors du colloque du Tamaris à Bruxelles le 11 décembre 2012.
  • [2]
    Psychologue-thérapeute systémique – Formatrice à Forestière asbl.
  • [3]
    Aide en Milieu Ouvert.
  • [4]
    Service d’Aide à la Jeunesse.
  • [5]
    Centre d’Orientation Éducative.

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