1L’adoption s’inscrit dans un long processus qui implique à des titres divers plusieurs acteurs :
- le père biologique (informé ou non de la grossesse et/ou de la naissance d’un enfant de sexe et de nom particulier),
- et la mère biologique, ces parents vivant ensemble ou non, encore en vie ou décédés ;
- les futurs parents adoptants, célibataires ou en couple homo-ou hétérosexuels ;
- les grands-parents biologiques ;
- les parents des futurs adoptants ;
- les éventuelles institutions ou familles d’accueil ayant gardé l’enfant jusque-là :
- les intervenants sociaux et médico-psychologiques impliqués dans les demandes d’adoption ;
- ...et l’enfant qui sera adopté.
2C’est donc sur des fondations « blessées » que va se construire le développement de la famille d’adoption.
3Il y a d’autres contextes qui mettent en scène des processus impliquant des vécus proches de ceux induits par les formes plus classiques décrites ci-dessus : le nouveau-né au sein d’un couple de parents biologiques et sociaux doit être adopté également : malgré l’intrication des préhistoires des relations père-enfant, mère-enfant et parents-enfant, élaborée dès l’émergence du désir d’enfant et ensuite durant la grossesse, il y a, à partir de la naissance un apprivoisement mutuel à construire.
4Une autre forme d’adoption bien complexe et délicate apparaît dans les familles reconstituées, entre enfants d’un premier lit et nouveau partenaire (« beau-parent ») de l’un de leurs parents biologiques. Cette forme d’adoption est compliquée du fait de l’entrecroisement des loyautés envers l’autre parent biologique et des difficultés (voire du refus) de faire le deuil de la famille initiale, de naissance. Je ne peux résister ici à illustrer ce dernier point par un extrait de l’ouvrage autobiographique d’Eric Fottorino (ancien directeur du journal Le Monde) qui vécu ses premières années seul, avec sa famille maternelle, son père ayant été écarté par celle-ci ; il fut adopté ensuite à l’âge de 9 ans par le nouveau mari de sa mère : Un soir il est entré dans ma chambre et m’a dit en se raclant la gorge que si je voulais bien, il serait mon père, et que je pourrais l’appeler papa. (…) Michel et Maman se connaissent depuis peu. Nous cheminons un soir de printemps le long de la Garonne. Nous avons dîné dans une guinguette et maintenant, ils marchent devant moi, maman a passé son bras gauche à la taille de Michel qui lui tient l’épaule. Soudain, je les laisse s’éloigner jusqu’à ce qu’ils deviennent plus petits, serrés l’un contre l’autre. Leurs deux ombres ne font qu’une, penchée sur le miroir du fleuve. Alors, je tends le bras et par le jeu de la distance, ils marchent dans le creux de ma main. C’est ma vie que je tiens là, notre vie heureuse. J’aurai bientôt neuf ans et viens de naître. Bientôt je m’appellerai Eric Fottorino, je suis le gamin du Grand-Parc, qu’il vient chercher pour l’amener au foot dans sa Simca bleue, celle qu’il gare le soir sous nos fenêtres et dont je vérifie avant de trouver le sommeil qu’elle ne part pas, qu’elle reste là, qu’il reste avec nous. (Fottorino, 2009, pp. 14-15).
5Pourtant, d’un autre côté, les histoires de méchantes marâtres (cf. Blanche-Neige ou Cendrillon) et de parâtres rejetants, d’enfants rebelles et en souffrance ne manquent pas. Elles se compliquent de deuils non assumés et de sentiments de trahisons…
6Mais revenons vers l’adoption au sens plus classique. Quels sont les éléments à reprendre dans la prise en charge des familles d’adoption qui consultent (en ne mettant pas nécessairement l’adoption en avant), quelles sont leurs ressources spécifiques ? Nous avons constitué le dossier qui suit en demandant à différents cliniciens de présenter la manière dont ils appréhendent ces situations.
7Soulignons que l’étiquette d’enfant « adopté » n’est pas un diagnostic clinique et ne constitue pas en soi une explication des problématiques qui se présentent dans les familles adoptantes : elles peuvent vivre comme n’importe quelle famille biologique des accidents de parcours. L’adoption n’apparaît alors que comme l’une des dimensions, parmi d’autres, à prendre en considération, mais elle ne constitue pas nécessairement la clé pour comprendre et aider les familles qui nous consultent.
8Évoquant les prémices de l’adoption, Michel Maestre s’interroge sur les motivations qui poussent les couples à effectuer une telle démarche alors même qu’ils vont être confrontés à une série d’obstacles administratifs et un cortège de déceptions. Il propose une réflexion sur les différentes fonctions remplies par l’adoption à partir des multiples sens possibles du désir d’enfant : volonté d’inscription dans une filiation, réponse sécurisante d’un partenaire au souhait de l’autre, espoir de combler un vide dans le couple, nouveau projet commun donnant un sens à la relation…
9Prolongeant cette réflexion, la psychanalyste Diane Drory relève que l’adoption est une double naissance puisqu’elle implique deux mères : la mère biologique et plus tard, la mère adoptive. Elle souligne le rôle (dont les traces sont ineffaçables) du lien in utero, même en cas d’abandon, dans la structuration de l’identité primaire. Elle conseille dès lors que la mère biologique explique même au tout-petit les raisons de l’abandon afin de l’autoriser à s’ancrer ailleurs. Elle aborde également la souffrance des parents d’adoption et relève que l’enfant doit aussi adopter les parents. En même temps, elle rappelle qu’éduquer un enfant pour l’aider à grandir est bien une fonction parentale.
10Une fois les parents au clair avec leur décision d’adopter, quelle place vont-ils préparer pour le futur enfant et laquelle va-t-il prendre. Abordant cette question, Daniel Gorans observe que l’ajustement entre les différents besoins, attentes et compréhensions ne va pas toujours de soi. Se basant sur son expérience clinique avec des familles d’adolescents adoptés, il relève d’abord que la plupart du temps, la cicatrisation de la rupture du lien de naissance se fait en souplesse vues les compétences des enfants. Cependant, dans le cas contraire, le lien d’adoption s’avère parfois impossible à construire et cet échec de construction apparaît alors de façon accentuée à l’adolescence, période où les liens familiaux sont souvent en crise. Il constate alors que cet excès de tension peut déboucher sur une réelle rupture.
11On le sait, l’adolescence est la période du questionnement sur son identité et ses appartenances, c’est souvent une période d’affrontement au monde adulte, aux parents en particulier, afin de consolider les rapports au monde et la place qu’on va y prendre. Les familles d’adolescents traversent donc des zones de turbulences plus ou moins fortes et dont la durée varie selon les ressources à disposition. Les parents constatent une remise en question de leurs paroles et de leurs actes par leurs jeunes pourtant encore si obéissants et accessibles hier. Les parents adoptifs risquent alors d’être particulièrement touchés, dans la mesure où la contestation de leur rôle parental par les adolescents ébranle leurs incertitudes profondes en lien avec leur image de parents non-géniteurs.
12Plusieurs auteurs abordent cette période houleuse. Ainsi, Isabelle Duret et Zoé Rosenfeld ont mené une recherche sur les difficultés des mères adoptives à se sentir légitimées lors de l’adolescence de l’enfant adopté. Elles mettent en évidence l’importance du niveau de satisfaction des premières expériences maternelles et des fantômes dans l’histoire transgénérationnelle de ces mères, ainsi que le poids des croyances socioculturelles concernant la féminité et la maternité. Si la violence et les passages à l’acte à l’adolescence sont parfois une réponse à l’incapacité à penser les origines de l’enfant adoptif et les blessures narcissiques individuelles et/ou du couple déjà présentes avant l’adoption, elles constatent qu’une adoption “réussie”, et donc “réciproque” est liée à un attachement sécure chez l’adolescent adopté. Elles pointent aussi le danger d’imputer trop vite les difficultés éventuelles d’un enfant ou d’un adolescent à son adoption.
13Alexandrine Sanchez et Michel Delage insistent également sur la richesse apportée par les notions d’attachement pour éclairer l’adoption. Ils relèvent que l’enjeu de la parentalité consiste à passer d’une insécurité relationnelle de départ à une relative sécurité, alors que les enfants adoptables ont vécu diverses carences traumatisantes qui leur ont appris à se méfier des liens avec les adultes. Ces auteurs détaillent, en lien avec les caractéristiques des modes d’attachement, les étapes du processus d’adoption réciproque entre ces enfants et les adultes. Ils analysent les conditions nécessaires pour que les parents adoptants puissent devenir des tuteurs de résilience pour l’enfant, tout en préservant chez celui-ci la possibilité d’envisager aussi sa filiation naturelle.
14En tant que cliniciens, nous savons combien le terreau constitué à partir des narrations familiales transgénérationnelles est essentiel au développement de l’être humain. Pour ce qui concerne les enfants adoptés, ces récits concernent plusieurs lignées dont seuls, ces enfants, sont le trait d’union ; ces histoires sont parfois absentes ou pleines de trous impossibles à combler, rendant les constructions ultérieures fragiles car celles-ci ne peuvent reposer sur une base stabilisée… D’autres enfants, au contraire, connaissent parfaitement leur histoire antérieure à l’adoption, histoire faite, entre autres, de traumatismes ; ils doivent arriver à la « nouer » à une suite qui constitue une sorte de bifurcation par rapport au chemin qu’ils ont vécu jusque-là et dont ils veulent conserver la mémoire car il fait aussi partie de ce qu’ils sont devenus.
15Pierre Duterte aborde précisément la situation particulière des enfants issus parfois d’une culture différente et adoptés à l’adolescence après avoir vécu des situations traumatiques. Ici se pose de manière plus cruciale encore la question de l’acceptation par le mineur des conditions d’accueil des adultes. Il souligne combien il est difficile pour l’adulte adoptant d’évaluer le degré de maturité de ces adolescents qui ont dû se débrouiller seuls dans des conditions à risques, et de prendre en considération leurs compétences particulières habituellement absentes chez les adolescents de nos contrées. Il relève aussi que des zones sensibles liées aux traumatismes vécus sont enfouies mais peuvent exploser soudainement lors d’un effleurement non intentionnel de l’adulte… et il souligne que même s’il ne doit pas être thérapeute, l’adoptant peut être thérapeutique.
16Reprenant l’idée de l’importance du récit, Sonia Riccardi, Francesca Trombaccia, Guiseppina Bannò et Guiseppe De Vitis développent une approche clinique qui se centre sur la phase post-adoptive. Elle a comme objectifs principaux de favoriser une adoption mutuelle de bonne qualité. Ils soulignent l’importance de tenir compte du réveil chez les enfants adoptés de la crainte d’être une fois de plus abandonnés alors que se construit le nouveau lien, lequel, paradoxalement, accentue la perte qui a eu lieu précédemment. Ces auteurs proposent d’encourager l’enfant à raconter le récit de ses origines afin de l’aider en même temps que la famille à conserver la mémoire et de permettre ainsi à chacun de poursuivre sur cette base son évolution personnelle.
17Dans certains cas, les craintes de l’enfant en lien avec son adoption se trouvent confirmées par les actes des adultes. Gérard Salem aborde les situations d’adoption où apparaît de la maltraitance et qui débouchent parfois sur ce qu’il nomme un deuxième abandon. Il propose dans de tels cas de s’appuyer sur une stratégie « pyramidale », laquelle tient compte des enjeux triangulaires entre l’auteur, la victime et les tiers, en voyant chacun d’eux tantôt seul, tantôt en présence des autres selon les étapes de la thérapie. L’un des objectifs est de permettre à l’enfant de se sentir confirmé en tant que sujet. En effet, le comportement abuseur d’un parent envers un enfant adopté constitue en soi un deuxième abandon car l’enfant se sent alors désigné comme un objet et non comme un sujet, ceci répétant ce qu’il a vécu lors du premier abandon par les parents biologiques.
18Certains enfants adoptables présentent des handicaps dès avant l’adoption. Jean-François Chicoine, Patricia Germain et Johanne Lemieux abordent les particularités de l’adoption des enfants dits « à besoins spéciaux », c’est-à-dire malades, handicapés, âgés, ou avec une grande fratrie. Ils relèvent l’inadéquation potentielle de ces adoptions si les adultes désirant adopter se sentent aculés à ce seul choix. Ils pointent aussi que d’une certaine manière, tous les enfants adoptables ont des besoins spéciaux en liens avec leur passé difficile et ils proposent le concept de « normalité adoptive » intégrant les conséquences inévitables des traumatismes que ces enfants ont vécus, sur leur parcours au sein de leur famille adoptive.
19Ils encouragent les professionnels à mettre l’accent sur l’encadrement post-adoptif des parents plutôt que de se limiter à l’évaluation de leurs capacités parentales en amont de l’adoption.
20Les familles adoptantes présentent des configurations variées, lesquelles ne doivent pas être stigmatisées en servant de justification des problématiques apparaissant en leur sein lorsqu’elles ont adopté un enfant.
21Emmanuel de Becker a eu ainsi l’occasion de traiter des familles homoparentales dont l’enfant adopté a agi une transgression sexuelle sur un enfant extérieur à la famille. Il relève le risque pour ses familles d’être stigmatisées sur trois aspects, vu l’homosexualité parentale, l’adoption et la conduite transgressive de l’enfant. Après avoir discuté des conceptions théoriques existant à propos de la parentalité dans le cadre de couples homosexuels et du développement de l’enfant dans ce cadre, il décrit différentes situations cliniques auxquelles il a été confronté ainsi que le mode de prise en charge qu’il a adopté dans chacun de ces cas. Soulignons qu’il est bien entendu pour nous que les cas décrits dans le texte d’Emmanuel de Becker sont singuliers (comme le sont toutes les situations cliniques) et ne doivent donc pas conduire à adopter un positionnement négatif envers l’adoption d’enfants par des couples homosexuels.
22Nous l’avons vu jusqu’ici, la qualité de l’attachement est un facteur essentiel dans l’adoption. La dimension biologique de l’attachement a fréquemment été soulevée. Aussi, nous avons demandé à Karim Ladha, Pauline Monhonval et Françoise Lotstra d’aborder cet aspect. Ces auteurs pointent donc que si les traumatismes et les qualités d’attachement concernent bien évidemment la vie affective, ils ont aussi un support biologique, les dimensions affectives et biologiques étant en interaction constante. Comme le développement affectif et intellectuel de l’enfant se construit au travers des interactions avec la mère, leur rupture peut avoir des conséquences psycho-pathologiques sévères à court et à long terme. Des états de carence affective sont décelables chez les enfants placés dans des conditions de stress et d’absence de stimulations émotionnelles et ils laissent des traces sur le cerveau en développement. Cependant, ces auteurs relèvent que vu sa plasticité, le cerveau peut se remodeler lors d’expériences relationnelles ultérieures.
23Si l’abandon du nouveau-né et les carences affectives qui s’en suivent peuvent laisser des traces sur son cerveau, elles se manifesteront notamment sous la forme d’états anxieux et dépressifs qui peuvent persister à l’état adulte et devenir héréditaires ou seront réversibles en fonction de la qualité des conditions relationnelles. Dans une famille d’adoption, l’enfant peut en effet éprouver de nouvelles interactions sensorielles, construire un nouveau type de relations et dépasser les traumatismes vécus.
24Si jusqu’ici, différents aspects des systèmes adoptants ont été abordés, il nous apparaît intéressant de reprendre certains points caractérisant les processus existant dans les familles vivant la parentalité biologique et non l’adoption. Ainsi, Coralie Magni-Speck, Pascal Roman, France Frascarolo-Moutinot et Jean-Philippe Antonietti ont mené une recherche sur les caractéristiques de la transition de couples à la parentalité et de l’impact qu’elle aura sur leur identité conjugale. Au niveau de celle-ci, ces auteurs tentent de cerner les deux crises concomitantes à la transition vers la parentalité : la crise de « dés-idéalisation » et celle de la naissance. Ils mettent en évidence au terme de leur recherche que la représentation de l’identité conjugale est modifiée de manière significative chez les jeunes mères en comparaison à celle des femmes sans enfant mais vivant aussi en couple. Les mères d’un premier enfant âgé de 9 à 12 mois décrivent une baisse de leur sentiment d’appartenance ainsi que des caractéristiques de sécurité et d’alliance au sein du couple. Elles sont moins ouvertes au monde et au changement, comparativement à leur vie passée. Par contre, les partenaires masculins dans les mêmes conditions ne présentent pas ces modifications.
25Le couple est également abordé par Geneviève Platteau avec un questionnement sur les composantes de l’adoption de deux macro cultures (s’il s’agit d’un couple mixte) ou de deux micro cultures (les deux cultures des familles d’origine) avec des partenaires de mêmes souches territoriales, dans le but de construire l’identité conjugale. Elle souligne la nécessité de négociations permanentes entre identité et appartenance, entre loyautés visibles et invisibles, ce que nous avons observé également dans les relations entre parent et enfants dans les familles adoptantes… Elle relève le poids particulièrement présent dans les couples mixtes du paradoxe de respecter la différence tout en voulant préserver l’égalité. Quand un couple se constitue à partir de partenaires issus chacun de cultures différentes, l’adoption mutuelle en vue de construire une « culture conjugale » n’est pas toujours aisée… Elle discute de différents cas de figures qui peuvent émerger dans de tels contextes et les illustre à l’aide de vignettes cliniques.
26Nous voyons donc, à partir des différents textes proposés par ces Cahiers, combien l’adoption est un acte finalement commun chez l’humain : adopter son partenaire, adopter son propre enfant biologique, adopter un enfant issu d’un autre lit (dans une famille reconstituée), adopter un enfant d’ailleurs… Chacune de ces situations nécessite une ouverture, un accueil qui va bouleverser des valeurs et croyances bien ancrées jusque-là. Elles demandent donc de l’intérêt et de la curiosité envers l’autre, de l’écoute aussi et une forme de flexibilité qui peut être fort désarçonnante, bouleversante et déstabilisante. En même temps, ces textes rappellent que l’adoption est un processus circulaire où chaque acteur se trouve devant le défi d’adopter l’autre. Cette exigence peut, dans les cas où il est difficile d’y répondre de manière fluide, amener les personnes à se tourner vers des professionnels. Ceux-ci se doivent de reconnaître à sa juste hauteur l’ampleur des tâches auxquelles sont confrontés ceux qui les consultent et les aider avec respect – sentiment incontournable dans toute adoption – même dans celle entre thérapeutes et patients !
Références
- FOTTORINO E. (2009) : L’homme qui m’aimait tout bas. Gallimard, Paris.