Notes
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Texte illustré par Valeria Bruni et traduit de l’italien par Maria Antonietta Schepisi.
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Psychologue, psychothérapeute, formateur au Centro Studi di Terapia Familiare e Relazionale de Turin, Istituto Emmeci. Professeur de Psychologie Clinique à l’Université du Piémont Oriental.
Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé. (...)
Je cherche les hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ? (...)
C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens »...
Créer des liens ?
Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards, Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde, et je serai pour toi unique au monde.
Les chiens, compagnons de vie
1Nos rapports avec les chiens et autres animaux compagnons de vie nous aident à mieux nous connaître nous-mêmes. Ils sont conditionnés par nos relations interpersonnelles et familiales et sont le reflet de nos attitudes relationnelles puisque ces animaux expriment les sentiments de manière authentique et directe, sans les feindre ; ils suscitent en nous des sentiments intenses en nous rappelant que nous partageons avec eux la vie sur terre, que nous sommes des êtres limités mais capables d’éprouver de l’empathie et de la compassion.
2Les animaux nous ramènent à la dimension naturelle de notre existence ainsi qu’à la découverte des aspects les plus profonds de notre être. Quand nous les accueillons chez nous tout en respectant leurs besoins et leurs caractéristiques, nous éprouvons des obligations envers eux et nous sommes enclins à repenser notre rapport avec la nature ; nous nous retrouvons dans la condition commune de vivants, éclairée par la philosophie de la « vie nue » de Jacques Derrida (2006). Cette rencontre, métaphore de notre condition, nous parle donc de nous-mêmes ; à travers l’histoire familiale, les relations interpersonnelles, les dynamiques sociales, la culture, elle devient une expérience qui nous façonne dans notre corporéité, dans nos émotions et notre cognition.
3Cette rencontre nous raconte de nouvelles histoires et accroît notre sensibilité. On trouve dans les chiens la compassion et l’affection, le sentiment du devoir et celui de la mort, la faculté de tromper et d’avoir une représentation de soi-même (Despret, 2002) qui nous rappelle la conscience. Notre rapport avec eux est aussi susceptible de se transformer, d’évoluer : lorsque nous obtenons leur confiance, c’est alors que les chiens expriment le mieux ce qu’ils sont et ce qu’il pourrait être. Au cours de la sélection naturelle, nous avons hérité de nos ancêtres non humains le sens de la morale, mais aussi la valeur de la bonté, laquelle a ses racines dans les émotions que nous partageons avec les autres êtres vivants.
4Tout a débuté par la domestication, lorsque l’homme a commencé à nourrir un animal. Devenu sédentaire, il l’a accueilli auprès de lui (Lorenz, 1950). Les chiots commencèrent à grandir dans un milieu familial où certaines de leurs conduites (comme frétiller de la queue, aboyer, lécher, se mettre sur le dos) stimulèrent l’instinct protecteur de l’homme, contribuant ainsi à la sélection de l’ancêtre de notre chien domestique. Donc, chiens et hommes se sont conditionnés réciproquement, jusqu’à partager certains mécanismes mentaux (Alleva, 2007). L’action de nourrir un animal a été le premier pas de l’établissement d’une relation affective : il s’agit d’un acte positif aussi bien pour celui qui reçoit la nourriture que pour celui qui la donne. C’est la présence de ce lien affectif qui pousse beaucoup de personnes à consacrer du temps et de l’énergie à nourrir les animaux errants ou sauvages, ce qui leur permet d’établir des relations affectives avec eux.
5Les personnes qui possèdent un chien voient leurs relations à autrui facilitées car ces animaux constituent des catalyseurs de relations sociales, comme le savent très bien tous ceux qui se promènent avec leur ami canin dans un parc. La compagnie de notre chien nous apporte du bien-être et un sentiment d’utilité, vécus qui améliorent l’humeur, réduisent les risques de suicide, l’anxiété et la dépression. Un animal nous aide à mieux vivre nos émotions. Les barrières relationnelles se réduisent, on se sent soutenu émotionnellement et l’on a des rapports plus authentiques. L’estime de soi se renforce, les situations stressantes sont mieux gérées ainsi que le travail de deuil. Il est alors possible de montrer des aspects importants de soi en étant stimulé par le sentiment d’être accepté, toléré et de recevoir une affection inconditionnelle.
Recherches en psychologie
6Les études sur les conduites des animaux ont contribué au développement de la psychologie, en particulier dans les domaines de la théorie de l’attachement et de la communication. À partir de Sigmund Freud, on a observé fréquemment les personnes possédant un chien ou d’autres animaux et qui s’occupaient d’eux avec amour et dévouement. Beaucoup de psychothérapeutes sont passionnés par le monde animal. Il y en a qui se font accompagner de leur chien comme d’un co-thérapeute très attentif dans le cabinet thérapeutique. Parfois aussi, c’est le patient qui emmène son chien à la séance. De toute façon, un chien domestique est un membre du système familial à part entière, et pendant les séances, il nous permet de saisir des informations significatives sur les relations qui existent dans le système.
7Nous allons maintenant examiner trois points fondamentaux de nos relations avec le monde animal :
81) De nombreuses études ont mis en évidence que le milieu non humain contribue au développement de la personnalité (Searles, 1960). Notre vécu avec les animaux exerce une influence sur les phases du développement et favorise la maturation psychologique, aussi bien lors des premiers mois de la vie avec la fusion symbiotique au milieu relationnel, que dans les phases suivantes, avec l’individuation de l’enfant comme sujet et sa maturation relationnelle. La croissance émotionnelle et relationnelle ainsi que le processus de différentiation des individus ont à voir avec l’évolution des relations interpersonnelles au sein de la famille et dans le milieu élargi qui comprend aussi des animaux domestiques. Dans les relations familiales, notre rapport avec les animaux marque
- des changements qui arrivent au cours du développement ;
- des rapports affectifs primaires et des relations humaines élargies ;
- et constitue un bon terrain relationnel pour expérimenter et combler les éventuelles carences existant dans les relations humaines.
9Dans les familles où les relations constituent une source d’insécurité plus ou moins marquée, le chien de la maison manifeste lui aussi de l’insécurité, par des conduites turbulentes par exemple. Un cas tout à fait particulier est celui de l’anxiété de la séparation manifestée par le chien à l’égard des maîtres et de la famille. Très souvent, elle trouve son origine dans un attachement insécure qui s’est formé au cours du développement de l’animal, ou dans des erreurs commises au cours du dressage et de l’établissement des règles des relations, notamment avec la famille. Ces connaissances nous donnent des indications pratiques qui permettent d’améliorer notre rapport de dominance/soumission avec l’animal et, par conséquent, les modalités d’adaptation dans la famille et dans tout contexte relationnel (Bruni, 2010).
103) Il faut prendre en compte les processus de communication et de relation. Par le biais des manières d’exprimer les émotions et les sentiments, nous pouvons saisir dans ces processus les différences qui existent entre les animaux et les êtres humains. Ce n’est pas par hasard si chaque fois que nous tâchons de définir la relation avec notre chien, il nous faut faire attention aux détails de nos messages non-verbaux (transmis par les langages iconique et paraverbal). Notre chien perçoit tous nos messages comme des messages relationnels, où sont impliqués surtout les processus primaires.
11Quelles sont les différences entre l’esprit humain et celui des animaux ? D’après Gregory Bateson (1972), l’esprit est une structure qui met en connexion et intègre les processus interpersonnels sur des bases neurobiologiques. Ainsi, l’expérience, tout autant que le caractère social des rapports avec les autres et avec le milieu, contribue à son développement. En général, pour exprimer les différences entre les animaux et les êtres humains d’un point de vue évolutif, on se sert d’un modèle qui décrit le système cérébral comme la somme de strates d’entités anatomiques et fonctionnelles de plus en plus complexes, qui se sont développées au cours de l’évolution des vertébrés. Mais, cette interprétation suggestive pourrait apparaître un peu trop simpliste puisqu’elle n’explique pas la complexité des liens de causalité tels que les interactions socioculturelles et les adaptations aux variables écologiques se passant au cours de l’évolution. Ce n’est qu’en abandonnant une vision évolutionniste qu’on pourra retrouver dans les réactions émotionnelles de l’homme l’intégration d’une forme affective qui nous ramène à une dimension primaire, à côté d’une composante cognitive beaucoup plus évoluée. Cela arrive dans le cas des processus liés à la peur, aussi bien chez les animaux que chez les hommes.
12Pour comprendre l’utilité de la participation du chien aux séances de psychothérapie, nous devons donc considérer la spécificité de la relation d’aide et la fonction de la communication analogique.
De l’analogique en psychothérapie
13En psychothérapie, on rencontre des histoires de vie et des destins qui se croisent, poursuivant l’objectif de réduire la souffrance psychique et d’augmenter le bien-être. Nous constatons que ces croisements d’histoires, qui caractérisent la littérature et les activités narratives, engendrent dans notre champ des contaminations entre des formes différentes d’expression. Les histoires qu’on raconte en psychothérapie sont exprimées par des mots, par le corps, par des exercices expérientiels et des objets à fonction métaphorique. Parmi ces derniers, on peut citer les chiens et d’autres animaux.
14En général, l’intention des psychothérapeutes est que les narrations présentées au sein des relations d’aide aient comme fonction de produire des changements dans les conditions de vie des patients et de réactiver les processus évolutifs bloqués. Gregory Bateson nous a appris un trait fondamental de l’être humain, celui de penser et d’agir à travers des histoires. Elles incluent dans chaque circonstance la multiplicité des points de vue et la pluralité des faits, afin d’élargir le champ des possibles. La vie est comme « un jeu dont le but est de découvrir les règles, règles qui changent continuellement et que l’on ne peut jamais découvrir » (Bateson, 1972, p. 54).
15Dans la rencontre avec l’individu ou la famille, nous avons recours à des méthodes analogiques ; par exemple, nous utilisons des animaux (chiens, chats) ou des objets comme médiateurs de la relation (les « objets flottants », Caillé & Rey, 2007). Tout comme la personne du psychothérapeute et une lecture correcte du système relationnel demandeur d’aide (Bruni & Defilippi, 2007), ces objets thérapeutiques contribuent à ce que la rencontre soit efficace. Ils caractérisent l’activité psychothérapeutique depuis les enchevêtrements émotionnels et cognitifs continuels jusqu’aux processus très complexes de déconstruction et reconstruction de sens que comporte l’expérience clinique de celui qui demande de l’aide et de celui qui la lui offre.
16Le changement en psychothérapie est le fruit de nombreux facteurs dont la composante émotionnelle est très importante, puisqu’elle joue le rôle de médiateur dans l’interaction des acteurs du système thérapeutique. Elle s’exprime par les résonances (Elkaïm, 1989) de sentiments et d’émotions qui surviennent au sein de l’assemblage structurel du thérapeute et de la famille qui consulte.
17En ce qui concerne la dimension émotionnelle, les études de Charles Darwin sur la communication des émotions par la mimique ont inauguré une série de recherches qui ont permis les avancées récentes des neurosciences dans le domaine des émotions (Damasio, 2003), les découvertes des neurones miroirs et par conséquent, de l’importance de l’imitation et de l’empathie. La composante émotionnelle de la psychothérapie s’exprime au travers de l’interaction des sujets impliqués dans la relation d’aide. Elle est amplifiée par les objets thérapeutiques qui deviennent des métaphores des relations ; ils permettent à chacun des sujets impliqués d’entrer en contact avec ses capacités d’empathie et ses sentiments enracinés dans l’histoire familiale. C’est justement ce que nous allons discuter dans les pages qui suivent, avec référence au chien dans la relation d’aide.
Processus primaires et secondaires
18Dans tout récit, dans toute histoire de vie, il y a intégration de connaissances tacites et explicites : l’une, archaïque, réside dans le corps et est conduite par les émotions, l’autre s’exprime par des formes abstraites et rationnelles. C’est grâce aux histoires que nous pouvons donner un sens aux possibilités perdues et aux éventualités qui s’annoncent, même s’il s’agit de l’histoire de notre famille ou de notre rapport avec notre chien.
19C’est pourquoi notre expérience avec les chiens de même que l’expérience psychothérapeutique nous ramène au processus primaire, au jeu, à la relation entre corps et esprit et à leur inséparabilité en tant qu’entités complémentaires par rapport à une même réalité. Cela a des implications significatives pour la psychothérapie (Onnis, 2009), comme la nécessité de se mettre à l’écoute de la dimension symbolique et du corps relationnel demandeur d’aide.
20Dans le processus primaire, nous sommes directement centrés sur notre relation avec les objets et les personnes, alors que c’est la conscience qui leur attribue des prédicats (Bateson, 1972). Le discours du processus primaire est non verbal. Il se sert de métaphores et de représentations qui font allusion à l’interaction entre des personnes ou entre des objets. Il comporte un jeu relationnel qui met l’accent sur l’invariance et il utilise des expressions « comme si… » pour décrire la relation du Moi avec les autres et avec le milieu, relation dont le contenu concerne des structures relationnelles exprimées par des sentiments (amour, haine, confiance, peur, anxiété etc.). À la différence de la communication verbale, cette communication est atemporelle et ne comporte pas de négations, à l’image de notre communication avec notre chien. Plusieurs contenus de la relation sont heureusement devenus inconscients et peuvent être agis d’une manière automatique à chaque incitation qui frappe notre système sensorial, alors que les phénomènes de la conscience et de la logique verbale ont à voir avec le processus secondaire.
21Les relations avec les autres et avec le milieu produisent des configurations mentales, des traces sensorielles (visuelles, auditives, gustatives, olfactives, tactiles etc.) sous forme d’images qui nous font connaître le monde et nous-mêmes. Chaque fois que l’organisme rencontre un objet, quand il y a une action à accomplir, une relation à agir, ou bien à la suite d’une relation (Damasio, 1999), il y a une expérience sensorielle, c’est-à-dire une connaissance non-verbale du corps et de l’état de celui-ci. Au niveau de notre expérience subjective, les émotions qui sont inconscientes arrivent graduellement, grâce aux sentiments, à faire émerger la conscience.
22Dans le processus secondaire qui a à voir avec la conscience, l’information est élaborée en partant d’une connaissance intuitive et partielle selon le processus primaire. Le processus secondaire est dominé par le langage verbal et donc, il opère selon une logique de classification. De toute façon, les deux processus sont interconnectés car ils sont régulièrement présents dans l’activité psychique.
Communication, jeu et non-jeu
23Notre rapport avec l’animal nous introduit dans un cadre de jeu qui intègre des processus primaires et secondaires, comme il arrive dans l’art, dans les rêves et dans les métaphores. Ce rapport active des émotions importantes et nous aide quand nous sommes à l’écoute de cette intériorité si souvent négligée car elle demande de l’attention. Il nous guide tout au cours de notre existence, et il faut l’accueillir convenablement.
24Dans toute situation de communication, on retrouve des éléments sémantiques et symboliques à côté d’éléments non-verbaux implicites, car une information comporte toujours en elle-même des suggestions sur la manière de la traiter et de l’interpréter, de la prendre au sérieux ou pas ; c’est ce qui arrive dans le jeu. Il utilise des signaux mis à la place d’autres événements et définissant d’autres actions comme étant de « non-jeu » (Bateson, 1956), en conciliant des processus primaires et des processus secondaires. C’est pourquoi, deux chiots peuvent jouer en faisant semblant de se mordre. D’un côté, il y a identification de la « carte » au « territoire », de l’autre, il y a la distinction entre « jeu » et « non-jeu », ou entre imagination et non-imagination. De cette coordination de la fonction cérébrale (logico-rationnelle, séquentielle, analytique et déductive) et de la fonction intuitive-holistique émergent les différents niveaux et styles de pensée et de créativité.
25La vie est orientée par l’esprit, par le flux continuel (Damasio, 1999) de configurations et d’images produites par des opérations conscientes et non conscientes. Quand il comprend, le cerveau élabore des configurations mentales qui engendrent un sentiment de conscience de soi. Cela signifie que le cerveau construit une connaissance de sa relation avec un objet et du changement que cette relation produit dans l’organisme. La conscience prend naissance dès qu’on commence à percevoir, à voir, à entendre et à toucher ce qui arrive. Donc, il n’est pas possible de séparer la conscience des émotions en tant que processus qui servirait à déterminer ou à calculer la valeur d’une stimulation (LeDoux, 2002). Puisque les émotions sont liées au corps, elles nous permettent de connaître la douleur, la souffrance, l’embarras, la joie, le plaisir, l’orgueil etc. Ainsi, l’organisme réussit à être conscient de lui et de ce qui l’entoure. Ce tournant décisif dans l’évolution a ouvert la route à la morale, la religion, la vie sociale et à la science.
26Chez les mammifères, la communication concerne surtout la relation. Si un chien demande à manger, il nous « parle » en termes de structures et de contingences relationnelles en utilisant des signaux non-verbaux (cinétiques et paralinguistiques). L’homme reçoit ce message relationnel et l’interprète afin de comprendre ce que l’animal est en train de lui communiquer. Il peut interpréter que son chien lui demande des croquettes, des câlins, une sortie, etc. Dans le rapport avec l’animal, nous sommes donc contraints de communiquer directement la relation. Les autres mammifères communiquent sur les choses, par le processus primaire, en utilisant des signaux non-verbaux afin d’exprimer la relation directement. Au contraire, nous, les êtres humains, nous choisissons de préférence le langage verbal pour indiquer la relation, tout en accompagnant ce langage verbal de messages non-verbaux. Lorsque le chien demande à manger, il communique sa dépendance, alors que les hommes prononcent des propos cultivés, s’ils veulent solliciter de l’admiration et de l’attention, (Bateson, 1972). Le rapport avec le chien ou d’autres animaux nous impose de communiquer la relation, ce qui exige plus de sensibilité émotionnelle.
27En effet, quand nous utilisons des mots pour décrire nos sentiments, nous faisons une falsification et une distorsion car nous passons d’un système spontané et en grande partie inconscient à une description qui pourrait ne pas correspondre à l’expérience vécue. Bateson pense que cette falsification pourrait produire des pathologies psychiques. Elle n’est pas possible dans la relation avec un chien (Bruni, 2010). Pour ce dernier, les mots que nous utilisons sont complètement des signaux non-verbaux, qui comptent seulement pour leur composante paralinguistique.
De la vie quotidienne aux relations d’aide
28Entrons maintenant dans le cabinet thérapeutique pour tâcher de comprendre si le fait de posséder un chien ou un autre animal qui nous accompagne dans la vie, nous apporte des ressources utilisables dans la relation de soin, au niveau des interactions réelles, des vécus et des signifiés symboliques.
29Deux couples dans une famille
30Roberto et Anna demandent une thérapie afin d’affronter leur crise de couple. Ils sont mariés depuis cinq ans et tout est allé bien entre eux jusqu’à la naissance de Marta, il y a deux ans. Roberto (39 ans) est un architecte indépendant. Il a un frère aîné. Anna (36 ans), fille unique, est professeur de Mathématiques dans une école moyenne. Les désaccords apparurent lors de la grossesse d’Anna, car Roberto voulait garder leurs habitudes : voir des amis, sortir le soir, voyager, passer les fins de semaine à la montagne. Par contre, sa femme s’est trouvée dès le début très impliquée dans son rôle de maman. Leur intimité s’est réduite. Après l’accouchement, ils ont été en désaccord à propos de la manière dont Marta maternait et dont les rapports avec leurs familles d’origine étaient entretenus.
31Roberto et Anna s’étaient connus un an avant leur mariage, dans le parc où chacun d’eux allait se promener avec son chien. Roberto y emmenait Misha, une chienne Labrador noire de deux ans. Anna était accompagnée d’Arthur, un chien Golden Retriever d’un an au pelage clair. Au bout de quelques semaines, leur relation a commencé, et un an plus tard, ils ont pris la décision de se marier. Ils se sont établis à la campagne, près des parents d’Anna. Les deux chiens ont leurs places dans une pièce proche de la cuisine. Arthur est plus obéissant que Misha : si on ne la contrôle pas, cette dernière erre dans toute la maison, ce qu’Anna réprouve.
32Tout s’est compliqué à la naissance de la petite Marta. Cette phase nouvelle du cycle de vie a comporté d’importants changements pour le couple. Les parents d’Anna sont devenus des assidus de la maison, suscitant les plaintes de Roberto et par conséquent, le ressentiment d’Anna. Les chiens ont demandé plus d’attention : c’était nécessaire aussi pour assurer la tranquillité de la petite. Anna est devenue plus exigeante à l’égard des chiens ; elle se plaint sans cesse auprès de Roberto des réactions de Misha qui est devenue très désobéissante.
33La thérapie de couple a été conduite d’après le protocole « Retour à l’avenir » (Bruni & Defilippi, 2009). Nous avons abordé l’identité de couple et « l’être parents », les relations avec les familles d’origine et l’intimité. Les chiens ont été présents à trois séances.
34Chaque fois que je percevais quelque chose d’intéressant dans les conduites des chiens, je demandais au couple de décrire le signifié de ce qu’ils observaient et les émotions qu’ils éprouvaient. De plus, quand je proposais au couple de faire un exercice expérientiel, par exemple de se tenir la main et de se dire ce que chacun éprouvait envers l’autre, les chiens s’approchaient l’un de l’autre et esquissaient un jeu.
35J’ai donné plusieurs fois à Roberto et Anna des tâches à faire entre deux séances. Elles comportaient la participation des chiens. Par exemple, Roberto avait à sortir les deux chiens ensemble et à jouer avec eux ; à la maison, il raconterait ensuite à Anna ce qu’Arthur et Misha avaient fait au parc et ils auraient ensuite interverti les rôles. Ils se seraient relayés chaque jour. D’autres tâches concernaient les soins à donner à Marta, le soutien mutuel de Roberto et d’Anna, et la protection de l’espace du couple.
36Ainsi faisant, nous avons permis à ce couple de retrouver l’intimité et une nouvelle entente. En même temps, les chiens sont devenus plus calmes et Misha plus obéissante. Nous voyons donc ici que des changements dans les relations entre les membres de la famille ont des répercussions sur les conduites des chiens et vice-versa.
Dans la vie quotidienne
37Notre rapport avec un chien domestique est parsemé de rituels et d’habitudes : repas, promenades, soins, jeux, câlineries, qui augmentent notre sentiment de responsabilité et d’utilité. Dans cette relation, le chien est dépendant de l’homme et de son habilité à prendre soin de lui ; cette aptitude a à voir avec l’expérience que nous avons vécue dans notre famille et avec notre modèle d’attachement. La tendance des chiens à ressembler de plus en plus à leur maître, en reprenant leurs caractéristiques et même des aspects de leur personnalité, se manifeste avec le temps et à travers la vie quotidienne à la maison.
38Voici un témoignage clinique d’Alfredo Canevaro.
Comment sortir de la léthargie
Mes patients emmenaient parfois à la séance des animaux que j’accueillais de bon gré. Je me rappelle un jeune avocat de 28 ans, hospitalisé à Buenos Aires en tant que suicidaire. Il avait une histoire tragique. À l’âge de douze ans, il était parti à la chasse avec son frère aîné qui était mort à la suite d’un coup parti accidentellement alors qu’il sautait par-dessus une flaque d’eau. Après cet événement terrible, toute la famille s’était fermée au monde. Sa mère n’était plus sortie de la maison où tout était resté comme congelé ; les chambres étaient restées comme auparavant, personne n’avait changé les rideaux ni quoique ce soit d’autre. Seize ans plus tard, le garçon avait été hospitalisé. Lui-même et ses sœurs avaient grandi sans jamais ramener d’amis à la maison, laquelle était devenue un sanctuaire. Les forces vitales de la famille étaient congelées, elles aussi. Le patient était en proie à la mélancolie et réagissait en recourant à des défenses obsessionnelles. En séance, le patient et les autres membres de la famille avaient l’air d’être en léthargie, bloqués par l’avalanche émotionnelle qui les avait emportés longtemps auparavant.
Je menais la thérapie familiale, l’un de mes collègues suivait le patient en thérapie individuelle. La famille venait aux séances, accompagnée par un Doberman de quatre ans qu’ils avaient pris très petit, et qui n’avait jamais manifesté les conduites joueuses typiques des chiots. Il était entré en léthargie, comme le reste de la famille. Dans le cabinet thérapeutique, il restait endormi sous mon bureau tout au long de la séance. Après quelques mois, le travail thérapeutique commençait à donner des effets, les relations dans la famille commençaient à se dégager. Un jour, ils ont été victimes d’un accident sans conséquences alors qu’ils se rendaient à l’entretien habituel avec moi. Souvent, dans des familles très gravement touchées, les changements arrivent tout à coup. Cet accident marqua un tournant qui réactiva les processus émotionnels bloqués depuis longtemps. Tous les membres de la famille, comme s’ils s’étaient réveillés, commencèrent à interagir plus qu’auparavant et à manifester ouvertement leurs sentiments. Le chien s’était « réveillé » avec la famille. Il avait des conduites de chiot, il jouait, il faisait des taquineries : par exemple, il prenait des chaussettes qu’il éparpillait dans toute la maison. À quatre ans, il se remit à vivre, ainsi que le patient et les membres de sa famille. La thérapie avait été décisive pour les sortir du deuil pathologique qui avait congelé leurs émotions. L’élaboration de la perte subie seize ans plus tôt avait remis en mouvement les projets personnels de chacun.
40Notre choix de la race d’un chien n’est pas dicté du hasard. Il dépend de mécanismes projectifs et relationnels. Il y a des individus qui, en présence d’agressivité, conflits, ambivalences, rage, humiliations, vont à la recherche d’un idéal à projeter sur l’animal qu’ils choisissent, comme si ce dernier pouvait incarner une idée grandiose d’eux-mêmes et de leur force (Bolognini, 1999). En tout cas, avec leur regard, les chiens nous aident à faire apparaître ces distorsions et nous demandent de faire quelque chose pour les soigner.
41La vie quotidienne avec un chien peut améliorer nos relations interpersonnelles. Avec les animaux, on se sent plus libres, moins sur la défensive ; par conséquent, il devient possible d’exprimer des parties positives de nous-mêmes, mais nous montrons parfois aussi le pire de nous-mêmes, comme c’est le cas dans les mauvais traitements et l’abandon.
42Chez les enfants, l’expérience de s’occuper d’un chien renforce leur conscience de soi et de leurs émotions comme la tendresse et l’affection, ou bien le sadisme et l’agressivité. Dans le milieu non humain qui est plus stable et manipulable, l’enfant peut devenir conscient des limites extérieures et expérimenter des compétences relationnelles qu’il pourra reporter sur ses relations interpersonnelles.
43Puisque les animaux, comme les enfants, sont très sensibles aux communications non-verbales et perçoivent immédiatement l’état émotionnel d’une personne, ils peuvent s’éloigner de quelqu’un ou le refuser s’ils ont la sensation qu’il souffre ou que ses sentiments sont négatifs.
44Certains jeunes gens ont des difficultés à établir leur identité et à construire des liens stables et authentiques. Leur monde intérieur peut être fragmenté. Ils ne reconnaissent pas leurs besoins de dépendance et essaieront de les nier afin de nourrir leur narcissisme dans l’adhésion aux mythes jeunistes et consuméristes, qui ne tolèrent aucun doute ni incertitude. Dans ces cas, s’occuper d’un chien, c’est-à-dire d’un être qui exprime sans aucune honte son besoin de dépendance, constituera une expérience enrichissante.
45Avec le temps, le lien affectif entre l’homme et l’animal devient une « base sécure ». Le mode d’attachement que le chien établi avec la famille exprime ce que qu’il a appris sur l’état des relations au sein de cette famille.
46Un chien peut faciliter la communication dans la famille. À plusieurs moments de la vie familiale, il remplit la fonction d’un indicateur des émotions, contribuant à stabiliser les relations, par exemple au cours des passages d’étapes du cycle de vie, lesquelles demandent une réorganisation des relations intrafamiliales. L’enfant devenu adulte, en sortant de la maison pour vivre sa vie, pourra laisser aux soins de ses parents le chien qu’ils lui avaient offert lors de son adolescence. L’enfant laisse donc alors quelque chose de lui-même à ses parents, et ces derniers vont ainsi s’occuper encore de lui indirectement. Dans le cas d’un jeune couple qui voudrait avoir des enfants, mais qui en même temps s’inquiète de ce désir, un chien donnera l’occasion de faire une première expérience positive de soins.
Les chiens dans le contexte de la thérapie
47La présence d’un chien aux séances prend des sens très différents selon la position du thérapeute et les dynamiques qui sont l’objet du traitement. Dans une approche psychodynamique, la relation avec l’animal permet de reévoquer un trait caractéristique attribué au père ou à la mère. Cette relation peut aussi viser des processus de scission, puisque le chien représente parfois une partie perdue de l’objet ou du Soi. Donc, cette relation a plusieurs niveaux de signifiants : par exemple, des signifiants émotionnels (le chien qui nous transmet sécurité et affection ; le chien qui nous fait peur), ou les signifiants liés à l’identité et à la spécificité du chien. Il arrive que l’on confonde ces niveaux si le processus d’individuation comporte des difficultés.
48Avec des patients sérieusement perturbés, le chien peut devenir un catalyseur de changement puisqu’il arrive à toucher à des cordes émotionnelles imprévues, facilitant ainsi de brusques ouvertures. Le chien semble être parfois l’image d’une partie infantile avec laquelle il faut se remettre en contact, ou il se révèle comme un membre de la famille : un chien-fils à soigner pour toute la vie, un chien-parent ou grand-parent : il sera donc soigné selon le rôle qu’on lui attache et qu’il accepte. C’est pourquoi certains psychothérapeutes disent à leurs patients qu’un chien pourrait enrichir leur vie.
49Observer la relation d’un patient avec le milieu non humain et avec les animaux (Searle, 1960) donne des informations sur sa personnalité et permet de faire une évaluation pronostique par rapport aux maladies mentales. Le milieu non humain est occasionnellement vécu comme une extension du Soi, qui englobe tout, ou il peut procurer de la douleur et de l’angoisse. Le chien est parfois un « objet transitionnel » qui engendre sécurité en aidant l’enfant à reconnaître le monde extérieur en tant que séparé de lui.
50Notre relation avec le milieu non humain nous aide donc à :
- nous percevoir comme faisant partie de ce milieu tout en gardant une claire conscience des limites de notre Moi ;
- soulager nos angoisses dans des situations de séparation et de solitude ;
- augmenter notre sentiment de réalité, reconnaître et accepter nos limites, écouter les besoins des autres.
51Accueillir un chien dans le cabinet du thérapeute équivaut à avoir recours à un exercice expérientiel ou à une « sculpture ». La présence de cet animal crée une dynamique qui représente les relations familiales, en stimulant la communication non verbale et l’expression des émotions. Lorsque le thérapeute demande à une famille de venir avec son chien, c’est pour que s’expriment les rapports des membres de la famille entre eux et avec leur chien. Dans ce cas, l’on intervient sur les mouvements, sur les réactions dans l’« ici et maintenant », réactions qui sont exprimées directement et qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter. D’habitude, ce qui s’exprime dans la séance est ce qui se déroule dans la vie quotidienne de la famille. La présence du chien fait apparaître des règles et des hiérarchies familiales, mettant ainsi en évidence les fonctions de chacun.
52Il devient possible d’observer ce que chacun fait et donc les règles qui se sont établies autour du chien (c’est ce qui arrive avec les petits enfants aussi), et de proposer ensuite des stimulations qui poussent à enfreindre des règles redondantes, ce qui apporte à la famille des informations qui lui permettent de trouver des modalités de fonctionnement plus satisfaisantes.
53Voici un témoignage de Stefano Cirillo :
J’ai eu deux cas d’anorexiques qui ont demandé un chien à leurs parents. L’une des deux amenait aux séances ce petit chien de chasse, une sorte de Cocker très mignon. Voir ce chien m’a donné des renseignements sur le fonctionnement de la famille. Il était ingérable, anxieux, pleurant tout le temps. Les parents n’avaient que cette fille unique, adolescente. Ils étaient absolument incapables de lui imposer des règles, et c’était pareil avec le chien ! À mesure que la fille s’améliorait, elle réussissait à donner des règles à son chien.
Dans le deuxième cas, il s’agissait d’une fille très défendue et repliée. Elle prétendait avoir été guérie par son chien qui l’a aidée beaucoup du point de vue de la sociabilité. Elle a continué à progresser en faisant du volontariat dans les chenils. Ensuite, elle s’est inscrite dans une association pour la défense des animaux. Nous avons parlé beaucoup de ce chien, le premier être qui lui avait permis de se dénouer. De plus, très souvent, le chien a été l’objet de la séance en tant que zone conflictuelle entre elle et ses parents : j’ai trouvé très intéressant d’analyser les messages qu’ils échangeaient. Plus tard, cette fille a exagéré dans son amour envers les animaux, puisqu’elle a ramassé dans la rue un rat agonisant à cause d’une dératisation, l’a pris dans ses bras, mais le rat l’a mordue : elle a risqué une leptospirose, il y a eu panique dans la famille et des médecins ont été appelés en urgence…
Ce que font les psychothérapeutes
55Il y a des psychothérapeutes qui gardent leur chien dans leur cabinet. Ils ne s’en séparent jamais. D’autres ne le font pas bien qu’ils aiment chiens et chats, mais ils préfèrent séparer leur contexte professionnel de celui de leur vie quotidienne avec leur animal. Tous les psychothérapeutes qui ont un chien trouvent ce rapport enrichissant d’un point de vue humain et professionnel. Ceux qui n’aiment pas les chiens, et surtout ceux qui en ont peur, réfutent l’idée que le rapport avec le chien ait des effets significatifs sur la pratique clinique.
56Ces différences de position n’ont pas tellement à voir avec la « pet therapy », pratique très utilisée aujourd’hui, mais elles concernent surtout la valeur de la relation homme-chien par rapport à la psychothérapie.
57Freud avait l’habitude de garder son chien auprès de lui durant les séances psychanalytiques. Il trouvait dans les chiens un trait de « simplicité » et l’absence de conflictualité et d’ambivalence. Si le psychothérapeute a une relation profonde avec son chien, ce dernier devient une présence stable dans son monde relationnel et fait apparaître des émotions qui l’aident à mieux percevoir la réalité. Cette rencontre mobilise la sphère instinctuelle, une dimension relationnelle qui nous appartient et que nous oublions trop souvent.
58Voici un témoignage de Nanni di Cesare, thérapeute familial à Rome, qui travaille en compagnie de son chien Siusi :
J’emmène très souvent ma chienne au bureau. Je me dis que c’est pour ne pas la laisser seule à la maison toute la journée, je finis par admettre que c’est pour ne pas être seul toute la journée, exposé aux intempéries psychopathologiques. Siusi connaît mes patients, les accueille d’une façon différenciée : il y en a un qui lui offre un gâteau sec, d’autres lui font des câlins, veulent qu’elle reste dans le cabinet thérapeutique, certains préfèrent qu’elle reste derrière la porte, un patient l’ignore, un autre arrive à la séance accompagné de son chien, me communiquant ainsi beaucoup de lui, comme nous l’a appris Walt Disney. C’est pourquoi le chien devient autant un point de rencontre qu’un terrain de comparaison qui permet d’étudier les modalités relationnelles que nos patients-maîtres établissent avec leur chien. Nous avons l’occasion d’observer et d’analyser avec eux les transactions qui se passent mais aussi les explications qui sont utilisées.
60Au cours de la séance, le chien éprouve des sentiments, a des intuitions, est capable d’avoir un rapport empathique avec le patient. Il peut aider des patients inhibés à faire quelque chose pour se libérer de leurs inhibitions, par exemple s’approcher d’eux, les lécher, les flairer, leur donner la patte, obtenant l’effet de les adoucir et de les faire réagir.
61En thérapie familiale, le chien favorise le dialogue et fait vibrer les émotions ; comme un petit enfant, il touche le côté émotionnel ainsi que la composante relationnelle. Lorsque la famille arrive à une séance avec lui (il est à juste titre l’un de ses membres), le thérapeute sera aidé à se rendre compte des règles et des hiérarchies familiales. Si le chien est anxieux et insupportable, il comprend que les parents ont des difficultés à définir des limites adéquates et à établir un système de règles. Il lui sera donc possible agir en conséquence dans son intervention.
62Voici un témoignage de Carmine Saccu qui travaille avec son chien Lola :
Lola appartient à la catégorie bowlbienne de l’attachement anxieux. Dès le début, elle prend part en tant que co-thérapeute à mes séances de thérapie et aux groupes en formation. Elle est très active, saisit immédiatement les situations d’attachement anxieux et les thèmes liés à des vécus de jalousie ou de possession. Ses indications diagnostiques sont très pertinentes. Elle déniche les phobiques cachés, s’allonge devant la personne qui doit parler, et quand il y a une grave tension de couple, elle se place entre les deux conjoints : ce n’est qu’une petite partie de ses spécialités. Parfois, elle semble se rendre compte de l’importance du mouvement et du jeu, se met à courir en se tournant, comme si elle jouait à trappe-trappe. Au moment du jeu interactif, elle choisit les pantins dans le panier des jouets et semble avoir une perception empathique de ce qu’arrive tant au niveau de la relation qu’à celui des contenus. Un jour, devant un homme qui avait accumulé au cours des années une rage profonde dissimulée derrière une attitude aimable, Lola se mit à aboyer d’une manière si insistante que j’ai pu m’exclamer : « Vous voyez comment Lola fait sortir toute votre rage émotionnelle ! », et cet homme commença à parler des relations signifiantes dans son histoire très complexe.
J’ai rencontré une famille mexicaine qui arrivait d’Espagne, qui me consultait à propos du diagnostic d’Asperger qu’on avait posé sur le fils. Un autre thérapeute était présent dans la pièce. Je leur ai demandé s’ils avaient peur des chiens ; ils ont dit que non. Lola s’est placée près du patient désigné qui était doux, tendre et aimable avec elle pendant qu’il parlait de lui-même, ce qui m’a permis de réfuter le diagnostic ; en effet, les patients présentant un syndrome d’Asperger n’ont pas cette capacité de vivre les relations. J’ai compris qu’entre les parents passait depuis longtemps une ligne iatrogénique qui les rendait particulièrement anxieux à l’égard de leurs enfants.
Une personne qui est très proche de moi avait pris elle aussi un Carlin, Lucilla. La jalousie a été évidente dès la première rencontre de nos deux chiens : Lola l’exprimait par des conduites agressives contre cette intruse. Je les introduisis toutes les deux dans le cabinet thérapeutique occupé par une famille : les parents et deux filles de quinze et de sept ans. Durant la séance Lola et Lucilla ont représenté la relation entre les deux sœurs, mettant en évidence des aspects cachés. La petite s’approchait, elle voulait un rapport ouvert, alors que l’aînée se proposait d’une façon exclusive. Lola et Lucilla étaient aptes au contexte qui s’était créé puisqu’elles servaient de miroir ; on pouvait parler de chiens, ce qui permettait de toucher la relation des deux sœurs et le thème de la jalousie cachée.
64Dans la relation avec les animaux, nos compagnons de vie, on reconnaît beaucoup de dimensions psychologiques : le passage de l’enfant de la fusion symbiotique au processus de différentiation ; les caractéristiques de la relation d’attachement et son reflet dans la psychothérapie ; la spécificité de la communication iconique avec les animaux et la cohérence relationnelle qu’on retrouve dans l’entretien thérapeutique ; le contact émotionnel qui nous rappelle notre partie instinctuelle ; la facilitation des relations sociales ; la communication du climat émotionnel et de l’état des relations dans la famille, ce qui peut aider à réorganiser le système familial.
65L’expérience de s’occuper d’un chien augmente l’habileté du thérapeute à communiquer et ressentir ses émotions.
Conclusions
66On peut avoir avec les animaux une relation non-verbale très intense, comparable à la relation entre psychothérapeute et patient. Le psychothérapeute doit faire un monitorage continuel de la sensibilité émotionnelle pour favoriser la relation d’aide. Nous retrouvons cette même sensibilité dans notre interaction avec le chien. Elle aussi, il faut savoir la mobiliser à l’avantage de la relation thérapeutique.
67S’occuper d’un chien est une expérience formatrice pour le psychothérapeute et offre d’une certaine façon un entraînement journalier à la communication avec le corps, puisque cet animal est très attentif aux détails et aux petits mouvements, ainsi qu’aux processus végétatifs. Cet entraînement demande de porter attention à la communication analogique, à la syntonie émotionnelle, à l’empathie, et à l’habileté de reconnaître les besoins de l’autre. Partager la vie de tous les jours avec un chien implique que l’on s’occupe de quelque chose qui ne peut être différé, c’est-à-dire, qu’on doit accueillir et rassurer. C’est ce qu’il faut faire avec les familles qui nous demandent de l’aide : on a à être une « base sécure », à soutenir la famille en l’aidant à faire apparaître les relations les plus problématiques et à envisager des solutions originales pour les transformer.
68On peut considérer le chien qui est présent aux entretiens thérapeutiques comme un « objet thérapeutique » (Bruni & Defilippi, 2011) puisqu’il nous ramène au langage analogique : il fait vibrer nos émotions, encourage des activités, des « jeux » et des procédures qui sont des métaphores des relations et contribuent au changement psychothérapeutique. Dans ce sens, on peut considérer le chien comme un « objet flottant » (Caillé & Rey, 2004) : dans l’entretien, sa présence marque un contexte, occupe une place intermédiaire entre le psychothérapeute et la famille, comme un terrain de jeu qui met en évidence des ressemblances et des différences dans les relations. Le chien stimule la créativité dans le travail psychothérapeutique et devient une occasion de changement, tout en faisant apparaître la partie instinctuelle, les émotions et les vécus qui concernent les relations.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : émotions, jeu en thérapie, attachement, communication, chiens et familles, environnement animal, objets thérapeutiques
Mise en ligne 14/08/2012
https://doi.org/10.3917/ctf.048.0093Notes
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[1]
Texte illustré par Valeria Bruni et traduit de l’italien par Maria Antonietta Schepisi.
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[2]
Psychologue, psychothérapeute, formateur au Centro Studi di Terapia Familiare e Relazionale de Turin, Istituto Emmeci. Professeur de Psychologie Clinique à l’Université du Piémont Oriental.