Couverture de CTF_047

Article de revue

Les enfants absents dans le contexte de l'exil

Pages 161 à 176

Notes

  • [1]
    Médecin psychothérapeute, thérapeute familial, médecin directeur du centre de santé Parcours d’Exil, Paris (France).
  • [2]
    « On pense aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux quand le bec d’un oiseau les a meurtris ; et à la maturité hâtive d’un fruit véreux. » (Ferenczi, 1932).

Introduction

1Les conflits, les dictatures, les pays où règnent l’arbitraire, la torture et la guerre sont majoritaires en nombre dans notre monde. Cela génère des migrations forcées, brutales, non choisies. Les familles s’en retrouvent souvent morcelées. La survie impose trop souvent une émigration « en urgence » dans des conditions dramatiques. Pour éviter la catastrophe, la fuite se fait dans des conditions pour nous inimaginables. C’est cet inimaginable qui nous contraint, pour ne pas verser dans l’idée de mensonge, de travestissement de la vérité, d’accepter une compréhension particulière pour envisager des prises en charge adéquate. Le contexte est celui de deuils mal définis ou de pertes indéfinissables, d’une impossibilité de penser à l’horreur de la disparition d’enfants.

2L’absence d’un enfant ou de plusieurs enfants, leur disparition, met le thérapeute dans une position très différente de celle d’une pratique habituelle. Ce « manque », cette absence, impose d’interroger autrement notre pratique. Comment gérer l’incertitude de la vie d’un ou de plusieurs de ses propres enfants ? Comment accompagner la disparition ?

Doute et incertitude

3La disparition, qu’elle soit d’un enfant ou d’un adulte, ne permet pas l’accompagnement d’un deuil, le soutien pour essayer de tourner une page. Au contraire elle impose au patient de vivre dans l’incertitude, de gérer en permanence un effroyable et inquiétant doute. Elle impose également la vie dans la permanence d’un temps distendu, où l’attente devient interminable, sans fin envisageable.

4Est-il possible d’attendre des nouvelles d’un ou de plusieurs de ses enfants qu’il a fallu laisser au pays, abandonner en route, ou pire… perdu ? Ces enfants avalés par un mouvement de foule, absorbés dans l’embarquement d’un esquif, évaporés dans la bousculade d’un bus, ou que le passeur a refusé de prendre, qu’il a poussé à l’eau…

5Comment évoquer ce type de choix terrible imposé par la guerre, la fuite, la dictature ? Ces non-choix imposés par la nécessité vitale de devoir partir dans des conditions catastrophiques pour éviter la catastrophe totale !

6Une fois expérimentée en France la très aléatoire sécurité, une fois le pied posé en terre « d’accueil » et la découverte de ses conditions de vie des plus précaires, une fois que reviennent avec intensité les séquelles traumatiques, les souvenirs qui hantent l’esprit et mangent la mémoire, comment accepter l’idée même de la vie des enfants restés au pays ? Comment accepter comme acceptable ou mieux, supportable, le fait que l’on sache que vivants, ils sont dans l’incapacité d’aller à l’école, sans personne en mesure d’assumer les frais de l’éducation ? Comment imaginer que leur sécurité soit assurée, penser qu’ils seront protégés par la grand-mère malade à qui ils ont été confiés ? Est-il possible d’envisager que les voisins, les amis qui les ont « accueillis » vont bien en prendre soin, et ce dans la durée ; qu’ils recevront une éducation ? Pire quand il a fallu les confier « à quelqu’un » en route, au petit bonheur la malchance, comment être convaincu qu’ils ne seront pas maltraités, exploités, « esclavagisés » ?

7Comment essayer de « revivre » normalement sans nouvelles depuis des années, quand les enfants absents ne sont pas joignables là où JE les ai laissés, là-bas où le téléphone ne passe pas, si seulement j’avais un numéro à appeler ! Quelle insupportable culpabilité peut ressentir un patient quand, dans le métro, lors d’un épisode de dissociation post-traumatique, il oublie un sac contenant la majeure partie ou la totalité de ses biens et entre autres, le numéro de téléphone qui permettait d’appeler au pays !

8Toutes ces inquiétudes, ces interrogations, ces doutes sont régulièrement écrasés, broyés par la question majeure essentielle : sont-ils seulement encore en vie dans le chaos où JE les ai laissés ?

9Pour le thérapeute, il n’est ici pas question de gérer le travail de deuil d’un parent décédé, ou d’un enfant mort, car dans la disparition, le deuil est impossible sans passer par un meurtre psychique.

10

« C’est moi qui décide que mes enfants et/ou mon conjoint sont morts ».

11Et cela ne concerne pas que les adultes : une adolescente de 14 ans, qui ces jours derniers me parlait du tremblement de terre d’Haïti qu’elle avait vécu, m’expliquait que le pire de tout pour elle était de ne pas savoir combien de ses amis du collège étaient morts !

12

« Je ne sais pas combien sont morts, ça me rend dingue ! ».

L’absence des absents

13On assiste souvent chez les proches reçus en consultation, à la mise en place d’un refus d’imaginer, donc d’en parler, cette dénégation prenant même parfois la forme d’une pathologie organique masquant l’absence en mobilisant d’autres ressources. Des parents ne sont bien évidemment pas en mesure d’accepter cette intolérable absence, ils ne trouvent alors qu’un seul « refuge » et s’imposent souvent l’impossibilité de penser.

14Dans un nouvel ailleurs, en pays étranger, se construit un nouveau système familial dans lequel une place est refusée aux absents.

15Il arrive souvent que ces enfants absents ne reprennent vie qu’en séance, que cette absence ne se révèle que lors d’une « correction » au cours de l’établissement ou même de la reprise d’un génogramme.

16Même les enfants présents lors de la réalisation de cet « arbre généalogique » peuvent parfois, dans un silence glacé, un silence pétri de loyauté, gommer les absents. La communication non-verbale prend alors toute son importance et la présence de deux thérapeutes se révèle être très utile. En effet l’enfant se tait, mais parle le plus souvent autrement. Il manifeste loyalement son désaccord, son incompréhension à cette suppression de membres de sa famille, alors que les parents morts au pays, eux, sont souvent intégrés, et ont trouvé leur place dans le récit biographique, dans la tragédie vécue. Dès avant l’exil, ou pendant celui-ci, le deuil est fait, ils sont enterrés. Il peut même sembler paradoxal que même les enfants « adultérins », ceux nés « en route » au décours des contraintes imposées par les « profiteurs » de tous poils trouvent, rapidement même, leur place dans la cartographie familiale.

17Les enfants absents deviennent sans terre, sans famille, n’existent plus. « Voyons le système comme un ensemble incomplet : il y manquera toujours l’un ou l’autre de ses participants » (Goldbeter-Merinfeld, 2005, p.112)

18Les évoquer revient à se poser la question : « Comment ai-je pu le laisser ? Pourquoi ai-je dû faire ce choix ? Suis-je vraiment ce parent aussi peu compétent ? Jamais personne dans ma famille n’a pu se comporter ainsi ! je suis le premier, le seul à avoir agi ainsi ! »

19Une fois ce « secret » levé, aborder en séance l’existence des enfants absents relève d’un art bien complexe si l’on ne veut pas enfoncer le clou de la défaillance parentale.

20Ces sentiments de culpabilité peuvent être, et sont parfois, très facilement exacerbés par un thérapeute bienveillant, non formé à ces pratiques « extra-ordinaires » des traumatismes extrêmes. Sidéré par l’effroi du drame qui lui est exposé, ce thérapeute risque de se retrouver lui aussi devant un « choix » : soit le silence que le patient s’empresse souvent de vivre comme accusateur, soit pire encore, quand le thérapeute, lui aussi anéanti par le traumatisme vient poser des questions du type : « Comment avez-vous fait le choix ? Pourquoi être parti en laissant vos enfants ? Comment avez-vous survécu ? », etc.

21Ces enfants absents se voient alors très vite affublés d’une fonction culpabilisatrice supplémentaire.

Pour limiter les dégâts, mieux vaut se taire

22L’insoutenable réalité impose le silence et la tenue à distance des émotions. Ne pas en parler permet de ne pas s’effondrer, de ne pas se faire mal en famille. Se taire, c’est se protéger.

23Imposer le silence est aussi malheureusement la fonction principale du traumatisme et de la terreur. Le rôle du tortionnaire…

24La torture a pour rôle majeur non pas de « faire parler » mais bien de faire taire. Le traumatisme majeur empêche de penser, le désert se crée.

25Ce désert est souvent peuplé des enfants qui ont pu accompagner leurs parents, d’enfants nés en chemin ou encore dans le pays dit d’accueil. Ces enfants qui ont eu la chance de sortir de la terreur, de s’en sortir, de s’enfuir, d’échapper à la dictature, ou simplement d’être « présents », comment pourraient-ils « en plus » se plaindre ? Ils ont une place dans l’histoire actuelle, dans cette recomposition familiale, dans cette autre « étape biographique ». Ils sont « présents » dans ce nouveau lieu de la vie « familiale ».

26L’insupportable de la situation devient le catalyseur qui cristallisera autour de lui tout le silence. Ces absents ont un rôle dans cet équilibre si instable qui s’est recréé dans la famille : celui de responsables faciles, désignés, des disputes et des rancœurs. Leur simple évocation devenant synonyme de conflit, il devient très vite fondamental pour la nouvelle et précaire stabilité familiale, pour la survie de la famille « recomposée », réinventée, que la place vide soit prise par un autre, qu’un autre porte le conflit insolvable.

27Qui peut mieux endosser ce « rôle » que les enfants nés en pays étranger, ceux que l’on a réussi à sauver, ou même ceux qui ont pu rejoindre leur(s) parent(s) ? Et de fait très vite, les enfants présents apprennent comment gérer les disputes des parents dont le thème fréquent est « les absents » : « …ils flottent dans la salle de consultation. S’ils ont eu un rôle particulièrement important à jouer dans la protection d’un équilibre émotionnel de la famille, s’ils ont donc été tiers pesant, leur absence est beaucoup plus ressentie et le deuil beaucoup plus inachevé que s’ils ont été « moins indispensables » dans la régulation des distances affectives, c’est-à-dire des tiers légers » (Goldbeter-Merinfeld, 2005, p.179).

28Une dictature affective leur fait très vite comprendre qu’il vaut mieux que le silence s’installe, que la nouvelle règle qui régit et protège la famille est le secret.

29Dans ce nouveau système, la place du thérapeute peut devenir lourde à porter.

30Une fois révélée cette absence, ces absences, comment le thérapeute pourrait-il rester « à distance » de cette nouvelle horreur, de cette nouvelle terreur imposée aux patients ?

31Comme toujours, à mon sens, la neutralité bienveillante n’existe pas, ne peut exister dans le soin.

L’exil et la spécificité

32Tout thérapeute, comme tout être humain, a malheureusement eu à expérimenter le deuil dans sa famille, la perte d’êtres chers, mais comment imaginer la disparition ?

33Certes, quand un enfant disparaît et que la télévision et les autres médias s’en font l’écho, l’on est amené à essayer « d’imaginer ». Mais, il n’y a pas dans ces cas tragiques, de chape de silence qui s’abat. Au contraire, les forces de l’ordre coordonnent les recherches, des moyens importants sont mis en place, la famille se voit entourée dans son « absence ». Le plus souvent, des associations se créent ; des voisins, des amis ou même des inconnus se lancent à la recherche. Dans l’horreur, les parents ne sont jamais seuls. « Le village, le quartier est mobilisé ». La société joue son rôle !

34Pour ces enfants laissés au pays, qui se mobilise ? Qui accompagne ces parents perdus, qui les entoure, qui participe à ces impossibles recherches ? Leur solitude face au malheur est totale.

35Qui vient soutenir cet espoir insensé que des enfants pourront survivre dans la guerre, au cœur de la terreur ? Qui vient essayer d’entretenir l’espérance qu’ils ne deviendront pas les victimes expiatoires de militaires, de tenants des dictatures toujours promptes à transférer la terreur de victimes en victimes ?

36

« Je suis sûr(e) qu’ils sont morts mais je ne peux y croire ! »

37Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase ?

38Quelle place le thérapeute peut-il prendre si ce n’est de partager un peu l’impuissance à retrouver, l’impuissance à démontrer le contraire. Quel autre choix que d’essayer de partager sa conviction qu’il faut espérer, que ce n’est pas aux parents des enfants absents de décider de leur mort, même psychique.

Le temps entre les séances

39La distance n’est pas mesurable uniquement en kilomètres, elle n’est pas évaluable seulement en termes de souffrance des familles, de compassion du thérapeute, elle est aussi mesurable par l’unité temps qui sépare les séances de thérapie.

40Le bureau du thérapeute devient parfois le seul endroit où il est encore possible d’évoquer ces enfants projetés dans une vie illusoire, des enfants devenus les porteurs d’un doute permanent. Ces enfants absents étant souvent gommés, ils ne sont pas désignés comme les patients, ils ne sont pas les motifs officiels de la demande de consultation, cependant ils participent par leur absence à l’homéostasie du système. Ils deviennent bien involontairement, surtout quand ils restent ignorés, les principaux obstacles au changement.

41En séance, il devrait être possible de parler de ce que l’on ne peut aborder ensemble, le thérapeute permettant d’amortir l’ouverture des vannes de la colère, de l’insondable tristesse, du remords, de la culpabilité.

42Le temps entre deux séances est celui de l’élaboration de ce qui a été soulevé, abordé. L’espace-temps inter-séance peut être utile s’il restitue à toute la famille la possibilité de penser ensemble aux difficultés de chacun, y compris celles des absents. Quel qu’il soit, ce temps reste un moment difficile.

43La responsabilité du thérapeute est aussi patente dans le temps étiré entre la séance qui vient de s’achever et celle qui est à venir.

44Peut-on y voir une explication au fait que des patients reviennent des jours, parfois des semaines à l’avance à leurs rendez-vous, les ayant souvent anticipés en famille ?

Le « moins plus » douloureux

45Parler de « nous, ceux qui sont arrivés en France », des difficultés actuelles de la survie en France, c’est aussi s’exonérer d’évoquer des absents.

46Évoquer ses tortures ou son incarcération permet d’utiliser cet indicible pour en masquer un autre bien plus terrible : celui où la victime de la terreur se vit comme « le bourreau ».

47Aussi paradoxal que cela puisse paraître, parler des présents et des souffrances passées peut être une façon économique de ne pas parler de l’indicible au-delà de l’indicible.

48Voilà une nouvelle contradiction imposée par le traumatisme : parler en séance du passé traumatique, des difficultés présentes et des séquelles permet de se libérer… d’avoir à parler des enfants absents !

49Il n’est déjà pas simple d’évoquer les raisons qui ont fait fuir, les tortures, les maltraitances, les conséquences, les séquelles ainsi que les compromissions souvent imposées par le trajet migratoire. Parvenir à aborder ces traumatismes multiples nécessite un temps plus ou moins long d’adaptation, d’ébauche d’un tout début de confiance, mais aussi peut permettre de refermer la porte interdite derrière laquelle sont cachés les absents.

Les douloureux bons souvenirs, les atroces mauvais souvenirs

50Parler de bons souvenirs met en lumière le fait qu’ils sont du passé, qu’ils sont maintenant gommés de la vie, qu’ils n’existent plus ; comment croire à leur retour après tout ce qu’il a fallu traverser ? Serait-il seulement possible de se rappeler ces moments de joie avec les enfants sans voir resurgir immédiatement les atroces moments de la séparation, de la perte, des enfants « mangés » par la foule, emportés par les militaires… ?

51Comment ne pas être convaincu que cette période balisée de bons souvenirs est à jamais disparue.

52Définitivement ?

53Combien de fois n’ai-je pas eu comme réponse à ma question :

54

- Auriez-vous un bon souvenir à me raconter ?
- Aucun, ma vie n’en n’a pas ! Toute ma vie n’a été que problèmes et malheurs.

55Pire encore comme réponse :

56

- Non, je crois que la vie n’était pas faite pour moi.

57Les enfants subiront-ils le même sort ? Qu’est ce que la vie réserve ? Vaut-elle le coup ? Et revient la question permanente : Ne vaudrait-il pas mieux être mort ?

58Si en général, la prudence est une sage vertu, ici elle devient un élément indispensable et obligatoire dans la thérapie. À l’évidence, le risque majeur de parler des absents est de culpabiliser encore davantage les parents et de les terroriser par les conséquences potentielles de cette « évocation » sur l’équilibre familial. C’est leur coller, face aux personnes présentes, une image de « mauvais parents qui n’ont pas été à la hauteur et n’ont pas su protéger tout(s) leur(s) enfant(s) ». Ici réside l’un des intérêts de travailler en co-thérapie ; en effet, dans ce cas précis, intuitivement, au décours de la séance, l’un des thérapeutes « gère » la thérapie familiale, l’autre pouvant se consacrer à ce parent qui vit une difficulté majeure.

59Mais, sera-t-il possible ou autorisé dans l’inter-séance d’échanger simplement sur les souvenirs, sera-t-il seulement permis de se souvenir ?

60Ces enfants absents peuvent aussi devenir (même si cette éventualité est trop souvent sous-estimée par les intervenants) l’une des « motivations » de cette incompréhensible mise en échec de la procédure de demande d’asile.

61Être rejeté, prendre le risque « mortel » de se voir renvoyer au pays, c’est aussi avoir l’illusoire possibilité de retourner vers ceux que l’on a dû laisser, de réparer cet impensable abandon, voire de retourner partager leur sort.

62Trouver face à soi l’ennemi de l’administration peut être un moyen de sortir de cette incapacité de penser à ces êtres chers, et un biais pour évacuer cette certitude que l’on a été tellement défaillant. Cela permet aussi d’oublier que l’on est en train d’essayer de reconstruire un semblant de système duquel les enfants absents sont exclus.

Ne rien faire ?

63Cette absence très vite se chronicise.

64Elle s’installe, s’enkyste d’autant mieux que différentes démarches pour tenter de les retrouver n’ont pas trouvé d’aboutissement. Des compatriotes n’ont pu avoir de nouvelles lors d’un voyage au pays ; les organismes effectuant des recherches n’ont rien trouvé ; plus personne ne sait… et de fait l’absence s’installe.

65Elle va parfois jusqu’à « imposer » à des parents d’illusoires attentes à l’aéroport, aux heures d’arrivée d’avions en provenance du pays d’origine, dans l’espoir désespéré de pouvoir accoster un compatriote qui pourrait donner des nouvelles ; le filet de l’espoir est parfois si ténu !

66Mais l’on ferait tout pour ne pas faillir.

67L’espoir s’amenuise avec le temps et pourtant, il faut essayer de continuer à croire. Il faut vivre et essayer de faire « comme si » : comme si rien n’était arrivé, comme si tout était dans l’ordre des choses car il y a les enfants présents à faire grandir ! Comment gérer ces multiples loyautés ?

68Quelle est la place du thérapeute dans ce triangle qui parfois devient quadrilatère, quand les enfants présents vivants veulent essayer de s’extraire du triangle formé par la famille, le thérapeute et les enfants absents, quand ils se mettent à « vivre » hors de la sphère familiale et à essayer de reprendre une vie d’enfant ou d’adolescent ?

69La famille pousse à la reformation du triangle. Le quadrilatère est insupportable. On ne peut perdre aussi les enfants présents, les voir se réfugier dans un coin supplémentaire !

70Dans ces traumatismes majeurs que sont la torture, les génocides, la tyrannie, l’abus de pouvoir et la maltraitance, les parents ont, du fait de leur passé traumatique, moins de possibilités que les enfants à tourner une page démesurément bien remplie et trop lourde à tourner.

Un symptôme : l’école

71Souvent les enfants présents acceptent de changer de menu, de laisser celui qui est proposé pour se servir à la carte, celle qu’ils ont recomposée et dont les plats principaux sont : travailler à l’école et réussir, avoir de nouveaux amis, participer à des activités ludiques, avoir une vie comme celle des copains de l’école, et avoir eux aussi des copains et des copines ! Par contre, pour les parents, l’école est devenue un lieu d’angoisse, ils y perdent leurs enfants qui « travaillent », qui vivent « comme avant ». Ils éprouvent aussi l’angoisse de les y perdre physiquement. Les mères ou les pères ne « lâchent » leurs enfants qu’à la porte de la classe, et ils les attendent, impatients, avant que la sonnerie de la sortie ne retentisse. Si l’on venait les leurs enlever eux aussi ?

72Parents et enfants se retrouvent sur un point : l’angoisse de séparation.

73Qui sait ce qui pourrait encore arriver si… on se relâchait ! Ne pas être vigilant suscite le danger, voila une autre règle inculquée par le traumatisme.

74Comment s’étonner que les enfants ne dorment pas tant que les parents ne montrent pas des signes d’assoupissement, et que les parents aient leurs sens en éveil jusqu’au matin. Je reçois encore actuellement une mère kosovare qui passe ses nuits, assise près de la fenêtre, de peur que les policiers français ne viennent les arrêter, la séparer de ses enfants. Elle reste terrorisée en France, craignant que l’Histoire ne se répète.

75Comme me le disait récemment un adolescent : « Tout ce que je demande, c’est de vivre comme un adolescent ; tout ce que je demandais avant, c’était de pouvoir vivre comme un enfant ».

76Il existe donc une échappatoire pour lutter contre l’impossibilité de penser créée par le trauma et renforcée par la vie de tous les jours : l’école. Voilà un endroit où l’on est reconnu pour soi, et quand en plus, les résultats sont bons, les parents sont ravis ! Les éducateurs comme les travailleurs sociaux, tout le monde trouve que c’est « bien ». Surinvestir le travail scolaire devient une protection pour toute la famille, et même pour l’entourage : on a enfin l’occasion d’être content !

77C’est ce surinvestissement devenu protecteur, qui doit être considéré comme un symptôme. Comment imaginer autrement que comme un puissant mécanisme de protection, des résultats souvent ahurissants quand on sait les drames psychiques qui se jouent au quotidien dans ces têtes, quand on assiste à ces épisodes de dissociation post-traumatique en séance, quand ces adolescents se plaignent que « souvent à l’école, leur esprit s’en va » !

78Mais que reste-t-il du droit à l’ennui, à l’imagination ? Bien peu de place !

79Réussir devient un… symptôme.

80Il est douloureux pour les parents d’entendre en séance leurs enfants regretter le temps de l’école. Cet espace de vie « normale » qu’il faut quitter chaque soir, chaque week-end, pour « les vacances qui reviennent trop vite ». Le temps de non-école devient synonyme de retour dans le monde familial, si loin de toute vie « normale » : ce lieu où il faut replonger dans le quotidien de cette famille frappée du sceau du traumatisme, qui s’auto-sculpte, se modèle et efficacement se protège vis-à-vis de l’angoisse de néantisation avivée jour après jour.

81

« Nous avons été déterrés, je me suis replanté ici, je prends racine, je veux pousser, je veux m’épanouir ; mais pourquoi mes parents n’acceptent pas eux aussi de laisser pousser de nouvelles racines ? »

82Il faut, jour après jour, affronter le silence qui entoure les enfants absents.

Protéger les parents

83L’hyper maturité des enfants (Ferenczi, 1932 [2]) joue ici aussi un grand rôle, les enfants « présents » comprennent vite quel parti prendre : celui du silence, un silence salvateur qui leur permet de ne pas raviver les tourments des parents, mais un silence qui ne leur permet pas de soigner leurs souffrances ! L’enfant présent se prend en charge, ne fait ni parler de lui, ni des absents, il se « parentalise » en se mettant en accord avec ses parents, sur la même longueur d’onde silencieuse.

84Mais à l’hyper maturité vient souvent s’adjoindre une dépression, une grande tristesse – moment du regret de la disparition de la situation antérieure qui, grosso modo, leur allait bien. Ils allaient à l’école, avaient leur famille au complet, leurs amis, leurs voisins, leurs habitudes de vie, et les voilà entassés dans un foyer sans rien ou presque, avec une intimité réduite à peu de chose, avec des parents transformés… absents, anéantis par le traumatisme, ou à l’inverse, hyper réactifs, devenus violents et ne supportant même plus leurs rires.

85De là à se sentir eux aussi un peu « abandonnés » par ses parents, le pas est souvent franchi !

86Quant à se sentir en sécurité !

87Les parents ne sont plus idéalisés, les frères et sœurs absents. Que reste-t-il dans ce contexte de désorganisation familiale ? La porte s’ouvre toute grande pour laisser passer la culpabilité.

88

Je suis en sécurité…
Je suis en vie…
Je vais à l’école…
J’ai à manger… Mais mes frères et/ou mes sœurs ?

89Contre qui alors diriger la colère de l’absence des frères et sœurs ? Contre les parents ? Impensable ! Contre le pays d’accueil ou ses intervenants ? Impossible, ils n’y sont pour rien.

90Contre soi-même !

91Au chagrin qui accompagne la séparation fait suite la culpabilité, la honte, l’incompréhension d’avoir été choisi, emmené, sauvé, protégé… mais pourquoi ?

92Serait-ce parce que je n’ai pas été jugé capable de me débrouiller, parce que mes parents ne m’ont pas cru assez fort ?

93Comment les parents et les enfants peuvent-ils se protéger ? En se fragmentant ! La fragmentation psychique permet au Moi d’échapper à la conscience totale du désastre. « Je ne souffre plus, je cesse même d’exister, tout au moins comme un Moi global » (Ferenczi, 1985, p. 236). Il est beaucoup moins difficile de gérer tour à tour les fragments, que de gérer le tout. Cette « fragmentation » psychique est sans aucun doute une protection majeure, une « échappatoire » à la folie pure et simple de ces situations qui sont en soi « inimaginables ». Elle permet au patient de mettre en place une stratégie de protection efficace en concédant à sa partie « victime », le pouvoir de perdre partiellement conscience de la confrontation avec la mort inhérente qu’est la disparition. « De telles absences sont d’autant plus insupportables pour elle que la famille avait organisé déjà son futur autour de son tiers pesant » (Goldbeter-Merinfeld, 2005, p.216). Que dire quand le tiers pesant se décline au pluriel ?

94Parfois pour se protéger, il est aussi nécessaire que les enfants comprennent ce qui ne leur est pas accessible du fait du peu d’éléments qui leur sont proposés. Il manque des pièces au puzzle, et pour essayer de comprendre l’image, il faut les inventer. Et souvent, les enfants en inventent des terribles. Ainsi, cette jeune Rwandaise arrivée seule avec sa mère qui avait fui des années après le génocide (et pour d’autres raisons), laissant le reste de la famille au pays. La fille était née bien après le massacre, mais elle devait expliquer à l’école que sa mère avait survécu au génocide en restant couchée des journées et des nuits entières, couchée au milieu de cadavres. Preuves de la violence subie, les cicatrices aux tempes de sa mère étaient des séquelles de coups de machette. En fait, elles « n’étaient » que des cicatrices de soins rituels. Plutôt que d’avoir une mère disqualifiée, il valait mieux en avoir une triomphante, survivante du génocide. Ces « créations » sont obligées, dans le sens où ici, cette petite fille n’a pas de marge de manœuvre et que ses choix identificatoires sont indispensables à une tentative de survie psychique.

95Les pièces manquantes, non retrouvées et non reconstruites étaient aussi les frères et sœurs.

Concilier les loyautés ?

96Comment être fidèle à l’image que veulent donner mes parents sans être infidèle à la tristesse que je ressens ? Qui vais-je trahir ?

97Comment ne pas être perdant face aux absents ?

98Le conflit de loyauté se transforme très vite en secret. N’en parlons plus ! Mais si seulement il pouvait être possible de ne plus y penser ?

99Cette loyauté écartèle l’enfant présent entre deux exigences imposées par le ou les parents et l’expose au choix impossible de la trahison, avec son lot de culpabilité. Peu de solutions s’offrent à lui : trahir les présents, trahir les absents ; peut-être est-il plus simple de se faire oublier ou de se fragmenter psychiquement pour essayer d’oublier.

100Comment pouvoir aimer les absents, quand cela fait souffrir les présents ? Et comment penser aux absents en présence des présents, sans prendre le risque de perdre l’amour de ces derniers ?

101Depuis que je suis exilé, je suis privé de l’un de mes parents, d’un frère et/ou d’une sœur, mais aussi de ma famille élargie, en particulier des grands-parents, du voisinage, des amis ; et il faudrait que je prenne le risque de perdre le peu de famille qu’il me reste, que j’ai ici ?

102Parfois, il faut aussi abandonner la langue, les habitudes, les coutumes, la nourriture, les vêtements que l’on portait, etc.

103Changer de langue, en parler une autre « mieux que ses parents », c’est aussi se couper de relations affectives. Les enfants étant scolarisés en France, ils apprennent très vite le français, alors que leurs parents, englués dans les séquelles traumatiques, la peur de sortir et l’interdiction de travailler, ne l’apprennent pas, ou au mieux, pas assez vite.

104Comment ne pas être effondré en entendant qu’une petite fille venue de Mayotte doit avoir recours à un interprète pour parler avec sa mère restée au pays ? Tout cela prive l’enfant d’une partie de son identité. Et sa mère restée sur l’île de l’Océan Indien, que ressent-elle au téléphone quand un traducteur lui « interprète » ce que sa fille voudrait lui dire. Ici aussi, malgré la distance, l’intimité, la relation mère-fille se trouve donc bafouée. La longue période entre les appels constitue aussi une période de difficile élaboration.

Conclusion

105Le plus souvent, pour trouver les enfants absents, il faut les chercher, les débusquer !

106Dans un étrange cache-cache, ils ne sont pas visibles, il peut même sembler aux membres de la famille qu’il vaut mieux perdre…

107Pour ne pas rester les yeux bandés, le thérapeute devrait accepter de chercher plus loin et de se préparer à accueillir aussi humainement que possible ces participants non notés sur la liste des inscrits officiels.

108Il est indispensable que les thérapeutes familiaux qui travaillent avec des exilés victimes de traumatismes, intègrent dans leurs interventions que la liste de participants n’est pas forcément celle proposée, et qu’elle est parfois plus longue que celle des inscrits officiels.

109Ils doivent être formés à accueillir ces enfants absents dont l’évocation peut être déflagrante, comme toute révélation de secret.

110Ici, la notion de résonance développée par Mony Elkaïm (1989) prend toute son importance, tant les situations à partager renvoient à l’insoutenable et amplifient nos propres défaillances.

111Quel impact cette absence a-t-elle sur le thérapeute ? Dans son ouvrage, Le deuil impossible, Edith Goldbeter-Merinfeld (2005, p. 141 et sq.) détaille les différentes conceptions véhiculées par la littérature systémique sur le vécu du thérapeute et la manière dont la famille perçoit ce thérapeute en tant que personne.

112Quelle résonance particulière chez lui amplifiera-t-elle ?

113Quelle place sera proposée à l’intervenant dans ce système thérapeutique dont certains rouages manquent ? Quelle place va-t-il prendre ?

114Le thérapeute se retrouve confronté à son propre rôle de protecteur dans sa famille d’origine, à ses propres angoisses quand il y a lieu de se séparer des enfants pour… les vacances, ou lors d’un divorce.

115Me reviennent à l’esprit, ces patients qui ne prenaient jamais l’avion ensemble quand ils voyageaient sans leurs enfants, de peur qu’en cas de crash, les deux parents ne meurent ensemble ! La mort de toute la famille dans le même avion – soit –, mais que les deux parents laissent seuls leurs enfants… c’était inimaginable !

116L’impensable est bien de faillir à sa mission de protection.

117Dans mon expérience, je ne me suis jamais senti sollicité à « remplacer », à « colmater » la brèche.

118Il m’a bien plus souvent été proposé de partager, d’essayer d’éponger un peu cette souffrance qui transpire, parfois au sens figuré, mais aussi le plus souvent, au sens réel, de tous les pores de ces parents, de ces époux séparés de ceux qui leur sont si chers. Ces patients, déjà ravagés par les séquelles des chemins bordés de traumatismes inimaginables qu’ils ont arpentés, se trouvent confrontés dans le pays où ils sont venus chercher la sécurité, à une horreur d’un autre genre.

119Le pire, parfois, n’est pas le pire ! À trois reprises dans mon expérience clinique, j’ai eu à soutenir des parents confrontés à une horreur supplémentaire : le viol en France de leur enfant « présent ». L’un de ces patients a vu son fils disparaître du foyer où il résidait, il s’est mis à sa recherche et l’a retrouvé nu, attaché après un viol, le violeur étant prêt à le tuer. Sa deuxième fille a été victime d’attouchements sexuels…

120Dans une autre famille, une maman commençait courageusement à surmonter ses propres épreuves et ses propres viols, à faire grandir un enfant né en France d’un viol au pays, et achevait les démarches pour faire venir en France ses enfants disparus pendant plusieurs années au pays. Elle mettait tout en œuvre pour les accueillir, et voilà qu’à ce moment, elle se retrouve à devoir gérer le viol de son fils né en France…

121Il faut vraiment une dose d’humanité et une énergie de vie quasi inimaginable pour « survivre » à ces effroyables traumatismes qui viennent se surajouter à tous les autres, et qui amplifient l’absence alors que celle-ci, à son tour, amplifie l’impact de ces nouveaux drames.

122Quelle place y a-t-il pour les absents ? Le monde ne serait-il vraiment qu’injustice ?

Références

  • ELKAÏM M. (1989) : Si tu m’aimes, ne m’aime pas, Seuil, Paris.
  • FERENCZI S. (janvier - octobre 1932-1985) : Journal Clinique. Payot, Paris.
  • FERENCZI S. (janvier - octobre 1932-2004) : Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Petite bibliothèque Payot, Paris.
  • GOLDBETER-MERINFELD E. P. (2005) : Le deuil impossible. De Boeck, Bruxelles.
  • DUTERTE P. (2007) : Terres Inhumaines. JC Lattès, Paris.

Mots-clés éditeurs : exil, absence, traumatisme, silence, enfants

Date de mise en ligne : 13/01/2012

https://doi.org/10.3917/ctf.047.0161

Notes

  • [1]
    Médecin psychothérapeute, thérapeute familial, médecin directeur du centre de santé Parcours d’Exil, Paris (France).
  • [2]
    « On pense aux fruits qui deviennent trop vite mûrs et savoureux quand le bec d’un oiseau les a meurtris ; et à la maturité hâtive d’un fruit véreux. » (Ferenczi, 1932).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.168

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions