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Article de revue

Changer « à l'insu de son plein gré » ? Les défis de l'intervention sous mandat

Pages 47 à 65

Introduction

1Le monde change sans arrêt. Alors qu’il est si difficile de changer intentionnellement, ironiquement, nous aussi, nous changeons continuellement. Mony Elkaïm disait, il y a 30 ans, que les gens vont en thérapie quand ils redoutent les changements en cours dans leur existence, et leurs conséquences.

2Ainsi, depuis des années, Madame Dupont demandait à son époux d’aller voir un « psy » pour ses problèmes d’impulsivité. Aujourd’hui, elle ne parle plus dans le vide, elle consulte les petites annonces à la recherche d’un appartement. Alors que son épouse ne le lui réclame plus désespérément, Monsieur Dupont a pris rendez-vous avec un psychiatre. En effet, autour de lui, des choses changent de manière inquiétante. Y a-t-il moyen de colmater l’hémorragie avant qu’il ne soit trop tard ?

3Qu’est-ce que changer ?

  • C’est arriver à se comporter autrement en renonçant à un comportement inadapté ou indésirable.
  • Changer, c’est pouvoir accepter une situation telle qu’elle est, c’est pouvoir composer avec l’inéluctable, comme une maladie chronique ou l’issue inévitable de la mort. Changer, c’est pouvoir s’y préparer avec apaisement et sérénité (plutôt que s’y résoudre ou rester sous la coupe d’émotions pénibles).
  • Changer de manière délibérée nécessite souvent ténacité et motivation.
Si, comme le disait le philosophe Épictète au premier siècle de notre ère, nous devons réserver nos efforts de changement à ce qui dépend de nous, c’est-à-dire à ce qui est sous notre contrôle, vouloir aider des personnes à changer sous contrainte devient-il un non-sens ou une perte de temps ?

4Dans le secteur de l’Aide et la Protection de la Jeunesse où nous travaillons, des changements sont régulièrement demandés à des parents, des adolescents ou des enfants. Un des moyens qui leur est proposé ou imposé pour y arriver consiste à venir consulter notre service.

5C’est donc à l’initiative d’un tiers que nous sommes réunis, famille et intervenants : le mandant. Celui-ci a souvent été activé par une autre personne : le signaleur ou le référent. Ils font donc eux aussi partie du système de la solution.
Et quand on se demande qui active qui, cela entraîne toute une série de questions :

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  • Qui demande quoi à qui ?
  • Avec quelle légitimité ?
  • Avec quel objectif ?
  • Pour quel changement attendu ?
  • Pour résoudre quel problème ? Aux yeux de qui ? Qui reconnaît l’existence d’un problème ? Qui est prêt à se mobiliser ? Que fait-on avec les personnes impliquées par la situation-problème et qui ne voient pas l’intérêt de s’investir pour changer, ou avec celles qui sont dans la plainte mais pas dans l’action, dans le mouvement ?
  • Qu’en est-il de la question du pouvoir ou autrement dit : qui a le droit de dire à qui ce qu’il doit faire ? Comment procéder pour que tous ces acteurs jouent ensemble dans la même équipe et non dans des camps qui s’affrontent ?
  • Que fait-on quand on n’arrive pas à créer ensemble cette alchimie favorisant des changements au bénéfice de tous, et en particulier des enfants ? Par exemple, quand l’adolescent violent continue à imposer sa loi dans sa famille ? Quand le père maltraitant continue à exercer son emprise sur ses enfants ? Quand les parents continuent la guerre dont les enfants sont les otages ? Quand la mère dépressive et inadéquate refuse de reconnaître l’impact préjudiciable de son comportement sur ses enfants ?
Si nous ne pouvons pas recourir à la médication, à la contrainte physique, à la camisole chimique, avec les personnes qui ont un grand pouvoir destructeur sur les autres grâce à leur emprise, nous pouvons tenter de créer un cadre qui puisse être contenant et mobilisateur, générateur de changements.

La pratique change …

7Il y a plus de vingt ans, nous cherchions à sortir du dilemme du dictat selon lequel pour que quelqu’un soit accessible à une aide à visée thérapeutique, il fallait qu’il devienne spontanément demandeur d’une aide. Nous avions alors construit le dispositif suivant (Seron & Wittezaele, 1991) : au démarrage de toute guidance, nous organisions une réunion tripartite avec les membres de la famille, le délégué du Tribunal de la jeunesse et les intervenants de notre service. L’un des objectifs de cette réunion de négociation était d’obtenir du délégué qu’il précise les attentes ou les exigences du juge à l’égard des gens (et non de notre service, afin que la responsabilité des changements attendus repose sur la famille et non sur nos épaules). Cette distinction devait permettre d’échapper au paradoxe de l’aide contrainte.

8C’était le juge qui était habilité, de par sa fonction, à contraindre la famille à nous consulter en vue de découvrir d’autres moyens d’adaptation que ceux qu’elle utilisait en contradiction avec la loi. Les membres de la famille (le plus souvent les parents, et dans les dossiers « mineur délinquant », le jeune) savaient ainsi dans quel sens changer pour répondre aux exigences de la société. L’intervenant, quant à lui, pouvait se présenter comme étant au service de la famille pour l’aider à changer et atteindre les objectifs formulés par le juge et ainsi être libérée de la mesure de contrainte. Dans le contexte ainsi défini, l’intervenant n’était pas porteur de la sanction sociale, ni de la contrainte qui y était attachée. Au contraire, il faisait tout pour se démarquer de tout discours normatif émanant de l’autorité. En tant que médiateur, son premier rôle était celui d’un régulateur. Il aidait à faire préciser la demande du tribunal et il offrait la possibilité aux usagers de se situer par rapport à celle-ci. Tout ce travail d’élucidation encore présent aujourd’hui était capital, car l’adhésion ou la non-adhésion de la famille à la guidance dépendait en grande partie de son résultat. Pour éviter les pseudo-consentements « pour avoir la paix », l’intervenant se devait de faire émerger les résistances au cours de cette première réunion, afin de pouvoir les travailler avant de se retrouver dans le cabinet du juge pour officialiser le mandat. Tout manque de rigueur ou de clairvoyance exposait l’intervenant au risque de démarrer la guidance sur de fausses bases et de devoir encaisser les résistances des familles par la suite, quand il devenait le seul à « ramer » pour qu’un changement miraculeux advienne comme par enchantement.

9Avec le temps, nous avons évolué dans notre façon de travailler parce que cette façon de faire présentait plusieurs inconvénients.

10Premièrement, ceux qui peuvent avoir des difficultés à venir nous consulter, ce sont les parents. Nous devions donc entrer dans leur définition du problème et tenir compte de leur position. Le problème risquait alors souvent d’être redéfini sous forme de minimisation et de banalisation de l’état de danger que vivaient les enfants, dans l’espoir d’obtenir l’adhésion de leurs parents. Les enfants ayant peu de pouvoir sur leur existence, il arrivait qu’ils aient à nos yeux le statut de non-personne, celui que l’on ignore intentionnellement dans un ascenseur, non par manque d’éducation, mais parce que l’on ne voit pas ce qu’on pourrait lui raconter : un enfant se vivant le plus souvent comme impuissant à modifier les règles de la relation avec ses parents inadéquats, il lui est difficile de mettre en œuvre des tentatives de solution pour résoudre son problème d’enfant négligé ou maltraité. C’est donc avec ses parents qu’il convenait de collaborer pour modifier ses conditions d’existence.

11Cependant ceux-ci, englués dans leurs maux avec leurs propres parents ou leur conjoint, les difficultés sociales ou financières, culpabilisés par le signalement et leur relatif échec, n’arrivaient pas à aller d’emblée au fond des choses. À l’époque, nous avions coutume de dire : « la place des enfants n’est pas dans un bureau de psy. Si les parents changent, les enfants iront mieux ». Néanmoins, dans le secteur de la Protection de la Jeunesse, beaucoup d’enfants sont exposés à des violences et à des négligences. Certains ont conscience que cela les fait souffrir. D’autres continuent à idéaliser leurs parents. Ne pas leur permettre de mettre du sens sur ce qu’ils vivent, c’est diminuer leurs chances de résilience.

12Deuxièmement, la question du pouvoir de l’intervenant était centrale. À l’instar de grandes figures qui nous influençaient à l’époque, comme Milton Erickson, l’école de Palo Alto, Jay Haley, ou encore Salvador Minuchin, nous pensions que pour pouvoir aider quelqu’un, l’intervenant devait prendre le pouvoir inhérent à cette responsabilité. Il s’agissait d’avoir le contrôle de la relation pour éviter que le patient empêtré dans son ambivalence et ses résistances n’amène le processus dans une impasse. L’idée était de se donner les moyens de contrer les manœuvres manipulatrices du client susceptible de demander qu’on l’aide en ne changeant surtout rien à sa situation.

13Pour utiliser des techniques telles que les injonctions paradoxales, il était nécessaire d’avoir beaucoup de charisme. Le style relationnel requis pour ce type d’intervention n’est pas adapté à tout intervenant, dans n’importe quelle situation et à n’importe quel âge. Par ailleurs, certains professionnels peuvent éprouver du malaise à utiliser la provocation pour « cracher dans la soupe des gens », même si, indéniablement, comme le disait Richard Fisch lors d’une journée d’étude à Liège en 1994 : « ils pourront encore la boire, mais elle n’aura plus le même goût ».

14Troisièmement, en suivant les principes de la thérapie brève, nous avions coutume de demander au mandant d’annoncer un objectif opérationnel de changement. Cela pouvait nous amener à mettre fin prématurément à l’intervention, au moment où les attentes de l’autorité étaient rencontrées. Par exemple, lorsque le jeune qui était en décrochage scolaire retournait à l’école, on demandait une réunion d’évaluation et l’on clôturait (… tant que ça tenait !), en misant sur l’hypothèse très optimiste qu’un changement allait en amener d’autres et que la famille allait se trouver dans une spirale positive. On utilisait alors la technique de la prescription de la rechute, sensée protéger la famille d’une tentation de retour en arrière : « Je vous demande de retourner au stade où votre vie était envahie par ces problèmes pour pouvoir vérifier si vous ne souhaitez pas conserver quelque chose d’utile ou de précieux de cette époque ». Malheureusement, l’expérience a pu nous montrer que lorsque l’intervention cessait, il arrivait fréquemment qu’un nouveau problème surgisse (ou le même) et que la situation nous revienne ou soit envoyée dans un nouveau service.

15Quatrièmement, à l’époque, nous disions « si ce comportement ne constitue pas un problème pour le tribunal, alors ce n’en n’est pas un pour nous ». Aujourd’hui, nous adoptons des positions plus engagées, et il est fréquent que nous prenions la responsabilité de signaler au mandant des problèmes qui n’avaient même pas été évoqués à la première rencontre et que nous avons découverts en cours de guidance.
Nous avons toutefois gardé plusieurs acquis de cette période : le questionnement de la thérapie brève pour résoudre des problèmes concrets quand les gens deviennent clients, la prescription de tâches pour encourager les personnes à travailler entre les séances. Avoir pratiqué la thérapie brève permet un réel questionnement sur la position de la personne par rapport à son problème. Le questionnement permet d’affiner très précisément les attentes de changement, les éléments qui coincent, et d’imaginer ce que pourrait être la situation une fois débarrassée du problème.
En outre, elle permet de prendre en compte le contexte dans lequel le problème se pose.
Nous avons aussi perdu en légèreté et en humour en développant d’autres façons de travailler. Le temps d’intervention s’est allongé (et celui de notre liste d’attente aussi), mais nous avons le sentiment de travailler plus en profondeur au service de changements plus significatifs.

Les visages de la contrainte changent aussi

16Lorsque nous expliquons à nos connaissances, familles, amis ou futurs stagiaires, que la spécificité de notre travail réside dans le fait que nous sommes mandatés par les autorités de l’Aide et la Protection à la Jeunesse pour travailler avec des familles qui ne sont pas demandeuses d’une aide, l’imaginaire de nos interlocuteurs se met à tourner : nous recevons probablement des pères maltraitants à l’allure patibulaire, des mères hurlantes et fermées, des enfants silencieux, … chacun recroquevillé au fond de son fauteuil, bras croisés sur sa poitrine, répondant à nos questions par des insultes ou par quelques syllabes à peine audibles.

17S’il nous arrive d’avoir des premières rencontres difficiles – et celles qui suivent aussi –, il nous faut pourtant sortir de cette caricature : parmi les parents qui nous sont envoyés aujourd’hui pour un accompagnement familial, beaucoup parlent avec une relative facilité des problèmes qu’ils rencontrent et se disent d’accord de tenter quelque chose pour les résoudre.

18Cela veut-il dire pour autant que la contrainte est inexistante dans ces situations ?

19Pour pouvoir répondre à cette question, il nous faut aussi nous pencher sur l’évolution des idéologies et des pratiques qui dominent le champ socio-judiciaire, éducatif et psychologique.

20En Communauté française de Belgique, le décret relatif à l’Aide à la Jeunesse du 4 mars 1991, sur lequel s’appuie depuis 20 ans tout le travail du Service d’Aide à la Jeunesse, met la priorité absolue sur l’aide consentie. Même lorsque le dossier est judiciarisé au Service de Protection Judiciaire ou au Tribunal de la Jeunesse, les autorités privilégient aujourd’hui un modèle de résolution de problèmes fondé sur la négociation plutôt que sur une imposition autoritaire des mesures. Certes l’autorité s’exerce, parfois même empreinte de fermeté mâtinée de diplomatie, mais en prenant en compte le point de vue et la susceptibilité des personnes à qui elle s’applique.

21Les signes extérieurs d’autorité se font aussi plus rares : nous avons déjà vu la Juge en jeans pour une audience de cabinets ; le directeur du Service de Protection Judiciaire occupe une place parmi les autres autour d’une table ovale, le bureau derrière lequel se tenait son imposant fauteuil a disparu, etc.

22De la même façon, l’autorité parentale ne s’exerce plus aujourd’hui comme elle le faisait hier : il est fortement conseillé aux parents d’expliquer pourquoi ils imposent ou interdisent quelque chose ; les enfants ont leur mot à dire là-dessus. Dans l’enseignement aussi, les enfants sont amenés à participer à la vie collective de l’école. Des petits délégués de classe de 6 ans vont porter les revendications de leurs pairs devant une agora où même le directeur de l’école siège. Bref, le temps de la pédagogie noire visant à briser la volonté des subordonnés, des « parce que c’est comme ça », ou des « parce que c’est moi qui décide » est bien loin !

23Cela peut sans doute expliquer le peu d’affrontements directs auxquels nous avons à faire face dans les premiers temps d’une rencontre avec des personnes envoyées par une autorité. Nous faisons ainsi l’hypothèse que puisque les signes d’autorité sont moins présents, les marques de rébellion ou de désaccord se font plus discrètes aussi, et peuvent donc être plus difficiles à débusquer.
À la différence de la consultation spontanée, où un patient qui n’est plus d’accord avec la manière de procéder de son thérapeute abandonne rapidement la thérapie, les modes de désapprobation sous contrainte sont plus difficiles à déceler : les personnes peuvent continuer à venir aux entretiens sans être réellement présentes.

24Ainsi Mr et Mme Melchior, grands-parents déconcertés, élevant avec difficulté une petite adolescente qui multiplie les fugues et les mensonges, arrivent dans notre service le sourire aux lèvres. « Le suivi sera très utile, c’est une très bonne idée de venir, il y a tellement de problèmes à régler ! » Après la signature de l’accord, nous avons bien hâte de les revoir et de poursuivre le travail. Pourtant, ils ne viennent pas au premier rendez-vous, oublient le deuxième, sont en panne de voiture pour le troisième et sont vraiment désolés d’avoir un rendez-vous médical le jour du quatrième. Mal à l’aise, nous décidons de leur proposer une visite à domicile. À notre arrivée, nous sommes attendus par papy, mamy et l’adolescente. Ils s’empressent de nous servir un café, et nous installent autour de la table de la salle à manger.

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  • Oh comme nous vous sommes reconnaissants de venir chez nous ! On est tellement plus à l’aise ! L’autre fois, quand je suis entrée dans votre centre, j’avais l’impression de pénétrer dans un tribunal où on allait me faire mon procès ! Rien que franchir votre porte d’entrée, c’était me rappeler que j’avais raté. Raté avec mon fils quand j’étais jeune. Et raté avec ma petite-fille aujourd’hui.
  • Mais vous aviez l’air tellement contents de recevoir de l’aide : pourquoi avez-vous dissimulé vos vrais sentiments ?
  • Nous avions tellement peur qu’on nous place la petite qu’on était prêts à tout accepter !
  • Mais je n’ai jamais entendu la déléguée parler de placement !?
  • Ben, elle ne l’a pas vraiment dit, mais je suis sûre qu’elle y pense avec tous les problèmes qu’on a !
Heureusement que Monsieur et Madame Melchior ont manqué tous ces rendez-vous. Grâce à eux, nous avons pu commencer à créer une relation plus authentique, et sortir d’un jeu de dupes où des personnes faisaient mine d’être intéressées par l’aide que leur proposaient deux intervenants qui ne demandaient qu’à se sentir utiles. Le travail avait enfin commencé.

26Combien sont-ils à se soumettre ainsi, à jouer le jeu pour éviter un « pire » qui n’existe parfois que dans leur tête ? Combien de fois nous lançons-nous trop vite dans la recherche de solutions pour voler au secours de personnes qui nous semblent motivées à travailler ou impatientes de voir des résultats ? Ou, comme le dit Édith Tilmans lors de nos supervisions d’équipe, combien de fois préférons-nous céder à notre « fascination pour les problèmes » avant d’avoir vérifié que nous avons posé les balises qui vont garantir aux personnes une certaine sécurité dans l’intervention ?

27Bien entendu, ces parents qui se soumettent en apparence à une directive de travail en famille ne représentent pas la totalité de nos situations.

28Citons aussi ceux qui nous disqualifient plus ou moins ouvertement, ceux qui viennent mais dont « c’est le fils, l’ex-mari, la mère qui en a le plus besoin », ceux qui préféraient la « psy » d’avant, ceux qui nous trouvent trop jeunes, trop vieux, pas assez francs, trop calmes, trop excités, ceux qui nous aiment bien « mais la déléguée, le juge, le directeur, c’est autre chose ! » Ceux qui ne comprennent pas en quoi leur enfance a un lien avec les problèmes du gamin. Ceux qui en ont assez qu’on pose toujours des questions qui n’ont rien à voir avec les problèmes. Ceux qui ne supportent plus qu’on cherche toujours des excuses au petit. Ceux qui refusent obstinément qu’on mêle leurs parents à tout ça.

29Puis, il y a ceux qui ne voulaient pas d’un accompagnement familial, mais étaient venus demander que l’on fasse un bilan, que l’on enferme leur fils, que l’on place leur fille, que l’on dise au père de faire son travail, que l’on retrouve une école pour le grand, que l’on dise à la mère d’arrêter son cirque, aux grands-parents de se mêler de leurs affaires … bref qu’on les aide vraiment !
Prenons toutes ces interpellations au sérieux et voyons aussi en quoi elles sont des manifestations de la difficulté à accepter cette mesure qui leur a été proposée et à laquelle, quoi qu’on en pense, ils n’ont pas pu dire non.
Dans notre travail, être capable d’entendre les critiques sans être démoli peut être très appréciable. Dans ce dessein, il est préférable d’avoir appris à renoncer à jouer le rôle de sauveur qui a pu nous attirer dans ce métier. Nous avons bien souvent à faire avec des personnes fracassées par l’existence : quoi que l’on fasse pour elles, elles ne nous doivent rien (même si nous pouvons recevoir beaucoup).

Tenter de rendre visible la contrainte implicite ou cachée

30Lorsque nous démarrons la prise en charge d’une famille, avant de nous lancer dans l’exploration du problème ou l’analyse de l’histoire familiale, nous avons recours à plusieurs procédés pour signifier à chacun que nous ne considérons pas la demande d’aide comme acquise.

Questionner la contrainte

31Inspirés par une supervision de Paule Lebbe-Berrier en 1992, nous avons en tête un questionnement qui a pour objectif de nous aider à ne pas surestimer l’accord par rapport au fait de venir consulter notre service.

32Parmi les différentes questions que nous pouvons poser, certaines concernent la place du référent :

  • Qu’imaginent-ils des attentes/souhaits du référent?
  • Quels messages ont-ils enregistré concernant la nécessité ou l’obligation de changer quoi ?
  • Ont-ils accepté cette mesure “plus libre” pour éviter pire ?
  • S’ils n’avaient pas signé le “contrat”, que pensent-ils qu’il serait arrivé ?
  • Ont-ils accepté la collaboration pour faire plaisir à l’envoyeur ? Pour ne pas le décevoir ? Pour le décharger d’un fardeau ?
D’autres concernent leurs attentes à notre égard :
  • « Ceux-ci, que vont-ils nous trouver ? »
  • « Vont-ils trouver (tout seuls) une solution à nos problèmes ? »
  • « Vont-ils nous aider à nous débarrasser d’autres ? »
  • « Vont-ils appartenir à notre réseau primaire (besoin de contacts) ? »
Et enfin nous explorons aussi quelques enjeux qui peuvent être présents dans la famille :
  • Cette mesure a-t-elle été instrumentée, souhaitée, acceptée par un membre de la famille dans le dessein d’obliger un autre à changer, de se débarrasser d’un autre ou de faire revenir quelqu’un ?

Questionner les mesures antérieures

33L’une des préoccupations d’Édith Tilmans-Ostyn (Seron & Tilmans-Ostyn, 2007) est de prendre du temps pour explorer les acquis obtenus et les déceptions éprouvées par ses clients dans leurs démarches auprès des thérapeutes précédents, et de les encourager à déposer ce feedback dans la relation avec la personne concernée. Comment le client a-t-il terminé le travail avec l’intervenant précédent ? Cette question dirige le début de l’exploration, avant même de se focaliser sur la plainte ou le problème à l’origine de la nouvelle démarche de consultation du patient.

34Il importe ainsi que nous nous rendions sensibles aux expériences négatives du passé vécues par nos clients au sein de leur famille, mais aussi à travers leurs contacts avec les institutions. Nous allons utiliser avec eux le cadre de travail actuel, essentiellement les entretiens au service ou au domicile des clients, comme laboratoire pour leur permettre de faire usage de leur droit protecteur de donner du feedback aux personnes qui leur ont manqué de respect. Il s’agit de les aider à nous donner un retour et à nous guider dans ce que nous construisons ensemble, de manière à pouvoir réajuster notre intervention lorsque cela s’avère nécessaire. Cette démarche est d’une importance particulière lorsque les familles nous sont adressées par une autorité : en effet, elles ne nous ont pas choisis comme confidents ou personnes ressources. Elles n’ont donc aucune raison de nous accorder d’emblée leur confiance.

35Toute expérience antérieure colore les relations thérapeutiques suivantes. Et comme c’est le cas dans certains milieux hospitaliers, les soignants sont parfois plus enclins à faire du diagnostic que du traitement basé notamment sur ce qui s’est avéré utile ou stérile par le passé. Le but n’est pas de chercher à identifier les intervenants précédents, ni de tenter de les changer, mais bien de rendre confiance à la personne de façon à ce qu’elle puisse nous guider dans ce qui est constructif pour elle. Nous tentons de faire en sorte qu’elle nous apprenne comment nous devons nous y prendre pour qu’elle se sente aidée et respectée. Sinon, si elle perçoit chez nous des indices qui lui rappellent des anciennes expériences éprouvantes, elle risque d’abandonner le travail car elle ne pourra rien faire de son ressenti paralysant.
Nous faisons ainsi le pari que mettre à jour la contrainte favorise aussi l’affiliation des personnes qui, dans la grande majorité des situations, ont le sentiment de ne jamais avoir eu le choix. Le fait qu’elles puissent sortir du « pseudo-consentement », exprimer leurs réticences et être entendues, peut constituer l’ébauche d’une relation qui va les surprendre et peut-être les apaiser.

Favoriser l’affiliation

Une confiance à gagner dans les deux sens

36Comment peut-on appréhender le processus d’affiliation, ou plutôt : qui doit s’affilier à qui ? Si nous nous posons la question de comment gagner la confiance de personnes qui ne nous ont pas choisis, nous devons aussi nous demander comment nous allons nous-mêmes parvenir à avoir un mouvement vers elles.

37Comment fait-on pour accompagner un père incestueux, une mère castratrice, un adolescent arrogant ? Comment collaborer avec quelqu’un qui fait tout pour qu’on le rejette ou pour nous décourager de lui poser la moindre question ? Peut-on arriver à créer l’alliance avec lui sur un aspect de sa personne, un intérêt que nous partageons ensemble et qui nous rapproche de lui ?

38Le défi est d’arriver à aimer nos patients. L’appréhension, l’antipathie et la peur nous empêchent d’entrer en relation. Très souvent, nous nous construisons un film qui nous empêche de nous mettre au travail pour aider cette personne à changer alors que c’est justement notre mandat.

39Nous pouvons y arriver plus aisément si nous parvenons à élaborer des hypothèses optimistes ou des hypothèses compassionnelles à leur égard. Et là, leur histoire de vie nous offre souvent un vivier pour nous connecter à l’enfant en souffrance à l’intérieur de l’adulte peu engageant, de l’agneau effrayé qui se cache derrière le masque du loup effrayant. Cette optique offre un autre éclairage à une question « provocatrice » posée par la thérapie brève : « Avons-nous besoin de connaître le passé des gens pour les aider à résoudre leurs problèmes actuels ? » Peut-être pas ! Mais c’est très aidant pour apprendre à les aimer et à découvrir combien ce qu’ils font peut représenter un mieux par rapport ce qu’ils ont reçu.

40Depuis que nous bénéficions de supervisions régulières de la part d’Édith Tilmans, nous avons acquis la conviction qu’un point central de notre intervention consiste à faire de notre relation « un laboratoire émotionnel », c’est-à-dire un endroit sécurisé où les personnes qui ont connu disqualification, violence, honte et secret, vont pouvoir expérimenter d’autres façons d’entrer en relation. Nous avons développé l’idée que l’intégration émotionnelle donne une tout autre dimension au changement. Cette exigence nous oblige également à nous connecter à ce que nous ressentons et à prendre le risque de nous détacher quelque peu de notre arsenal de techniques et stratégies, aussi utiles soient-elles.

Parler « vrai »

41Pour nous faire accepter par des parents qui ont fait l’objet d’un signalement, ou par un adolescent qui est envoyé chez nous par le juge, nous courons le risque de recourir plus ou moins inconsciemment à une stratégie qui consiste à amplifier les zones de consensus et à passer sous silence les sujets qui fâchent (ce que nous pressentons qui risque de susciter des résistances, de provoquer des désaccords ou de faire exploser le conflit, bref, de mettre la relation en danger). Si nous n’y prenons garde, nous pouvons alors entretenir avec les personnes une relation de dupe où chacun des protagonistes sait au fond de lui qu’elle manque de sincérité : le travailleur social tait certains problèmes pour préserver une relation thérapeutique qui n’existe pas ; les personnes font semblant d’accepter une prise en charge dont elles n’espèrent aucun apport de changement positif, dans le seul but d’éviter une autre mesure qu’elles imaginent pire encore.

42La grande question de l’intervention sous contrainte pourrait donc se résumer à ceci : « comment soigner le processus d’affiliation tout en étant capable d’énoncer les problèmes ? » ou comme cela : « comment dire ce qui doit changer tout en manifestant suffisamment de respect pour les personnes dont nous critiquons le comportement ? »

43Pour tenter de résoudre cette équation difficile, nous nous inspirons d’abord de l’école de Milan, et en particulier de Stefano Cirillo et ses collègues (1992) qui vont chercher à proposer aux parents maltraitants une hypothèse tri-générationnelle qui contient une description précise du problème (quel est le comportement inadéquat du parent et quelles en sont les conséquences sur l’enfant) en même temps qu’elle tente de répondre à la question de savoir en quoi ce comportement du parent est en lien avec ce qu’il a vécu en tant qu’enfant et ce qu’il vit en tant que conjoint aujourd’hui. En partant de l’idée que tout parent maltraitant est un enfant inachevé et un conjoint déçu, Cirillo tente de susciter chez le parent une motivation à regarder en face ses difficultés, son histoire souvent idéalisée, son besoin de réparation, pour devenir plus adéquat pour son ou ses enfants.

44Lorsqu’il nous est difficile de dire les problèmes aux parents, nous utilisons des formulations inspirées par Mugnier (2002) qui permettent de « dire l’indicible » aux parents qui ne sont pas adéquats.

  • À une maman arrivant au service en état d’ébriété :
    « Madame, que penseriez-vous de moi si je constatais que le problème de boisson que vous avez n’est pas encore réglé et que je ne vous en parlais pas ? Vous seriez en droit de vous dire que je n’ai vraiment aucune considération pour vous et votre rôle de mère puisque j’agis avec vous de la même façon si vous avez bu que si vous n’avez pas bu … »
  • à un adolescent qui a commis des abus sexuels sur ses petites sœurs et qui nie les faits:
    « Si je te laissais dire que tu n’as pas commis ces abus et que tes petites sœurs sont des menteuses, cela pourrait te laisser penser que je préfère penser que tu ne l’as pas fait parce qu’il serait alors plus facile pour moi de t’aider, et que par contre si tu l’as fait, alors tu es un monstre et je ne peux rien faire pour toi … »
À cette capacité d’énoncer les comportements inadéquats, qui nous a été insufflée par Cirillo et Mugnier, Édith Tilmans est venue ajouter une dimension importante en soulignant systématiquement le gain générationnel qui est en cours pour ne pas ajouter de la culpabilité là où il y en a déjà trop.

45L’idée d’Édith Tilmans, inspirée de la notion de script correcteur de John Byng-Hall (1995), c’est que derrière un comportement parental inadéquat qui nous choque, nous interpelle et nous déconcerte, il y a probablement la volonté chez le parent d’écrire une autre histoire que celle qu’il a connue.

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« Oui, la maman a abandonné ses deux filles lorsqu’elles étaient en bas âge, mais elle les a laissées à un père sur qui elles peuvent compter depuis toujours, ce qui n’est pas son cas puisqu’elle n’a connu que des abandons successifs. Ce qu’elle a reçu ne lui a pas permis d’être une mère comme on l’attend, mais c’est pour elle la meilleure façon d’être une mère que de faire cadeau d’un père adéquat à ses enfants, et c’est déjà beaucoup plus que ce qu’elle-même a reçu. »

47Dire les comportements inadéquats, leur donner un sens dans une perspective transgénérationnelle, humaniser les parents en allant à la rencontre de ce qu’ils ont traversé, écrire pour eux et les générations futures un récit « intelligible et acceptable » de ce qu’ils ont vécu, … : tels sont les principes fondateurs de notre travail d’aujourd’hui avec des familles qui ont fait l’objet d’un signalement.

48Ces objectifs de travail peuvent mener à de grands ou de petits changements ; ils ont, bien entendu, des limites. Dans la partie qui va suivre, nous nous proposons d’illustrer les mouvements d’intervention que nous tentons de mettre en place dans les situations où les enfants ont subi des traumatismes au sein de leur famille.

Aider les parents à changer : la question de la responsabilité

49Dans les situations où les parents ont imposé ou laissé imposer d’importants traumatismes à leurs enfants, la question de leur responsabilité dans les problèmes que ceux-ci peuvent développer peut sembler aller de soi aux yeux des professionnels. Pourtant, pour les personnes concernées, le lien entre leurs comportements, leurs choix, leur vécu, la manière dont ils ont investi leurs enfants et les cicatrices encore ouvertes que donnent à voir ceux-ci est loin d’être évident. Des parents peuvent se sentir injustement traités par des intervenants qui « psychologisent » tout et surévaluent la dimension familiale dans les problèmes manifestés par leur enfant, alors que les responsabilités institutionnelles et sociétales ne sont guère questionnées.

50Pour se ressaisir, les parents ont besoin que les intervenants psychosociaux leur posent des questions qui les motivent à réfléchir aux causes possibles de la faillite partielle de leur parentalité, qu’ils les éclairent en leur proposant des hypothèses sur les enchaînements douloureux des étapes de leur vie et qu’ils les guident dans la reprise de contrôle de la situation.

51Comme mouvement général d’intervention pour faciliter la reconnaissance des parents, nous proposons un cheminement progressif.

52Avec des parents se vivant en échec, nous veillons d’abord à leur permettre de se réconcilier avec eux-mêmes, d’aller à la rencontre de vieilles souffrances enfouies qui, le plus souvent, n’ont été reconnues par personne et qui interfèrent encore aujourd’hui dans l’établissement d’une relation nourrissante, protectrice et structurante avec leur enfant. Nous poursuivons sur leur vécu d’enfants malmenés et les promesses qu’ils se sont faites à eux-mêmes, à savoir offrir le meilleur possible à leurs enfants et les sentiments qui les accablent aujourd’hui parce qu’ils n’y parviennent pas.

53En présence des enfants le plus souvent, il s’agit de questionner les parents à propos de leur propre niveau de responsabilité :

  • par rapport aux erreurs du passé, aux choix posés par les adultes, qui se sont avérés préjudiciables au bon développement des enfants ;
  • dans les conflits ou coalitions dont les enfants se sont retrouvés otages ;
  • en lien avec le fait qu’un enfant (ou un adolescent) ait dû porter le désespoir de l’un de ses parents et qu’il se soit retrouvé parentifié.
Nous pensons utile d’interpeller de manière bienveillante les parents et de soutenir les enfants dans ce questionnement. En effet, la plupart d’entre eux ont tendance à prendre tout sur eux. « Si je ne posais pas tous ces problèmes à mes parents, ils seraient les gens les plus heureux du monde. Foutez leur la paix, je suis le seul responsable de mon comportement ». C’est seulement quand nous avons aidé ces parents à se renarcissiser, à récupérer une meilleure estime d’eux-mêmes que l’enfant peut commencer à s’ouvrir à ce qui a pu être difficile pour lui.

54La question de la reconnaissance des mauvais traitements infligés à un enfant par l’un de ses parents est toujours au cœur de nos réflexions cliniques. En effet, si l’auteur des faits nie avoir porté des coups ou en attribue la responsabilité à la victime, tout en minimisant l’impact potentiellement traumatique, sur quels problèmes allons-nous lui proposer de collaborer ? Pour pouvoir entretenir un minimum d’espoir de changement durable, il est nécessaire que le parent en cause (ainsi que l’autre parent insuffisamment protecteur) accepte de regarder son problème en face, d’en examiner les circonstances d’apparition, les causes possibles, ainsi que les moments où il arrive à prendre le contrôle sur ses comportements préjudiciables.

55

Le traitement de Madame Sori s’étale sur une longue période. Elle commence seulement à comprendre un peu son fonctionnement : passer du chaud au froid, du blanc au noir, de la grande proximité au rejet abrupt. Coline en a le tournis, elle n’arrive pas à suivre sa mère dans ses changements d’humeur et elle en est très affectée. Nous voyons un intérêt à expliquer à Coline de quoi souffre sa maman et les répercussions pénibles que cela entraîne pour elle. De plus, l’adolescente se demande si cette maladie est contagieuse ou se transmet de génération en génération. Est-elle vraiment à l’abri ? Madame Sori n’est pas encore en mesure d’expliquer à sa fille quel est le mal qui la ronge, elle remet tout sur le compte de la dépression. Il serait préférable que ce soit le médecin psychiatre qui le lui explique en notre présence et celle de sa maman. Cela nous permettrait de reprendre avec Coline le contenu des échanges et les questions qui surgiront par la suite.
Le docteur Samin est un homme ouvert et très soucieux de la qualité des relations que sa patiente entretient avec ses enfants. C’est vraiment l’homme qui convient pour expliquer à Coline comment fonctionnent les patients borderline, comment ce mal mystérieux s’attrape, avec quelles souffrances sa maman doit composer, quel traitement elle suit, quel est le pronostic au sujet de l’évolution de la maladie, quelles incidences il y a pour la qualité de la relation avec sa mère.
Le docteur Samin nous accueille dans son cabinet. Avant que qui que ce soit n’ait eu le temps de contextualiser la réunion d’aujourd’hui, Madame Sori prend solennellement la parole et sur un ton très sérieux fait une déclaration à sa fille :
« Je suis en thérapie depuis 2 ans. J’ai fait un déni complet par rapport aux abus que tu as subis, Coline. J’en ai pris conscience. J’ai beaucoup caché au CLIF et au docteur Samin. Je ne pouvais pas admettre qu’un papa que j’idolâtrais ait fait ça à ma fille, à sa petite-fille. J’ai eu du mal à avouer à ma fille que je la croyais. Aujourd’hui, je veux le faire et te demander pardon. J’ai eu un déclic. Je me sens toujours très fragile, mais je continue à me battre. J’ai découvert dans la chambre de Coline un journal où elle avait écrit des détails sur Nono, des choses qu’elle avait déjà dites à son frère aîné. Je n’en ai jamais parlé chez vous parce que c’était condamner mon père d’emblée. J’ai aussi trouvé une photo de ma famille où Coline avait griffonné le visage de Nono.
Grâce à ton courage, Coline, et à la force que tu as eue d’en parler, Nono n’a pas eu le temps d’aller plus loin que des attouchements et c’est déjà très grave. Petite, Coline mentait beaucoup. Je lui disais : « si un jour, il t’arrive quelque chose, personne ne te croira ! » Mais quand elle m’a confié ce que Nono lui avait fait, j’ai tout de suite vu dans son regard : oui, elle dit vrai. Mais je n’en ai rien fait parce que j’étais dans le déni. Aujourd’hui, j’en suis sortie et j’ai décidé de porter plainte. J’ai besoin que ma fille puisse se soigner, se reconstruire, retrouver confiance en moi. Je veux qu’elle sache que j’ai toujours pensé à elle, même si je n’étais pas toujours là pour elle. Ce n’est pas que je ne t’aimais plus, Coline, mais je n’avais plus la force.
J’ai la trouille au ventre. Mon père a toujours été un bon père pour moi, un homme très prude. Ce que je vais entreprendre va détruire une famille, mais tu n’y es pour rien. C’est sa faute à lui, il n’avait pas le droit de faire ça. Avec mon compagnon, nous parlons beaucoup, il insiste pour que je réfléchisse encore avant de déposer une plainte.
Pendant 2 ans, j’ai eu un papa, une maman et mon frère adoptif qui ont fait régulièrement de longs déplacements pour venir me soutenir dans les hôpitaux. Je viens encore de passer les fêtes avec eux. Mon père est un homme très imposant. Il a obligé Coline à s’asseoir sur ses genoux et à devenir son esclave. Je m’en veux énormément de ne m’être aperçue de rien, de ne pas avoir pu te protéger. Je te comprends : avec les crises que je faisais, tu n’avais pas beaucoup de raisons de me faire confiance et de venir te confier à moi. Je vais poursuivre ma thérapie et mes efforts pour changer afin de regagner ta confiance. Ainsi, tu n’auras plus besoin de te réfugier dans une carapace, tu as le droit d’être heureuse ! »
Dans cette situation, la maman a effectué un travail thérapeutique d’envergure, non pas avec notre service, mais avec son psychiatre. Pendant cette période où elle n’était plus en mesure de collaborer avec nous, nous avons continué notre travail avec Coline pour la soutenir par rapport aux abus sexuels subis, mais aussi au rejet dont elle était victime de la part de sa maman. Même si la maman avait rompu le contact avec sa fille et avec notre service, nous avons continué à lui écrire pour lui signifier l’attachement indéfectible de sa fille, les difficultés de celle-ci et les questions qu’elle se posait. Elle a partagé nos écrits avec son psychiatre et cela a jeté les ponts d’une collaboration : nous communiquions à propos des besoins de Coline, et la maman travaillait ces dimensions avec une personne extérieure en qui elle avait toute confiance.

56Nous avons choisi cet exemple pour illustrer un dernier aspect de notre travail. Le travail sous contrainte peut obliger les personnes à faire face à leurs failles et leurs échecs à un moment qui est dicté par les circonstances plutôt que par leur propre rythme. Être dans le déni des problèmes est un mouvement autoprotecteur qui les préserve de sombrer totalement. Paradoxalement, il est plus facile de demander de l’aide lorsque l’on se sent suffisamment fort que lorsqu’on est très fragile.
C’est pourquoi dans des situations aussi difficiles, nous ne devons pas attendre des changements rapides, spectaculaires, qui interviendraient dans le décours immédiat de nos entretiens ou de nos interventions. Il nous arrive ainsi souvent d’avoir l’impression de questionner dans le vide, de ne trouver aucun écho à nos propos. Pourtant, à l’intérieur de la personne, il arrive que des choses changent à notre insu. Et puis parfois, nous vivons ce moment de grande émotion où, sans que nous ne devions plus questionner, un parent donne à son enfant les réponses à toutes ses questions alors que nous n’imaginions même pas qu’il les avait entendues.

Conclusion

57Dans cet article, nous avons voulu esquisser quelques lignes de force qui fondent notre intervention aujourd’hui. Nous aurions pu en dire tout autant sur les limites de notre travail, nos renoncements forcés, la réorientation vers des objectifs plus modestes, le soutien individuel aux enfants lorsque nous n’arrivons pas à mobiliser les parents vers un changement, la mise en place de groupes de soutien pour les enfants autour d’une problématique partagée, la mobilisation du réseau pour tenter d’accorder nos pratiques d’une manière plus satisfaisante, ou encore l’accompagnement de la famille vers une séparation provisoire entre enfants et parents, … autant de perspectives qui s’éloignent de notre raison d’être fondamentale et qui nécessitent un processus de deuil tant pour la famille que pour nous-mêmes.

Références

  • BYNG-HALL J. (1995) : Rewriting Family Scripts: Improvisation and Systems Change. The Guilford Press, New York.
  • CIRILLO S. & DI BLASIO P. (1992) : La famille maltraitante. ESF, Paris.
  • MUGNIER J.-P. (2002) : Les stratégies de l’indifférence, suivi de la prise en charge de l’enfant victime d’abus sexuels et de sa famille. ESF, Paris.
  • SERON C. & TILMANS-OSTYN E. (2007) : La relation thérapeutique comme laboratoire du don, du pardon et de la réparation. In SERON C. (éd.) : Don, pardon et réparation - Comment résilier un contrat avec la souffrance. Fabert, Paris.
  • SERON C. & WITTEZAELE J.-J. (1991) : Aide ou contrôle - L’intervention thérapeutique sous contrainte. De Boeck, Bruxelles.

Mots-clés éditeurs : mandat, responsabilisation, maltraitance, thérapie brève, script correctif, contrainte

Date de mise en ligne : 02/06/2011

https://doi.org/10.3917/ctf.046.0047

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