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Article de revue

Thérapie de groupe systémique en oncologie: faire face à la crise relationnelle

Pages 239 à 259

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Pierre Asselin, Jean-Pierre Gagnier, Suzanne Mongeau et Johanne Poitras d’avoir généreusement accepté de lire et commenter ce texte avant publication.
  • [2]
    Docteur en psychologie, Centre Intégré de cancérologie en Montérégie, Canada.
  • [3]
    Travailleuse sociale, thérapeute conjugale et familiale, Centre Intégré de cancérologie en Montérégie, Canada.
  • [4]
    Ce concept caractérise les personnes selon leur degré de fusion ou de différenciation de leur fonctionnement émotif et de leur fonctionnement intellectuel. Cette caractéristique est si universelle qu’elle peut être utilisée pour ranger tous les êtres humains selon un même continuum. » (Bowen, 1978-1984).

Introduction

1Les personnes atteintes de cancer témoignent du désarroi que suscite l’arrivée de la maladie dans leur vie. Le diagnostic de cancer bouscule le quotidien des personnes atteintes, les confrontant, entre autres, à une période de grande incertitude. Dès ce moment, les points de repères familiers sont perdus et l’inconnu s’installe. Même la façon de se relier les uns aux autres est remise en question et un malaise apparaît souvent autour de ce qu’il est permis de dire, de demander, ou d’attendre entre les patients et les proches.

2L’expérience de la maladie, telle que le cancer, peut donc parfois propulser les personnes atteintes et leurs proches dans une crise relationnelle (Duhamel, 2007; Gagnier et Roy, 2006, 2009). Ainsi, avec les changements liés à la maladie, tels que la capacité à assumer les rôles habituels ou la perte d’autonomie face aux proches, les patients et ceux-ci sont amenés à remettre en question leurs modes de fonctionnement habituels. Ces changements ont aussi un impact sur les réactions des proches qui tentent de s’y adapter ou de préserver le fonctionnement perçu comme satisfaisant avant la maladie. Combien de ces personnes ont exprimé leur difficulté à accepter de recevoir des soins de leurs proches alors qu’ils assument normalement ce rôle? Combien disent vivre avec tension le rapprochement familial provoqué par le diagnostic après une vie passée à tenter d’établir des frontières sécurisantes avec leur famille d’origine.

3La maladie induit, selon Murray Bowen (1978), une onde de choc au sein du système familial. Ceci peut entraîner une remise en question des règles familiales établies et répétées, entre autres, au-delà de la famille d’origine. C’est un temps de crise qui déclenche une réflexion sur les enjeux liés à la différenciation [ 4] et qui ouvre la possibilité d’un réaménagement des liens permettant ainsi de s’écarter des répétitions intergénérationnelles.

4À titre de cliniciennes oeuvrant dans le service d’oncologie d’un centre hospitalier, nous avons donc souhaité développer une intervention psychothérapeutique aidant les personnes atteintes de cancer à mieux composer avec la crise et les enjeux de relation et de différenciation qui apparaissent. Nous avons choisi une approche de groupe et le modèle théorique systémique pour soutenir les personnes atteintes et leurs proches dans leur quête de nouvelles façons de se relier les unes aux autres.
Dans ce texte, nous élaborerons dans un premier temps le cadre de l’intervention mise en place avec les personnes atteintes et les membres signifiants de leur vie. Dans un second temps, nous préciserons les raisons qui nous ont conduites à privilégier l’approche systémique et l’intervention de groupe. Nous décrirons ensuite les thèmes abordés durant chaque rencontre en éclairant les aspects théoriques par le recours à des vignettes cliniques.

Le cadre

5L’intervention systémique de groupe est offerte à tous les patients en oncologie et leurs proches, individuellement ou ensemble. Certains proches de personnes atteintes ont ainsi fait le choix d’assister au groupe malgré l’absence du patient atteint de cancer, de même que certains patients participent au groupe sans être accompagnés par un membre de leur réseau. Les patients sont informés de la tenue du groupe par tous les membres de l’équipe d’oncologie, en particulier par les infirmières qui ont un lien étroit avec eux et par les bénévoles. Ils peuvent s’inscrire sans évaluation préalable. L’intervention s’échelonne sur six rencontres de quatre-vingt-dix minutes et est habituellement offerte à un maximum de six à huit personnes à la fois. Ce nombre restreint de participants permet aux deux animatrices (une travailleuse sociale et une psychologue) d’accorder un temps suffisant à chacun pour explorer leur histoire singulière.

6Chaque séance est consacrée à l’exploration d’un thème particulier visant à cerner la structure et la nature des liens et à mieux comprendre le terrain émotionnel, relationnel et le contexte dans lequel la maladie est apparue. Cette organisation autour de thèmes agit par ailleurs comme contenant dans le contexte anxiogène de la confrontation à la maladie et comme condition structurelle favorable aux échanges menés dans le groupe. Des outils de travail sont utilisés pour faciliter l’exploration de ces thèmes avec les patients. Les animatrices travaillent en groupe avec chaque individu tour à tour au sujet du thème de la rencontre et guident les échanges qui en découlent. Le rôle des animatrices est de proposer les exercices, de poser des questions pertinentes au thème et d’offrir des pistes de réflexion pour chacun selon l’histoire qui émerge, en respectant son souhait de parler ou non. Elles sont soucieuses par ailleurs de mesurer l’intensité des retombées de ce qui est discuté en permettant au début des rencontres de faire un retour sur les réflexions de chacun entre les séances. Dès la formation du groupe les intervenantes précisent les règles de fonctionnement et commentent la question de ce qui doit être dévoilé au groupe. Bien que les animatrices puissent, lors des exercices, inviter parfois les participants à parler, et ce, évidemment sans les contraindre aucunement, nous insistons sur le fait qu’à tout moment, chacun peut décider de garder privé des éléments de vie.

L’approche systémique

7L’approche systémique est une approche globale qui tente de saisir un phénomène ou symptôme dans sa complexité en le situant dans son contexte. Elle s’intéresse aux conduites et réactions des individus non seulement comme résultantes d’un phénomène intrapsychique mais aussi comme liées au contexte relationnel dans lequel ils évoluent. Ainsi, les règles et modes de fonctionnement au sein du système relationnel se construisent à partir des interactions des individus qui constituent ce même système, chacun mettant à l’avant, dans la relation avec l’autre, des finalités individuelles évoluant dans le temps. Les symptômes peuvent ainsi être compris comme étant des signaux de malaise à la fois de l’individu et du système relationnel, et à l’intersection de ce qui se joue entre l’individu et son contexte (Elkaïm, 1989, 1995). Dans cet écrit, nous parlons de symptôme pour faire référence à l’ensemble des comportements et réactions des individus et non pour parler de la maladie du cancer.

8La maladie, comme l’exprime Salvador Minuchin (Minuchin et al., 1978), est « un défi à notre expérience quotidienne ». L’approche systémique offre une porte d’entrée particulière pour aider les personnes atteintes à comprendre ce que la maladie provoque comme tensions et changements dans leurs relations. La structure familiale et celle du réseau primaire élargi font l’objet d’une désorganisation (plus ou moins contenue ou exprimée) des modes de relation établis antérieurement. Ce phénomène est souvent vécu avec angoisse par les patients et leurs proches. Par l’exploration des liens et des règles familiales, les personnes atteintes et leurs proches peuvent donner sens aux tensions relationnelles et aux remises en question vécues suite à l’annonce du diagnostic ou en cours de traitement, et ainsi réfléchir aux choix et stratégies qui s’offrent à eux pour mieux composer avec ces changements. L’approche systémique vise aussi à mieux cerner les réactions ou comportements de chacun dans le contexte de la maladie et du système familial et à faire ressortir l’aspect adaptatif de certains symptômes au sein du système. Ainsi, un regard systémique sur le développement d’une phobie scolaire chez l’enfant d’un parent malade peut interroger l’utilité de ce symptôme pour l’enfant qui cherche peut-être à rester proche et à prendre soin de son parent malade. Construire des hypothèses sur le sens et la fonction du symptôme et des réactions des patients et/ou de leurs proches dans le contexte du système mis en crise par la maladie, permet d’intervenir et de soutenir un assouplissement essentiel à une meilleure adaptation et à un apaisement de l’angoisse.

9Pour le patient et les proches, le désir de trouver un sens aux expériences affectives et relationnelles qui apparaissent lorsqu’une crise telle que la maladie survient est intense. Ainsi, le groupe d’approche systémique vise aussi à aider le patient et ses proches à comprendre la crise dans le contexte spécifique du patient et de sa famille. Cependant, nous précisons dès la première rencontre du groupe que cette exploration du contexte relationnel dans lequel les personnes évoluent ne suggère aucunement qu’un lien de cause à effet simple existe entre le cancer et les relations ou tensions du patient avec les membres de son réseau ; nous comprenons le cancer comme une maladie multidimensionnelle et il est difficile d’isoler des causes spécifiques pour saisir cette maladie malgré les nombreuses recherches menées à ce sujet (Servan-Schreiber, 2007; Stewart & Kleihues, 2003). Même si plusieurs recherches récentes et validées indiquent que la diminution du stress et l’adoption de saines habitudes de vie auraient des effets positifs appréciables sur le système immunitaire, méfions-nous de l’idée selon laquelle il suffirait de puiser en soi, de vouloir guérir et de pacifier sa vie pour survivre à un cancer. Tant mieux si le cheminement intérieur et la guérison de l’âme font naître l’espoir, la mobilisation et un mieux être global chez certains patients (Gagnier & Roy, 2006). Le fait d’énoncer cette prise de position permet souvent aux patients et à leurs proches de clarifier les agendas de guérison qui reposent sur ce travail sur soi et sur ses relations, de les aider à composer avec l’impuissance et la perte de sens vécue face à la maladie et de travailler à trouver l’équilibre souhaité entre préserver ou modifier certains liens tout en revendiquant un espace d’autonomie souvent ressenti comme essentiel durant la maladie. L’objectif de l’intervention est de tenter de saisir les réactions des uns et des autres durant la crise de la maladie et de faciliter les changements qui s’imposent et ce, en les éclairant de leur contexte : quelles sont les règles qui existaient au sein des systèmes avant la maladie? Comment ces règles sont-elles bousculées par la maladie? Et que signifient les changements pour les uns et les autres dans ce contexte?
De plus, nous croyons que de soutenir l’adaptation du patient et de ses proches aux changements inévitablement mis en branle par la maladie, facilite la traversée des transitions. Lorsque par exemple, l’épisode de soin est terminé, et qu’ainsi survient le moment du retour à la vie quotidienne, le patient et ses proches pourront profiter des acquis d’expérience et de solidarisation pour migrer du réseau médical vers le réseau familial et social.

L’approche de groupe

10L’objectif de l’intervention de groupe telle que nous l’avons mise en pratique était d’utiliser les forces du processus de groupe pour faciliter le travail spécifique de chacun dans son système familial et social. La validation et le renforcement mutuels qui prennent place entre les participants sont des aspects importants du groupe, qui potentialisent le cheminement individuel des participants et qui facilitent l’assouplissement des tensions individuelles face au changement. Par exemple, la difficulté d’individuation est souvent apparue comme un thème commun aux participants. En effet, la crise de la maladie active fréquemment des enjeux de différenciation soit qu’elle amplifie le besoin d’exister pour soi, ou paradoxalement, le besoin de fusion. Ainsi, nous avons pu observer le pouvoir du groupe pour stimuler le processus de différenciation, les uns et les autres se renforçant mutuellement dans leur tentative de se démarquer par de nouveaux comportements, même lorsque ceux-ci bousculent les règles établies au sein du système familial. En résumé, le groupe permet aux participants d’être en contact avec des réactions éloignées de leurs propres stratégies, ce qui stimule le processus de différenciation souvent déjà amorcé. Selon Murray Bowen, le plus grand avantage de la thérapie de groupe est le fait qu’elle puisse être utilisée pour un travail thérapeutique à court terme. Aussi, « dans les années 1990, John Rolland, l’un des pionniers de la thérapie familiale médicale, préconise le regroupement de familles vivant des maladies différentes mais avec le même type d’exigences psychosociale… L’intérêt du modèle systémique de santé et de maladie de Rolland est d’insister sur les adaptations réciproques entre la maladie avec ses caractéristiques psychosociales singulières, le patient avec son histoire et son organisation psychique, et la famille avec ses propres processus intergénérationnels, son fonctionnement actuel et son système de croyance… » (Cook-Darzen, 2007)

11De plus, le groupe constitue un terrain relationnel où chacun rejoue ses propres règles familiales tout en offrant la possibilité qu’elles se modifient ou s’assouplissent. Ainsi, il offre un milieu propice pour pratiquer le changement, entre autres, celui d’assumer son unicité tout en appartenant au groupe. Et enfin, grâce aux réflexions et expériences relationnelles qui s’inscrivent entre tous ses membres, un sentiment de solidarité se crée. Ceci a pour effet de faciliter et soutenir le travail singulier de chacun dans la période de changement que traversent tous ceux qui appartiennent à un réseau familial bousculé par la maladie.

12L’intensité du processus de groupe dans lequel se revivent les enjeux relationnels des participants nécessite par ailleurs un cadre clair et sécurisant. C’est pourquoi, nous choisissons de travailler autour de thèmes spécifiques en offrant un contenant, celui d’outils pratiques qui guident le travail individuel à chaque rencontre. Ceci rassure les participants souvent habités par la peur du débordement affectif que pourrait déclencher le travail en groupe. L’exemple qui suit en témoigne.

13L’approche de groupe a été bénéfique pour Jacqueline, une jeune patiente de 27 ans, atteinte d’un cancer du sein, qui se présente avec sa mère Madeleine. Jacqueline nous avise dès la première rencontre qu’elle ne parlera pas. Nous l’avons donc accueillie en lui proposant de participer en silence tout en travaillant sur les exercices. Nous nous questionnons alors sur la loyauté invisible qui empêche Jacqueline de parler librement en présence de sa mère et sur les motifs de changement qui l’amènent malgré tout à participer au groupe. Graduellement, en travaillant l’élaboration de son propre génogramme et en écoutant sa mère raconter son histoire familiale, Jacqueline commence à s’ouvrir sur sa difficulté à se séparer de ses parents. C’est tout d’abord en parlant de la manière dont la maladie l’a contrainte à retourner habiter chez eux, qu’elle élabore sur maintes tentatives de départ de chez ses parents avant la maladie. Les conflits entre elle et son père l’aidaient à s’éloigner alors que son désir de prendre soin de sa mère la ramenait sous des prétextes de soucis financiers ou d’attaques d’anxiété incontrôlables.

14Au cours des rencontres, les questions et expériences similaires partagées par d’autres participants facilitent pour Jacqueline son travail de séparation de ses parents et allègent son sentiment de culpabilité à l’idée « d’abandonner » sa mère. Ainsi, Jacqueline écoute attentivement les propos de Geneviève, une autre participante, qui nous parle de ses efforts de longue date et avec un soutien psychologique, de se séparer de son père déprimé et lâcher prise sur le besoin de l’encourager constamment. Cette distance protectrice conquise par Geneviève avec son père, validée et renforcée par les animatrices et les autres participants, est aussi celle recherchée par Jacqueline. Celle-ci intègre donc graduellement le droit à ce même espace et évolue enfin vers sa propre autonomie par rapport à sa mère.

15Grâce aux révélations d’une autre patiente qui a grandi avec un parent alcoolique, Jacqueline nous parle de son secret familial, celui du père colérique qui boit trop et de qui elle pense devoir protéger sa mère en restant là, entre les deux. Avec les encouragements bienveillants de sa mère et ceux des participants du groupe eux-mêmes aux prises avec des enjeux de différenciation, elle apprivoise avec délicatesse les enjeux de son désir d’autonomie et réalise les ressources de sa mère qui compose très bien avec les emportements de son père. À la dernière rencontre, Jacqueline nous annonce qu’elle déménage de chez ses parents et sa mère lui exprime tendrement : « je suis heureuse de te voir faire ta vie, et moi la mienne ». Cette mère a aussi saisi au sein du groupe le sens des choix que sa fille tentait de faire, ce qui les a rendus moins tragiques pour elle-même comme mère.
Pour Jacqueline et sa mère, le dialogue avec les autres participants a contribué à identifier leurs enjeux communs comme celui de devoir prendre soin et protéger, même au prix du bien-être individuel. De plus, le secret familial de l’alcoolisme du père a été dévoilé grâce à une autre participante qui avait elle-même connu ce problème.

Un regard sur l’histoire familiale

16Murray Bowen (1978) a développé une conception des systèmes familiaux à partir de diagrammes tri-générationnels annotés et nommés génogrammes. Il a ainsi contribué à mettre en relief la manière dont les problèmes et symptômes peuvent être des tentatives d’adaptation à un moment particulier de la vie.

17Selon McGoldrick & Gerson (1990) qui ont formalisé la pensée de Murray Bowen, le génogramme est une illustration graphique de la famille qui permet d’obtenir une image rapide de la complexité des liens. Le génogramme offre un moyen simple de saisir l’histoire de la famille nucléaire et de la famille d’origine en mettant en évidence les relations entre les diverses personnes qui les composent. Il permet d’appréhender une riche source d’hypothèses qui relient un problème clinique au contexte individuel familial et social et de faire en sorte que la maladie ne soit plus uniquement considérée comme un simple corps à réparer; au contraire, le génogramme permet de récupérer le sens global de l’expérience de la maladie, une personne à soigner (Onnis, 1989). Par exemple, il fait ressortir les transmissions intergénérationnelles, les phénomènes de répétitions, et les règles familiales sous-jacentes aux frontières et aux alliances au sein de la famille. McGoldrick & Gerson (1990) définissent six composantes, reliées les unes aux autres, qui constituent les différents angles de prise du génogramme : la structure familiale, les cycles de vie, les modèles répétitifs, le fonctionnement familial, les modèles relationnels et les triangles, l’équilibre et les déséquilibres familiaux.

18La première rencontre du groupe est donc vouée à l’élaboration du génogramme avec chaque participant. Lorsque plusieurs personnes d’une même famille sont présentes, chacune est invitée à faire son génogramme selon son expérience personnelle du vécu de sa famille. Les informations recueillies grâce à cet outil précieux seront utilisées tout au cours des rencontres pour décrire l’histoire du patient et de ses proches et comprendre le contexte relationnel dans lequel la maladie s’inscrit. Les participants construisent donc leur génogramme avec l’aide des animatrices et grâce aux outils explicatifs fournis. Ils sont ensuite invités à décrire leur histoire familiale dans leurs propres mots et en respectant leur choix de ce qu’ils désirent livrer ou non.

19Le génogramme permet de prendre en compte les évènements marquants (décès, naissances, accidents, maladies) de l’histoire de la personne et de sa famille d’origine. Ceux-ci peuvent être mis en relation avec la façon dont est vécue la maladie. Ainsi, l’utilisation de cet outil clinique permettra tout au long des rencontres d’apporter des clarifications aux difficultés rapportées à partir des hypothèses alors élaborées. En quoi les difficultés singulières de chacun dans la maladie sont-elles reliées à leur histoire? Peuvent-ils se défaire de rôles établis ou de certaines règles afin de mieux préserver leur énergie pour composer avec les changements provoqués par la maladie?

20Julie, en rémission d’un cancer du sein, nous décrit son histoire. Sa mère décède à sa naissance, son père se remarie assez rapidement à la cousine de sa mère et peu est dit par la suite sur le décès. Le lien de parenté entre la mère de Julie et la nouvelle épouse de son père est connu de tous mais reste un sujet tabou dans la famille et dans la petite communauté. Julie apprend vite que le silence doit protéger les secrets de famille et taire les pertes douloureuses. Le lien avec sa belle-mère sera donc, pour Julie, vécu dans l’ambivalence. Tiraillée entre deux sentiments contradictoires, elle tente de protéger la place affective de sa mère biologique d’une part, et de reconnaître la générosité de sa belle-mère envers elle ainsi que son besoin d’une mère, d’autre part.
En réfléchissant à ces évènements marquants de son histoire, Julie comprend mieux sa difficulté à nommer la souffrance associée à la maladie qu’elle traite comme un nouveau secret à ne pas divulguer. Elle prend conscience aussi de la tristesse qu’elle ressent face au besoin de se faire materner dont elle se coupe constamment, répétant ainsi son lien distant avec sa belle-mère par loyauté envers sa mère biologique. Elle dit aussi mieux saisir sa tendance à repousser tout le soutien offert au cours de la maladie par son mari et ses fils. Touchée par sa loyauté à la règle familiale de taire les pertes et envers sa mère biologique à qui elle attribue seule le droit de la materner, elle peut maintenant trouver un sens à ses réactions affectives et relationnelles à la maladie. Cette compréhension sera un point de départ pour que Julie apprenne que ses besoins d’affection et de soutien, validés comme légitimes, n’ont pas à être vécus comme une menace envers son lien de loyauté envers sa mère biologique et sa mère d’adoption.

La cohésion familiale et l’adaptabilité

21Au cours des deux rencontres suivantes, les participants sont invités à décrire la structure familiale que nous explorons selon les deux dimensions du modèle d’Olson et al. (1979), soit celles de l’adaptabilité et de la cohésion.

22L’adaptabilité est définie comme étant la capacité d’un système familial ou conjugal à changer sa structure de pouvoir, ses rôles, et ses règles, en réponse à des stress développementaux ou situationnels. Sur l’axe de l’adaptabilité, une famille peut se situer entre deux positions extrêmes allant du rigide au chaotique, selon la rigidité ou la souplesse avec laquelle les liens sont organisés autour, entre autres, des règles familiales, des rôles ou du processus de prise de décision. Cette structure familiale aura d’ailleurs un impact sur sa capacité à se réorganiser avec plus ou moins de flexibilité autour du changement (étapes de vie de la famille, évènements marquants). Ainsi, avec l’arrivée de la maladie qui bouscule la façon habituelle de s’organiser, les patients et leurs proches sont amenés à réfléchir à la manière dont le contexte familial d’origine ainsi que celui de la famille actuelle influencent les réactions de chacun (opposition rigide ou réorganisation flexible).

23Jeanne nous parle de son expérience familiale qu’elle caractérise comme plutôt rigide selon les critères du modèle d’Olson. Les rôles familiaux de chacun des membres étaient déterminés par le rang dans la fratrie et le sexe. Ainsi, étant l’aînée, elle devait prendre soin de ses frères et sœurs cadets et, plus tard, assumer le rôle de « bâton de vieillesse » pour ses parents. Ses frères avaient reçu le rôle de pourvoyeurs et contribuaient au fonctionnement de la ferme familiale, alors que ses sœurs faisaient le ménage ou gardaient des enfants dans d’autres familles. Malgré les compétences ou intérêts divergents de chacun, les rôles attribués étaient tenus fermement. Jeanne a d’ailleurs fait preuve d’une grande loyauté envers ces règles de fonctionnement familial, jusqu’au décès de ses parents dont elle avait pris soin.

24Elle se marie tardivement à un agent de voyage, cadet d’une fratrie de quatre et qui, venant d’une famille plutôt flexible, n’a que faire des rôles ou règles établies; d’ailleurs, depuis longtemps, celui-ci s’emporte quand Jeanne manifeste une difficulté à laisser aller certaines responsabilités, en particulier face à sa fratrie. Jeanne nous exprime qu’étant malade et souffrant de beaucoup de fatigue, elle se sent tiraillée entre son désir de maintenir son rôle habituel d’aidante auprès de sa fratrie et celui, encouragé par son mari, de penser à elle. Elle ressent la tension de ses frères et sœurs devant une aînée qui, dans leur vision, ne tient plus la fonction attendue. C’est en explorant la structure familiale que Jeanne donne sens à ses difficultés et réfléchit à la manière de parler avec sa fratrie de la tension engendrée par sa tentative de se différencier des rôles établis. Elle peut aussi comprendre et vivre plus sereinement autant les pressions de sa fratrie que celles opposées de son mari face à ses responsabilités de sœur aînée. Elle est par ailleurs sensibilisée par une participante du groupe, au danger que son mari soit perçu comme le « méchant » ou « l’empêcheur » d’assumer des rôles familiaux habituels, ce qui pourrait étonnamment amplifier sa propre tendance à se rallier à sa fratrie.

25La cohésion familiale selon le modèle d’Olson se définit comme la résultante du lien émotionnel qui relie les membres de la famille et le degré d’autonomie permis pour chacun. Ainsi, les liens familiaux peuvent être qualifiés entre deux extrêmes : des relations enchevêtrées, très proches, qui offrent beaucoup de soutien mais laissent peu de place à l’autonomie, et des relations désengagées qui offrent peu de soutien, mais favorisent une grande autonomie des membres de la famille distants les uns des autres. Les concepts de frontières familiales, d’indépendance, de coalitions parents-enfants sont discutés pour aider chacun des participants à se situer sur cette dimension. Le thème de la différenciation si chère à Murray Bowen est repris par le biais du travail sur la dimension de la cohésion.

26L’arrivée de la maladie peut affecter le degré de cohésion des liens tout comme celui-ci peut aussi influencer la façon dont le patient et ses proches réagissent à la maladie. Ainsi, de nombreux patients décrivent les tensions familiales causées par leur besoin de ré-évaluer leurs priorités suite à la maladie et d’apprendre à « vivre pour soi ». Pourrait-on qualifier ces tensions de crise de différenciation? À l’opposé, nos patients venant de familles plutôt désengagées nomment parfois leur désarroi face aux attentes déçues de recevoir des manifestations d’amour et des offres de soutien de la part de leurs proches.

27Françoise est référée au groupe par sa thérapeute individuelle qui la rencontre pour des symptômes dépressifs depuis le début de ses traitements de chimiothérapie. Elle a travaillé en thérapie la capacité à se créer un réseau de soutien qui réponde à ses besoins pratiques et affectifs car ses liens familiaux sont distants. Elle verbalise sa souffrance face au manque de contacts chaleureux, sécurisants et aux besoins apparus de façon plus pressante depuis l’arrivée de la maladie. Avant son diagnostic, Françoise travaillait comme cadre dans une grande compagnie en technologie informatique et était peu préoccupée par son réseau social limité.
Avec la construction de son génogramme dans le groupe, Françoise commence à donner sens au développement des liens familiaux distants qui avaient pour fonction de protéger chacun des membres, mais en particulier ses parents, de la douleur de la perte. Elle se rappelle la dépression et le retrait affectif qu’elle sentait chez sa mère. Celle-ci avait perdu son premier fils « François » à la naissance, ce qui semblait avoir restreint sa capacité à s’investir dans ses enfants nés par la suite, même dans la petite « Françoise » de remplacement née 18 mois plus tard. D’ailleurs, Françoise réalise pour la première fois que le sentiment ancien de son incapacité à être satisfaisante pour ses parents est lié à son histoire de vie. Comment pouvait-elle l’être alors qu’elle ne pourrait jamais réellement remplacer son frère François? C’est grâce à l’élaboration de son histoire que Françoise apprend à mieux vivre avec la difficile nouvelle proximité de sa famille dans la maladie, tout en validant ses besoins affectifs légitimes qu’elle peut combler en se tournant vers d’autres personnes de son entourage. De plus, Françoise est touchée par le fait que le cancer, maladie qui signifie pour plusieurs le danger de mort, lui permette de revenir sur des sentiments de perte et de peur présents dans sa famille d’origine.

L’éthique relationnelle et la dette : un éclairage sur la difficulté d’offrir et de demander

28Au cours de nos nombreux contacts avec les patients, les thèmes de la culpabilité et de la difficulté de demander ou/et de recevoir sont apparus comme des enjeux fréquemment éveillés par la maladie. C’est pourquoi nous avons tenté, à travers le groupe, d’aider les patients et leurs proches à mieux cerner ces difficultés, à en comprendre le sens en lien avec leur contexte familial afin de pouvoir vivre des échanges relationnels (donner et recevoir) plus satisfaisants. À cet égard, une participante d’un groupe nous a d’ailleurs témoigné que les discussions sur l’éthique relationnelle et sur le sentiment de dette avaient été une expérience marquante pour elle car elle avait pu se libérer d’une responsabilité qui lui semblait ne plus lui appartenir, celle de devoir satisfaire les besoins toujours inassouvis de sa mère. Ce thème important est donc au centre de la quatrième rencontre du groupe.

29Notre inspiration sur la notion d’éthique relationnelle nous vient principalement des travaux d’Ivan Boszormenyi-Nagy (1986) et de son modèle appelé la thérapie contextuelle. Ce modèle préconise que le principe de l’équité est central à toute relation à l’intérieur de laquelle chacun a la responsabilité de satisfaire de façon raisonnable et réaliste les besoins de l’autre (Michard, 2005).

30Cette capacité de répondre aux besoins de l’autre crée un sentiment de fiabilité, de justice et d’équité dans la relation. La réciprocité est essentielle à l’équité : celui qui reçoit doit aussi redonner de façon réaliste. Chacun se définit donc dans ses liens aux autres en regard de ce qu’il donne et de ce qu’il reçoit. Ainsi, il est entendu qu’un enfant, surtout petit, reçoit en apparence plus de ses parents que ce qu’il est en mesure de leur redonner, sachant qu’il peut cependant redonner à ses parents à la mesure de ses capacités. Il sera important pour l’enfant plus tard, d’avoir l’occasion de redonner à sa façon à ses parents, par exemple en prenant soin d’eux en fin de vie, soit en les reconnaissant dans ce qu’ils lui ont donné, ou encore en leur permettant d’être grands-parents. Il pourra sinon redonner à d’autres, en étant un parent ou un conjoint dévoué par exemple, en devenant bénévole ou encore peut-être, en choisissant une profession de soignant. Le besoin de redonner ou de reprendre ce qui est dû peut donc être reporté dans le temps et agi avec d’autres personnes que celles avec qui la réciprocité n’a pas eu lieu. Ainsi, il peut arriver qu’un parent qui a peu reçu de ses propres parents, place son propre enfant dans une position de parent nourrissant face à lui, tentant alors de recevoir de celui-ci ce qui lui a manqué. Une répétition intergénérationnelle peut ainsi quelquefois être amorcée dans ce processus. Par ailleurs, dans un article sur les relations de couple, Philippe Caillé (2009) a aussi abordé la question de ce qu’il nomme « une justice de solidarité ou justice systémique » en faisant référence aux travaux de Marcel Mauss chez les Maoris de Nouvelle-Zélande. Mauss a travaillé autour d’un type d’échange selon lui fondamental pour la cohésion d’une société, et qu’il a appelé le cycle du don.

31Les enjeux d’éthique relationnelle deviennent donc particulièrement saillants chez les familles confrontées à une situation de fin de vie, comme c’est le cas pour certains patients en oncologie. Ainsi, le besoin de rétablir l’équité en redonnant à la personne mourante dont on a beaucoup reçu ou en cherchant un dernier signe de reconnaissance de ce qu’on lui a donné devient plus pressant. Certains symptômes apparaissant au sein de la famille confrontée à la maladie peuvent donc être mieux compris lorsque mis en lien avec la question d’éthique relationnelle. De même, des réactions de la part de membres de la famille des patients, comme les disqualifications envers le personnel soignant, peuvent aussi être comprises dans le contexte de l’éthique relationnelle; ils mettent une énorme pression sur les soignants en réclamant qu’ils donnent à la personne malade ce qu’eux-mêmes n’arrivent pas à assumer dans leur relation à elle.

32Dans certaines familles, l’un des membres peut avoir eu le sentiment d’avoir trop reçu et contracté une dette, ou d’avoir trop donné sans avoir été reconnu (Boyer, 2001) et ces tensions peuvent se rejouer dans la crise associée à la maladie. Comment se permettre de penser à soi, de recevoir ou de demander, face aux besoins de la maladie, alors qu’on est habité d’un sentiment de dette, de ne pas avoir assez donné, de ne pas avoir pu réparer? Que faire face à cette croyance que la maladie a été provoquée par le fait de s’être trop oublié, d’avoir trop donné et qu’elle est liée à toute la colère qui en découle ? Le concept d’éthique relationnelle peut apporter un éclairage sur ces difficultés et par ailleurs éviter les répétitions entre les générations comme l’exemple suivant le démontre.

33C’est suite à l’apparition de crises de panique que Roger est référé au groupe de soutien, quelques mois après que ses médecins lui aient annoncé que son cancer s’était propagé au foie et aux os. Avec ce diagnostic, Roger est conscient du pronostic sombre et du peu de temps qui lui reste à vivre. Il nous parle de son état de panique face à cette réalité dans laquelle il se sent piégé, et exprime plus particulièrement sa hantise de devenir un fardeau pour ses proches. Le sentiment de culpabilité l’étouffe.
Roger nous apprend qu’il est le cadet de trois enfants, le « petit dernier » de ses parents, venu un peu par surprise lorsque ses frères aînés avaient six ans et huit ans. Il décrit la distance que la différence d’âge a causée dans son lien avec ses frères qui étaient proches l’un de l’autre, alors qu’il était plus soudé à ses parents. Surprotégé par ces derniers qu’il sentait facilement inquiets, il apprend à rester proche d’eux pour les rassurer et à assumer plus de tâches ménagères que ses frères pour les libérer de ce fardeau alors qu’ils vieillissent. Roger exprime porter en lui le sentiment d’avoir été une charge pour ses parents qui selon lui, auraient peut-être souhaité être libérés plus tôt du rôle parental. Notons dans cette même logique, que Roger est devenu un ergothérapeute hors pair et très apprécié pour son dévouement envers les personnes âgées de la résidence où il travaille.
Pendant les rencontres, Roger pose la question suivante : « Comment est-ce que le sentiment de dette envers mes parents pour leur sacrifice de m’avoir mis au monde et élevé m’a-t-il forgé dans mon besoin de me dévouer et de ne pas être une charge pour les autres? » C’est en réfléchissant à cette question dans le groupe, que Roger prend conscience de l’aspect protecteur et bénéfique pour lui d’avoir pu « redonner », tout d’abord à ses parents, et ensuite à ses proches immédiats et à son travail. Il peut ainsi envisager l’idée de laisser ses enfants prendre soin de lui à leur tour durant sa maladie, et concevoir cet élan comme protecteur aussi pour eux, ces derniers se libérant ainsi de leur dette envers lui, ce qui facilitera leur deuil. Il peut aussi, en le nommant dans le groupe et en recevant validation des autres participants, prendre conscience de ce qu’il a donné et du droit de recevoir à son tour. A partir de ce moment, Roger nous décrit qu’il envisage l’idée de se détériorer physiquement avec moins d’angoisse, et il apprend graduellement à laisser ses proches prendre soin de lui en leur montrant sa reconnaissance au lieu de les repousser. Il confirmera par la suite comment cette prise de conscience lui aura permis de se rapprocher de ses enfants, et eux de lui dans les dernières phases de sa maladie, ce qui aura été bénéfique pour tous.

Le réseau social

34La cinquième rencontre porte sur le réseau social. Il est maintenant clairement établi dans la littérature que la qualité et la disponibilité du soutien social a un impact important sur la capacité de s’adapter aux périodes de stress et aux crises de vie. La présence de soutien protège les individus de l’impact négatif du stress, diminuant ainsi les séquelles sur leur bien-être psychologique et sur leur santé physique (Cohen, Gottlieb & Underwood, 2000; Cohen & Pressman, 2004). L’objectif de cette rencontre centrée sur le réseau social élargi est donc d’aider les patients et leurs proches à identifier leurs diverses ressources de soutien social et de prendre conscience de leurs besoins relationnels. Tout comme le réseau social est toujours en mouvement selon le contexte et les étapes de vie, les besoins relationnels peuvent évoluer ou changer avec la maladie. Ceci est donc pris en considération pour comprendre l’apparition de tensions et de questionnements rapportés dans la relation aux amis, connaissances, et proches durant l’épisode de maladie. Cet exercice permet donc, entre autres, de soutenir les proches en facilitant, selon leur désir, la demande de soutien auprès du réseau social élargi.

35Bien entendu, chaque personne construit son réseau social selon ses particularités individuelles et en relation étroite avec son histoire familiale. Ainsi, Roger dont nous avons parlé, s’est construit un large réseau d’amis au sein duquel il est reconnu comme celui qui organise les activités et sur qui on peut toujours compter. Par contre, Françoise qui était habituée aux liens distants dans sa famille, a développé un réseau social plus limité à qui elle demandait peu.

36Pour guider cette réflexion pendant le groupe, nous représentons les liens à l’aide d’une carte des relations développée par une équipe d’intervention en réseau au Québec (Desmarais, Lavigueur, Roy & Blanchet, 1987). Cette illustration graphique catégorise les liens sociaux de la façon suivante: les membres du réseau primaire constitué de personnes réunies sur une base d’affinités personnelles (la famille nucléaire et la famille étendue, les collègues de travail, les amis, les voisins, les compagnons de loisirs, les liens spirituels et les liens de services tels que la gardienne d’enfants, le coiffeur, le garagiste etc… tout en incluant des personnes décédées) et les membres du réseau secondaire composé essentiellement de personnes dont les liens sont définis par des règles institutionnelles (par exemple, médecins, infirmières et professionnels oeuvrant auprès des personnes malades). Les personnes signifiantes dans chaque catégorie sont identifiées et le niveau d’intimité avec chacun des membres est indiqué (très intime, intime, ou peu intime).

37Le réseau social est abordé pendant les dernières rencontres, car les thèmes explorés précédemment et l’histoire familiale aident à comprendre comment chacun construit ses relations. Les tensions et changements induits par la maladie dans les relations élargies peuvent ainsi être clarifiés et explorés dans le groupe. La maladie grave révèle bien souvent le réseau de soutien affectif et concret dont chacun dispose, ou croyait disposer. Une des conséquences de la maladie et des traitements sur l’organisation du réseau social primaire est la place que viennent à occuper dans la vie du patient, les membres du réseau secondaire, en particulier le grand nombre de professionnels de la santé en lien avec le patient et sa famille. Ces professionnels peuvent, sans le vouloir ainsi, prendre la place des membres du réseau primaire. Le travail du groupe vise donc à aider le patient et les membres de son réseau primaire à s’adapter à cette situation de crise de façon à ce qu’ils puissent rester liés après l’épisode de soin si cela s’avère pertinent.
Le cas de Maurice illustre bien l’importance du réseau social primaire pour le développement de la résilience face aux difficultés de la vie telles que la maladie. Celui-ci, originaire de la Jamaïque et atteint d’un cancer de la vessie, nous raconte avoir été élevé pas ses grands-parents après la mort de ses parents lorsqu’il avait 8 ans. N’ayant pas de cousins ou autre parenté en dehors de ses aïeuls, il décrit avoir appris dès ce jeune âge à forger de nombreuses amitiés avec des camarades de classe et des voisins. Son groupe d’amis lui donne ainsi un sentiment d’appartenance et d’identité qui restera toujours important pour lui. Lorsqu’il émigre au Canada pour étudier, il continue de démontrer la même facilité pour tisser de nouveaux liens et, au cours des années, il développe un large réseau social de compagnons de classe, de collègues de travail, et autres. Maintenant marié sans enfants et composant avec un cancer, il exprime se fier beaucoup à son réseau social, autant pour se confier que pour préserver un sentiment de normalité grâce à ses nombreux amis avec qui il continue à partager ses activités favorites. D’ailleurs, Maurice nous raconte avec beaucoup d’émoi comment son épouse a organisé pour lui une fête avec ceux qu’il a croisés au fil de sa vie, y compris dans son pays d’origine, dans le but de le ressourcer et de le soutenir après des traitements de chimiothérapie éprouvants. Il est clair dans les propos de Maurice, que son réseau social primaire a toujours été source d’identité et de soutien durant les périodes difficiles de sa vie. Ses amis lui ont permis de composer avec le décès de ses parents et l’adaptation chez ses grands-parents, avec l’immigration au Canada et l’installation dans un nouveau pays, et maintenant avec le cancer. Après avoir aussi développé un certain attachement aux professionnels de la santé qui prennent soin de lui actuellement, il est rassurant pour Maurice et pour nous, les intervenants, de le voir retourner vers son réseau social avec souplesse. C’est d’ailleurs l’un des buts de notre groupe, de faciliter ce retour au réseau une fois les traitements terminés, et ce, autant pour les patients que pour leurs proches.

La séparation : se dire au revoir

38La dernière rencontre offre l’occasion aux participants de partager l’expérience qu’ils ont vécue dans le groupe et de faire le bilan des réflexions amorcées ou des changements personnels et relationnels observés au sein du groupe et de leur réseau. Ce que chacun retient de son expérience du groupe est exploré. C’est aussi le moment important de quitter ce contexte de soutien institutionnel et de s’appuyer sur leur réseau primaire, tout comme ils auront à le faire avec le personnel soignant une fois l’épisode de maladie terminé. La question de la réinsertion dans le cours normal de la vie après la maladie devient pertinente à ce stade-ci. Cette discussion prépare les patients à laisser aller les liens construits avec leurs soignants pour réinvestir leurs liens naturels préexistant à la maladie ou de nouveaux liens. Le thème de la séparation et de la manière de se quitter au sein du groupe peut aussi servir comme métaphore puissante de la séparation anticipée et angoissante d’avec leurs proches pour ceux qui sont atteints d’un cancer avancé.
Quelques grands thèmes ressoertent des témoignages de nos participants. Le sentiment d’avoir reçu du groupe en se sentant inclus, vus et acceptés, a souvent été réparateur en soi. Des enjeux d’éthique relationnelle ont pu ainsi être apaisés simplement par l’expérience relationnelle au sein du groupe. La capacité de se différencier et d’oser faire des choix individuels, a souvent été exprimée par les participants comme un apprentissage important fait grâce au soutien du groupe. Finalement, beaucoup ont dit avoir trouvé les moyens de mieux comprendre et réagir face aux tensions individuelles et familiales apparues ou amplifiées avec la maladie. Selon les participants, le travail a été accompli à la fois grâce aux exercices qui ont fourni un contenant émotionnel et grâce au partage des réflexions et solutions pendant les rencontres.

Conclusion

39Les personnes atteintes de cancer et leurs proches sont confrontés à de multiples changements dans leur quotidien et dans leur façon d’être ensemble. Les demandes auxquelles les patients font face à cause de la maladie et des traitements (par exemple, pertes physiques et image de soi ébranlée, réaménagement des rôles, émergence de besoins de soutien ou de nouvelles frontières avec leurs proches) propulsent les uns et les autres dans ce qu’on pourrait appeler une crise émotionnelle et relationnelle. C’est dans ce contexte que les règles familiales (frontières, règles de communication, alliances) et les répétitions intergénérationnelles sont remises en question. La crise de la maladie peut donc devenir l’occasion d’un processus de différenciation.

40C’est pour faciliter le passage au travers de cette crise relationnelle que nous avons mis en place le groupe d’approche systémique. En aidant les participants à identifier leur mode de fonctionnement individuel, familial et relationnel à l’aide des thèmes abordés au cours des rencontres, le groupe leur permet de placer dans son contexte l’arrivée bouleversante de la maladie et d’en saisir mieux l’impact. Nous avons observé à quel point cette compréhension de ce qui leur arrive a pu soulager l’angoisse et les tensions individuelles, familiales et sociales vécues durant la maladie. Dans un deuxième temps, les enjeux relationnels soulevés et clarifiés au sein du groupe ont permis aux participants de profiter de la crise pour effectuer des changements ressentis comme essentiels pour eux avant la maladie, mais qu’ils n’arrivaient pas à mettre en action. Ainsi, avec le soutien du groupe et les éclairages de compréhension systémique, ils ont pu se sortir de répétitions et redéfinir leur propre façon différenciée de se lier aux autres. Par exemple, certains ont pu réaménager des frontières moins ouvertes avec leurs proches ou encore, se permettre de recevoir un soutien auquel ils ne croyaient pas avoir droit auparavant. D’autres ont pu se sortir d’un climat de secret qui prévalait dans leur famille d’origine et communiquer plus librement leur douleur, détresse, et besoins avec leur famille et amis.

41En facilitant ces changements, le groupe de thérapie a aussi joué un rôle essentiel dans la préparation de la transition du patient et de ses proches qui se détachent du réseau de soutien médical institutionnel et réinvestissent leurs liens sur de nouvelles bases, une fois les traitements terminés. Ainsi, en permettant une réorganisation adaptative des relations entre le patient et le réseau familial et social durant la maladie, l’intervention facilite l’adaptation du patient et des membres de son réseau après l’épisode aigu de traitement. Ce même processus, celui de s’approprier ses liens, peut aussi enrichir le processus de fin de vie et faciliter le deuil chez les proches des patients atteints de cancer incurable.

42Ce travail de groupe n’a pas été sans défis pour nous. Nous ne détaillerons pas tous les pièges inhérents au travail de groupe, mais nous pensons qu’il serait pertinent d’en souligner certains. Tout d’abord, cette intervention de groupe exige de la part des animatrices une participation active autant pour présenter les thèmes, pour les explorer avec chacun des participants, que pour guider les discussions de groupe qui découlent des réflexions individuelles Ce travail actif repose sur une bonne maîtrise de l’approche systémique, du concept de résonance afin de saisir ce qui se rejoue entre les participants et les intervenants (Elkaïm, 1989) et une compréhension approfondie des thèmes présentés. De plus, nous avons cherché à développer un équilibre entre inviter les participants à s’investir suffisamment dans le groupe pour que ce soit utile pour eux, tout en démontrant de la flexibilité et de la sensibilité envers ceux qui ne souhaitaient pas s’ouvrir davantage à certains moments. Enfin, étant donné notre choix de ne pas présélectionner les participants du groupe et de travailler avec les patients intéressés et/ou leurs proches, nous avons été mises au défi non seulement de nous adapter au style de relation de chacun des participants, mais aussi de contribuer à ce que pendant les rencontres, ces réactions prennent sens pour les uns et les autres en fonction de leur histoire de vie. Ceci, bien qu’exigeant pour les animatrices, a contribué à créer un climat de compréhension et d’ouverture parmi les membres du groupe; plusieurs ont dit avoir apprécié que la forme du groupe mette en lumière le fait que la maladie est une expérience qui nous rejoint tous. Finalement, en tant qu’animatrices, nous avons été particulièrement attentives aux répétitions des enjeux relationnels qui se développaient au sein du groupe et avec nous, ainsi qu’à notre propre capacité d’être cohérentes tout en restant suffisamment différenciées l’une de l’autre.
En conclusion, notre travail auprès des patients et de leur famille nous a appris qu’à travers toute crise, quelle qu’en soit la cause, il y a aussi occasion de changement; les personnes concernées le ressentent et en témoignent. C’est souvent un moment pendant lequel elles cherchent un soutien et se questionnent sur leur avenir. Selon nous, cette intervention de groupe est un levier puissant de changement, car une telle démarche, en ouvrant le champ des possibles (comme dit souvent Mony Elkaïm) permet de ne plus être uniquement déterminé par les répétitions et les transmissions intergénérationnelles dans cette recherche d’adaptations mutuelles et d’ajustements créateurs.

Références

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Mots-clés éditeurs : turbulence relationnelle, groupe thérapeutique, approche systémique, cancer

Date de mise en ligne : 01/02/2010

https://doi.org/10.3917/ctf.043.0239

Notes

  • [1]
    Les auteurs remercient Pierre Asselin, Jean-Pierre Gagnier, Suzanne Mongeau et Johanne Poitras d’avoir généreusement accepté de lire et commenter ce texte avant publication.
  • [2]
    Docteur en psychologie, Centre Intégré de cancérologie en Montérégie, Canada.
  • [3]
    Travailleuse sociale, thérapeute conjugale et familiale, Centre Intégré de cancérologie en Montérégie, Canada.
  • [4]
    Ce concept caractérise les personnes selon leur degré de fusion ou de différenciation de leur fonctionnement émotif et de leur fonctionnement intellectuel. Cette caractéristique est si universelle qu’elle peut être utilisée pour ranger tous les êtres humains selon un même continuum. » (Bowen, 1978-1984).

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