1Un couple est un groupe qui s’organise mais la dynamique conflictuelle de chacun de ses membres n’est pas suffisante pour faire état de son fonctionnement. Leurs inconscients sont en résonance et leurs affects, représentations, tendent à s’articuler entre eux configurant un lien de réciprocité qui établit une instance tierce, un troisième fonctionnement psychique.
2Quant à la crise du couple, elle survient à la suite d’un événement inattendu, un accident de la vie. Nombre de cliniciens (Willy, 1975) interprètent ses symptômes comme la conséquence d’une régression et la résurgence d’anciens fonctionnements auxquels ses membres seraient fixés, mais il convient de se demander si la crise ne reflète de préférence des aspects nouveaux et inédits. C’est ce que je vais étudier dans ce texte.
Détermination et indétermination
3Ainsi deux approches de la crise du couple sont-elles avancées, la première explique le présent par le passé, c’est-à-dire qu’elle parle d’une dynamique linéaire ; la seconde souligne que le présent implique une nouveauté, elle est régie par des lois indéterministes. Les conséquences cliniques et surtout les perspectives thérapeutiques sont différentes.
4Première approche : La crise fait apparaître des aspects et des conflits non résolus du couple ; les fragilités de chaque partenaire, qui ont pu être compensées par la présence de l’autre, son soutien, sa sollicitude, sont mises à nu, entre autres raisons, parce que la crise les affaiblit : celui qui pouvait servir d’étayage à l’autre est moins disponible et a tendance à se replier, cherchant anxieusement à retrouver son propre équilibre. Pour les cas qui fonctionnent autrement que par l’étayage, la crise est favorisée par d’autres failles et, pour tous les couples en crise, les mécanismes communs qui ont un rôle d’habitude structurant (fantasmes, mythes, idéaux, modalités propres de jeu, d’humour, de partage de secrets intimes, de prise de décision) sont atteints. Dans cette hypothèse, on évoque la notion de répétition, de fixation, etc. (Dicks, 1967).
5Seconde approche : La crise fait apparaître des fonctionnements insolites, le couple développe des symptômes certes dérangeants, douloureux, confusionnants, mais leur nature est bien particulière, qui ne peut s’expliquer que partiellement par l’organisation établie du couple ou par les fragilités que l’accès à la groupalité aurait pu refouler. Les effets de la crise sont imprévisibles ; la lecture du passé n’est pas à même de permettre sa compréhension. Cette conception applique les découvertes de la théorie du chaos : de petits mouvements à peine perceptibles, considérés comme négligeables à côté de phénomènes bien plus significatifs, peuvent provoquer de grandes conséquences quelque temps après. La relation de cause à effet est présente, mais elle ne suit pas les lois habituelles de sorte que ce qui survient après le début de la crise est plus important que ce qui a précédé. Le présent « refait la copie » et en même temps il remanie tout.
6La théorie de l’après-coup suit ce raisonnement. Cela ne doit pas nous étonner si les partisans les plus fermes du déterminisme infantile des premiers mois de la vie l’ignorent. La théorie de l’après-coup souligne que les constructions qui ont lieu au cours de l’existence, remodèlent le passé, notamment par la possibilité de se remémorer, de réinterpréter ce qui a eu lieu, de le comprendre, de l’élaborer, et d’inscrire l’événement ancien dans une continuité de pensées, de mythes, et fondamentalement par la façon dont le sujet parle à leur propos dans son dialogue intérieur, puis avec d’autres, bref par la façon dont il se raconte.
7Ce qui représente le mieux la nouveauté par l’effet du lien est le fait suivant : au cours de la vie commune, l’un aide l’autre à se découvrir, autrement dit à exprimer des aspects qui ont pu rester en friche dans son inconscient, voire à l’état embryonnaire, et qui pourraient désormais engendrer des comportements et des réalisations insoupçonnés avant l’instauration de la relation. L’hypothèse de Willi (1999) le suggère : « Les relations interpersonnelles sont les stimulations les plus importantes pour le développement de l’individu. » Et il ajoute une deuxième hypothèse : « La relation d’amour est la relation qui touche le plus directement l’intimité d’une personne. » L’une des causes de la crise est selon Willy (op. cit. p. 52-53) le fruit d’une inadaptation aux changements de perspective nécessaires au progrès de chacun. Dans tous les cas, le lien serait comme un attracteur. La crise l’est aussi d’un certain point de vue.
8Nombre de penseurs et de scientifiques ont contribué à l’idée selon laquelle la crise n’est pas prévisible même s’ils ne l’ont pas formulée en termes de la théorie de l’indétermination.
9Hegel (1807) avance que les organisations cherchent à se développer, mais plus elles deviennent complexes, plus elles sont vulnérables et donc susceptibles d’entrer en crise en se déstructurant.
10L’idée d’entropie, reprise par nombre de psychologues, souligne le fait que l’activité dans tout système conduit à la dégradation de son énergie (par dissipation relative) ; elle est irrécupérable. La croissance va de pair avec la progression de l’entropie. La nature tend à revenir vers l’indifférenciation initiale. La systémique explique que les rétroactions négatives qui essaient de neutraliser les changements, constituent des antagonismes obligés ; intégration et désintégration sont contemporaines ou elles se succèdent (Morin, 1976). Comme l’entropie se dégage invariablement, tout système conduit à sa ruine. Il existe des formes de lutte contre cette fatalité : l’utilisation en sa faveur des rétroactions négatives ou le recours au milieu pour trouver des alternatives constructives. Dans tous les cas, la crise résulte de ces antagonismes, mais elle permet que les systèmes se posent différemment les questions et qu’ils se donnent la possibilité de reprendre la marche vers le progrès. À propos des crises économiques régulières, a été soulignée l’idée de la surcharge par croissance excessive d’une variable au détriment d’autres valeurs, à l’instar de la crise financière du fait de surprimes (2007-2008).
11Ainsi que l’après-coup peut aider à confirmer l’imprédictibilité des phénomènes, la réaction thérapeutique négative est assez intéressante pour comprendre une forme de crise qui correspond à l’idée de surcharge, selon la perspective psychanalytique : le sujet ne supporte pas les progrès que la cure lui a apportés ; alors il oppose des résistances et se culpabilise parce que ses proches n’ont pas bénéficié de ces mêmes privilèges, et cherche inconsciemment à démonter ses acquis (Freud, 1937).
12Pour expliquer davantage l’approche indéterministe, il me paraît utile de préciser ce qui est propre à la crise lorsqu’elle atteint le couple. J’ai le sentiment que ses membres y expriment leur désarroi par des conflits ouverts et manifestes. Le conflit se révèle être par ailleurs un symptôme qui leur est particulier ; aucun autre groupe ne le présente de façon aussi franche et aussi régulière. Lors du conflit, les partenaires se critiquent, expriment ouvertement leur méfiance et leur déception, avancent des arguments durs qui risquent à tout moment de rompre leurs pactes, remettant en cause leurs sentiments les plus chers ; les projections nourrissent leurs propos, la violence verbale peut passer aux coups et à d’autres agressions comme la violence sexuelle ; les objets peuvent devenirs des projectiles, les meubles et les murs subir des dégradations.
13Chez certains couples, le conflit ouvert se manifeste dans un deuxième temps, après un moment de sidération. Il y a certes des crises qui se passent sans que les partenaires entrent en conflit ouvert : ils taisent leur mésentente ; cela n’est pas de bon augure. On a le sentiment parfois que certains troubles sont liés à ce « blocage » : par exemple, des symptômes individuels somatiques, des difficultés au niveau des enfants, des adolescents notamment, dans le travail (j’y reviendrai).
La phénoménologie de la crise
14Nous repérons généralement une ou plusieurs circonstances qui précédent voire déclenchent la crise. Je préfère parler de circonstances que de facteurs ou de causes, car ces événements agissent comme le révélateur d’un malaise plus que comme l’origine de la crise.
15Ces circonstances sont diverses et variées. On a tendance à penser qu’elles interviennent en configurant certaines caractéristiques de la crise. Elles causent un traumatisme. En réalité, des similitudes existent entre traumatisme et trauma d’un côté, et circonstances déclenchantes et crise d’un autre côté, de telle sorte que ce que nous avons appris sur le trauma nous permet de saisir la psychopathologie de la crise (Eiguer, 2003). Trauma désigne la manière dont le traumatisme est ressenti subjectivement, la blessure éprouvée, le désordre psychique survenu, et qui a curieusement peu de relation avec la nature ou surtout la gravité de l’agression subie. De même, on peut suggérer que la crise est, bien que liée aux circonstances déclenchantes, l’effet de processus internes et profonds touchant le groupe et les individus concernés, où le travail psychique représente une synthèse nouvelle ; celle-ci est pour beaucoup imprévisible.
16Au même titre, la manière de rebondir de la crise n’est pas prédictible ; cela est très important pour le thérapeute, une place indiscutable reviendra aux nouveaux appuis internes et externes, aux liaisons personnelles, les fameux « tuteurs » qui favorisent la résilience (Eiguer, 2008).
17Je voudrais insister sur les circonstances déclenchantes. Deux modalités peuvent être proposées, selon leur nature particulière ou universelle. La première inclut une grande diversité de situations : déménagement, découverte de maladie physique, perte du travail, révélation d’un secret, décès d’un proche. Une seconde modalité fait référence aux événements liés à l’évolution du cycle de la vie familiale, comme une naissance, celle de l’aîné notamment, ou une adoption, le départ du dernier des enfants, la séparation.
18On a tendance à inclure parmi ces circonstances des changements pas nécessairement dramatiques, mais causant un déséquilibre par leur nature symbolique, comme le mariage même, qui se passe dans la joie et le bonheur, ainsi que la survenue de l’adolescence de l’enfant, la retraite (cf. Baruch-Alberto, 2005). L’idée générale est que l’agitation et la turbulence sont inévitables, voire indispensables pour intégrer le nouvel état. Il ne faut pas y voir une difficulté d’élaboration, car cela signifierait que nous sommes aptes à tout prévoir. Lors des périodes étales du cycle de vie, on se laisse aller au calme et au bien-être ressenti ; notre esprit a une tendance naturelle à imaginer que cela sera éternel. Il y va de notre fonctionnement narcissique constructif. Les personnes qui sont constamment dans l’angoisse du prochain coup bas du destin ont du mal à jouir du présent.
19On aboutit à la distinction entre crises cycliques et non cycliques. Les crises cycliques alternent avec des périodes calmes, notamment si elles sont résolues. Dans le cas contraire, subsiste une tension de base qui peut favoriser l’émergence de nouveaux désordres.
20Je vais présenter certaines manifestations constantes de la crise.
- L’atteinte de la perception se manifeste par un sentiment d’étrangeté, l’incompréhension de ce qui arrive. Un partenaire à l’autre : « Tu me fais découvrir un aspect tordu de toi que je méconnaissais. » Cela conduit à une rupture du sentiment d’identité et de l’aperception de l’autre, produisant gêne et déstabilisation.
- Les affects ressentis sont de nature indéfinie : perplexité, alternance rapide de sentiments contraires et difficiles à préciser et à désigner, ce qui augmente la confusion. Avec l’angoisse, ce dernier affect est celui qui se manifeste le plus fréquemment. Tous les deux alimentent la crainte d’une catastrophe proche.
- La suite montre que, comme pour se débarrasser de ces sensations et ces affects pénibles, les partenaires essaient d’interpréter ce qui se passe. La pensée se met donc en mouvement. Sous l’influence du vécu actuel, le passé est réinterprété. À partir de leur mode de compréhension plus ou moins projectif, plus ou moins auto référentiel, c’est-à-dire principalement sur base d’explications qui mettent en avant la responsabilité de l’autre ou de soi-même, le clinicien peut inférer un modèle d’orchestration de la crise propre à un couple déterminé.
- Des conduites inopportunes et brutales, excessives et inadaptées souvent, surviennent en même temps : partir, se séparer, aller se plaindre chez des tiers pour dénoncer les supposés « méfaits de l’autre ». Ainsi, les secrets partagés entre les conjoints sont portés sur la scène publique.
- Altération de la représentation de la durée par le sentiment que la crise obture tout le panorama : « Cela mijote depuis des années. » Refoulement des souvenirs concernant des moments calmes.
- Les limites extérieures sont effacées. On pense que les étrangers deviennent envahissants.
- Certains acquis comme complicité, intimité, partage, satisfaction d’être ensemble, sont mis en cause.
- La rivalité et la concurrence sont vivement évoquées ; revendications de toute nature et reproches sur l’intention tyrannique de l’autre : « Tu m’as empêché de progresser dans ma carrière. »
- Mise en cause du lien : « Qu’est-ce que l’on fait ensemble ? » « On n’a rien en commun. »
21Micheline Colin (1983 ; cf. aussi Rouvillois, 1985) a étudié l’influence d’un épisode dramatique sur la structuration du couple, notamment une interruption volontaire de grossesse (IVG) au début du lien. Les résultats sur un nombre représentatif de cas montrent que contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, l’IVG ressoude l’union, les partenaires se rapprochent, les sentiments se consolident et le processus douloureux est source de réflexions approfondies qui leur permet de construire des projets nourris sur des idéaux refondus. Les conjoints se constituent une « niche » symbolique.
Le conflit ouvert et manifeste
22Une question demeure : pourquoi la crise prend-elle le chemin du conflit ouvert ? Je dirais parce qu’en étant deux, les partenaires sont en mesure de favoriser son évolution et également de l’entraver. Le couple compte avec l’un des moyens idéaux pour faire face aux contingences et aux traumatismes : une organisation décantée au fur et à mesure du temps et nourrie par l’expérience (niveau manifeste) et un fonctionnement fantasmatique réciproque (niveau latent) ; l’autre peut être tuteur et soutien face au trauma, mais, en même temps, étant différent, il représente un danger ; le lien apparaît alors comme une entrave, un risque de servitude, d’annulation de soi. La peur de l’autre est qu’il n’admette pas ce que l’un désire, ni ses besoins, ni ses velléités, ni ses ambitions, bref son identité. Cela est vécu comme une violence et un rejet.
23Alors le conflit se montre parfois comme un cri de révolte qui voudrait éviter l’asservissement fantasmé. En plus, dominer l’autre est préférable à être dominé par lui (Benjamin, 1988). De là naissent bon nombre d’attitudes afin de se protéger de l’autre et qui aboutissent à de nouveaux soupçons alimentant la mésentente.
24Le narcissisme de l’un des sujets du lien, sollicitant de toute urgence qu’il soit regardé et aidé en priorité, empêche le sujet de voir que l’autre peut se trouver dans une situation similaire, et que tous les deux sont fatalement conduits à s’entraider. Par le même aveuglement de reconnaissance, on ignore les ressources de l’autre susceptibles de se mettre en mouvement. Si l’autre est plein de sollicitude, on peut même se méfier de lui car cela peut signifier une obligation de remboursement et in fine une forte dépendance à son égard. Le mot emprise vient justement d’une coutume médiévale : celui qui avait contracté une dette et étant incapable de l’honorer était obligé de céder sa terre et parfois sa liberté au prêteur. L’emprise est une forme d’expropriation. Dans le langage actuel, être sous emprise signifie par extension être soumis à un autre. Au début, il s’agit juste d’une demande. L’asservissement est la face sinistre du lien.
25Reconnaître l’autre n’est pas mieux le connaître. Métraux (2008) dit que la reconnaissance précède la connaissance. La première implique un regard affectueux sur l’autre, prompt à identifier ses souffrances comme ses joies, la façon dont il se vit et le sens qu’il donne à sa vie. En réalité, l’autre n’est jamais connu entièrement ; des aspects de lui nous seront à jamais inaccessibles. S’y confronter est redouté durant la crise ; on évite de se poser la question de la méconnaissance de l’autre ou l’on essaie de provoquer l’autre afin qu’il se dévoile ; on l’éprouve en cherchant à trouver la preuve de « sa véritable nature ». En général, le résultat est incertain : on ne connaîtra pas mieux l’autre de cette manière. Sous l’effet de l’emportement, beaucoup de partenaires sont capables de pires réactions ; ils ne disent pas forcément ce qu’ils pensent, parlent visant à mieux se positionner en essayant de tirer avantage de la discussion. En déformant leur présentation, ils essaient d’occulter leurs faiblesses et de rester pour l’essentiel persuasifs et convaincants. Dans leur fierté, ils essaient de sauver les apparences et, in fine, ils ne s’exposent pas évitant de chercher que l’autre les reconnaisse.
26Il est clair que la dyade résiste à sa façon aux divers facteurs entrant en jeu lors de la crise. Le sentiment d’étrangeté par rapport à soi et à l’autre disloque la relation d’intimité que les partenaires ont construite. Émergent des éléments qui fragilisent au fond le couple ; vivre l’autre comme un inconnu alimente la méfiance.
27Toutefois un mystère est constant et exige un travail psychique considérable : l’inconnu de l’autre genre. La différence de l’autre genre attire et fomente l’amour envers le partenaire. Mais dans le désordre de la crise, cette intégration se fissure, se disloque. C’est qui me paraît expliquer la grande fréquence de conflits se manifestant autour du pouvoir phallique : revendications concernant son territoire, sa liberté de décision ou de réalisations personnelles alimentent les batailles de la guerre entre les genres. Celle-ci fera d’autant plus rage qu’elle n’est pas comprise comme faisant partie de la lutte pour la reconnaissance de ce que l’on est (Honneth, 1992).
28Le conflit ouvert répond en conséquence au paradoxe suivant : d’une part, un besoin infantile de satisfaction immédiate et, d’autre part, un besoin d’être tenu par l’autre alors que l’on craint son emprise.
Homère et Pauline
29Il y a quinze ans, ce couple (dans la quarantaine) est venu me voir en catastrophe. Homère (directeur financier) a avoué récemment avoir une liaison avec une femme divorcée et mère de plusieurs enfants ; il envisage de se séparer de Pauline (secrétaire), mais reste encore indécis. La révélation de cette liaison a remis en question bien des choses. Pauline, désespérée, veut éviter une rupture. « Personne ne comprend que cela soit allé si loin. » Il est vrai que le couple s’entend mal depuis un certain temps, mais pas au point d’aboutir à une rupture. Homère dit qu’il est très insatisfait de Pauline ; il ne parvient pas à la « faire changer » malgré des années de discussions et de demandes de sa part. Elle ne l’écoute pas, autant quand il lui demande des choses que quand il lui parle de ses difficultés à lui. Son look à elle, par exemple, l’exaspère, ainsi que sa tenue négligée, sa manière maladroite de se porter, son manque de chaleur, son opposition à ce qu’il la caresse. Pauline se défend en disant qu’elle le trouve trop entreprenant la sollicitant de façon permanente par des caresses et pour faire l’amour. Homère est omniprésent, dit-elle ; il « sait tout », « se mêle de tout ». Sa façon de faire pression sur elle pour qu’elle change ne fait que la mettre en retrait et, bien qu’elle admette qu’il ait raison, cela ne lui donne pas envie de lui faire plaisir dans sa demande. S’il y a un défaut à lui signaler, c’est son « désir de contrôler tout le monde, et d’insister et d’insister encore ».
30Dans les séances ultérieures, à un rythme hebdomadaire, ils m’expliquent que chacun a été marié une première fois. Pauline et Homère s’étaient connus au lycée. Il l’aimait déjà ; il dit que c’était une jeune fille qui sortait du commun ; il a adoré chez elle son regard romantique, son air d’être ailleurs, si sûre d’elle et quelque part vulnérable, à la fois impénétrable et attachante. Elle ne paraissait pas portée vers les choses matérielles, Pauline lui semblait plus adulte que les filles de son âge.
31Pauline l’aimait « un peu » à cette époque, mais ils ne « sont pas sortis » ensemble. Vers leurs 30 ans, ils se sont retrouvés, et là elle a découvert une véritable passion pour Homère. Toutefois, ajoute-t-elle, maintenant elle l’aime et l’apprécie mais elle n’est plus amoureuse de lui. Elle tient à lui malgré tout ; c’est « l’homme de sa vie ». Elle est désolée que son amour se soit effrité avec le temps.
32Pendant quelques années, Pauline a vécu des soucis de santé graves, puis dans son travail, des conflits avec un patron qui l’ont amenée à « se battre ». Homère a toujours été présent, solidaire et étayant. Il l’a aidé concrètement et lui a permis de surmonter ces difficultés. Ils parlent ensuite de leur fils adolescent. Il conteste l’autorité du père et s’aligne sur les propos de la mère qui critique chez celui-ci l’exercice d’une pression constante afin qu’il parvienne à s’organiser et à se prendre en charge. Des termes semblables sont employés pour critiquer le comportement d’Homère envers la mère. Alors celui-ci demande qu’on lui explique, qu’on lui dise quand et comment il devient « tyrannique ». Pauline en profite pour dire : « Tout le temps. »
33Homère dit ensuite s’étonner que depuis que Pauline a été mise au courant de l’existence de sa maîtresse, elle ait changé totalement de comportement ; elle est devenue tendre, communicative, souriante, douce. « Alors elle en est capable ! » « Pourquoi n’est-elle pas ainsi tout le temps ? » « Il a fallu être au bord de la rupture pour qu’elle comprenne. »
34J’aimerais dire quelques mots sur leur présentation. Ils me paraissent débordés et anxieux, surtout Homère. Alors que ce dernier se montre avide de soutien, Pauline a un air à la fois assuré et modeste comme celui de quelqu’un qui donne trop peu d’importance à l’effet de négligence qu’il peut produire. Elle m’intrigue beaucoup par sa discrétion et sa politesse, la rendant inaccessible, comme ces personnes à propos desquelles on se dit qu’elles auraient des choses intéressantes à dire si elles s’ouvraient davantage. Elle me fascine un peu et en même temps m’irrite par sa façon de laisser se détériorer les choses sans réagir. Homère affiche un dynamisme alimenté par son inquiétude permanente, qu’il semble néanmoins canaliser en étant créatif. Au bout d’un certain temps, je les trouve touchants.
35Quelques semaines après le début de la thérapie, l’analyse porte sur le fait que si, lui, il souhaite éduquer Pauline, s’il est exigeant envers elle, c’est qu’il se sent seul et souffre de la distance qu’elle établit, lui donnant un fort sentiment d’abandon. Il finit par penser qu’il est incapable de la rendre heureuse. Il constate alors combien il lui est important de rester séduisant à ses yeux, admiré même. Plus elle évite de le mettre en valeur, plus il a besoin de son appréciation. Elle semble y trouver son plaisir, ajoute-t-il. Pauline va admettre alors qu’elle ne supporte pas chez lui sa dévotion de « gamin » pour elle, alors que cela devrait la flatter. Cela provoque chez elle plus d’irritation que de jouissance, ajoute-t-elle.
36Elle aimerait être reconnue pour ce qu’elle fait pour Homère, indirectement, pour les petits gestes de tous les jours. Pourquoi ne peut-il pas l’accepter comme elle est, dans sa simplicité ? Ils sont néanmoins d’accords pour dire que c’est insuffisant, que l’on ne peut remplacer les mots.
37J’interviens pour dire que ni l’un ni l’autre ne paraissent admettre ce dont l’autre a besoin ; pour Homère, recevoir réassurance par les mots et gestes tendres ; pour Pauline, retrouver la sérénité. Ils ont organisé comme un combat autour de la dépréciation de l’autre, en privilégiant chacun son point de vue et ne voulant céder aux demandes de l’autre, comme si, en le faisant, ils perdaient de leur propre valeur.
38Il est question ensuite de l’aménagement de leur appartement ; Homère l’a transformé en loft. Pauline s’y sent perdue, lui, il défend son idée : l’espace s’agrandit, ils peuvent mieux circuler et le modifier à leur guise. Dans la séance, ils parviennent à reconnaître que ce conflit reflète leur façon divergente de voir l’intimité. Pour lui, l’aménagement en loft satisfait son besoin de compagnie ; elle, elle préfère que chacun ait son espace propre. Je leur suggère que ce conflit expose encore une fois leur méconnaissance de l’autre. Peut-être pensent-ils que l’autre veut imposer son point de vue à tout prix ? Reconnaître l’autre, les confronte-t-il à la désillusion qu’il est différent de la façon dont ils l’ont jadis imaginé ?
39Pauline se défend : elle ne veut changer personne.
40Homère dit qu’elle le fait indirectement, le faisant sentir par ses gestes. Pauline voudrait qu’il change sa nature en admettant qu’il est « collant » et ne veut qu’une relation fusionnelle.
41« Notre maladie est la pédagogie », admet-il.
42J’ajoute plus tard : le besoin de présence et le besoin de discrète distance ne semblent pourtant pas le fruit d’un caprice. Il y a comme un message derrière la demande qui émane de ces besoins chez chacun : ce sont des attitudes complémentaires, utiles et nécessaires selon les moments et les circonstances. La distance n’est pas un manque d’amour ; la présence n’est pas une intrusion.
43De nombreuses séquences des séances sont consacrées à la situation et à la personnalité de la maîtresse d’Homère. Elle serait pétillante, pleine de vie, s’occupant avec efficacité de famille, travail, etc. Cela rend Pauline très envieuse.
44À ma surprise, au bout de trois mois de thérapie, Homère décide de « laisser tomber » sa maîtresse. Dans la suite du traitement, nombre de séances vont être consacrées au thème « d’admettre l’autre comme il est ». Ils rient d’eux-mêmes en évoquant les mille et un subterfuges auxquels ils se sont livrés en voulant amener l’autre à changer. Comme ils se sont connus adolescents et que leur imagination est prolifique, ils sont un peu sur un petit nuage d’illusion et de fantaisie. La réalité leur est pénible.
45Pauline se souvient de ses fausses couches. Très émue, elle revoit Homère compréhensif, attentif, sauf lors de la troisième, où elle a eu le sentiment qu’il ne voulait pas avoir de nouvel enfant d’elle. Elle s’en est sentie affectée. Perdre un enfant est une douleur de femmes ; il n’a pas pu ou su se mettre à sa place. Encore aujourd’hui, elle en garde de la rancœur. (Est-ce son secret intime ?)
46Un homme est-il en condition de comprendre la douleur d’une femme quand elle perd son enfant ? Homère n’est pas à l’aise avec le corps, le sien et surtout celui de sa femme.
47Je me dis que se mettre à la place de l’autre et reconnaître sa nature a des limites. On peut le reprocher à l’autre, certes, mais c’est aussi ignorer sa liberté, son désir à lui ainsi à l’instar du jeune enfant qui veut ignorer que sa mère est aussi une femme et qu’elle a une sexualité d’adulte.
Commentaire centré sur la crise
48La crise a été déclenchée par la révélation de la liaison d’Homère. Pauline est tombée des nues. Homère s’est senti satisfait de son coup parce qu’il pouvait montrer à Pauline qu’il avait séduit une autre femme. Le fait qu’elle était mère d’une famille nombreuse y jouait un rôle certain. Cela confirmait le bien fondé de ses réclamations de plus de chaleur et de sexualité. Mais il était honteux d’avoir rompu un pacte commun sur leur amour unique et rare dont il avait jeté les bases 25 ans auparavant, puis contribué activement à l’entretenir. Il paraissait avoir des raisons suffisantes pour quitter la femme de sa vie. Mais il avait peur d’avoir orchestré une manipulation, une façon inhabituelle chez lui de dire à Pauline qu’elle se trompait si elle se croyait normale dans « sa froideur ».
49Au-delà du fait qu’Homère est allé trop loin dans la démonstration de ses arguments et qu’il avait fait peur à Pauline avec sa liaison, la crise a permis de dénoncer les méthodes trop contraignantes, voire brutales d’Homère, qui voulait éduquer par la force, et de Pauline, qui affichait une indifférence en déniant qu’elle faisait souffrir son mari, le rendant encore plus anxieux, démuni et perdu. La crise les a précipités dans le désarroi. Ils ignoraient la fragilité de leur « jouet précieux », se faisant trop confiance dans leur capacité à tourner les critiques en leur faveur. Toute l’énergie était consacrée à écraser les arguments de l’autre, même à écraser sa personne.
50La thérapie leur a donné l’occasion d’identifier et d’admettre leur cruauté ; où, quand, sur quel plan et comment s’exerçait-elle ? La crise a laissé découvrir l’importance de la jouissance dans leurs jeux cruels.
51Ces prises de conscience ont abouti à ce que chacun note qu’il pouvait changer son fonctionnement, sans faire exactement ce que l’autre exigeait de lui, mais à sa manière. La manie de l’exhibition a été démythifiée : les sentiments n’ont pas à se manifester de manière ostentatoire ; ils peuvent exister et se révéler par des gestes indirects et retenus ; cela suffit pour témoigner d’un attachement autrement intense. À trop croire que l’autre comprend tout, on risque de créer un malentendu qui s’aggrave avec le temps. Il est important de reconnaître le besoin de preuves quant à la disponibilité.
Récapitulons pour conclure
52Je suis parti de trois hypothèses qui privilégient l’idée de nouveauté.
- Le psychisme du couple n’est pas le produit exclusif du psychisme individuel des partenaires, mais la création d’un fonctionnement psychique original.
- La crise est également animée par des fonctionnements originaux car elle ne saurait pas s’expliquer par la structuration habituelle du couple.
- La crise du couple a une spécificité par rapport aux autres crises : l’expression de conflits ouverts et manifestes qui mettent en jeu la différence entre les genres.
53De nombreuses nouveautés peuvent être citées à propos du couple étudié. L’aveu d’Homère a joué un rôle déclenchant, pas seulement au niveau de la crainte de rupture ; il se serait écarté du cadre habituel. L’intimité sexuelle du couple est désormais partagée avec une autre femme qui a plusieurs enfants ; c’est une réalité qui provoque un choc jusqu’à la remémoration en séance des fausses couches. S’y manifeste la résurgence critique des clivages, la rivalité entre femmes et le manque de reconnaissance, mais surtout l’inconnu de l’autre et le mystère du corps sexué pour chacun.
54Ce couple était hanté et persécuté par la représentation des cadavres décomposés des enfants décédés, qui a « empoisonné » leur lien. Chacun des symptômes reflète le groupe inconscient partagé et habité par ces objets : chez Pauline, sa négligence, son désinvestissement, son refus sexuel ; chez Homère, son hyperactivité, sa rage et son insatisfaction, puis sa recherche auprès d’une autre femme de la vitalité et la joie perdues.
55Cela confirmerait-il l’hypothèse que le conflit lors de la crise devient plus aigu du fait de l’énigme de l’autre genre ? En effet, lors de l’évocation des fausses couches, l’on touche aux fondements de ce couple : les conjoints ont voulu ignorer le corps de l’autre et la castration. Ces épisodes princeps configurent le fonctionnement actuel jusqu’à l’infidélité d’Homère, qui fait éclater la crise puis son dénouement lors de la thérapie.
Bibliographie
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