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Article de revue

De la passion, de la folie et des rêves...

Pages 107 à 112

Il faut intarissablement se passionner.
René Char

Introduction

1Nous sommes mortels. Donc la question n’est pas de savoir pourquoi certains se montrent déprimés, mais plutôt de comprendre pourquoi nous ne le sommes pas constamment, étant donné ce destin qui est le nôtre d’être sur terre provisoirement. Ce propos introductif situe notre intérêt pour la passion d’être une des ressources dont nous disposons pour nous maintenir hors de la dépression.

2La passion est le contraire du refoulement. À l’origine cela signifiait le fait que l’âme se laisse dominer par le corps : « la volonté pervertie crée la passion », dit Saint Augustin (394), et Descartes (1649-2002) ajoute : « Passion est passivité de l’âme et activité du corps. »

3Dans un sens plus moderne, ce mot s’applique à un objet qui peut être variable : actuellement, on peut être passionné par les chevaux, les jeux, le vin, les courses, le foot, tout autant que par quelqu’un ou par une passion amoureuse. Le docteur Descure, dans la Médecine des passions publiée en 1860, distinguait les passions animales : le sexe, la cupidité, la goinfrerie, les passions sociales : la justice, l’autorité, la liberté, et les passions intellectuelles : le vrai.

Il n’y a qu’une passion

4Il me semble pourtant qu’il n’y a qu’une passion, la passion amoureuse et que toutes les autres sont substitutives et par ailleurs, que toute passion est unique : on ne peut être passionnément amoureux de deux êtres à la fois. Ceci la distingue de l’affection qui peut être partagée. Autre différence : dans l’affection, on distingue bien celui qui aime et celui qui est aimé. La passion est, elle, dévorante, exclusive, unique, intemporelle, tout simplement parce que l’on n’a pas une passion, on est sa passion, on n’aime pas l’objet, on est l’objet ou dans l’objet ou l’objet est en nous. La passion nous conduit à vouloir faire un avec l’objet, le passionné est l’objet et l’objet est le passionné. C’est une incorporation dans le corps de l’autre. Pour paraphraser Balandier : « La passion me constitue partie d’un vaste ensemble qui m’englobe et que je contiens, et qui me fait exister ».

5Ce qu’apporte la définition augustinienne est que la passion est du ressort de la volonté. On décide d’entrer en passion. Le contraire de la passion est donc la maîtrise, le refus de se laisser entraîner dans le rêve. Cela peut s’appeler raison, cela peut aussi être relié à la froideur voulue, au contrôle, à la distanciation, à l’hésitation, à l’indifférence au sens premier du mot : pourquoi choisir alors que tout se vaut ou rien ne vaut rien. Le contraire du passionné, c’est donc l’obsessionnel. On peut tenter de retenir la vie soit en la digitalisant pour la faire durer, en figeant le temps, en faisant le mort comme l’obsessionnel qui fait le mort pour ne pas mourir, soit en la vivant le plus intensément possible, vivre à mort, comme le fait l’être de passion. La fonction du refus absolu de toute passion, donc de tout choix, puisque tomber en passion est un choix, est la même que celle du passionné : lutter contre l’angoisse fondamentale, angoisse existentielle, angoisse de savoir que l’on est mortel. La différence entre ces deux positions est merveilleusement rendue dans le livre Le petit Prince où Saint-Exupéry met en scène l’obsessionnel, celui qui compte et recompte, le « businessman » qui compte les étoiles… : « Je suis sérieux, moi. Je disais donc cinq cent un millions… » « Millions de quoi ? » demande le petit Prince, « Millions de ces petites choses que l’on voit quelquefois dans le ciel. » « Des mouches ? », « Mais non, des petites choses dorées qui font rêvasser les fainéants. » « Ah ! des étoiles. Et que fais-tu de cinq cents millions d’étoiles ? » « Rien, je les possède. » « Et qu’en fais-tu ? » « Je les gère. Je les compte et les recompte, dit le businessman. C’est difficile, mais je suis un homme sérieux… »

6Il l’oppose au petit Prince amoureux passionné de sa rose unique : « Si quelqu’un aime une fleur qui n’existe qu’à un exemplaire dans les millions et millions d’étoiles, ça suffit pour qu’il soit heureux quand il les regarde », et plus loin, au renard amoureux du petit Prince : « tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde ».

7Ce qui est culturellement formaté est la défense obsessionnelle : du fait de l’éducation, l’enseignement, la religion, la famille, ce qui est convenable, raisonnable est la position obsessionnelle… L’autre face est représentée par l’art, les romans, le cinéma, la science, la politique, les rêveurs poètes, chercheurs et bien sûr, l’amour dans ce qu’il est distinct de l’affection qui en serait l’opposé…

8Pourquoi vouloir être en passion ? La réponse me paraît être dans Pascal (1670) : « Ainsi l’on est heureux ; car le secret d’entretenir toujours une passion, c’est de ne pas laisser naître aucun vide dans l’esprit, en l’obligeant de s’appliquer sans cesse à ce qui le touche si agréablement. »

9Mais la passion est toujours, individualiste, individuelle pour ne pas dire égoïste donc vécue comme asociale, personnelle à l’opposé des intérêts du groupe, du collectif. Pour Roland Barthes (1977) : « la passion amoureuse est un délire ».

10Soit on utilise cette capacité, on risque alors d’avoir des remords, soit on ne l’utilise pas et l’on risque de ressentir des regrets… Qui n’a pas entendu l’appel de la passion et décidé de la vivre ou de la refouler ? Peut-être pour l’accepter faut-il être désespéré ? Car entrer en passion (ou tomber en passion pour paraphraser les Québécois), c’est entrer dans l’aveuglement, renoncer à la clairvoyance, à la maîtrise, au choix. C’est s’abîmer dans la passion.

11Comme il s’agit d’un mécanisme vital au sens vrai du mot, on y tient et l’on fait tout pour le préserver : toute passion est « amoureuse » au sens large, dévoratrice, possessive, excessive.

Et quand la passion nous quitte…

12L’échec à préserver l’état passionnel, je le qualifie de « dépassion nerveuse »… On peut tenter d’éviter cette dépassion par différents moyens, en changeant d’objet (Donjuanisme), en sublimant, voire en agressant l’objet s’il se montre récalcitrant (crime passionnel), en délirant pour préserver le rêve d’objet (délire de jalousie, érotomanie), hypomanie, monomanie, mysticisme, etc. Mais dans la plupart des cas, l’on se retrouve face à une sensation douloureuse de vide, vide en soi, vide autour de soi, solitude intense, perte du sentiment d’exister. Pour Pascal (2004), cela engendre également un risque d’hypochondrie : « Ce n’est pas pendant la violence de la passion que l’hypocondrie se développe, c’est lorsque le feu de la passion est éteint, parce qu’alors le système nerveux ébranlé réagit sur l’imagination qui, ne se trouvant plus occupée par le sentiment qui l’obsédait, est devenue plus impressionnable à la moindre chaleur physique comme à la plus légère contrariété. »

13Mais c’est surtout une source importante de pathologie de type dépressif avec risques suicidaires, car le suicide, c’est quand on se sent déjà mort !

14Cette chute peut survenir rapidement voire inopinément ; ainsi, Pascal Quignard (1966) rapporte une chute passionnelle brutale : « Je cessai de l’aimer un soir – sans que je l’aie su alors que j’avais cessé de l’aimer. Je ne sais plus quel pouvait être au juste ce soir – mais un soir, il arriva que nous nous heurtâmes les dents. Un instant nous fûmes comme des morts. Le bruit des dents, le claquement de l’émail des dents avait été extraordinairement fort, mat, indésirable, réel… Une passion s’était diluée – s’était mêlée à la bruine, à la pluie, et comme au son de la pluie. Tout paraissait extraordinairement fragile, fastidieux, temporaire, transitoire. Nous transitions, nous transitions… » (Le transitoire est le contraire de l’éternel donc du passionnel !)

15Mais aussi d’autres qui ont vu leur passion se dérober ou leur être volée. Racontons l’histoire d’un couple qui a vécu une chute mythique grave : monsieur et madame ont 45 ans. Ils sont tous deux médecins. Elle est pédiatre, lui a créé un important cabinet de radiologie. Ils se sont connus à la Faculté et ça a été l’amour total. Ils ont voyagé ensemble dans le monde entier dans un climat de passion réciproque, de fascination qui n’avait de cesse au point que lorsqu’à leur retour, ils ont décidé de se marier, il a choisi de prendre son nom à elle tout en regrettant qu’elle ne puisse en faire autant pour le sien. Puis la vie est devenue compliquée. Trois enfants, le cabinet de monsieur qu’il appelait « mon bébé » alors qu’elle venait d’avoir un enfant, plus beaucoup d’activités communes et, point d’orgue, à un certain moment, elle découvre qu’il a une liaison et pas avec n’importe qui, avec sa coiffeuse ! Ils manquent se séparer, mais leur relation devient très tendue. Elle entreprend une psychanalyse, ce qui ne semble pas améliorer leur relation, bien au contraire. Ils ont des conflits violents, et c’est au décours d’une scène où ils se sont frappés, qu’ils viennent me rencontrer. Chacun déverse alors son amertume et ses regrets. Leur nostalgie de la relation passée est évidente. Ils sont à nouveau au bord de la séparation. Ce qui les retient, c’est le constat que lorsqu’il y a des tiers, leur entente se réveille, et en particulier face à l’adversité, ainsi des conflits qui sont apparus à propos d’un problème de succession dans la famille de madame. Depuis le début, madame m’explique que leurs difficultés étaient liées au fait qu’ils avaient une relation « fusionnelle ». Il me semble entendre là un discours banalisant tenu par certains thérapeutes qui analysent toute difficulté de couple comme étant liée à une relation de dépendance affective et qui pensent qu’une fois le lien coupé, tout ira pour le mieux, ce qu’elle me confirme. Le raisonnement fallacieux est de faire d’un lien passionnel entre adultes, l’équivalent de la relation primaire, vitale fusionnelle de la mère avec son enfant et qui effectivement, pour permettre le développement de l’enfant, doit être limitée dans le temps. On peut aussi y entendre un discours moralisant qui critique ce type de relation en les qualifiant de fusionnelles, niant ce qu’elles peuvent avoir de passionnel, donc d’asocial. Ce qui me conduit à communiquer à ce couple que mon sentiment est un peu différent de ce qui leur avait été dit précédemment. Il me semble, leur dis-je, que s’ils sont en grande difficulté, c’est peut-être que la vie, le travail, les enfants les ont éloignés. Je remarque chez chacun d’eux une grande nostalgie de cette existence passionnelle (et non fusionnelle) qu’ils ont connue, une grande rage chacun à l’égard de l’autre, comme si chacun était persuadé que la responsabilité de cet éloignement revenait à l’autre. En conclusion, le problème me paraissait moins être dans le fait que leur relation de départ était non pas fusionnelle mais passionnelle, que dans le fait qu’elle ne l’était plus ! Quinze jours plus tard, c’est un couple amoureux qui se présente à la consultation. Ils se tiennent par la main et ne se lâcheront pas pendant toute l’heure. Ils ont arrêté les démarches chez les avocats et envisagent pour la première fois depuis des années de partir seuls en bateau pour quelques jours.

Conclusion

16On a compris que la passion peut être malheureuse, peut induire des états pathologiques, mais on peut aussi penser que le risque vaut la peine d’être pris d’un état qui met des étoiles dans le regard, qui rend inaccessible, qui nous met hors monde, hors du temps. C’est donc délirer. Mais c’est aussi comme voir le monde pour la première fois, c’est l’émerveillement de l’enfant devant sa première émotion esthétique – ou devrais-je dire extatique ? C’est la découverte de la possibilité d’exister puisque le monde existe et qu’il est beau, grâce à mon regard qui s’émerveille. C’est le rêve vécu. L’on sait que le rêve peut devenir un cauchemar. On ne réveille pas impunément un rêveur ! Chacun aspire et souhaite vivre une relation passionnelle mais le craint à la fois, car on sait qu’elle sera peut-être unique et passagère. Savoir que l’on n’a peut-être qu’une chance que l’on peut saisir ou non, c’est comme partir à la guerre avec un fusil et une seule balle. C’est comme savoir que l’on est mortel ou que l’on est né par hasard : on le sait et l’on ne le saura jamais…

17Laissons le mot de la fin à Stefan Zweig (1934) puisqu’il nous concerne tous : « Seuls peut-être des gens absolument étrangers à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnels, ces explosions soudaines d’une passion semblable à une avalanche ou à un ouragan : alors, des années entières de forces non utilisées se précipitent et roulent dans les profondeurs d’une poitrine humaine. »

Bibliographie

Références

  • BARTHES R. (1977) : Fragment d’un discours amoureux. Le Seuil, Paris.
  • DESCARTES R. (1649-2002) : les passions de l’âme. Vrin, Paris.
  • DESCURE J.B.F. (1860) : Médecine des passions. Labé, Paris.
  • PASCAL B. (1670-2004) : Les Pensées. Poche Folio, Paris.
  • QUIGNARD P. (1966) : Le salon de Wurtemberg. Gallimard, Paris.
  • SAINT AUGUSTIN (394-1999) : Les confessions. Flammarion, Paris.
  • ZWEIG S. (1934-1992) : Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Livre de Poche, n° 4340

Mots-clés éditeurs : dépression, névrose obsessionnelle, délire, passion

Date de mise en ligne : 03/07/2009.

https://doi.org/10.3917/ctf.042.0107

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