1Comme forme et fond sont toujours parties articulées, on ne peut imaginer les liens familiaux et les relations affectives hors des catégories du temps et de l’espace.
2Ces liens se nouent et se dénouent dans le temps. Ils se jouent et se « déjouent » dans l’espace : espace familial, espace institutionnel, espace sociétal. Ausloos (1995), Delvin (1992) et Meynckens (1992) ont montré l’intérêt de réfléchir aux relations entre les institutions et le temps : temps arrêté, temps écoulé, temps chaotique ou temps événementiel. Mais quelle est l’importance de l’espace pour nos liens affectifs ?
3La famille, comme l’institution, dès lors qu’elle fonctionne comme système, s’inscrit dans l’espace, dans un « paysage » (Pluymaekers & Neve, 2000). Toutes deux, pour exister, se localisent, se circonscrivent, initient des frontières et un seuil, une porte d’entrée… ou de sortie. Entrer, sortir, naître, grandir, s’installer, se réfugier, fuir, mourir… il est des verbes qui disent l’espace et dont les connotations renvoient à nos liens affectifs. Lacan (1938) insistait déjà sur ces connotations et sur la fonction des complexes dans le groupe social, au-delà et en deçà des fondements biologiques. Ainsi, il parle du complexe de sevrage et de son image associée à celle du sein maternel. Il affirme que ce complexe, qu’il soit non résolu ou sublimé, n’a de cesse que de « reproduire » dans nos réalités culturelles quelque chose du rôle psychique important qu’il a eu pour le sujet.
« Sa forme la plus soustraite à la conscience, celle de l’habitat prénatal, trouve dans l’habitation et dans son seuil, surtout dans leurs formes primitives, la caverne, la hutte, un symbole adéquat. Par là, tout ce qui constitue l’unité domestique du groupe familial devient pour l’individu… l’objet d’une affection distincte de celles qui l’unissent à chaque membre du groupe ».
5Actuellement, la vie sociale s’organise de plus en plus en lien avec les institutions, leurs dispositifs temporels (horaires) et spatiaux (implantation), et avec la conjugaison de ces dispositifs (disponibilité de fait).
6Alors qu’hier, les moments importants de la vie se jouaient dans l’espace familial, ils s’organisent aujourd’hui fréquemment dans l’espace institutionnel.
7Maternité, crèche, école, entreprise, hôpital, « séniorie » et funérarium vont jalonner la plupart de nos existences. Culturellement, l’intégration de ces institutions dans l’institution familiale s’est faite et une dialectique positive semble s’installer entre les espaces familiaux et institutionnels.
8Pour certains d’entre nous, cependant, l’institution s’impose. Elle ne s’inscrit pas dans la dialectique classiquement admise où la sécurité d’un intérieur permet l’ouverture vers l’extérieur. Le processus habituel ne fonctionne pas. L’institution s’impose à eux comme le seul repère, la seule référence. L’espace se clôt et la dérive totalitaire n’est pas loin. Leur dénomination signe en partie ce changement de nature : il s’agira de maison maternelle, de pouponnière, de maison d’enfants, de foyer d’adolescents, de prison, d’hôpital psychiatrique, d’unité spécialisée pour malades difficiles, de centre de long séjour, de morgue, de fosse commune !
9Cette prégnance croissante de l’institution dans nos sociétés interpelle. Elle dénote un mouvement qui peut être pensé de deux façons. Pour les uns, il se justifie : l’institution est à notre service avec ses avantages. Elle est alors vécue par les familles, comme utile, voire indispensable. C’est dès lors la sphère privée qui « privatise » l’institution, sphère publique par excellence. L’institution serait bien un peu familiale ! Certains dépliants de présentation de maternité ou, à l’autre bout de la vie, de « seniories », insistent beaucoup sur l’ambiance familiale.
10Pour d’autres, c’est un effet inverse qu’il faut dénoncer : ceux-là considèrent que la sphère publique diffuse de façon inacceptable, s’insinue comme une larve dans le domaine privé et familial. Nous nous demandons avec eux s’il ne faut pas s’alerter de voir se développer, sous prétexte de prévention, un « devoir » d’ingérence dans les familles – à distinguer du droit d’ingérence qui peut se justifier, par exemple, en cas de violences intrafamiliales. Pointons seulement, pour illustrer ce « devoir d’ingérence », la façon dont, au cours des dernières années, gynécologues, pédiatres, amis et connaissances estiment qu’il est de leur devoir de décourager une mère de famille d’accoucher à domicile.
11Des principes de précaution et de prévention vont justifier l’intrusion dans la vie privée, voire dans ce qui nous est le plus intime. À la vitesse où se développe cette pensée et à la vue du nombre croissant de ses émules, nous gageons qu’ils n’ont pas perçu que cette idéologie nous engage tous à devenir « transparents ». Pousser jusqu’au bout, cette logique nous interdit un réel droit à garder certains de nos jardins secrets.
12Que la publicité et ses appétits commerciaux tiennent ce discours et ne se privent pas d’utiliser tous les moyens pour nous réduire au seul rôle de consommateur, passe encore, l’éthique n’est peut-être pas leur premier objectif.
13Que se développent des pratiques semblables dans le champ social où le recours à l’institution irait de pair avec l’exigence de n’être plus que son objet de soin, de prise en charge, voilà qui est bien plus grave !
14Être réduit à un statut d’« être-objet », comme « être transparent », cela revient à être nié dans son existence. Comment exister sans territoire propre ? Comment pouvoir vivre sans avoir pu se constituer un chez-soi, une intimité, un jardin secret ? Telle est bien la question.
15C’est l’enjeu de notre histoire, de notre historicité, de notre histoire oedipienne, qui est mis en danger par de tels procédés et, si j’osais, j’appellerais Freud à la rescousse pour nous redire le rôle fondamental du père qui vient séparer l’enfant de sa mère et corollairement l’ouvre à lui-même. Je n’existe que si l’autre existe et que je peux me distinguer de lui.
16Serge Tisseron (1998) a souvent rappelé l’importance, pour la structuration de l’enfant, de son premier mensonge. L’enfant est convaincu que sa mère voit tout, lit ses pensées… et voilà qu’en mentant, il prend conscience qu’elle ne remarque pas immédiatement le fait qu’il ment. Le voilà se découvrant distinct, existant pour lui-même…
17Cette distinction vitale qui le constitue, suppose cet « espace-temps » où je peux émerger autre, c’est-à-dire moi-même. Nous avons tous un besoin vital d’un espace que j’appellerai « espace-cabane » et d’un « temps pour nous y réfugier ». C’est ce lieu, quel qu’en soit l’endroit concret, où je peux être avec moi-même et me parler à moi-même sans danger.
18Heureusement, pour la plupart des hommes et des femmes, tout va bien : nous avons pu construire nos cabanes et y rêver, même si parfois, les circonstances de la vie ont été extrêmement difficiles. Il nous faut peu de choses pour « faire une cabane », mais cette exigence existentielle est vitale. L’histoire nous apprend que des hommes ont infligé les pires tortures à leurs semblables, mais elle nous montre que ceux qui avaient encore la force de « construire leur cabane et de s’y réfugier » pouvaient se savoir existant au-delà ou en deçà de leur désespoir. Pensons aux destins tragiques et admirables de personnes torturées comme Malika Oufkir ou de certains prisonniers inconnus de Guantanamo.
19À la différence de ces situations dont le but est d’annihiler certains êtres humains, les institutions médico-psycho-sociales ont, au contraire, comme premier souci d’aider et de soulager un maximum de respect de l’autre.
20On pourrait croire les choses faciles. Ainsi, si l’on aide, on est « humain » mais si l’on aide sans tenir compte de l’humain, ce ne serait plus vraiment de l’aide. Or, le manichéisme n’a jamais permis de décrire la complexité de l’humain. Par contre, poser le problème en ces termes permet d’occulter le fait que l’institution répond à des impératifs souvent contradictoires. On attend d’elle une plus grande sécurité, un meilleur contrôle, un accès plus facile, l’apport des dernières technologies… et qu’elle reste conviviale, humaine et familiale. Allier ces objectifs n’est pas impossible. Souvent, cependant, les impératifs techniques, financiers et/ou organisationnels feront que la volonté d’humaniser et les mesures décidées dans ce sens resteront formelles ou s’avèreront contre-productives.
21Deux choses peuvent expliquer en partie l’échec de « l’humanisation de l’hôpital » ou, si l’on généralise, de l’institution. La première, c’est justement que l’essentiel pour l’homme confronté à l’institution et à ses logiques n’est guère pris activement en compte. On suppose que cela va de soi. Quel est cet essentiel ? Celui de sentir le respect inconditionnel de son espace intime, de percevoir qu’il est possible de garder un territoire propre et un jardin secret. Cet enjeu est d’importance et des exemples montreront qu’il exige de la créativité et parfois des remises en question.
22La deuxième explication réside dans le paradoxe qui surgit nécessairement entre l’espace familial et l’espace institutionnel : plus l’un se montre pertinent, plus l’autre peut se sentir disqualifié.
23Souvent donc, l’institution se veut un espace-temps alternatif aux difficultés liées à l’espace familial car celui-ci est perçu comme potentiellement dangereux ou inadéquat pour la personne. L’institution pense donc donner le meilleur, et elle le donne entre autres à travers les compétences des professionnels qui y exercent. Elle désire aussi partager, permettre l’évolution, et il est vrai aussi qu’elle y arrive dans de nombreux cas. Il lui est cependant bien difficile, pour ne pas dire impossible, de prendre en compte l’effet paradoxal de son action.
24Avant d’exposer quelques pratiques institutionnelles – certaines nous montreront la créativité des professionnels, d’autres révèleront comment est parfois occulté l’essentiel – il semble important de rappeler que la famille n’est pas toujours le lieu où il fait bon vivre. L’institution familiale qui, pour la plupart d’entre nous, a permis de délimiter notre territoire et ainsi d’exister, peut s’avérer le lieu même de la confusion, du déni de toutes frontières et aller même jusqu’à instaurer l’interdit d’avoir un territoire intime.
25On peut donc comprendre que pour beaucoup d’enfants, de jeunes et d’adultes placés en institution, celle-ci deviendra « leur maison » et « leur famille ». Ils en ont pleinement conscience, d’autant plus que ce choix n’a pas été le leur.
26J’ai ainsi le souvenir d’avoir aidé une dame qui avait trouvé son « chez soi » à l’hôpital psychiatrique :
« Madame Louis a accumulé les déboires personnels, familiaux et professionnels. A la suite d’événements qu’elle n’a pas pu contrôler, elle s’est retrouvée hospitalisée en psychiatrie. L’hôpital l’a accueillie, soutenue et encouragée à repartir d’un meilleur pied, mais les tentatives de vivre seule en appartement constituaient pour elle des périodes difficiles. Elle les acceptait, mais cela lui coûtait trop. Ainsi, peu à peu, elle a acquis une sécurité d’existence : l’hôpital était devenu son “chez elle” et il veillait toujours à ce qu’elle “retrouve sa chambre”. Il avait, au-delà de sa logique institutionnelle, “compris” que pour cette dame, “avoir un chez elle”, c’était sa chambre. »
28Souvent, les institutions d’hébergements ne prennent pas en compte le sens et le poids de ce que représente pour l’enfant, l’adolescent et l’adulte institutionnalisés, la chambre, l’armoire, le lit. Une chambre lui est attribuée, mais sera-t-elle SA chambre ? La sienne, celle qu’il doit partager ? Ou ces murs resteront-ils anonymes ? Y aura-t-il une armoire ou un espace pour sa deuxième peau que sont ses vêtements ? Oui, encore que… de toute façon, son maigre bagage restera peut-être bien dans sa valise. Demeure alors le lit, mais peut-il être son lit ? Comment le défendre et faire comprendre – cela ne peut vraiment s’expliquer – que l’endroit où l’on s’abandonne au sommeil devrait nécessairement être un « chez soi » pour que celui-ci puisse être réparateur. Le lit, le seul « chez soi » indispensable.
29Si les éducateurs et les soignants pouvaient comprendre que ce lit constitue une part de l’essentiel, une part de son identité, son lieu d’« existence » au sens littéral, peut être « de son restant d’existence », alors nous comprendrons tous la violence faite à ces gamins qui, lorsqu’arrive le week-end, se retrouvent regroupés dans un même pavillon pour des raisons organisationnelles.
30Quelle importance ces changements ont-ils alors aux yeux de ceux qui sont habilités à décider qu’« un lit, c’est un lit » ? Quatre nuits dans le sien, trois nuits dans le lit du copain : en quoi serait-ce un problème ? Surtout quand on sait que, bien souvent, les draps ne seront même pas changés !
31« D’ailleurs, c’est comme cela que ça se passe en vacances. C’est un peu l’aventure ! » argumentent alors les déménageurs d’enfants quand on les confronte à la violence de leurs décisions. De fait, il est possible de bien vivre en dormant chaque nuit dans un autre lit si l’on a choisi d’être un voyageur. Mais, tous les voyageurs ont un lit bien à eux quelque part, même si c’est dans une cabane… Quand un enfant commence à s’installer dans un lit, mais doit ensuite le céder à un autre, ne serait-ce que pour une nuit, son camarade et l’adulte décideur seront souvent vécus comme coupables d’intrusion dans le peu d’espace intime qu’il pensait posséder. N’est-ce pas cela « violer » ?
32Il en est de même dans les familles. Les enfants supportent assez mal qu’en leur absence, les parents aient prêté leur lit, leur chambre à des visiteurs s’ils n’ont pas été prévenus et s’ils n’ont pas donné leur accord.
33Pour le prisonnier aussi, c’est très vite son lit qui sera son seul refuge… s’il ne se réduit pas à un matelas jeté le soir sur le sol. Au regard des gardiens et en fonction des logiques de sécurité, cette appropriation est perçue comme un danger : il ne faut pas que le prisonnier s’installe, il pourrait se reconstruire une liberté… un espace à lui, secret… On déplace donc les détenus pour mille raisons organisationnelles.
34Le mitard, ou en psychiatrie, le cabanon, utilisé comme punition, prive d’abord la personne du « petit reste de chez lui » qu’il avait pu se constituer (son lit, ses draps, ses couvertures) et souvent lui ôte ce qui lui permettait de garder encore un peu de son intégrité et de sa dignité, sa troisième peau en quelque sorte, après la deuxième que constituent ses vêtements.
35On peut avoir du plaisir à s’exposer nu au soleil, ou aux yeux de ceux qu’on aime, c’est autre chose d’être dénudé, mis à nu… Quand on n’a que son lit comme cabane, il devrait être inviolable !
36Les pratiques évoquées traduisent souvent la difficulté qu’ont les institutions à concilier les objectifs pédagogiques et/ou thérapeutiques avec les contraintes organisationnelles ou imposées par les facteurs économiques, sécuritaires et architecturaux. Dans de trop rares occasions, thérapeutes, éducateurs et architectes ont partagé leur enthousiasme et leurs compétences pour créer des espaces institutionnels qui intégreraient des besoins d’intimité, d’identité, de cabanes où l’on peut rêver et être soi en toute sécurité.
37Citons la recherche des « Cantous », lieu d’accueil pour des personnes âgées désorientées ou des expériences pilotes comme ces institutions pour autistes qui ont multiplié dans leurs « murs » l’existence de lieux pour aller se lover sans danger. Dans ce dernier cas, l’architecte avait imaginé des fenêtres horizontales et étroites munies d’appuis larges, disposées en escalier, créant ainsi plusieurs niches où il était possible de s’installer pour demeurer isolé tout en gardant une ouverture sur la nature.
38Il n’est pas évident pour le directeur, le membre du personnel ou l’usager, de penser l’espace institutionnel autrement que comme un lieu à la fois clos et découpé : clos parce que l’institution se fonde sur cette exigence de la société de mettre à l’écart pour protéger ou pour soigner ; découpé parce que dans un espace clos, les mélanges paraissent dangereux. On séparera donc les hommes des femmes, les personnels des patients, les violents des doux, les grabataires des valides, etc.
39L’organisation y gagne sûrement en facilité, mais c’est au prix de réelles pertes d’identité pour les personnes institutionnalisées. Nous n’existons plus vraiment si notre corps, qui pourtant occupe toujours un espace, ne peut plus être sujet, c’est-à-dire vivre une relation singulière avec cet espace, et s’il est désigné comme un objet à gérer et dès lors à surveiller.
40C’est ainsi qu’une institution hébergeant des handicapés mentaux adultes qui disposaient chacun d’une chambre individuelle, n’a pas vu de problèmes éthiques à installer des caméras dans chaque chambre afin de faire assurer la surveillance nocturne par un veilleur en lieu et place d’éducateurs dans chaque pavillon. Que chacun ait sa chambre et son intimité n’avait ici pas plus de sens que cela. C’était, à la limite, un luxe sans importance.
41Il faut vivre les situations de l’intérieur pour évaluer comment des changements dans la gestion de l’espace, dictés par des soucis organisationnels, vont affecter positivement ou négativement les liens affectifs et l’identité de ceux qui sont hébergés.
42Cette évaluation exige une grande sensibilité de la part des différents acteurs ; elle est souvent neutralisée par la parcellisation des rôles, laquelle disqualifie fréquemment les réalisations des personnels au contact direct avec les patients.
43Pour illustrer combien les interactions peuvent être complexes, voici un dernier exemple qui s’est passé dans une maison de retraite sympathique, unité de soins au sein d’un grand hôpital.
Une vieille dame y est acceptée ; elle partage la chambre avec une autre pensionnaire. Quelques mois plus tard, son mari doit, lui aussi, entrer en maison de retraite. La direction et le personnel proposent alors qu’une chambre à deux lits soit dévolue au couple. Il y vivra plus ou moins trois ans, jusqu’au moment où le mari ira moins bien et s’éteindra une nuit, accompagné par sa femme et le personnel.
Il sera transféré à la morgue le lendemain matin. Le lit est donc libre. Comme les demandes sont nombreuses, le bureau d’admission de l’hôpital note qu’un lit s’est libéré… une nouvelle entrée est donc organisée. La veuve va devoir vivre la présence dans le lit voisin d’une nouvelle personne, à peine quelques heures après le décès de son mari ! Pour la structure institutionnelle, il n’y a aucun problème : en effet, pour l’hôpital, si un lit est disponible, les draps seront changés et la couche sera éventuellement désinfectée pour y admettre un nouveau patient. Le contexte particulier n’est ni pris en compte ni même perçu au niveau des services d’admission. Il faudra toute la diplomatie du personnel de la maison de retraite pour éviter à cette dame ce qu’on peut appeler « un télescopage relationnel » ; en effet, comment imaginer autrement ce qui va se jouer pour chacun.
D’un côté, il y a une veuve et son besoin que soit respectée l’intimité de cette chambre où son mari vient de décéder. Cette pièce, c’est un peu leur « chez eux », à défaut d’avoir pu rester dans leur maison ; elle est encore imprégnée de leurs derniers moments passés ensemble.
Par ailleurs, une nouvelle personne âgée arrive, avec ses difficultés propres, refusant peut-être en son for intérieur d’être placée. Comment va-t-elle pouvoir « entrer » dans ce lit, prendre cette place sans blesser, sans violer ? L’hôpital a pu revenir sur sa décision, mais seulement pour quelques heures ; le personnel a dû gérer l’ingérable.
45Il y a donc des espaces que l’on peut investir pour en faire « sa cabane ».
46Il y a des espaces assignés que l’on ne peut pas faire siens.
47Il y a des espaces que l’on fait siens et qui sont violés comme si de rien n’était, pour des raisons structurelles ou par volonté de punir.
48Que m’évoquent ces exemples ?
491. D’un point de vue systémique, ils rappellent l’importance de distinguer dans nos lectures de la réalité les programmes officiels – qui sont, la plupart du temps, corrects et raisonnables – et les règles implicites que la vie et le temps développent silencieusement ; elles se traduisent souvent dans des décisions à première vue anodines, mais qui dans certains contextes vont devenir maltraitantes.
50Dans ces exemples transparaît la puissance de règles implicites qui amènent le personnel à traiter les personnes institutionnalisées comme des objets « déplaçables » sans territoire propre, agressant ainsi leur identité sans le vouloir, mais en blessant profondément les professionnels qui pensent souvent sincèrement aider.
512. En second lieu, l’éthique exige d’ouvrir les yeux sur le subtil, sur le singulier, sur ce que l’on n’avait pas vraiment prévu ; les dimensions agressives et répressives de nos institutions psycho-sociales se jouent dans ce quotidien où l’éthique et les logiques institutionnelles se télescopent.
52La maison de retraite de l’hôpital s’était montrée ouverte, respectueuse de ce couple, lui avait donné une chambre… au lieu d’un lit !
53Mais l’hôpital avec un grand H n’avait pas intégré le sens et le poids symbolique de « cet espace ».
54En quelques minutes, la veuve a été dépossédée de son lieu. Avec la nouvelle admission envisagée, il lui a été clairement signifié qu’elle n’avait plus de lieu à elle, ce qui, pour l’hôpital, ne constituait qu’une remise à l’ordre, représentait pour elle le refus concret de vivre dans la dignité le départ de son mari.
55Ceci nous permet de mieux comprendre qu’un carton et une couverture élimée signifient le reste de dignité du SDF, alors que le lit d’un centre d’accueil ne sera jamais le lieu d’une intimité.
56Pour beaucoup de personnes, la vie devient une manière d’être « assigné à résidence », comme si avoir un « chez soi » aussi restreint que son lit n’était pas la condition minimum pour que la dignité d’une existence humaine soit reconnue.
57Et pour certains, cela commence tôt :
58la couveuse de la maternité,
59le lit cage de la pouponnière,
60le banc au fond de la classe,
61le lit ou peut-être seulement la couverture, le sac de couchage de la maison d’enfants,
62le mitard ou le cabanon,
63le lit de l’hôpital,
64le fauteuil sanglé de la salle de séjour,
65… et pour clôturer le cercueil et la fosse commune.
66Il faudrait refuser de penser ces lieux comme totalitaires : il ne devrait pas y être interdit de se construire une cabane, même psychique, où l’on serait avec soi-même, échappant au regard de l’autre, dernier rempart de ce qui fait sécurité pour chacun d’entre nous.
67La théorie freudienne nous a offert une théorie des lieux avec les topiques de l’appareil psychique (cf. Laplanche & Pontalis, 1967) : différencier les instances psychiques, permet de les représenter sur un mode spatial et en leur attribuant des fonctions à la fois spécifiques et articulées.
68L’approche systémique a donné de l’importance au corps et à son inscription topologique : au corps concret, mais surtout au corps vécu que des phénoménologues tels de Waelhens (1958) ont décrit comme un lieu médiateur qui n’est ni moi ni chose, tout en étant aussi bien l’un et l’autre. La « présence du corps » que l’institution se donne comme devoir de gérer, peut réduire à l’insignifiance la « présence au corps ». Mais « cette présence au corps », coextensive de notre identité, déploiera toute sa créativité pour se créer un espace, aussi minime ou marginal soit-il, dans lequel notre être, à travers son espace corporel, pourra rester sujet sous peine de verser dans la non-existence, s’il n’est plus possible de se créer une place à soi dans un lieu institutionnel organisé et pensé de manière totalitaire.
Références
- AUSLOOS G. (1995) : La compétence des familles. Érès, Toulouse.
- DELVIN E. (1992) : Le temps arrêté. Thérapies familiales XIII(3) : 282-286, Genève.
- DE WAELHENS A. (1958) : Phénoménologie et psychanalyse. In Existence et signification, Ed. Nauwelaerts, Louvain
- LACAN J. (1938) : Les complexes familiaux. Encyclopédie Française, Larousse, Paris. Réed. in (2001) Autres écrits, Seuil, Paris.
- LAPLANCHE J. & PONTALIS J.B. (1967) : Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris
- MEYNCKENS M. (1992) : Le temps en institution. Thérapies familiales XIII(3) : 287-298, Genève.
- PLUYMAEKERS J. & NEVE Ch. (2000) : Richesse du génogramme paysager. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux 25 : 88-108, De Boeck Université, Bruxelles.
- TISSERON S. (1998) : Nos secrets de famille, histoire et mode d’emploi. Ramsay, Paris.
Mots-clés éditeurs : identité, phénoménologie, maltraitance, institution
Date de mise en ligne : 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/ctf.037.0073