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Article de revue

Familles et corps souffrant

Introduction

Pages 5 à 11

1Si les familles peuvent offrir un lieu de sécurité, elles sont parfois aussi un terrain de souffrance. Celles-ci sont tant émotionnelles que somatiques, et comme l’écrit François Duyckaerts (1999, p. 15) : « il n’y a que des souffrances particulières, distinctes les unes des autres par leur nature, leur intensité, leur durée et même [...] leur degré d’insupportabilité. »

2A chaque fois, l’entourage de la personne en souffrance est touché par ce qu’elle vit, y réagit, tente de la soulager ou au contraire, contribue à maintenir ou à amplifier le mal-être. La famille peut se sentir impuissante, ne pouvant qu’assister en témoin aux blessures montrées par l’un des siens, elle peut s’en sentir coupable, ou au contraire se montrer active dans l’aide, les soins et les relations avec le monde médical.

3Nous avons voulu centrer notre dossier sur la souffrance des corps et rappeler, toujours avec Duyckaerts (1999, p. 17) que : « même nos douleurs physiques sont d’une grande diversité. Elles n’ont en commun que deux dénominateurs : elles affectent notre corps et elles nous contrarient. » […] Elles « territorialisent l’expérience que nous avons de notre corps en détournant notre attention sur une ou plusieurs de ses régions » alors que les souffrances morales sont liées à des situations de personnes et qu’au lieu de procéder du mauvais fonctionnement d’un organe, elles témoignent « du caractère indésirable de situations dans lesquelles ce corps vient à se trouver » (p. 18).

4Remarquons que si le corps vit des sensations et des événements biologiques, ces données vont ensuite être exprimées dans des langages appartenant à différents niveaux (Goldbeter-Merinfeld, 1987 et 1998) :

  • Le langage du corps : il s’agit des symptômes somatiques au sens strict, le « digital corporel » en quelque sorte : éruptions cutanées, inflammations, fièvres, fractures, tumeurs, saignements et écoulements divers, etc… Il identifie objectivement le mal aux yeux du malade comme à ceux de l’entourage et des soignants.
  • Le langage sur le corps : je fais référence ici aux images utilisées pour décrire le mal ; elles tiennent compte de l’ensemble des valeurs accordées à la maladie, à la souffrance, à la partie du corps touchée qui peut ainsi être plus ou moins taboue… Ce langage se construit à partir de l’ensemble des règles et valeurs existant au sein de la famille. Il transparaîtra au travers de l’importance accordée à la maladie, à l’expression du malaise ou de la douleur.
  • Le langage sur le sens du corps : il comprend l’ensemble des représentations spécifiques accolées à une maladie singulière : la punition de Dieu, le résultat de la distraction, le reflet des angoisses, la conséquence de la méchanceté du conjoint ou de l’abandon des enfants, le résultat d’un virus, d’une épidémie et de rien d’autre… La métaphore y joue un rôle important.
Nous trouvons donc ici le reflet des croyances magiques ou non, attribuées à la maladie. Nous sommes dans un monde d’interprétations qui peut prendre un rôle parfois déterminant dans l’évolution de la maladie : le sens donné à la maladie dans le système du patient va influencer la manière de la vivre (de la subir avec résignation, de la combattre avec ardeur ou de l’ignorer) et donc aussi de la soigner. Si l’on considère comme essentiel le sens accordé à la maladie, cela ne signifie en aucun cas que ce sens serait juste, qu’il serait le reflet concret de la réalité. Même imaginée et créée, cette construction interprétative s’avère importante dans la mesure où elle va déterminer l’attitude du patient… et de son entourage, envers la maladie et envers les soins.

5Le dossier de ce Cahier traitera de ces trois niveaux de relation au corps souffrant.

6Ainsi, dans un premier texte, Marco Vannotti et Michèle Gennart abordent la douleur et la maladie avec un regard phénoménologique. Ils considèrent dès lors la maladie en tant qu’événement de vie qui affecte un être social en perturbant son fonctionnement biologique et qui atteint l’homme comme sujet de relations. Ils proposent une réflexion sur la maladie et sur la médecine en prenant pour point de départ la douleur chronique inexpliquée dénommée « trouble somatoforme douloureux », classée parmi les maladies mentales. Cette maladie est vécue comme provocante car le médecin ne la comprend pas et donc ne sait pas la traiter.

7C’est précisément à ce même type de trouble que s’adresse le Centre de la douleur dont fait partie Annick Petiau. Cette psychologue nous livre des réflexions construites à partir de son expérience clinique avec des patients douloureux chroniques arrivant souvent en bout de course, leur douleur n’ayant pu être ni soulagée, ni stabilisée jusque-là. Ce Centre leur offre un espace de parole où l’équipe tente d’évaluer la place de la douleur au niveau intrapsychique et familial, avec l’hypothèse que cela permettrait d’expliquer la fonction des résistances aux traitements proposés jusqu’alors, ainsi que l’impact de la douleur sur l’état psychique et la qualité de vie de ces patients. Annick Petiau relève aussi la fréquence des récits traumatiques et des révélations de secrets qui surgissent au début de l’évaluation faite avec ces patients. Elle en déduit l’hypothèse que la douleur réactiverait la mémoire de situations traumatiques tues jusque-là, replongeant l’individu dans le climat émotionnel de l’effroi initial, ce qui renforcerait la sensation douloureuse et créerait un cercle vicieux.

8Arrivant par une autre pratique à des constatations assez proches, Jean-Paul Mugnier relève que, alors que l’esprit tente d’enfouir des souffrances insurmontables, le corps peut se charger de lui rappeler, parfois avec violence, que celles-ci sont ineffaçables. Il souligne que l’apparition de symptômes somatiques ou de conduites portant atteinte à l’intégrité du corps, sont régulièrement la preuve de cette mémoire active. Il en fait la démonstration à l’aide de trois vignettes cliniques illustrant trois catégories de symptômes observés régulièrement lors de certaines étapes du cycle de vie : les maux de ventre des enfants, les conduites autodestructrices des adolescents, et les lombalgies des adultes. Cet auteur souligne que l’apparition de certains symptômes somatiques semble remplir une double fonction : rappeler la meurtrissure que rien ne peut effacer, et soulager par la douleur, une souffrance que l’esprit ne peut dire ou supporter.

9La psychanalyste Claude Jamart nous invite également à nous pencher sur une forme de douleur chronique : la vulvodynie. Une étude antérieure, basée sur l’écoute de trente-cinq patientes, l’a amenée à entendre dans ce symptôme une question concernant la féminité et donc à y trouver une forme de langage, manifestation d’un discours inconscient à propos de ce qui ne peut pas se dire par la parole. Elle nous en offre une illustration au travers d’un cas plus détaillé.

10Les maladies graves dont le décours peut être long et douloureux justifient des prises en charges au niveau psychologique. Jean-Pierre Gagnier et Linda Roy interviennent ainsi à Montréal auprès de patients cancéreux et de leur famille. Ils relèvent que ce type de maladie constitue un moment critique exigeant une renégociation des significations, des conduites et des liens. Ils soulignent l’importance de rester attentif à la souffrance sans en évacuer ni son sens, ni sa fonction. Se montrer à l’écoute pour entendre ce qui le plus souvent est tu, peut être précieux. Ces auteurs insistent aussi sur la nécessité de reconnaître les influences réciproques entre la crise du malade, celle des proches et celle des soignants.

11Prolongeant cette approche, Nicole Delvaux aborde plus précisément le processus d’adaptation familiale à la réalité du cancer et énumère quelques-uns des facteurs qui en favorisent le déroulement. Elle relève que l’affection cancéreuse suscite chez le malade comme dans sa famille une série de crises en relation avec les différentes étapes de la maladie. Elle souligne que le concept de stress qui rend compte de l’impact émotionnel du cancer sur le psychisme d’un individu, peut être également appliqué à sa famille. Elle analyse enfin les difficultés d’ajustement entre le patient, sa famille et l’institution médicale.

12Comme nous l’avons vu jusqu’ici, le corps souffrant se trouve à l’intersection de plusieurs systèmes qui, chacun, vont amplifier un aspect spécifique du patient : la famille, le corps médical, tous deux face au corps du patient, le psychanalyste cherchant à décoder le discours inconscient porté par l’organe en souffrance, et les intervenants familiaux qui sont à la fois interpellés par les souffrances familiales suscitées par le mal et par les difficultés d’accordage entre les différents sous-systèmes en présence autour du malade : médecins, familles et patients.

13Ainsi, Christine Reynaert, Yves Libert, Denis Jacques & Nicolas Zdanowicz s’intéressent aux interrelations dynamiques entre système soignant et système patient-famille et considèrent comme véritablement éthique de considérer le patient en interaction permanente avec son entourage. Ils relèvent que les relations entre ces différents groupes peuvent générer du stress et ils soulignent l’importance du rôle de la sphère familiale dans l’apaisement de ce stress, ce qui constitue souvent un élément favorable à la santé.

14Se référant à une grille de lecture interrelationnelle proche, Patricia De Bontridder et Nadine Bosman abordent une réflexion sur la manière d’aborder les patients présentant des états de conscience altérée, et leur entourage : elles formulent l’hypothèse que ces patients demeurent présents, ne fût-ce que d’un point de vue biologique, mais souffrent d’une communication brouillée avec leur environnement. Partant de là, ces deux psychologues proposent une pratique intégrant leur présence comme se caractérisant par une certaine absence mais refusant l’absence a priori. Un rappel de cette présence est le corps lui-même du malade, qui, immobile ou agité, s’impose dans la relation par sa dépendance et déclanche donc des réactions ou des attentes chez l’entourage (comme chez les soignants) à travers ce qu’elles nomment une « corporéité de rencontre ». Les auteurs insistent dès lors sur la nécessité pour le thérapeute de créer un espace permettant à « l’être-là du sujet à l’état de conscience altérée d’entrer en interaction avec la présence de ses proches, tout en évitant le piège vitaliste et le piège de l’objectivation ».

15Les enfants et les adolescents peuvent également présenter des corps souffrant vis-à-vis desquels les approches médicales morcelées demeurent vaines, au contraire de celles considérant les patients dans leur globalité somato-psychique. Ainsi Marie Delhaye et Françoise Lotstra illustrent, à l’aide de trois situations cliniques, l’apport d’entretiens familiaux systémiques réalisés dans un contexte de psychiatrie de liaison : l’expérience douloureuse de trois jeunes s’atténue grandement grâce à la mise en place d’un lieu de parole pour eux et leur famille.

16Il arrive que le corps soit mis à mal du fait d’actions volontaires ; l’anorexie, les automutilations, les tentatives de suicide en sont des exemples. Deux auteurs vont aborder l’un de ces types de souffrances auto-infligées qui sont en prolongement d’une souffrance plus profonde : les automutilations chez les adolescentes. A l’aide d’une courte revue de la littérature, Robert Neuburger tente de cerner les caractéristiques des automutilatrices et les rapproche de celles des patientes anorexiques.

17D’autre part, s’appuyant sur une pratique clinique régulière dans le cadre d’un service d’hospitalisation psychiatrique pour adolescents, Serge Goffinet décrit les caractéristiques les plus fréquemment identifiées chez des adolescentes recourant à des mutilations irrépressibles voire compulsives qui nécessitent l’instauration d’une aide psychologique. Après avoir énoncé un certain nombre de lieux communs entretenus dans les équipes soignantes, et les représentations stéréotypées associées, il les réinterroge et propose des pistes pour la prise en charge de ces patientes.

18Dans certain cas, les enfants et adolescents dont le corps souffre, ne sont pas envoyés spontanément par leur famille vers les institutions ou chez des thérapeutes. Aussi, d’autres modes de prise en charge sont à imaginer. C’est ainsi que Virginie Vanhoof, Isabelle Schmitz & Sophie Maes présentent une initiative d’offre de soins psychothérapeutiques ou psychiatriques à domicile (outreaching) sur instigation de médiateurs judiciaires ou sociaux. Ces auteurs décrivent la manière dont elles ont pu aborder à domicile une jeune fille, en s’appuyant sur la sophrologie qui leur a permis d’éviter de trop heurter la famille tout en ménageant une forme d’aide psychothérapeutique.

19Elles relèvent que dans ces situations où les mots viennent à manquer, la sophrologie peut compléter l’approche familiale. Tout en évitant la stigmatisation du jeune ou de son entourage par un diagnostic culpabilisant, cette procédure permet d’aborder la souffrance sur le terrain même où elle se manifeste : le corps. En même temps, cette technique de relaxation, justifie l’utilisation d’un espace intime au sein du domicile familial, sans connotation négative, tout en préservant l’alliance thérapeutique avec tous les membres de la famille.

20De leur côté, Catherine Vasselier-Novelli et Charles Heim abordent les souffrances engendrées chez les enfants de parents vivant une relation conjugale violente : non seulement ils peuvent se trouver eux aussi cibles des agressions, en tant que victimes associées aux conflits de leurs géniteurs, mais ils risquent, en plus, de développer des troubles somatiques liés au stress vécu dans ces situations. Ces auteurs décrivent différents types de prises en charge qu’ils ont mis sur pied pour ces enfants et leur famille.

21L’ensemble des articles présentés jusqu’ici tente de susciter une réflexion sur les modes de compréhension et de prise en charge de patients dont le corps est souffrant, en présence ou non de leur famille, et analyse les facteurs liés aux interfaces entre les mondes médicaux, familiaux et individuels.

22Dans un dernier texte, Lucie Biron aborde un autre aspect : celui de la souffrance des intervenants psychosociaux du réseau de santé et des services sociaux. Le mal-être se manifeste dans ce cas le plus souvent par de la fatigue, de l’épuisement et de la démotivation. Cet auteur canadien attribue une part de cette souffrance à l’absence d’un « idéal collectif pouvant soutenir les professions d’aidant, en écho à une perte d’idéal commun ». Malgré un travail qui implique la solidarité, les intervenants demeurent fort seuls dans un environnement appauvri de sens, ajoute Lucie Biron. Elle fustige aussi la société prônant le fonctionnement efficace et la rapidité des solutions et attendant des intervenants qu’ils soient des techniciens de la résolution de problèmes. Elle précise que l’actuel impératif du bonheur excluant toute souffrance, épuise les intervenants qui échouent à amener leurs patients à ce stade et qui, pourtant, s’attèlent malgré tout à cette tâche insurmontable.

23Nous espérons que ce Cahier qui a, cette fois, donné une place à ce qui, du corps vécu, exprimé et partagé au sein des familles, oblige à rester attentifs aux autres voix que celles qui parlent avec les mots, enrichira la pratique des lecteurs.

Bibliographie

Références

  • DUYCKAERTS F. (1999): Les fondements de la psychothérapie. coll. « Oxalis », De Boeck, Bruxelles.
  • GOLDBETER-MERINFELD E. (1987): Les symptômes psychosomatiques comme langage de la famille. In Approche familiale des troubles psychosomatiques, p. 7-22, Édition du Centre d’Étude de la Famille Association, Paris.
  • GOLDBETER-MERINFELD E. (1998): Le symptôme psychosomatique, tiers dans la famille et dans le système thérapeutique. In: VANNOTTI M. & CÉLIS M. (Eds): Malades et Familles : Comprendre la souffrance dans une perspective de la complexité. Médecine et Hygiène, Genève.

Mise en ligne 01/07/2006

https://doi.org/10.3917/ctf.036.05

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