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Article de revue

Techniques de prise en charge psychothérapeutique d'un patient non demandeur

Pages 157 à 188

Notes

  • [1]
    Traduction réalisée par Dominique Wathelet de l’article “Tecniche di presa in carico psicoterapeutica di un paziente non richiendete”, Terapia Familiare (2003) 73.
  • [2]
    Psychologue et Co-Directeur de l’École de Thérapie Familiale Mara Selvini Palazzoli de Milan.
  • [3]
    La dénomination « systémique » est peu employée en Italie. Il est plus volontiers fait référence à l’approche systémico-relationnelle, ou encore plus simplement à l’approche relationnelle.
  • [4]
    Dans les contextes où c’est la secrétaire ou un autre intervenant qui fixe les rendez-vous, je recommande vivement au thérapeute de rappeler le client dans le but explicite (déjà notifié par la secrétaire) de discuter des personnes qu’il est opportun d’inviter à l’entretien (en particulier dans les cas où le patient et le demandeur ne coïncident pas).
  • [5]
    Dans l’expression originale italienne est : « che ti ha fatto ingoiare dei grossi rospi » que nous pourrions traduire par « qui t’as fait engloutir de gros crapauds ».
  • [6]
    Dans le texte originale il est question de: « Quali rospi? » que nous pourrions rendre par : « Quels sont ces crapauds ? ».
« On ne soulignera jamais assez que la thérapie (et en particulier son avenir) commence dès le premier contact téléphonique. »
Mara Selvini Palazzoli (1987, p. 96)

1 – Avant-propos

1 Depuis plus de vingt ans, j’ai expérimenté diverses procédures de prises en charge et de demandes d’aides psychothérapeutiques dans des contextes variés (Centre de Thérapie de l’Adolescence, cf. Cirillo et al. 1990 - Centre Psychiatrique Ambulatoire Territorial de Corcico, cf. Covini et al. 1984). Cependant, cet article décrit essentiellement le travail mené dans un centre de psychothérapie familiale, le Nuovo Centro per lo Studio della Famiglia, fondé et dirigé pendant longtemps par Mara Selvini Palazzoli.

2 Dans tous ces contextes, l’une des difficultés essentielles concerne la gestion de la très fréquente absence de coïncidence entre le demandeur et le bénéficiaire : un parent ou un autre membre de la famille sollicite une intervention spécialisée pour un enfant ou un parent. Dans la pratique psychiatrique ou psychothérapeutique, ce type de demande reçoit des réponses très différentes selon le modèle thérapeutique de référence. J’entends traiter ici les réflexions systémiques-relationnelles [3] qu’inspire ce thème qui pèse grandement dans le choix des stratégies.

2 – L’abandon de la fiche téléphonique

3 Lorsqu’a débuté ma collaboration avec le Nuovo Centro en 1982, toutes les communications téléphoniques concernant des nouvelles demandes de rendez-vous aboutissaient au secrétariat et étaient réorientées en fonction des disponibilités de la thérapeute responsable des premiers contacts (Guliana Prata). Elle menait un bref entretien, remplissait une fiche téléphonique (Selvini Palazzoli et al. 1978, p.20; Selvini Palazzoli et al. 1990, pp.237-238) et, le cas échéant, fixait un rendez-vous avec l’une des équipes thérapeutiques. Depuis 1985, nous continuons à recourir à la technique de la disponibilité téléphonique puisque nous considérons que le rôle de filtre d’accès au cabinet des psychothérapeutes associés et de coordinateur doit être assuré par un professionnel et non par une secrétaire [4].

4 Cependant, à partir de 1990, nous avons cessé de compléter la fiche durant l’appel téléphonique au profit d’entretiens directs de prise en charge (Selvini, 1991) fixés par l’un des professionnels après une brève conversation téléphonique qui avait lieu durant les permanences de chacun. Dès ce moment, je suis devenu responsable des premiers entretiens avec les nouveaux usagers.

5 Le premier motif d’un tel changement fut initialement très concret vu que le nombre d’informations que nous estimions utiles d’avoir avant la première séance familiale (Selvini Palazzoli et al. 1988) était en constante augmentation, les échanges téléphoniques destinés à remplir la fiche devenaient de plus en plus longs, ce qui engendrait un double inconvénient :

  1. la ligne téléphonique était constamment occupée ;
  2. cette opération longue était gratuite (puisqu’il nous semblait peu élégant de demander des honoraires pour une première communication téléphonique).
Mais d’autres changements plus essentiels poussèrent à l’abandon de l’accueil téléphonique: nous nous dirigions vers l’établissement d’une relation de moins en moins interventionniste et combative, plus centrée sur la collaboration avec les familles. Nous étions en effet en train d’abandonner la logique du « harponnage » des familles avec des paradoxes ou des prescriptions invariables, et sur cette voie, il était incontestablement préférable d’utiliser l’approche personnelle directe avec un accueil plus chaleureux et une acceptation du patient. En définitive, nous commencions à penser qu’il devenait intéressant que la première phase de la prise en charge thérapeutique ne soit pas menée en équipe, mais au contraire par un seul professionnel: la réduction du coût s’allie avec la mise en place d’une attitude d’accueil et de collaboration mieux ajustée. Des informations plus nombreuses permettent une hypothétisation mieux élaborée, mais pour cela, une équipe n’est pas forcément nécessaire.

3 – Diversité des cas traités

6 Cela fait donc treize ans que j’assume au Nuovo Centro le rôle de responsable des premiers contacts. Durant cette période, environ 1000 familles sont venues, surtout pour de graves pathologies d’adolescents et de jeunes adultes (troubles alimentaires, psychoses, troubles graves de la personnalité, dépressions, toxicomanies, déviances).

7 En examinant les données de mes « premières entrevues » (à l’aide d’un questionnaire auto-administré), je fus surpris de constater une diminution constante des abandons après la première rencontre, c’est-à-dire du nombre de patients qui ne reviennent plus après une première séance : de 30/40 % au début, on est passé à moins de 20 % durant les dernières années. Il est à noter qu’une série de recherches estiment à plus ou moins 50 %, le nombre de patients qui ne vont pas au-delà d’une première séance avec un psychothérapeute (cf. Talmon, 1996, pp.20-21).

8 Cette diminution du pourcentage d’abandons dans mes premiers entretiens m’a encouragé à écrire cet article parce qu’elle confirme l’adéquation des changements de procédure qui furent progressivement mis en place.

9 Un certain pourcentage d’abandon est habituel, surtout dans un contexte ou le demandeur et le patient ne sont pas la même personne. Je ne traiterai pas ici la problématique de l’analyse de la demande, mais rappelons l’exemple du conjoint qui demande une thérapie familiale dans le but agressif de nuire à l’autre conjoint. D’une manière générale, il est évident qu’il est plus difficile d’élaborer un consensus sur un projet de thérapie pour une famille entière, que pour une seule personne.

4 – Changements dans les procédures

10 Les changements introduits peuvent être synthétisés comme suit

  1. Transformation du premier contact téléphonique en une brève conversation visant uniquement à préparer et négocier des invitations au premier entretien.
  2. Invitation au premier entretien non seulement du demandeur (qui, dans la fiche téléphonique, était l’unique porte-parole de la famille), mais aussi des autres membres de la famille.
  3. Organisation du premier entretien comme une procédure semi-standardisée basée sur trois phases fondamentales :
    1. Définition descriptive du problème.
    2. Explication psychologique du problème.
    3. Proposition éventuelle d’un contrat de consultation psychothérapeutique.
Le changement fondamental apporté à la procédure de prise en charge, du point de vue du « climat relationnel», concerne surtout l’accueil centré sur l’acceptation, comme cela a déjà été mentionné, en vue d’éviter que les usagers n’abandonnent la thérapie sur base de sentiments de culpabilité et de honte. Aujourd’hui, l’idée fondamentale d’accueil se substitue à l’idée dépassée de neutralité qui était également comprise comme la manière d’éviter d’entrer dans le jeu familial pathogène en action (Di Blasio et al., 1987).

11 Cette étape caractérise, me semble-t-il, une grande part de la thérapie familiale qui, dans les années 90, a évolué globalement dans un sens « anti-autoritaire ». De nombreux facteurs ont contribué à la crise des modèles plus interventionnistes (modèles stratégique/ériksonnien, paradoxal, provocateur, prescripteur). Parmi ceux-ci, la conception du rôle du thérapeute comme expert a été largement critiquée, autant par les constructivistes et les constructionnistes sociaux que par les adeptes de l’approche narrative. Le parti pris du courant de la psycho-éducation en faveur du soutien prioritaire à fournir à la famille, est également un facteur qui a contribué à cette crise.

12 Il est évident que le follow-up direct des premiers entretiens n’est possible que s’ils sont suivis d’une thérapie. Toutefois, dans une série de cas, grâce aux contacts avec les envoyeurs et l’entourage, j’ai pu connaître les motivations de certains abandons. Le dénominateur commun le plus fréquent est la culpabilisation, le sentiment d’être accusé ou jugé, la honte. En premier lieu, ces rétroactions m’ont conduit à réfléchir à mon inconscience parfois totale d’avoir induit de telles réactions. Il semble très probable qu’un certain pourcentage de familles soient très vulnérables sur ce plan ; dès lors, le principal « accusé » dans ma recherche des explications possibles de ces sentiments que j’avais involontairement induits, est devenu le mode « standard » d’explications que je proposais depuis la moitié des années 90 pour justifier une consultation familiale ; nous l’avions synthétisé dans Les jeux psychotiques dans la famille (Selvini Palazzoli et al., 1990, p.249) : « En premier lieu, je dois vous expliquer la ligne directrice de notre mode de travail. Il consiste à chercher ce qui n’a pas fonctionné dans les relations entre les différents membres de la famille. En effet, nous pensons que les problèmes personnels du patient sont en prise directe avec les relations familiales et tout spécialement avec les difficultés que rencontrent ses parents entre eux ».

13 J’ai acquis la conviction qu’un tel message (qui peut être exprimé aussi en d’autres mots) pouvait être incorrect, voire dangereux puisqu’il impliquait une causalité linéaire fallacieuse qui liait le symptôme uniquement aux mauvaises relations dans la famille, en nette contradiction avec une vision complexe, circulaire et multifactorielle du symptôme. En effet, ce message exclut du champ d’observation aussi bien le niveau intrapersonnel dans la détermination du symptôme, c’est-à-dire le rapport de la personne à elle-même, que les influences microsociales et culturelles au-delà de la famille étendue.

14 J’ai donc fait l’hypothèse qu’un tel message formulé à toutes les familles dans une perspective relationnelle radicale, de manière stéréotypée, s’avérait finalement banal pour nombre d’entre elles, alors qu’au contraire, il pouvait être vécu comme arbitraire et accusatoire par d’autres.

15 Ceci m’a conduit à une modification théorique et pratique de la manière dont je proposais la consultation familiale qui se résumerait ainsi : « le témoignage de tous les proches est décisif et précieux pour comprendre les origines du problème au sein d’un processus évolutif personnel». Cette attitude dans la prise en charge ne doit pas être considérée comme une tactique perfide ou hypocrite puisqu’il s’agit bien d’un changement de modèle clinique de référence. Le modèle systémique classique est purement relationnel : le symptôme du patient désigné y est vu comme l’expression d’un problème familial. Un tel réductionnisme systémique est objectivement culpabilisant pour les proches et a pour effet de mettre le patient dans une position de victime, ce qui n’est certainement pas une bonne opération thérapeutique. Autrefois, on cherchait à y remédier en avançant l’hypothèse de l’existence d’une intention active (toujours hyper-relationnelle) chez le patient lui-même (qu’on présentait comme le sauveur de ses proches). L’annulation du niveau d’élaboration individuelle (c’est-à-dire la manière dont l’individu gère son état mental) empêche inévitablement l’utilisation de l’idée clé de la psychologie clinique à propos de la manière dont chaque individu construit ses propres systèmes de croyance (ou de défense) indispensables à sa survie psychique (Bowlby 1988).

16 Ces considérations sont à la base de l’élaboration du modèle clinique individuo-relationnel dont s’inspire cet article.

5 – Le premier contact téléphonique

17 Comme je l’ai déjà évoqué, dans la pratique de Mara Selvini Palazzoli et de son équipe, l’esprit de la première communication téléphonique a été pendant de nombreuses années fortement interventionniste et autoritaire, en accord avec la philosophie thérapeutique de la phase du paradoxe, de la prescription invariable et du dévoilement du jeu (Selvini Palazzoli et al., 2002, pp.71-82) :

  1. Convocation à la première séance familiale de tous les membres cohabitants, sans exception.
  2. Refus de contacts préliminaires singuliers avec des membres de la famille (afin d’éviter la révélation d’éventuels secrets familiaux (Selvini Palazzoli & Prata, 1988).
  3. Demande d’informations synthétiques et structurées basées sur le symptôme et sur la composition de la famille (Selvini Palazzoli et al., 1978, pp.20-21).
  4. Aucune information n’est donnée à l’exception de ce qui concerne la convocation, le coût des séances et le programme de 10 séances familiales maximum.
La philosophie à la base d’une telle approche thérapeutique est de renvoyer immédiatement un message intense de changement : le « patient », c’est la famille entière ; aucune relation privilégiée ou confidentielle ne sera accordée ; la relation thérapeutique sera imprégnée d’un esprit directif et inégalitaire.

18 J’ai adhéré à cette conception du travail de 1978 jusqu’au début des années 90 ; par la suite, j’ai progressivement acquis la conviction que même si une telle attitude peut porter ses fruits dans de nombreux cas, il n’en reste pas moins qu’elle génère une série de difficultés dans d’autres. La priorité du premier contact n’est pas nécessairement d’introduire d’emblée un changement déterminant, mais plutôt d’accueillir une demande d’aide. Ici, deux philosophies différentes s’affrontent en ce qui concerne les étapes du changement thérapeutique. Dans l’optique d’accueil, nous pouvons penser que la formulation d’une demande d’aide par un patient ou une famille est une étape aussi critique que difficile à accomplir ; il s’agit déjà là d’un très grand changement que nous devons accueillir et reconnaître sans exiger immédiatement un changement supplémentaire et probablement prématuré. Nous devons seulement orienter la demande d’aide.

6 – Similitudes et divergences par rapport à la technique classique de la prise en charge systémique

19 Deux articles classiques sur la prise en charge systémique présentent des lignes directrices encore très actuelles : Di Blasio, Fischer & Prata (1987) nous conseillent de solliciter surtout la description de faits et de comportements (p.262) dans l’optique d’une logique d’hypothétisation et dans un processus de vérification des hypothèses (pp.271-272). Ghezzi, Lerma & Martino (1984) soulignent le thème de l’autorité du thérapeute (p.14) et la nécessité de lire les faits de manière à prendre tout le monde au dépourvu (p.17). Toutefois, la philosophie thérapeutique interventionniste des années 80 était encore fort influencée par une perception de la famille en tant qu’adversaire à mettre en déroute comme en témoignent des passages comme celui-ci : « On assiste fréquemment à la mise en place d’un cadre de manipulation de la part de la famille » (Ghezzi et al., 1984, p.7). Dès les premiers échanges, l’approche est orientée vers un changement dans l’ici et maintenant : par exemple, la fiche téléphonique ne commence pas par l’exposé du problème, mais bien par les données concernant la famille nucléaire et étendue, pratique qui implique une redéfinition implicite et extrêmement précoce du problème. La convocation de l’ensemble des membres de la famille qui cohabitent est réalisée dans le même but.

20 Si nous acceptons l’observation de Di Blasio et de ses collègues (1987) qui soulignent que « La présence éventuellement de “patterns” historiques dysfonctionnels, expose le thérapeute au risque de ne pas être à même de les reconnaître, et en conséquence de ne pas pouvoir les éviter, menace qui pourrait lui faire perdre son propre rôle thérapeutique. » (Di Blasio et al., 1987, pp.257-258), un accueil collaborant et flexible nous fera certainement prendre le risque de tomber dans les configurations historiques de la famille. Il est possible que dans une série de cas, cela nous conduise à des erreurs irréparables et à l’abandon prématuré de la thérapie. Cependant, tomber dans le jeu de la famille n’est pas nécessairement une faiblesse car nous disposons alors de cette vision binoculaire ou de la pensée par « allers et retours » (Selvini Palazzoli et al., 1990, p.301) qui nous permet d’avancer des hypothèses (ou de voir) aussi bien en regardant la famille « du dehors » (faits et descriptions) qu’en « sentant » en nous-mêmes la manière dont nous sommes en relation avec ses membres. Regarder « du dehors » aussi bien que « du dedans » requiert inévitablement un certain temps, le temps du doute et de l’incertitude que nous devons être capables d’accepter (tout comme nos clients).

21 Ainsi, dans le modèle antérieur, la phase préliminaire durait le temps du coup de téléphone (puisqu’il était prolongé et que souvent, nous demandions une reprise de contact), alors qu’à présent, elle se prolonge sur deux ou trois entretiens. Parallèlement, la phase de la consultation qui servait à établir le programme thérapeutique est passée d’une séance unique aux cinq-six premières rencontres.

22 Un thérapeute moins pressé créera moins de tension, sera moins autoritaire et favorisera dès lors une plus grande collaboration et davantage de participation. Assurément, il perdra aussi des occasions d’induire des effets de changements plus immédiats, mais lors du bilan final, on constatera que la thérapie familiale en aura bénéficié tant en termes d’efficacité qu’en termes d’humanité du traitement.

7 – Objectifs du premier contact téléphonique

23 De notre point de vue, le premier entretien téléphonique devrait aujourd’hui poursuivre quatre objectifs

24 1) Vérifier s’il existe un problème à l’égard duquel nous nous sentons compétents pour intervenir avec des instruments psychothérapeutiques

25 Dans ce but, nous sommes attentifs à recueillir lors de ce premier contact téléphonique, la formulation de la demande en terme d’une brève description. Nous fixerons un premier rendez-vous que nous clôturerons en général en concluant que nous sommes confrontés aux problèmes pour lesquels nous nous sentons compétents et pour lesquels nous retenons qu’il y a, d’une manière générale, une indication psychothérapeutique. Un approfondissement ne s’avère nécessaire qu’en cas de doute sérieux de la dimension psychologique du problème. La brièveté de la description, en plus de son utilité pratique, et de l’économie de temps, sert à marquer ce premier entretien comme le commencement réel de la relation qui ne s’établit donc pas exclusivement avec le demandeur.

26 2) Commencer à créer un contexte de collaboration dans la famille pour affronter ce problème

27 Dans ce but, je demande que les deux parents ainsi que l’enfant-patient soient disponibles pour un premier entretien de prise de contact et d’évaluation. Il est évident, comme nous l’avons montré ailleurs (Selvini et al. 2002a), que l’alliance thérapeutique avec le patient est un facteur clé pour le succès d’une psychothérapie. Il est donc erroné d’exclure le patient du premier entretien, moment spécialement délicat pour la construction de la relation, en particulier dans les nombreux cas où il a lui-même sollicité une aide. Il est en outre manifeste que la présence simultanée des parents et des patients est une invitation implicite à une collaboration où les idées et les espoirs seront partagés.

28 C’est une règle presque inflexible de toujours convoquer celui qui téléphone (dans la mesure où il est un membre de la famille), puisqu’il est par définition le principal demandeur sauf exception. Une autre règle inflexible est de ne jamais fixer de rendez-vous à une personne autre que le demandeur en l’absence de celui-ci. Il est tout à fait acceptable qu’un patient, en particulier s’il est adulte, veuille venir seul (dans notre population gravement atteinte, ce cas est rare). Il est également possible, voire même souhaitable, que les parents d’un patient réticent à s’impliquer dans la consultation puissent venir sans le patient (ce que nous rencontrons souvent dans la population que nous traitons).

29 La convocation initiale des deux parents constitue un test essentiel, tant par rapport à la structure de la famille que pour ce qui est de la nature de la demande. Toujours dans l’hypothèse où le patient est réticent à participer à la consultation, on peut accepter qu’un seul parent vienne à la consultation avec le patient ou même sans lui, mais en ayant évaluer au préalable les risques éventuels que cette démarche représente pour une collaboration ultérieure des autres membres de la famille.

30 Les familles séparées/reconstituées nécessitent une évaluation des possibilités et de l’utilité de convoquer conjointement les parents.

31 Quand le demandeur est un membre de la fratrie, il est souhaitable que les parents et le patient soient également invités au premier entretien. Si ce dernier n’est pas collaborant, il devient alors nécessaire de s’assurer directement (par un échange téléphonique) de la disponibilité des parents à s’impliquer, et il est donc rare d’avoir à exclure, au moins initialement, le demandeur, c’est-à-dire le frère ou la sœur. Il nous semble en fait trop dangereux de confirmer dès le début, le leadership et la parentification d’un frère ou d’une sœur, du moins lorsque les parents sont encore vivants et en bonne santé. Cette dernière « règle » de notre philosophie de l’accueil permet de limiter le risque de collusion avec un schéma relationnel structurellement dysfonctionnel.

32 Évidemment, des situations spécifiques peuvent exiger d’autres dispositifs : si celui qui téléphone est le conjoint, nous demandons la présence du patient au premier entretien ; si la demande concerne un enfant de moins de onze ans, habituellement les parents sont convoqués seuls (Selvini Palazzoli et al. 1987).

33 Éviter l’invitation des membres de la fratrie au premier entretien peut s’avérer opportun pour différentes raisons :

  1. Comme nous le verrons plus loin, notre choix de donner essentiellement de l’espace au patient lors du premier entretien, risque de faire trop souvent jouer à la fratrie un rôle de figurant inutile. Cependant, lors de cette première rencontre, nous n’avons le temps de faire qu’un nombre de choses limitées.
  2. Très fréquemment, ces fratries sont conflictuelles, et donc exclure les frères et sœurs de ces entretiens préliminaires facilite généralement l’établissement d’un climat de collaboration avec moins de tension.
  3. La fratrie arrive fréquemment contrariée et perplexe à ces rencontres (en particulier lorsqu’elle est jeune) ; en effet, le plus souvent, elle n’a pas encore compris l’esprit de l’initiative des parents car ils ne l’ont pas expliqué à leurs enfants « sains ».
Dans le cas où les parents sont hésitants au téléphone sur le format préférable pour le premier entretien, on peut énoncer le critère suivant : « Si vous vous sentez à votre aise pour évoquer tout ce que vous considérez comme important devant vos enfants, alors amenez-les avec vous ; autrement, il est préférable que vous veniez seuls, en tant que parents ».

34 D’une manière générale, l’efficacité du premier entretien est d’autant plus grande que le climat entre les personnes présentes (nous y compris) est moins agressif et polémique. Cette variable est importante en particulier pour un thérapeute qui travaille sans le support d’une équipe.

35 A cet égard, puisqu’un intervenant travaillant seul sera certainement plus accueillant qu’une équipe, laquelle tend en général à proposer des interventions immédiates, orientées vers le changement, nous avons choisi cette première formule pour les entretiens préliminaires, et la présence d’une équipe thérapeutique dans la phase de consultation familiale.

36 Souvent, on constate dans l’entretien préliminaire qu’il n’y a pas (ou pas encore) les conditions requises pour un travail familial, tant en raison du manque de disponibilité des membres importants de la famille, que du fait de l’existence d’une dynamique intrafamiliale trop violente et accusatoire. La première communication téléphonique et l’entretien initial servent précisément tout autant à évaluer la faisabilité d’une thérapie familiale, qu’à tenter de créer les conditions qui la rendent possible. D’une manière générale, la thérapie commence avec le premier échange téléphonique, et ce processus prend sens puisqu’il participe à la mise en place d’un changement évolutif. Toutefois, penser la psychothérapie comme un parcours à construire, passant par des phases successives, aidera le thérapeute à ordonner ses objectifs et à clarifier le contrat avec ses clients.

37 Il est surtout très important d’éviter au premier entretien que le patient ou d’autres membres de la famille soient traînés devant nous ou se présentent contre leur volonté. Cela nuit gravement à la dimension de communication et de collaboration fondamentale pour cette rencontre.

38 Si un membre important de la famille est plutôt réticent, l’expérience enseigne qu’au moins un autre membre de la famille est probablement tout aussi ambivalent. Il est plus facile de gagner la confiance et de l’autorité si nous n’avons pas trop « d’ennemis » dans la pièce. Dans beaucoup de thérapie familiale réussie, la confiance s’établit pas à pas avec chacun des membres de la famille, l’un après l’autre.

39 Il vaut mieux fixer le premier entretien le plus rapidement possible. L’expérience enseigne que les rencontres proposées dans un délai de plus de dix jours après la première communication téléphonique sont très fréquemment définitivement annulées.

40 3) Établir l’autorité du thérapeute

41 Pour cela, la clarté et la détermination dans la négociation téléphonique des convocations sont importantes. L’autorité nous paraît corrélée avec l’issue positive de l’intervention (Viaro et al. 1984).

42 4) Commencer à construire un contexte de confiance et de collaboration entre le « conducteur/meneur » et la famille impliquée dans le problème

43 Pour cela, la ligne à suivre est celle d’un leadership sûr mais flexible, évitant aussi bien le risque (couru dans le passé) de l’autoritarisme que celui (opposé) d’être « prêt » à répondre à n’importe quelle demande du « client ». Par exemple, nous ferons des objections à l’absence d’un père motivée uniquement par ses occupations professionnelles, tout comme nous nous opposerons à fixer un rendez-vous auquel le demandeur n’entend pas participer.

8 – Objectif central du premier entretien : la reconnaissance de la souffrance

44 Venons-en, à présent, au premier entretien dont l’objectif prioritaire est que le patient et tous les membres de sa famille arrivent à comprendre que le symptôme est surtout l’expression d’une souffrance personnelle ainsi qu’une tentative de défense destinée au minimum à contenir la souffrance elle-même.

45 Une telle vision est sûrement déjà présente dans beaucoup de situations, mais pas dans toutes, et c’est précisément dans ces cas que notre stratégie de prise en charge s’avère cruciale. Par exemple, il est très rare qu’une anorexique soit vue comme souffrante ; la conception « naturelle » du symptôme, de son point de vue comme de celui de chacun des membres de sa famille, est très souvent bâtie sur d’autres stéréotypes:

  1. une mauvaise éducation alimentaire ;
  2. un assujettissement à la mode et aux critères esthétiques en vogue ;
  3. un mauvais caractère voué à faire souffrir et à asservir les membres de sa famille.
Nombreuses sont les anorexiques qui se décrivent comme dépourvues de difficultés personnelles, et leur famille les considère également ainsi !

46 Un raisonnement analogue pourrait être tenu pour chaque type de problèmes : toxicomanie, troubles psychotiques ou encore dépressions pour lesquels les explications de type biologique sont très répandues.

47 Dans le cas de parents tyrannisés par un enfant qui leur impose un ordre tout aussi arbitraire qu’absolu (fondé sur le parallélisme des objets, les stores abaissés, le réfrigérateur rigoureusement vide, des rituels d’inspection, etc.) par exemple, ceux-ci n’ont pas nécessairement compris que le jeune essaie d’acquérir un contrôle total de la situation pour tenter de maîtriser un état mental désespéré, débordant d’angoisse et d’impuissance.

48 Très fréquemment, les membres de la famille et le patient partagent le déni (ou une sous-évaluation) de l’état de souffrance et de crise personnelle de ce dernier.

9 – Les trois phases du premier entretien : la définition du problème

49 Le premier entretien se subdivise en trois phases :

  1. la définition descriptive et comportementale du problème,
  2. l’explication psychologique individuelle (ou intra-personnelle) du problème,
  3. la proposition d’un contrat.
Durant la première phase, l’entretien est centré sur le patient et aborde la chronologie de son symptôme et des éléments biographiques. Théoriquement, cette étape se conclut par l’énonciation de la définition diagnostique du problème, par exemple : « on parle ici d’une anorexie restrictive classique, comme elle est décrite dans les manuels ».

50 La conclusion de la phase de définition favorise deux aspects essentiels :

51 a) Énoncer une définition du problème la plus claire et la plus simple possible afin de vérifier le consensus de tous sur le fait qu’il s’agit là de ce que nous sommes appelés à résoudre.

52 Dans la plupart des cas, la définition du problème est plutôt sommaire : il peut être évident qu’il s’agit d’une anorexie, d’une toxicomanie à l’héroïne ou d’une schizophrénie paranoïde, etc.

53 Il arrive cependant que la définition du problème soit décisive pour l’ébauche du traitement. Le repérage du domaine problématique majeur s’avère en effet stratégique. Définissons-nous l’existence d’un problème individuel, ou d’un, voire plusieurs problèmes chez différents membres de la famille ? Les mettons-nous sur le même plan ou dans un ordre de gravité croissante? Ou encore, considérons-nous qu’il n’y a pas de problème individuel clair mais plutôt un problème relationnel ? Pensons aussi à ces situations qui nous remplissent de doute : s’agit-il du modeste trouble alimentaire de la fille ou de l’anxiété considérable de la mère ?

54 Récemment, j’ai reçu une demande de consultation d’un jeune mari préoccupé par le trouble alimentaire de sa femme. Son épouse, invitée à venir avec lui au premier entretien, nie l’existence d’un quelconque problème alimentaire à l’aide d’arguments convaincants : c’est une belle jeune femme, ayant un poids idéal, elle ne s’est jamais fait vomir. Par contre, elle ressent plutôt un sérieux problème de couple et ne supporte plus les contrôles perpétuels de son mari sur son alimentation, une vraie obsession : il ne lui autorise que des aliments sains et hypocaloriques et les scènes pour un gâteau ou une glace supplémentaire sont fréquentes.

55 La conclusion de la première partie de cet entretien a défini l’existence d’un sérieux problème personnel du mari : il est fanatique de gymnastique, de forme physique et dalimentation saine, mais il a surtout déplacé son obsession sur sa jeune épouse, rendant la cohabitation conjugale presque insoutenable (récemment, la jeune épouse s’est réfugiée chez sa sœur pendant quelques jours).

56 Une fois définie l’existence d’un problème personnel (de type obsessionnel compulsif) chez le conjoint, nous suivrons l’hypothèse d’une explication psychologique générale de ce symptôme et nous proposerons un contact thérapeutique cohérent qui prévoit des séances de couple et des séances avec la famille d’origine de monsieur.

57 Bien souvent, la définition du problème peut s’avérer très ambiguë du fait que les membres n’expriment pas nécessairement de manière ouverte leur propre définition. Un exemple classique est celui de la demande formulée pour un enfant, qui reste confuse parce qu’en réalité, l’un des deux conjoints pense que le vrai patient à soigner est son partenaire.

58 Une autre situation typique est celle de parents qui viennent en consultation avec un enfant, et parlent de vagues difficultés de relation dans la famille, alors qu’en réalité, ils sont préoccupés par une pathologie de cet enfant qui la nie avec acharnement. Même ici, il est important d’arriver à une définition du problème qui ne soit pas mystificatrice, mais qui tend à construire un consensus sur l’état de souffrance du patient (d’habitude, nous sommes en présence d’une problématique de violence ou de type persécutoire).

59 b) Fonctionner comme un test de réalité qui informe les patients et les membres de la famille sur les caractéristiques générales du problème.

60 Il s’agit de donner un nom à la « maladie « et d’en énoncer le pronostic possible. Par exemple, pour l’anorexie restrictive, j’utilise les données des recherches parmi lesquelles se trouvent les nôtres sur le follow-up de 143 patientes (Selvini Palazzoli et al. 2002b), pour expliquer que ce symptôme tend à avoir un très bon pronostic à l’issue d’un traitement relativement long (de plus de 5 ans dans 39 % des cas). Si la famille collabore, le succès est presque garanti ; cependant, de la patience s’avère nécessaire car, bien souvent, les progrès ne seront pas immédiats.

61 Je considère qu’il est très important d’être informé des recherches existantes au sujet des divers types de problèmes afin de pouvoir donner les informations les plus réalistes possibles, même en ce qui concerne les points de vue d’orientations cliniques différentes.

62 Cette restitution de définition et du pronostic est liée à l’objectif précédemment énoncé de tester l’adéquation de tous à faire face à la problématique actuelle.

63 c) Une définition claire du problème nous est également utile pour nous demander si nous nous sentons prêts à l’affronter et dans quelles conditions.

64 Il peut exister des types de problèmes pour lesquels nous ne nous sentons pas les intervenants les plus indiqués. Par exemple, j’ai été récemment contacté par la famille de deux petites filles, toutes deux déficientes mentales, suivies par des services et bénéficiant d’un soutien à l’insertion scolaire. Les parents se plaignaient que personne ne leur avait jamais expliqué les origines de leur drame, et ils doutaient de l’adéquation de leurs actions. Dans ce cas, je me suis déclaré incompétent à répondre à leurs questions et je leur ai promis de l’aide afin d’identifier un service spécialisé qui puisse les accompagner dans leurs questionnements légitimes.

65 Il arrive aussi que notre intervention doive être conditionnée à la collaboration en parallèle avec d’autres prises en charge qui ont un caractère de plus grande urgence que la nôtre : c’est par exemple le cas classique d’une anorexique grave qui n’est suivie par aucun médecin, ou d’une décompensation psychotique en phase aiguë où une consultation psychiatrique parait indispensable en vue d’une intervention médicamenteuse et/ou d’une hospitalisation.

66 D’une manière plus générale, beaucoup de patients ne sont pas traitables en thérapie familiale ambulatoire sans un accord de collaboration avec d’autres soignants déjà impliqués dans la prise en charge : par exemple, des toxicomanes en charge d’un SERT ou, d’une manière générale, tous les patients qui suivent déjà un traitement individuel psychiatrique ou psychothérapeutique (Selvini & Selvini Palazzoli, 1989).

67 On est aussi confronté aux situations de personnes qui n’acceptent pas leur désignation de « malade ». Avec la plupart des patients psychotiques ou déviants qui ont été d’une certaine façon « apportés » par leurs parents, nous terminerons le premier entretien en prenant acte de leur non-disponibilité et en les laissant donc à la maison pour poursuivre avec les parents si cela s’avère possible (comme nous le verrons plus loin).

68 Le contrat d’une consultation familiale requiert un consensus clair sur ses présupposés : cela n’a aucun sens qu’y participe celui qui n’est pas d’accord.

69 Dans les cas où l’évolution a été la meilleure, nous avons vérifier comment nous sommes arrivés gagner la confiance des parents ainsi que celle de l’enfant patient (Cirillo, Selvini & Sorrentino, 2002). La majorité des patients psychotiques ne peuvent pas être impliqués dès le début à un contrat de consultation familiale, et par ailleurs, ils n’acceptent pas, ou ne tireraient aucun bénéfice d’une psychothérapie individuelle.

70 Le cas des adolescents déviants, en rupture scolaire, antisociaux, souvent pré-toxicomanes, en rupture totale avec leurs parents, est plus délicat. Si miraculeusement, les parents parviennent à nous amener ces jeunes, il sera difficile de travailler avec ces derniers le thème de base de la souffrance dont nous avons parlé. En effet, leur attitude de négation de la souffrance est souvent extrêmement réactionnelle. Une enquête familiale peut par contre être tentée sur les thématiques plus relationnelles, telle l’incommunicabilité totale et l’impossibilité de s’en remettre à ses parents. Nous pouvons donc nous positionner comme médiateur sans faire une opération trop mystificatrice, vu que nous sommes en présence d’une pathologie encore assez fluide. La même opération de définition du problème en termes purement relationnels serait par contre franchement anti-thérapeutique avec des patients gravement psychotiques parce que cela atténuerait dangereusement le seuil limite du désespoir qu’il est urgent de reconnaître.

10 – Pourquoi « étiqueter » ?

71 D’une manière générale, l’explicitation d’un diagnostic n’est absolument pas conseillée en thérapie familiale. Habituellement, les thérapeutes familiaux, suivant en cela les recommandations de Haley (1987), sont enclins à penser que les diagnostics ne sont pas seulement inutiles, mais aussi néfastes puisqu’ils objectivent le patient comme cause du problème lequel ne serait donc pas produit par la circularité familiale. Je ne suis plus en accord avec cette position trop ingénue et empreinte d’un communicationnisme radical. En effet, dans toute la série des psychopathologies, au-delà de la problématique complexe de l’éthiopathogènese, nous ne pouvons pas ne pas reconnaître l’existence d’une série de difficultés individuelles, c’est-à-dire de formes importantes de déficits ou d’incapacités personnelles. Aider, tant le patient que les membres de sa famille, à reconnaître la personne du patient de manière non déformée est un objectif très important et prioritaire dans le processus de prise en charge (Selvini, 1995).

72 L’objectif de l’autocritique des parents et des frères et sœurs, c’est-à-dire la reconnaissance de leur part involontaire de responsabilités dans l’étiologie des difficultés du patient, doit prendre place beaucoup plus tard dans le processus de prise en charge et de traitement. Il est naïf, un peu court ou simplement stupide, de prétendre tout faire en une séance unique !

73 L’objectif de « dépatientiser » ou de « dépathologiser » le patient est présent dans le processus de la thérapie mais n’est certainement pas la priorité de la première séance. L’application trop prématurée et/ou trop radicale de ce que Mara Selvini Palazzoli appelait le « principe de compétence » peut être très néfaste. Et ceci est certainement un grand changement à l’égard des techniques thérapeutiques comme celle utilisée par Mara Selvini Palazzoli elle-même, dans les années 80, quand elle commençait la première séance familiale en demandant à une jeune fille anorexique : « L’anorexie est une grève de la faim non déclarée que tu diriges contre quelqu’un qui t’a fait avaler des couleuvres [5] ? Qui est cette personne ? Quelles sont ces couleuvres [6] ?»

74 La formulation actuelle recherche une gradation différente de la collaboration et de la compréhension, dans l’optique de procéder pas à pas en fixant la succession logique des objectifs à atteindre. Tout ceci renvoie au domaine crucial de la construction des procédures et des protocoles de la psychothérapie (Selvini, 2002 ; Selvini et al. 2002a).

75 En ce qui concerne l’usage du diagnostic, j’évite seulement d’utiliser les étiquettes comme celle de « schizophrénie », qui pourraient s’avérer trop terrorisantes tant pour le patient que pour ses proches.

76 L’approche décrite dans cet article permet de réduire au cours du premier entretien le conflit (explicite ou implicite) avec des parents fortement auto-défensifs et en même temps critiques envers leur enfant/patient.

77 La disponibilité du patient à une alliance permet de tenter une prise en charge individuelle en parallèle avec la prise en charge familiale.

78 Pour ces deux raisons, nous obtenons un nombre beaucoup plus faible d’abandons malgré que nous exerçons moins de pression sur la population qui arrive à la consultation familiale proprement dite. Nous sommes aussi mieux préparés lorsque qu’il devient nécessaire « de s’attaquer » aux nœuds à l’origine de l’attitude parentale d’auto-absolution et d’hostilité envers le patient ; en effet, nous avons plus d’informations sur le patient et les siens, et nous sommes d’avantage outillés puisque nous avons déjà construit une première alliance avec un ou plusieurs membres de la famille.

79 Du point de vue théorique, le concept de reconnaissance de la souffrance représente une évolution de l’ancien concept de connotation positive (Selvini Palazzoli et al. 1978). En effet, un objectif thérapeutique non spécifique mais prioritaire, est de construire un climat de bienveillance à l’égard du patient. Dans ce but, de nombreux modèles thérapeutiques (y compris les idées nouvelles de la psychoéducation) utilisent surtout le concept de maladie. Comme nous l’avons vu, moi aussi je le considère souvent utile (dans la phase de la définition du problème), mais uniquement en association avec une explication psychologique spécifique se déclinant dans le langage de la souffrance psychique. Le concept pur de maladie risque en effet d’être trop invalidant pour le patient et de rendre tous les acteurs du jeu passifs en ce qui concerne la mobilisation de leurs capacités réflexives. Dans la tradition systémique, la connotation positive équivalait par contre à la négation de l’état de maladie : « Le patient a choisi librement de se sacrifier dans l’intérêt de ses proches. » Cette intervention visait, souvent avec succès, à produire de la bienveillance envers le patient et de la confiance en ses ressources. Les effets en étaient cependant fréquemment contreproductifs à moyen terme, vu précisément le recours au forcing ou à l’interprétation arbitraire, et bien plus encore, la dénégation de la maladie comportait le risque important de nier la souffrance elle-même (Selvini et al. 2002a, p.122).

11 – Conduite du premier entretien. Le patient est partie prenante

80 La priorité du premier entretien n’est pas tant, ou pas uniquement, la consolidation de la relation avec le demandeur, mais surtout l’alliance à établir avec le patient. Donc, dans les cas où ce dernier est présent, le meneur commence à s’adresser à lui et cherche à lui faciliter la description de son problème et la formulation d’une demande d’aide plus ou moins explicite. Naturellement, cela n’est pas toujours possible. Parfois, malgré les recommandations données par téléphone aux parents de ne pas amener de force leur enfant récalcitrant, le patient se retrouve dans notre bureau contre sa volonté; il fait alors preuve d’hostilité et refuse de répondre. L’entretien se poursuit dès lors avec les parents ; une fois la glace brisée, on réussira parfois dans une seconde partie de l’entretien, à susciter la collaboration active du patient lui-même.

81 Il est assez rare que des patients déclarent d’emblée qu’ils ne sont pas disposés à parler devant leurs parents. Dans ces cas, nous leur suggérons de ne rien dire qui pourrait les mettre dans l’embarras quand bien même ce qu’ils pourraient nous dire est important. Nous les informons qu’il y aura ensuite un espace individuel qui leur sera réservé et dont ils pourront profiter pour s’exprimer. Il n’est habituellement pas prévu de donner la priorité à la relation avec le patient dans la tradition relationnelle systémique ; en effet, on met plutôt l’accent sur la « dépathologisation » ou la « dépatientification ». Dans la lecture structurale, on se centre sur la confirmation et le respect des hiérarchies. Ainsi, Kaslow (1991) qui a théorisé la première séance familiale, conseille d’adresser la parole au patient en dernier, et cela, après avoir interpellé tous les autres membres de la famille présents.

82 Nous avons déjà cité les trois phases du premier entretien – définition, explication, contrat.

83 En toute logique, dans la première phase (définition descriptive du problème), l’entretien initial commencera par une question cadrée sur la description du problème pour éviter un récit libre sur ce sujet. Je cherche en effet à aider le patient à partir des difficultés présentes et des aspects principalement objectifs et comportementaux. Par exemple, pour les anorexiques, j’aborde leur poids, les éventuels vomissements et l’aménorrhée. En général, je tente d’obtenir une description actuelle la plus détaillée possible des symptômes, tout en n’y consacrant pas trop de temps (5 à10 minutes). Partir des faits et de leurs descriptions précises reste un critère fondamental (Di Blasio et al. 1987).

84 En vue d’œuvrer à l’objectif général de faciliter la collaboration interne dans la famille lors de cette phase de l’entretien, une attention toute particulière est prêtée à la capacité d’écoute des parents à l’égard du patient. Qu’un ou que les deux parents l’interrompent systématiquement, parlant à sa place ou allant jusqu’à polémiquer avec lui, cela constitue déjà une donnée relationnelle fondamentale ; face à ces comportements, je chercherai délicatement à poser des limites. Si le patient est en mesure de décrire son problème et si les parents sont capables de l’écouter, je les interpellerai seulement après environ trente minutes d’entretien, afin d’entendre leur point de vue sur ce que leur enfant a dit jusque-là, avec une question du type : « Y a-t-il des choses significatives que vous voudriez ajouter ou souligner ? »

85 Gardant à l’esprit les troisième et quatrième objectifs généraux de la prise en charge – instaurer l’autorité du thérapeute et la confiance à son égard –, je crois que le rôle directif d’un guide est fondamental ; il doit toutefois être associé à une position d’écoute participative et détendue. Le meneur est là en tant que professionnel mais aussi en tant que personne, et peut donc se permettre, par exemple, quelques éclats de rire et quelques traits d’humour.

12 – Une technique de communication implicite

86 A l’égard du choix des contenus de la première demi-heure d’entretien, j’attire maintenant l’attention sur un objectif qui sera poursuivi durant cette phase de travail :

87 5) Commencer à aider tout le monde à penser le problème en acceptant de suspendre, ou du moins de laisser à distance pour l’instant, la tendance « naturelle » à agir ou réagir avec émotion.

88 Dans ce but, la première partie de l’entretien commence par la description des difficultés présentes qui comportera immédiatement des éléments de la vie actuelle du patient : « Qu’est-ce que vous êtes en train de faire à présent? », « Quels cours suivez-vous? », « En quelle année êtes-vous à l’université? », « Comment se déroulent les choses actuellement? ». (Cet échange se fera toujours en termes de faits et de descriptions de faits.)

89 L’entrevue procède à rebours, passant de la question classique – « Quand a débuté le problème ? » – à l’investigation en parallèle de ce qui s’est produit à ce moment-là dans la vie du patient. En pratique, on aide le patient à mettre en parallèle la chronologie du symptôme avec celle de sa vie. En ce qui concerne cette dernière, outre les aspects professionnels, on explore, à l’aide de questions directes, les événements de la vie amicale et sentimentale ainsi que ce qui a trait à la santé physique et aux relations familiales.

90 Cette double chronologie suggère souvent d’intéressantes coïncidences temporelles, comme dans la très célèbre phrase de Bowen (1966) : « Let’s the calendar speak », « Laissons parler le calendrier ».

91 Cette manière de faire est en relation directe avec l’objectif fondamental de relier le problème avec une crise personnelle et la souffrance du patient. Dans cette phase, l’objectif est poursuivi au moyen d’une technique de communication implicite.

92 Ce mode d’entretien permet de tester immédiatement le type d’attitude que présente le patient et les membres de sa famille vis-à-vis du problème. Pour de nombreuses familles qui sadressent à notre Centre, nous nous rendons d’emblée compte que nous sommes en train d’enfoncer une porte ouverte: elles sont déjà en mesure de mettre en relation le symptôme avec des vicissitudes personnelles. Mais pour nous, il est surtout intéressant de semer au moins un petit doute chez les autres; souvent, les anorexiques par exemple ne voient aucun type de difficulté pré-morbide dans leur vie personnelle. D’autres cas difficiles sont ceux où l’enfant est exagérément accusateur envers ses parents ou, inversement, quand ce sont les parents qui le sont envers leur enfant, ou encore lorsque c’est la guerre de tous contre tous ! (C’est parfois le cas dans des familles dont le patient est sur le versant borderline-histrionique). Dans ces dernières situations, il est important d’être inflexible sur l’objectivation de la profonde souffrance psychologique du patient afin de ne pas envenimer l’escalade conflictuelle en cours.

93 Lors du premier entretien, ma règle d’or est de ne poser aucune question relationnelle du type : comment a été, ou comment est, la relation patient/père, celle entre les parents, etc. Ces questions seront éventuellement réservées pour la première séance de consultation familiale qui sera réalisée avec l’équipe. D’abondantes informations relationnelles se dégageront à partir des simples observations et des faits qui sont racontés. Nous n’évoquerons pas ici les questions relationnelles qui nous paraissent plus dangereuses du fait qu’elles risquent de provoquer des réactions de culpabilisation et de honte comme nous l’avons mentionné précédemment.

94 Le message implicite de la co-responsabilité que comporte la convocation familiale et la proposition d’entretiens conjoints, est très puissant ; il n’y a donc aucun besoin de s’appesantir sur ce point en faisant des déclarations stéréotypées sur les tensions familiales ou en interrogeant sur l’état des relations. Nous nous concentrons par contre sur notre objectif fondamental : favoriser un consensus à propos de l’existence d’une souffrance chez le patient et d’un projet de collaboration pour le comprendre et donc l’aider.

95 En vue de réaliser cet objectif majeur, la reconstitution d’une explication psychologique (deuxième phase) du problème doit être formulée dès le début, en termes les plus intra-personnels possibles, c’est-à-dire en se référant à la relation du patient à lui-même. Il s’agit donc d’une explication qui ne comprend qu’un seul niveau de la réalité, mais qui est prioritaire dans cette phase : chercher à « démonter « l’indifférence, la distance émotionnelle entre les proches et le patient (ou du patient face à sa propre souffrance ou son hostilité) pour faire au contraire apparaître les symptômes comme l’expression de la souffrance et tenter tous ensemble de « tenir cette souffrance en respect ». Dans cette phase initiale, les explications relationnelles risquent par contre d’alimenter « les spirales » d’accusations et de conflits.

96 En ce qui concerne les informations de base sur la famille à recueillir lors du premier entretien, il nous suffit de connaître la composition de la famille nucléaire. A l’heure actuelle, nous ne nous intéressons pas aux biographies des parents et de la fratrie, et d’autant moins aux histoires des familles d’origine respectives.

97 Nous avons encore un sixième but étroitement lié à l’objectif central :

98 6) Évaluer la manière dont les différents acteurs font face au problème : sont-ils adéquats, dramatisent-ils ou banalisent-ils ?

99 Leurs attitudes et leurs paroles donneront la réponse à cette question.

13 – Passage à la communication explicite : la première explication psychologique

100 Après les premières 30-60 minutes d’un entretien dont la durée prévue est de 75 à 120 minutes, nous devrions avoir obtenu une définition claire et une description du problème. Travaillant dans cette perspective, nous avons demandé toute une série d’éclaircissements et nous avons interpellé tous les membres présents. Nous sommes alors en mesure de passer à la seconde phase du processus.

101 Donner une explication psychologique générale du problème présenté avec quelques références simples à leur situation.

102 Une première explication du symptôme comme manière de se protéger de la souffrance occasionnée par un état de crise personnelle apparaît comme l’étape initiale fondamentale d’une prise en charge. Au cours du premier entretien, on devra alors expliquer ce qu’est ce symptôme. Par exemple, pour l’anorexie, on parlera d’un terrible sentiment d’inadéquation ou de « défaut en soi-même » (Selvini Palazzoli et al. 2002b, pp.111-112) qui peut faire place à un certain réconfort lors de la prise de conscience de son propre pouvoir sur soi et sur les autres, induite par le symptôme. Ou encore, dans le cas d’une psychose paranoïde hallucinatoire, on pourra évoquer l’impossibilité pour l’être humain de supporter un isolement total, tant relationnel qu’affectif, et donc le besoin « d’inventer » des interlocuteurs qui redonnent le sentiment de compter et d’être important, indispensable pour la survie psychique de celui qui est arrivé à cet état d’extrême souffrance. Ou encore, dans les dépressions, on sera amené à parler d’un symptôme qui exprime l’incapacité de s’adapter à des événements qui ont produit un sentiment d’impuissance (Selvini, 2002).

103 Nous voulons particulièrement insister sur l’objectif fondamental privilégié par la procédure de prise en charge proposée: la reconnaissance de la souffrance du patient comme étape préparatoire essentielle à un parcours de changement tout au long de la psychothérapie.

104 L’explication psychologique du problème représente un test direct et transparent de la capacité des divers acteurs à s’accorder sur l’état de détresse du patient. Elle contribue à renforcer l’autorité de l’intervenant et la confiance qu’on lui accorde. Comme je l’ai déjà exprimé, un premier entretien ne peut se limiter à un simple recueil d’informations : nos clients s’attendent à recevoir une première restitution, et il est juste qu’ils la reçoivent. Comme le soulignent Ghezzi et al. (1984), une restitution s’avère très utile lorsqu’elle contient quelque chose de nouveau et d’inattendu pour le patient et la famille.

105 L’explication psychologique est une première restitution sur le versant de la pensée. Dans beaucoup de cas, selon le contexte, il est cohérent et nécessaire de fournir également des conseils comportementaux simples, du type : « Cessez tout contrôle ou n’insistez pas sur la prise de nourriture de votre fille anorexique », « Restez à proximité de votre adolescent en phase de décompensation paranoïde, faites-le parler, ne le critiquez pas, ne le faites pas taire, ne riez pas de lui, cherchez seulement à l’écouter, à le comprendre, à faire en sorte qu’il se sente protégé ».

106 Une partie du premier entretien se base donc sur les réactions et les commentaires de chacun à l’explication psychologique fournie par le meneur. L’intervenant peut lui-même réagir à son tour en fournissant quelques explications supplémentaires.

107 Il arrive que les usagers définissent eux-mêmes le problème en termes psychologiques et non en termes comportementaux et descriptifs (tels l’anorexie, la toxicomanie, la psychose maniaco-dépressive…), en faisant déjà référence à la souffrance et au malaise personnel. Le passage de la définition de la maladie à l’explication psychologique n’est donc pas nécessaire ; il peut alors être utile de faire un pas de plus en demandant à toutes les personnes présentes leurs explications sur les causes du problème psychologique qu’ils ont identifié. Cette question permet d’activer toute une réflexion sur les origines du problème, ce qui est une véritable répétition générale du travail de psychothérapie que nous envisagerons par la suite. Le rôle de l’intervenant, en réaction aux diverses réponses, sera donc ici de donner un feedback qui confirme leurs élaborations spontanées ou indique de la perplexité.

108 Cette partie de la séance servira donc de démonstration à ce que pourront être les possibilités de travail durant la phase consultation proprement dite.

109 Des questions sur les causes du problème (ou sur celles de sa persistance dans le temps) peuvent être utiles pour n’importe quelle famille, en particulier lorsque la première partie de l’entretien n’a pas encore fourni de réponses sur les « théories de la maladie ». Au-delà de leur intérêt intrinsèque, ces questions adressées à tous les membres présents favorisent la participation active de chacun et permettent une confrontation immédiate de leurs attitudes envers le patient et envers la thérapie.

110 Dans le cadre de cet article, il ne nous semble pas possible de proposer un catalogue de toutes les explications psychologiques préliminaires possibles. J’ai déjà évoqué celles d’entre elles qui sont « standards » pour l’anorexie, la psychose paranoïde et la dépression. Pour un trouble bipolaire, on peut recadrer la manie comme une tentative désespérée de réagir à une grave dépression suicidaire ; l’énurésie peut être présentée comme le relâchement nocturne d’un état diurne de tension extrême et d’hypercontrôle, la toxicomanie comme une tentative d’autothérapie face à un état d’anxiété ou de dépression grave, une phobie spécifique comme la concrétisation d’un état anxieux plus global, et ainsi de suite…

111 Voici un fragment de premier entretien qui illustre la manière de « s’allier à » une patiente très ambivalente quant au fait de vouloir ou non une aide psychothérapeutique.

112 Sara, 17 ans et 39 kilos, est anorexique depuis deux ans. Des interventions thérapeutiques de différents types ont échoué. Lors des premiers échanges de l’entretien initial, elle se déclare opposée à la thérapie familiale parce que celle-ci serait trop pénible pour ses parents. Je reconstruis le déroulement du symptôme qui me mène à la découverte de deux rechutes: l’une au début, deux ans auparavant, et l’autre plus récente. A la question directe qui porte sur les difficultés personnelles auxquelles elle était alors confrontée dans sa vie, Sara répond avec assurance que tout allait bien : elle fréquentait avec succès la deuxième année du cycle supérieur, avait de nombreuses amitiés et un petit ami.

113 L’évidence de la définition du problème me permet cependant de penser directement à l’explication psychologique de l’anorexie. La question explicite devient donc « Pourquoi Sara s’est-elle sentie et se sent-elle inadéquate ? » La mère commence alors à raconter que le premier petit ami est entré en scène précisément un mois avant le début du premier régime, deux ans auparavant. Sara raconte qu’il était très jaloux et qu’il l’avait poussée à abandonner toutes ses amitiés. Je découvre qu’après quelques mois, ils ont rompus, et que le poids de Sara était remonté aux environs de 45 kilos. A ce moment de l’entretien, Sara, sur le ton de la plaisanterie, me demande : « Savez-vous quand je me suis de nouveau remise avec un garçon ? Il y a juste quatre mois ! » (C’est-à-dire peu avant la seconde rechute).

114 A ce point, toujours sur le ton de l’explication psychopédagogique, je peux préciser qu’une complaisance excessive est un thème classique d’inadéquation qui fait souffrir beaucoup de jeunes filles anorexiques : il semble justement que Sara ne puisse jamais suivre ses désirs et ses idées parce qu’elle ne doit pas déranger ses parents (comme elle le dit à présent, durant la thérapie familiale) ou parce qu’elle ne peut absolument pas mécontenter les garçons avec lesquels elle s’engage dans une relation sentimentale.

115 Cette mise au point de l’explication psychologique les a touchés tous les trois; nous avons donc construit ensemble une première motivation à la thérapie familiale.

14 – La proposition de contrat de consultation

116 Les phases de définition et d’explication produisent un consensus et une bonne implication cognitive et émotionnelle des usagers. Nous sommes alors en mesure de conclure le premier entretien avec la proposition d’une ébauche de contrat de consultation. Je dirai alors que la consultation familiale me semble une bonne indication.

117 Les propositions de consultation familiale ou de consultation individuelle, ou finalement familiale et individuelle en parallèle, ont à être cohérentes avec les explications psychologiques préalablement fournies ; mais elles doivent aussi se baser sur les attentes explicites et sur les demandes de tous, et prendre en considération le compte-rendu des tentatives d’intervention précédentes qu’il est dès lors utile d’explorer, ne serait-ce que rapidement lors d’un entretien préliminaire. Par exemple, une consultation familiale apparaîtra comme d’autant plus indiquée si, jusqu’à présent, toutes les tentatives de type individuel ont échoué. Au contraire, il est bien plus douteux qu’une thérapie familiale soit satisfaisante si un essai antérieur n’a pas donné les résultats escomptés.

118 La consultation familiale sert à poursuivre et approfondir un travail qui, lors du premier entretien, a seulement été « effleuré » :

  1. Comprendre les origines des difficultés du patient grâce aux témoignages et à la collaboration de tous les membres de la famille.
  2. Chercher des solutions qui favorisent un changement positif. Quand nous sommes déjà en mesure de le faire, il est utile d’informer à l’avance si la consultation sera exclusivement familiale, ou se basera aussi sur des rencontres individuelles en parallèle avec le patient, ou encore sur des séances disjointes, les unes avec les parents et les autres avec la fratrie.
J’explique qu’avant la première consultation familiale proprement dite, il sera nécessaire d’organiser une seconde rencontre préliminaire avec toute la famille nucléaire pour recueillir les données concernant l’histoire des parents et de la fratrie.

119 J’indique que le nombre prévisible d’entretiens préliminaires sera de 3 à 4 séances, à intervalle mensuel. J’expose le coût et les modalités de notre travail en équipe.

120 Pour fournir l’ensemble de ces informations, je m’aide d’un feuillet informatif que nous donnons à toutes les personnes qui assistent au début du premier entretien. Dans ce dépliant, nous expliquons qui nous sommes, ce que nous avons fait, comment fonctionnent les consultations de notre centre, le miroir unidirectionnel, l’usage de l’enregistrement vidéo, la collaboration avec notre école de psychothérapie, etc. A la différence de ce qui se faisait dans le passé (Selvini Palazzoli & Prata, 1981), nous considérons que la consultation familiale peut avoir lieu en parallèle avec d’autres interventions comme une psychothérapie individuelle ou un suivi psychiatrique avec médications, pour autant que les collègues soient également convaincus de l’indication de la consultation familiale et soient disponibles pour une collaboration avec nous (Selvini & Selvini Palazzoli, 1989).

121 De cette manière, nous avons conclu les trois phases du premier entretien : définition, explication, contrat. Nous sommes prêts à entamer le second entretien préliminaire qui sera basé sur un recueil d’informations étendu. Ici encore, un intervenant unique sera suffisant.

15 – Le passage de la première à la seconde rencontre préliminaire

122 Comme nous l’avons mentionné plus haut, lors du premier entretien préliminaire nous avons rencontré selon les cas :

  1. le patient et ses parents (cas le plus fréquent et le plus favorable),
  2. les parents seuls (si le patient est réticent),
  3. le patient seulement (c’est alors un adulte qui prend contact personnellement après qu’un membre de sa famille ait exprimé la demande)
D’autres formes de rencontre existent mais comme elles sont particulièrement rares, nous ne les détaillerons pas.

123 D’une manière générale, le second entretien se déroule par contre en présence de toute la famille nucléaire ; le modèle prévoit donc que l’intervenant s’adresse aux absents du premier entretien (habituellement les autres enfants) en leur faisant la synthèse des trois phases : définition du problème, explication psychologique et contrat.

124 De ce point de vue, les objectifs et subdivisions du second entretien préliminaire ne diffèrent pas de ceux de la seconde partie du premier entretien. Il est question de vérifier le consensus des nouveaux arrivants sur les définitions qui ont été données et d’écouter la manière dont ils confirment, démentent ou complètent ce que nous leur avons présenté.

125 Ceci étant terminé, nous passons au recueil des données dans l’ordre suivant : je commence par la biographie d’un parent (d’habitude le père) en lui demandant, outres les données d’état civil, un bref récit de ses études, sa profession, sa santé. Ensuite, à l’aide d’une très courte enquête, j’explore des aspects du couple comme la date du mariage et la durée des « fiançailles ». La même biographie est demandée à l’autre parent, toujours basée sur les faits, mais avec quelques brèves incursions dans les vécus (par exemple, une évaluation des satisfactions/insatisfactions relatives au travail).

126 Je passe ensuite aux biographies des enfants en proposant aux parents d’esquisser le type de parcours qu’ils ont eu. Je m’adresse également à l’enfant lui-même, je sollicite quelques mots sur ses souvenirs, en particulier extrafamiliaux, de son enfance et de son adolescence : « Comment s’est-il senti dans les différentes écoles ? Comment se déroulent ses amitiés ?

127 Enfin, l’entretien se clôture sur le thème des familles d’origine de chacun des deux parents, partant de leur composition, des données de naissance et éventuellement de mort des parents (grands-parents), de leur profession, en investiguant les mêmes sujets pour les frères et sœurs (oncles et tantes), et en terminant enfin par un bref récit en réponse aux questions : « Quels souvenirs avez-vous du climat de votre famille lorsque vous étiez enfant/adolescent ? », « Comment décririez-vous votre relation avec votre père, au moyen de quels adjectifs ? » Ces mêmes questions sont posées au sujet de leur mère. Elles s’inspirent des « five minutes speech » expérimentés dans les recherches sur le type d’attachement des adultes (Bowlby, 1988 ; Sorrentino, 2000, p.37).

128 Cette technique permet d’obtenir de précieuses informations diagnostiques dans un laps de temps nécessairement très limité du recueil d’informations, avec bien souvent l’avantage de contraster avec le climat émotionnel de la partie de séance préliminaire sans risquer de paraître trop froid et bureaucratique.

129 L’entretien se conclut en mettant un terme aux rencontres préliminaires et en proposant pour la suite des séances de consultation familiale proprement dites, avec l’équipe. La présentation de l’équipe marquera concrètement le changement de contexte, de même que l’introduction fréquente (deux fois sur trois) d’un nouveau thérapeute qui se substitue à moi alors que j’ai rempli jusque-là le rôle de l’unique intervenant.

16 – Conclusions

130 Notre modèle actuel comporte donc une psychothérapie composée de trois phases différentes :

  1. Le premier contact et les rencontres préliminaires.
  2. La consultation familiale et/ou individuelle.
  3. La psychothérapie proprement dite.
Dans ce modèle, la supervision directe par l’équipe est inutile durant la première phase, fondamentale dans la seconde, c’est-à-dire celle de consultation, et importante lors de la troisième phase de psychothérapie (sans être nécessaire à chaque séance). Ne pas recourir lors de toutes les rencontres à l’équipe permet aussi de réduire la charge financière de la psychothérapie relationnelle.

131 Le premier entretien est difficile, il requiert un dosage flexible et élaboré de beaucoup d’éléments: écoute, autorité, collaboration, information, intelligence dans les questions, surprise, empathie, patience, capacité à renvoyer rapidement des interventions orientées immédiatement vers le changement, renoncer à faire des liens parfois rapidement pressentis mais trop prématurés, en somme faire preuve d’humilité…

132 Pour tout cela, nous ne pouvons nous baser uniquement sur l’intuition ou sur la qualité innée du thérapeute, mais nous pouvons chercher à construire des procédures comme celle qui fait l’objet de cet article, c’est-à-dire des successions de phases et d’objectifs à atteindre qui nous aident à minimiser les erreurs, même lorsque nous avons du mal à nous adapter à de nouvelles personnes que nous venons à peine de rencontrer pour la première fois.

Bibliographie

Références

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  • VIARO M. & LEONARDI P. (1984) : Les insubordinations. Thérapie Familiale 5 : 359-381.

Notes

  • [1]
    Traduction réalisée par Dominique Wathelet de l’article “Tecniche di presa in carico psicoterapeutica di un paziente non richiendete”, Terapia Familiare (2003) 73.
  • [2]
    Psychologue et Co-Directeur de l’École de Thérapie Familiale Mara Selvini Palazzoli de Milan.
  • [3]
    La dénomination « systémique » est peu employée en Italie. Il est plus volontiers fait référence à l’approche systémico-relationnelle, ou encore plus simplement à l’approche relationnelle.
  • [4]
    Dans les contextes où c’est la secrétaire ou un autre intervenant qui fixe les rendez-vous, je recommande vivement au thérapeute de rappeler le client dans le but explicite (déjà notifié par la secrétaire) de discuter des personnes qu’il est opportun d’inviter à l’entretien (en particulier dans les cas où le patient et le demandeur ne coïncident pas).
  • [5]
    Dans l’expression originale italienne est : « che ti ha fatto ingoiare dei grossi rospi » que nous pourrions traduire par « qui t’as fait engloutir de gros crapauds ».
  • [6]
    Dans le texte originale il est question de: « Quali rospi? » que nous pourrions rendre par : « Quels sont ces crapauds ? ».
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