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Article de revue

Secrets de famille, folie de l'adolescent

Pages 131 à 144

Introduction

1Il arrive parfois que certains concepts en psychiatrie soient plus toxiques qu’utiles, tant pour les patients que pour les thérapeutes. C’est le cas pour la bouffée délirante aiguë chez un adolescent, considérée comme une entrée en schizophrénie. Cette notion, trop souvent et trop mal utilisée, a deux types d’effets délétères. Elle dispense le thérapeute de tenter de comprendre la fonction et d’interpréter le sens du délire (depuis quand y a- t-il quelque chose à comprendre dans une bouffée de propos ou de comportements insensés ?), et d’autre part, par son pronostic extrêmement défavorable, elle enferme le jeune dans la prévision d’une longue carrière psychiatrique. Ce double enfermement dans l’insensé et dans la maladie place le délire en dehors du fonctionnement familial et du psychisme même de l’adolescent, et dépossède les protagonistes de cette crise de leur propre vécu. Puisque la compréhension de ce qui est manifesté par le délire apparaît plus difficile, il devient également plus compliqué de modifier ce qui a rendu nécessaire son apparition, et le symptôme n’ayant pas trouvé de sens, il est susceptible de se répéter, ce qui fait entrer le jeune et sa famille dans l’engrenage de la chronification.

2D’autres démarches sont plus utiles. Quand un délire apparaît brusquement chez un adolescent, il est important de tenter de comprendre ce qu’il exprime, ainsi que le sens que son contenu et le moment de son apparition peuvent avoir dans la dynamique familiale. Le but de cet article est de formuler quelques hypothèses sur un certain type de manifestations délirantes aiguës chez les adolescents, les délires de filiation, et de montrer en quoi des secrets de famille peuvent conduire à l’apparition de ce genre de symptômes.

Les délires de filiation

3Les délires de filiation ont été étudiés par de nombreux auteurs. Une des théories les plus intéressantes à leur propos à été proposée par Guyotat (1980) lors de son étude sur les psychoses du post-partum. Ces délires peuvent avoir des contenus très divers, mais qui se rattachent tous à l’origine du sujet. Ils tendent à recréer une filiation délirante. L’adolescent peut se déclarer fils d’un personnage important, d’un dieu ou d’un démon (on verra plus loin un exemple clinique avec l’Antéchrist, donc le fils de Satan et d’une mortelle) ou alors, ils se sont faits tout seuls, sont seuls au monde et dans une situation d’auto-engendrement.

4Pour Guyotat, ces délires apparaissent quand la question de la filiation se trouve brusquement réactualisée dans la vie du sujet, par exemple lors de l’accouchement.

5Pour que leur équilibre et leur sens de l’identité soient assurés, les êtres humains ont besoin d’avoir en eux une représentation cohérente de leur histoire personnelle et familiale, donc de savoir quelles sont leurs origines, ce qui s’est passé dans leur histoire et dans celle des générations qui les ont précédés. Cette histoire, Guyotat (1980) la nomme filiation instituée.

6Mais il arrive parfois que l’histoire ne soit pas complète. Des lacunes vont apparaître dans ce que les parents transmettent aux enfants et ces trous vont s’insérer dans la trame de la filiation. Les lacunes vont concerner surtout des épisodes que les parents considèrent honteux dans leur histoire ou celle de leurs propres parents. Filiation illégitime, incarcération, suicides, faillites sont susceptibles de fragiliser la filiation instituée. À la place de cette filiation instituée fragilisée, va émerger une filiation que Guyotat nomme filiation narcissique, et qui va alimenter le contenu du délire. Tout se passe comme si le sujet se reconstruisait une filiation qui élimine les parents et leur histoire. Pour s’épargner et leur épargner la honte d’être confrontés à une défaillance mal intégrée, la jeune mère va s’inventer une filiation délirante qui ne tient aucun compte des parents réels et qui prendra les allures fantastiques dont il a été question plus haut.

Secrets, adolescence et délires

7On peut reprendre l’idée de Guyotat pour comprendre la dynamique familiale qui mène certains adolescents à délirer.

8Quand dans une famille, les parents rencontrent des évènements difficiles à accepter, suscitant de la souffrance, de la culpabilité, de la honte, ils peuvent tenter d’intégrer ces éléments dans l’histoire familiale et leur fonctionnement relationnel, en reconnaissant les faits et en acceptant d’élaborer la douleur narcissique qui en résulte pour pouvoir, petit à petit, les accepter et moins en souffrir. Mais, certaines familles n’ont pas les ressources nécessaires pour faire ce travail d’intégration, et ne sont pas capables de questionner l’image, souvent très idéalisée, qu’elles ont d’elles-mêmes et qu’elles proposent à leur entourage. Les évènements qui ne cadrent pas avec cette image seront bannis de la réalité et de l’histoire familiale, et la création collective d’un secret de famille va avoir lieu avec la participation de tous.

9Il ne s’agit pas du projet conscient de cacher quelque chose, mais d’un mécanisme de défense familial qui est mis en place avec la collaboration de tous les membres de la famille. C’est ainsi que les parents évitent de parler de certains sujets et que très vite, les enfants apprennent que s’ils posent certaines questions, ils provoquent chez leurs parents des réactions d’embarras, de tristesse ou de colère, et ils en viennent rapidement à éviter de questionner ces zones sensibles.

10Cependant, si tous collaborent à la mise en place des secrets, ceux-ci n’auront pas les mêmes effets chez les parents et chez les enfants. Si les parents sont engagés dans l’évitement de la souffrance liée à l’évocation d’un événement dont ils se sentent responsables, les enfants sont en plus contraints de tout ignorer de l’évènement en question, opération d’autant plus difficile que des informations sur le contenu du secret finissent toujours par circuler dans la famille. Pris dans l’impossibilité de méconnaître ce qu’ils sont dans l’obligation d’ignorer, ils emploient beaucoup de leur énergie psychique à ignorer ce que par ailleurs ils savent. Bien entendu, la situation devient encore plus difficile quand les parents eux-mêmes ont été englués dans des secrets forgés par les générations précédentes et que ces secrets se transmettent et se répètent de génération en génération (Ausloos, 1980).

11On peut donc concevoir les secrets de famille comme un mécanisme de défense familial destiné à protéger une filiation instituée mise à mal par des évènements de vie difficiles. Il suffira de passer sous silence les moments douloureux, et l’on pourra garder une représentation idéalisée de l’histoire familiale. Malheureusement, dans la plupart des cas, cette solution n’est pas fonctionnelle.

12En effet, le secret de famille est un mécanisme de défense familial d’une qualité assez médiocre. Il manque de souplesse et peut céder à n’importe quel moment, puisque le nombre de personnes qui en connaissent le contenu peut être assez important. La famille est donc constamment à la merci d’une brutale révélation de ce qu’elle tente de se dissimuler à elle- même. Finalement la meilleure protection du secret de famille repose sur les efforts faits par les enfants pour méconnaître toutes les informations qui pourraient leur parvenir sur ce qu’ils sont censés ignorer.

13Malgré tout, les enfants grandissent et deviennent un jour adolescents. La poussée pubertaire et adolescentaire va entraîner des bouleversements dans la vie personnelle et familiale des enfants. Les processus adolescents se mettent en branle (Calevoi & Scandariato, 1998). Il y aura à ce moment du cycle vital de la famille, une pression accrue autour du secret. La question de l’identité sexuelle et de l’identité personnelle ne pourra plus être différée, et les interrogations sur les origines et l’histoire individuelle et familiale vont se faire pressantes. Parfois, ils ne pourront plus méconnaître ce qu’ils essayaient de ne pas savoir, et ce que la famille dissimulait s’imposera à eux. Pour certains adolescents, surtout si la révélation ou la prise de conscience est brutale, c’est insupportable. L’injonction familiale de ne pas savoir est trop forte. La reconnaissance d’un événement psychiquement insupportable, mettant en question l’histoire familiale idéalisée, ne peut être acceptée ; une histoire délirante sur le modèle de la filiation narcissique va se mettre en place, qui va remplacer l’histoire réelle mais inacceptable précédemment occultée par le secret. Le délire de l’adolescent va remplacer le secret de famille.

14Il nous faut donc comprendre l’apparition brutale d’un délire non comme l’éclosion d’une maladie, mais plutôt comme une tentative de solution, comme la réponse de l’adolescent au double message qui l’oblige à ignorer l’histoire que par ailleurs il connaît. Il va donc inventer une nouvelle histoire familiale délirante dans laquelle ses parents n’auront apparemment rien à voir.

15La fonction de ces délires va être de protéger tant le jeune que sa famille de l’inconfort lié à la révélation du secret. Un délire propose en effet un double encryptement. Il s’agit d’abord de ce que Bateson (G. Batesonet al, 1956) appelle une métaphore non répertoriée, d’un récit qui n’est pas immédiatement lisible. Ensuite cette métaphore est déclarée délirante, ce qui implique que son contenu n’est pas fiable puisque l’adolescent qui l’énonce est fou. Du secret disqualifiant pour la famille, on passe à l’auto- disqualification de la parole du jeune. De plus, par le contenu même de son délire, l’adolescent indique que ses parents ne sont pas en cause, qu’il est seul responsable de ce qui arrive. Bien entendu, la structure du symptôme est paradoxale. En indiquant que ses parents n’ont rien à voir dans sa filiation, il pointe un manque, une faille dans leur rôle. Mais cette affirmation est immédiatement auto-disqualifiée : on ne peut le prendre au sérieux, puisqu’il délire.

16Le patient désigné va donc permettre à la famille d’utiliser son délire comme on utilisait précédemment le secret. Si on n’aide pas le jeune et sa famille à se réapproprier la véritable histoire familiale, le délire peut se chronifier, et ce qui n’était qu’un mouvement défensif momentané peut devenir un état permanent, parfois grâce à la complicité de certaines institutions psychiatriques.

17Deux exemples cliniques nous aideront à illustrer ces processus.

Nicolas

18Ce jeune homme de 20 ans arrive en urgence à ma consultation un lundi matin, après avoir passé un week-end infernal. Il pense être devenu fou depuis quelques jours, et est constamment en proie à des crises qui durent entre quelques minutes et quelques heures. Tout est normal et paisible quand, brusquement, la réalité bascule. Il se retrouve alors coupé de son entourage, et il a l’impression qu’il est seul dans le monde des morts, alors que tous les autres sont vivants. D’autres fois, l’impression s’inverse, et il se retrouve seul être vivant au monde, alors que les autres deviennent des fantômes inaccessibles. Derrière tout cela, il y a probablement une sorte de grand dieu caché, dont il ne peut que deviner la présence, qui tire les ficelles en ricanant. Pendant les crises, l’angoisse est indicible, et quand il sort de cet état, il pleure longuement, à la fois de tristesse et de soulagement. Il vient me demander de le délivrer de la souffrance qu’il éprouve, de l’hospitaliser s’il le faut, de faire cesser tout cela. Il est venu, accompagné de sa petite amie, qui reste dans la salle d’attente. Les parents, bien que très inquiets, ne sont pas venus avec lui. Nicolas me dira qu’ils n’aiment pas les « psy ». Je suis très touché par sa détresse et son angoisse, et je tente, malgré les difficultés, de comprendre un peu mieux son contexte de vie. Bien qu’il ne comprenne pas pourquoi je lui pose des questions sur sa famille plutôt que de m’atteler à juguler son angoisse, il me répond : « Je vis avec mes parents, j’ai une sœur de 17 ans, et voilà. Ah, non, il y a aussi eu une autre sœur, Ada, qui avait deux ans de plus que moi et qui est morte à l’âge de quatre ans, mais ça n’a absolument rien à voir avec ce qui m’amène ici ! ». Je décide alors, malgré l’intensité de ses souffrances, de ne pas proposer d’hospitalisation, de commencer une thérapie avec lui, et de l’adresser à un collègue psychiatre avec qui il pourrait discuter d’une médication éventuelle. Il prendra une dizaine de rendez-vous avec ce collègue et les décommanda tous. Il n’alla le voir que quelques mois plus tard, pour constater avec lui qu’il se sentait bien mieux et n’avait pas besoin de médicaments. J’aurais voulu pouvoir rencontrer toute la famille, mais Nicolas me signifia qu’ils ne voudraient absolument pas venir et que d’ailleurs, c’était lui le malade.

19Commencent alors des séances individuelles régulières (il ne manque pratiquement jamais une séance) qui, au début, se révèlent très pénibles, tant pour lui que pour moi. Il arrive très angoissé et tient à me raconter par le menu les différentes crises de la semaine, tandis que j’essaie de parler avec lui de son histoire et n’obtiens que quelques bribes d’information décousues. Malgré tout, je commence à avoir un début de représentation de ce qui a pu se passer autour de la mort d’Ada. Elle est morte brusquement, une nuit, d’une maladie foudroyante diagnostiquée à tort comme une maladie bénigne. Et elle n’est pas morte seule. La même nuit est morte aussi la dame qui s’était occupée de la mère de Nicolas quand sa propre mère l’avait abandonnée à l’âge de 6 ans ; cette dame vivait à l’époque avec la famille et est morte à la maison, d’un cancer. Nicolas n’en sait pas plus et n’a pas envie d’embêter ses parents en leur posant des questions qui, de son point de vue, n’ont absolument rien à voir avec ce dont il soufre. Toute intervention de ma part suggérant un lien possible entre ce double deuil et les thèmes de son délire était accueillis avec scepticisme et relançait la description de ses angoisses, rétroaction paradoxale montrant verbalement son désaccord, mais amenant immédiatement des contenus délirants en lien avec mes interventions.

20Au bout de quelque temps de ces séances répétitives, lors d’une de nos rencontres, Nicolas s’arrête en plein milieu de la description de ses crises délirantes de la semaine, change de position dans son fauteuil, me regarde droit dans les yeux en souriant et me dit, plein de sollicitude : « Ce ne doit pas être facile d’essayer de m’aider. Je vous vois tenter de me poser des questions, faire de votre mieux et tout ça, mais ça ne va pas mieux. C’est sûrement décourageant pour vous. ».

21Ces moments représentent des tournants importants dans la prise en charge de patients présentant des manifestations délirantes. Parmi les multiples définitions de la santé mentale, il en est une particulièrement pertinente d’un point de vue relationnel, qui indique que toute personne en bonne santé mentale a la capacité d’être thérapeutique, fut-ce de façon limitée, pour un autre être humain. Et c’est ce que Nicolas tentait de faire pour moi, soigner ma souffrance de thérapeute impuissant, malgré ma persévérance, à soulager mon patient. Whitaker a souvent répété que le début de la guérison se marque par la remise en action de cette capacité humaine. Il devient dès lors essentiel de pouvoir la reconnaître et l’accueillir de façon adéquate, sans la disqualifier ni se complaire dans la description de ses difficultés.

22Je lui demande alors ce qu’il ferait s’il était à ma place, montrant par- là que j’accepte qu’il s’identifie à moi. Pendant le reste de la séance, il m’explique sa façon de voir les choses, comment il imaginerait mener la séance s’il était à ma place, les questions qu’il poserait, bref il m’offre une séance de supervision à sa manière. Je sais à présent que notre alliance thérapeutique est solide et que nous allons tous les deux dans la même direction. À partir de cette séance d’ailleurs, la fréquence et la durée des crises diminuèrent de beaucoup, sans toutefois cesser complètement.

23Quelque temps après cette séance, Nicolas arrive détendu et souriant. Je m’attends à ce qu’il commence, comme toujours, en décrivant les moments de crise qu’il a traversés, mais non, il me dit qu’il va bien. Un peu inquiet par ce changement dans nos habitudes, je lui demande ce qui a bien pu se passer pour que tout d’un coup, il n’y ait plus eu de crises. Il n’en sait rien, il n’y a eu rien de spécial. Ou peut-être le fait qu’il ait eu une conversation avec son père. Comme je lui avais répété à plusieurs reprises que la mort de sa sœur pouvait avoir une importance dans ce qu’il vivait, il a pensé en parler à son père. Très ému, son père accepte de lui raconter en détail ce qui s’est passé cette nuit-là et Nicolas me confirme que les choses se sont bien passées comme il me l’avait appris, mais ajoute que ses parents, pris dans un deuil extrêmement difficile, l’ont un peu mis à l’écart. Son père supportait difficilement le bruit et l’animation de Nicolas alors que sa fille était morte. Bouleversé par la mort de sa fille préférée, il avait même exigé que la mère de Nicolas, enceinte au moment de la mort d’Ada, avorte pour que l’enfant à venir ne vole pas l’affection que l’on devait à l’enfant mort. Une autre fille naîtra un peu plus d’un an après la mort de l’aînée. On retrouve là les thèmes délirants et la conviction inconsciente de Nicolas croyant que ses parents, son père surtout, auraient préféré qu’il meure lui plutôt qu’Ada. Le grand dieu ricanant tirait les ficelles de la vie et de la mort. Mais il ne pouvait même pas se formuler cette idée à lui-même, pris qu’il était dans les contradictions des messages parentaux qui, tout en le traitant avec colère et mépris, le surprotégeaient du moindre risque physique et donnaient l’image de parents prévenants dont on ne pouvait critiquer l’éducation ni parler des défaillances.

24Nicolas me rapporte la conversation avec son père puis me dit qu’il lui a aussi demandé s’il était vrai qu’il s’était marié une première fois et avait eu une fille de cette précédente union. Son père a confirmé cette information et je suis extrêmement surpris car Nicolas ne m’avait jamais rien communiqué à ce sujet. Il l’a apprise par hasard. Il devait fournir certains documents administratifs à l’université où il étudie, et en les cherchant, il était tombé sur le carnet de mariage de son père.

25Je lui demande quelle est la première chose qui lui est venue à l’esprit après avoir lu ce document, et il me répond sans hésiter qu’il a pensé qu’il aurait pu ne pas exister si ce mariage avait continué. Il a refermé le carnet et l’a oublié. Quelques heures plus tard, son délire débutait.

26La thérapie s’est poursuivie, mais de ce jour Nicolas, n’a plus manifesté de moments délirants.

27La famille de Nicolas a vécu un drame alors qu’il avait deux ans. La culpabilité des parents s’est transformée en rejet de Nicolas, rejet dissimulé par des attitudes surprotectrices. Chaque évocation du décès d’Ada réactivant tristesse, culpabilité et rejet chez les parents, le sujet était soigneusement évité dans cette famille où d’ailleurs on ne parlait pas beaucoup.

28Il est important de souligner ici que ce premier secret ne porte pas tant sur les événements manifestes – Nicolas était tout à fait au courant de l’existence et de la mort d’Ada – mais plutôt sur la valeur émotionnelle des événements, c’est-à-dire que les parents, essentiellement son père, auraient préféré le voir mort à la place de sa sœur.

29Ce moment traumatique reste donc entre parenthèses pendant l’enfance de Nicolas. À l’adolescence cependant, les interrogations sur ses origines, son identité, le sens de la vie, de sa vie, commencent. La question informulée, concernant le désir de son père d’avoir un garçon vivant, se fait plus insistante. La rencontre avec l’autre secret du père lui permet enfin de se poser la question. Mais, il réalise immédiatement qu’il n’a pas le droit de la formuler sans mettre ses parents en danger. En effet, demander à son père qui, de lui ou d’Ada, il aurait préféré voir mort, transformerait de toute façon le père en infanticide puisqu’il devrait « tuer » un de ses enfants, quelle que soit la réponse. Il ne peut pas non plus se la formuler à lui-même, puisqu’il a besoin de son père pour étayer son identité personnelle à ce moment sensible qu’est l’adolescence. Le transformer en meurtrier est donc impensable pour Nicolas, alors même qu’il ne peut s’empêcher d’y penser.

30Ces questions auraient pu faire l’objet d’une élaboration psychique dans le décours d’une adolescence banale, pour peu que ce terme soit approprié à l’aspect tourmenté des processus adolescentaires, mais plusieurs facteurs ont entravé son élaboration. Des facteurs personnels bien sûr, puisque le décès traumatique et la réaction incompréhensible des parents sont survenus alors qu’il n’avait que deux ans et qu’il avait donc peu de moyens autonomes pour comprendre et intégrer ce qui se passait. Il y a aussi eu, dans la réalité, un avortement dont rien n’a été dit mais qui, inconsciemment, a probablement été vécu comme un meurtre d’enfant, ce qui fragilise considérablement la barrière entre fantasme et réalité, et rend les fantasmes très dangereux. Mais, ce qui a surtout joué, c’est un fonctionnement familial empêchant qu’un deuil se fasse, c’est-à-dire que les sentiments de culpabilité des parents puissent se vivre comme tels, plutôt que d’être déplacés en rejet non verbal de Nicolas. La constitution d’un secret achève d’interdire à l’enfant de se poser des questions sur ce qui se passe.

31On voit d’ailleurs que Nicolas reste très fidèle à sa famille, puisque le secret révélé qui déclenche son délire n’est pas le secret le plus important mais un autre secret qui, par association, l’a amené à penser à quelque chose auquel il n’avait pas le droit de penser, c’est-à-dire à l’attitude affective de son père à son égard. C’est à partir du moment où le père accepte de lui parler de ses sentiments et donc de lever le secret sur ses désirs de mort, que le délire n’est plus indispensable. La sortie du délire advient donc quand on peut restituer aux personnes concernées le récit crypté qu’il contient.

Les parents de l’Antéchrist

32« Notre fils délire depuis jeudi passé, c’est très grave. Faut-il l’hospitaliser, même si lui pense qu’il n’est pas fou ? ». C’est la question que me posent d’emblée ces parents, venus seuls, très inquiets pour leur enfant. Quelques jours auparavant, au cours d’une conversation avec son père, ce jeune homme de 23 ans lui a révélé très sérieusement qu’il était l’Antéchrist. Le père a d’abord cru à une plaisanterie, puis s’est rendu compte, horrifié, que son fils ne blaguait pas et était persuadé qu’il lui avait été révélé sa véritable identité. Le père fait alors des efforts désespérés pour le convaincre de son erreur, puis s’inquiète de sa santé mentale, mais le jeune homme lui explique, très posément, qu’il n’est pas fou. La meilleure preuve en est que, s’il était vraiment fou, il aurait prétendu être un personnage ayant déjà existé, comme un prophète où, encore plus absurde, le Christ lui-même, mais l’Antéchrist doit encore arriver, et il en fait la révélation à son père, c’est lui ! On imagine d’autant plus facilement le trouble du père qui est pasteur et qui a des responsabilités importantes dans la communauté religieuse à laquelle il appartient. Pierre, c’est le prénom du jeune, a donc reçu une révélation, sur laquelle il reste très confus, au cours de laquelle il aurait vu la mort en face, et il en a retiré la certitude absolue qu’il était l’Antéchrist et qu’il avait la mission de sauver le monde au moyen d’un album de bandes dessinées qu’il était en train de réaliser et dont le contenu devait rester secret.

33Les parents ne comprennent pas ce qui se passe ; cela leur semble tout à fait imprévisible, même s’ils avaient observé que leur fils n’allait pas très bien depuis plusieurs mois. Un premier accroc est survenu l’année précédente. Étudiant en théologie, Pierre avait fait un travail de fin d’études sur l’imam Khomeyni qu’il admirait beaucoup, ainsi que sur la théocratie qu’il a installée en Iran. Son travail à été refusé à son grand dam, et il fut prié de remettre un autre mémoire sur un autre sujet, ce qu’il n’a pas encore fait. Il a aussi des soucis d’ordre sentimental. Il avait depuis deux ans une relation avec une jeune femme plus âgée que lui, qui avait une fille d’une précédente union, âgée de deux ans. Pierre, pensent les parents, voulait « sauver » sa compagne qui avait eu un parcours de vie difficile, et il s’investissait énormément auprès de la petite. La relation venait de se terminer depuis deux semaines, et Pierre en était désespéré.

34Je demande aux parents de me parler de l’histoire de leur famille. Pierre a une sœur aînée âgée de 24 ans, qui vit encore à la maison et poursuit des études de décoratrice. Décrite comme calme et casanière, cette jeune fille passe ses loisirs à inventer des scénarios de films qu’elle n’achève jamais. Deux ans après Pierre, une autre fille est née, qui est morte accidentellement à l’âge de quatre ans. La famille habitait à l’époque une maison dans un bois, et les enfants jouaient souvent aux alentours du foyer, notamment autour des tas de troncs d’arbre que les forestiers regroupaient juste à côté, avant de les transporter vers les scieries. La mère, seule adulte présente à la maison au moment de l’accident, a seulement entendu un bruit et les cris de ses enfants. À son arrivée, elle a vu les troncs étalés et sa fille écrasée sous les troncs, morte sur le coup. Elle venait d’avoir quatre ans.

35On imagine facilement la souffrance des parents et des enfants survivants, qui jouaient avec leur petite sœur au moment de l’accident. Le couple à même failli se séparer suite à ce deuil. Progressivement toutefois, les choses rentrèrent dans l’ordre, les blessures devinrent moins douloureuses et la vie reprit son cours habituel, du moins en apparence. En apparence seulement, parce que les parents n’ont jamais pu évoquer, ni ensemble ni avec leurs enfants, le souvenir de la petite, les circonstances de l’accident, leur sentiment de culpabilité, d’impuissance, la tristesse et la rage qui les ont habités après le décès et qui les ont fait s’adresser de terribles reproches l’un à l’autre. Ils n’ont jamais interrogé leurs enfants sur les circonstances précises de la mort de leur sœur, ne voulant pas les accabler. Ce faisant, ils les ont empêché d’exprimer leurs propres sentiments, et les ont laissés seuls avec leurs angoisses. Mais, s’il est interdit de parler de ce décès, il est aussi impossible de l’oublier, la photo de la petite, prise quelques jours à peine avant sa mort, est exposée en bonne place dans leur séjour.

36Mon hypothèse est que la filiation délirante proposée par Pierre a un lien direct avec des éléments inexprimables de l’histoire familiale, et j’ai donc tenté, avec les parents, d’en reconstruire la signification. Si Pierre est l’Antéchrist, alors son père est Satan. Plutôt que de considérer cette affirmation comme insensée, il est important de la comprendre. La première idée venant à l’esprit est qu’il s’agit d’une manifestation critique et agressive de Pierre envers son père. C’est sûrement exact, mais l’interprétation reste très incomplète si l’on n’observe pas, dans le même temps, qu’il s’agit aussi d’un mouvement d’admiration et de protection envers le père. Admiration, dans la mesure où Satan est tout de même une figure extrêmement puissante dans les religions chrétiennes, ne cédant le pas qu’à Dieu lui-même. Protection, dans la mesure où en se trouvant un nouveau père, il dégage officiellement son père réel de toute responsabilité explicite dans ce qui lui arrive. Cet aspect est encore renforcé par la figure qu’il incarne auquel Pierre donne un caractère sacrificiel (il doit se consacrer à sauver l’humanité). En quelque sorte, l’Antéchrist doit réparer les méfaits de Satan.

37Quelles sont donc les fautes du père aux yeux de son fils ? Les parents et moi remarquons d’emblée l’énorme admiration vouée par Pierre à son père ; déjà présent dans l’enfance, ce sentiment se retrouve dans le choix des études du fils : en effet, bien qu’il ne se destine pas à devenir pasteur, il se voyait davantage en professeur de religion et en exégète des Ecritures. Mais cette admiration excessive n’est pas exempte d’ambivalence, laquelle se manifeste dans l’admiration que Pierre éprouve pour Khomeyni. Comme son père, Khomeyni est un religieux influent, mais c’est aussi un homme qui, une fois devenu chef d’état, s’est retrouvé avec beaucoup de sang sur les mains ; pourrait-ce être cela, le reproche informulé de Pierre à son père ? En remontant avec les parents ce fil associatif, nous avons vu ensemble que Khomeyni et Satan pouvaient se référer à deux images du père, tel que le fils pouvait se le représenter inconsciemment, à la fois très idéalisé et très féroce. À ce point de l’entretien, le père a pu, avec l’aide de son épouse, avancer l’idée que Pierre le voyait comme quelqu’un de tellement fort qu’il ne pouvait ni comprendre ni accepter qu’il n’ait pas pu protéger sa famille et empêcher la mort de la petite sœur. C’est qu’il en était donc responsable. Cette conviction s’est probablement construite dans les moments qui ont suivi la mort de la petite alors que Pierre, âgé de quatre ans, a assisté à de violentes disputes entre parents se rejetant la responsabilité de l’accident. Comme le père était le plus virulent et criait le plus fort, il en avait déduit qu’il était le plus méchant. Mais alors, lui-même est aussi méchant ; après tout, il est aussi un garçon et il n’a rien pu faire, ni pour sauver sa sœur, ni pour empêcher ses parents de se disputer. On ne reparle plus de tout cela en famille, et Pierre et sa sœur grandissent sans donner de souci à leurs parents, sans faire de crise d’adolescence, sans interroger ce moment douloureux. En fait, ils s’engagent tous les deux dans des tentatives de réparation, de reconstruction réparatrice de leur histoire familiale. La sœur de Pierre ne questionne personne, mais écrit des scénarios de film à thèmes de sagas familiales, où tout devrait bien se terminer. Elle ne parvient jamais à terminer ces récits qu’elle écrit à ses moments de loisir, elle ne les montre à personne sauf, rarement, à sa mère.

38Quant à Pierre qui ne s’est pas beaucoup intéressé aux filles jusque- là, il tombe passionnément amoureux d’une femme qui a une fille de deux ans qu’il veut sauver de la vie difficile qu’elles ont eu auparavant, une manière de refaire l’histoire en sauvant une petite fille. Son mémoire à la gloire de Khomeyni est aussi la tentative de réparer l’image paternelle en essayant de réhabiliter son père ; s’il avait eu de bons résultats, la transposition de son histoire familiale par le biais du mémoire lui aurait ouvert la voie à une identification à son père sans nécessité d’élaborer le secret, ce qui aurait vraisemblablement amené à une reproduction de cette configuration relationnelle à la génération suivante. Ces deux tentatives échouent, et il se sépare de sa compagne alors que la petite a quatre ans, âge de la mort de sa sœur, et il voit la mort en face. À l’orée de l’âge adulte, Pierre ne peut plus différer la question de savoir si être un homme fort comme son père signifie être comme lui un assassin, question impensable, qu’il n’a plus, après l’échec de ses tentatives de réparation, que le choix de faire apparaître de manière délirante.

39Après avoir construit ensemble ces hypothèses, j’invite les parents à reparler avec leurs enfants de l’accident de leur fille et des moments qui ont suivi, de leur sentiment de culpabilité, de leurs disputes, de leurs silences, et de les aider à formuler leurs questions à ce propos. Je leur propose également de répéter à Pierre les idées que nous avions partagées en séance à propos de ses soucis actuels. Une autre séance est programmée six semaines plus tard ; les parents la décommanderont en signalant au téléphone qu’après une conversation avec leurs enfants, le délire de Pierre avait complètement disparu.

Conclusions

40L’énoncé délirant est ce qui, dans une famille, remplace un secret quand celui-ci ne peut plus jouer son rôle de protection de l’image que la famille veut se donner d’elle-même.

41L’adolescence d’un des enfants est un moment sensible dans le cycle de vie de la famille. Les jeunes, à la recherche de leur identité, interrogent les parents sur leur origine et l’histoire de la famille. Quand cette recherche, qui ne peut plus être différée du fait de la poussée pubertaire, rencontre un secret, une double contrainte se met en place, qui force le jeune à ignorer ce qu’il ne peut plus méconnaître. Pour certains adolescents fragiles, appartenant à des systèmes familiaux rigides, le développement d’un délire de filiation peut, nous l’avons vu, représenter une porte de sortie pathologique rencontrant les deux côtés de ce paradoxe.

42En développant un délire en rapport avec le secret, ils montrent qu’ils savent, mais en l’exprimant sous la forme cryptée du délire, ils en rendent l’énoncé énigmatique d’une part, et d’autre part, par l’auto-disqualification qu’implique la folie, ils tentent de rendre insensé ce qu’ils ne peuvent s’empêcher d’affirmer. En cela, ils signalent leur loyauté au système familial.

43Les exemples de Nicolas et de Pierre montrent également que la notion de secret doit être comprise surtout dans sa dimension émotionnelle. Ce ne sont pas seulement les faits qui comptent, ils les connaissaient pour l’essentiel. Ce qui avait été barré, c’est l’accès aux sentiments et aux émotions des parents qui étaient affichés par des comportements, mais sur lesquels on ne pouvait pas mettre de mots. Le secret, dans les deux cas, a comme fonction l’interdiction d’élaborer un deuil.

44Dans la rencontre avec ces adolescents, il est essentiel de ne pas tomber dans le piège défensif qu’ils nous proposent d’emblée, en confirmant leur auto-disqualification par un diagnostic psychiatrique qui nous empêcherait d’entendre leur délire comme une affirmation importante et authentique de leur point de vue sur les relations intra-familiales, mais qu’il leur est interdit de reconnaître comme telle. Il faut au contraire tenter de comprendre ce qu’ils veulent nous dire, et les aider à se réapproprier ces contenus.

Bibliographie

Références

  • AUSLOOS G. (1980)  : Secrets de famille. In BENOIT J.C. : Changements systémiques en thérapie familiale. ESF, Paris.
  • BATESON G., JACKSON D.D., HALEY J. & WEAKLAND J.H. (1956) : Vers une théorie de la schizophrénie. In BATESON G. (1980) : Vers une écologie de l’esprit, t.2, Seuil, Paris.
  • CALEVOI N. & SCANDARIATO R. (1998)  : Processus adolescents chez les étudiants étrangers et immigrés. Adolescence 16 (1) : 79-89.
  • GUYOTAT J. (1980) : Mort, naissance et filiation. Masson, Paris.

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