Notes
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Texte exposé au colloque « La fratrie : des racines horizontales» organisé par l’association « Parole d’Enfants » à Liège (Belgique), les 3 et 4 juin 2004.
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Psychologue au sein de l’association Parole d’Enfants, Liège, Belgique.
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Depuis 2001, l’association « Parole d’Enfants » développe un programme de prise en charges intégrée des situations d’abus sexuel intra-familial, sous mandat des autorités administratives et judiciaires (Programme Kaléidos).
En route …
1Souvent, les explorateurs des sciences humaines, théoriciens et inter- venants de terrain, ont saisi leurs cartes et leur boussole pour découvrir et traverser les territoires des individus, des couples, des familles nucléaires et élargies, pour en saisir le fonctionnement, les frontières, la dynamique, les enjeux, pour en rendre la richesse et la complexité.
2Au cours de ces voyages, ils ont rencontré des hommes, des femmes, enfants de leurs parents, parents de leurs enfants, époux et épouses,... souvent aussi des frères et des sœurs.
3Longtemps ignorée, la fratrie a peu retenu l’attention de ces voya- geurs, peu au regard de la complexité du lien qui unit frère et sœur, peu au regard de la singularité de ce système d’appartenance et de la multiplicité des formes qu’il peut prendre.
4Lorsqu’elle a retenu l’attention de certains, la fratrie a souvent été considérée comme un épiphénomène de la famille, souvent d’ailleurs comme un sous-produit du couple parental. Réduite aux rapports parents- enfants, la fratrie reste alors enfermée dans une dimension verticale qui donne à voir les relations frères/sœurs principalement en termes de rivalité et de compétition pour l’amour des parents.
5Cette façon de considérer les relations fraternelles en occulte toute la dimension horizontale, celle des liens qui unissent les frères et les sœurs les uns aux autres : liens indissolubles, complexes et invisibles.
6La richesse et la complexité du territoire fraternel résident précisé- ment dans le fait qu’il se situe aux croisements d’un plan vertical, celui qui fonde le lien de filiation, et d’un plan horizontal qui établit ce lien.
7Souvent d’ailleurs, lorsque la fonction parentale et/ou la fonction conjugale sont désorganisées, le lien fraternel constitue une ressource pour les frères et sœurs. En offrant une permanence, une stabilité, la fratrie assure pour les enfants une fonction de soutien et préserve l’unité familiale d’un émiettement trop important.
8Lorsque les autres liens se distendent, frères et sœurs vont pallier aux failles parentales en mobilisant les multiples ressources de la fratrie qu’ils composent. Cette fonction de suppléance est souvent assurée avec souplesse, discrétion et se pose comme une évidence pour la fratrie elle-même.
9L’approche des liens familiaux doit donc aussi inclure le lien fraternel comme composante à part entière qui ne peut se réduire ni aux liens de filiation, ni aux liens conjugaux. La famille nucléaire est tissée par ces trois types de liens.
10En négligeant la prise en compte et la mobilisation de ce sous-système familial, les intervenants de terrain se privent d’une ressource unique et spécifique. La prise en compte de ces « forces latérales » (Tilmans-Ostyn, 1999) reste une démarche qui va à contre-courant de nos propres représen- tations par lesquelles nous privilégions les relations verticales parents- enfants aux liens fraternels horizontaux.
11Ce lien est à la fois si complexe et si évident qu’il reste souvent de l’ordre du non questionné et pourtant, lorsqu’on laisse venir les questions, celles-ci sont nombreuses : De quoi est fait ce lien ? Qu’était-il et que devient-il dans la vie de l’un et de l’autre des frères et sœurs ? Comment résiste-t-il au temps ? Que devient la fratrie dans nos sociétés où les familles mettent au monde de plus en plus d’enfants uniques et donc de moins en moins de frères et sœurs ? Où plutôt, que devient ce lien dans ces familles qui comptent de moins en moins d’enfants « faits maison » ? Quelles sont les fonctions remplies par la fratrie ? …
12Rendue à sa place, la fratrie mérite notre attention et éveille notre curiosité.
La fratrie au fil du temps
13« Le premier enfant fait du couple une famille et le second crée une fratrie. » (Cambdessus, 1998).
14Cette formule apporte avec elle la notion de cycle de vie traversé par la famille, en même temps qu’elle énonce les trois types de liens évoqués plus haut : lien conjugal, lien de filiation et lien fraternel.
15L’expression « frères et sœurs » éveille spontanément l’image d’en- fants. La fratrie bénéficie souvent à nos yeux d’une éternelle jeunesse illusoire. Et pourtant la fratrie évolue tout au long des âges, se transforme, se découvre, s’éloigne, se retrouve, …
16Si l’enfance des frères et sœurs est parsemée d’instants de partage qui nourrissent la fratrie, les relations frères-sœurs ont aussi à se dépouiller de leurs habits d’enfants pour continuer à tisser les fils quotidiens de leurs relations, pour continuer à nourrir leur appartenance au groupe et la relation spécifique qu’ils entretiennent avec chacun de leurs frères ou sœurs.
17Les naissances successives inscrivent les enfants en tant que frère et sœur l’un pour l’autre. Cette inscription est de l’ordre du destin, de l’imposé. La réalité de la fratrie résulte en premier lieu d’une contrainte imposée par les parents et non d’un libre choix.
18Les relations fraternelles sont à la fois influencées par le projet des parents pour chacun des enfants et par le projet parental pour la fratrie que ces enfants vont former ensemble. Les ressources de la fratrie sont telles que le sous-système fraternel peut néanmoins s’autonomiser de ce projet paren- tal et devenir, pour les enfants, un magnifique instrument d’individuation.
Singularité et multiplicité des relations fraternelles
19D’emblée, les relations fraternelles se situent dans un espace-temps caractérisé par la proximité, la continuité et l’irréversibilité. Ces caractéris- tiques en fondent la singularité.
20Si la fratrie et les liens fraternels sont singuliers, par comparaison à d’autres expériences relationnelles, chaque fratrie se différencie aussi de chaque autre.
21La fratrie et le vécu des relations fraternelles dépendent de multiples facteurs ; certains concernent les paramètres morphologiques de la fratrie: sa taille, le sexe des enfants, l’écart d’âge entre les enfants, leur rang de naissance, …
22D’autres facteurs dépassent la fratrie en tant que telle et relèvent davantage du couple parental (leur âge au moment des différentes naissan- ces, leur vécu par rapport à leur propre fratrie), du groupe familial (son étendue, sa composition, …), ou plus largement du contexte socio-économi- que, culturel et historique.
23La fratrie a pour autre caractéristique de se constituer et de se modifier au fil des naissances.
24Le premier enfant est à la fois le premier et le dernier. À la naissance des enfants suivants, il garde sa position de premier mais perd définitivement sa position de dernier acquise par le nouveau venu.
25À part pour la position de l’aîné qui reste l’aîné de la fratrie indépen- damment du nombre de frères et sœurs à venir, toute autre identité qu’un enfant peut acquérir au sein de sa fratrie est susceptible de changer.
26Ce changement de situation des enfants vis-à-vis de leur fratrie se double d’un changement d’identité personnelle au fil de la construction même de la fratrie.
27Au-delà du caractère unique de chaque fratrie, l’expérience frater- nelle individuelle au sein d’une même fratrie va également être unique et revêtir un caractère personnel.
28Si la chronologie objective des naissances établi un ordre dans la fratrie qui va de l’aîné au cadet, la réalité des fratries, et d’autant plus si elles sont nombreuses, les place tout à tour aîné et cadet d’un ou d’autres, dans un processus d’identités fraternelles multiples.
29Les rôles liés à chaque place dans la fratrie sont loin d’être figés : parents et enfants les redessinent en commun, dans chaque histoire, dans une dynamique à chaque fois originale.
Ma sœur, mon frère ! Mon double, mon tiers ?
30Quelle que soit la fratrie et quelle que soit la place qu’il y occupe, chacun des enfants va avoir un défi à relever: celui de se constituer en tant qu’individu au sein de ce groupe d’appartenance, individu original et différent des autres membres de sa fratrie.
31L’existence de frères et sœurs place chaque enfant dans un va-et-vient permanent entre similitude et altérité, entre identification et différenciation.
32Se construire comme différent tout en appartenant à un groupe de semblables est le défi à relever pour chacun des germains qui expérimente à la fois l’altérité et la similitude au sein de ce groupe.
33La présence du frère joue comme un miroir dont on ne sait pas s’il va faire apparaître un double ou un tiers. « Nos différences ne nous rendent jamais totalement étrangers l’un de l’autre, de même que nos ressemblances ne font pas de nous des êtres identiques » (Buisson, 2003).
34Reflétant cette dialectique, le nom de famille énonce les origines communes et établit la ressemblance tandis que le prénom établit la place spécifique de chacun et énonce la différence.
35La question de la différenciation entre frères et sœurs est particulière- ment vive dans les situations de jumeaux identiques confrontés à un impératif de différenciation pour se constituer en une individualité originale et unique, mais elle se pose plus largement dans les fratries « ordinaires », en particulier lorsque l’écart d’âge entre enfants est faible.
36La question de la similitude, elle, se pose avec d’autant plus d’accent dans les situations de familles recomposées par reconstruction conjugale ou par adoption, lorsque le lien fraternel ne trouve plus son fondement dans le patrimoine génétique partagé et dans les liens du sang.
37Des réalités de plus en plus nombreuses comme celles des fratries dissociées et des fratries recomposées interrogent nos conceptions de la famille et de la fratrie et viennent questionner le lien fraternel.
38Le vécu des enfants montre que le lien fraternel ne peut se rabattre sur la filiation génétique. L’absence d’ascendant commun, comme c’est le cas par exemple dans les situations d’adoption, n’empêche pas l’expérience fraternelle vécue par les enfants.
39Pas plus d’ailleurs que lien fraternel ne peut se réduire à un lieu de résidence commun et partagé comme le montrent les situations dans lesquel- les, bien que les enfants soient séparés entre des lieux de vie différents, ils continuent à se reconnaître comme frères et sœurs l’un pour l’autre.
40Les contours que l’enfant donne à sa fratrie dépassent ces éléments de filiation partagée ou de résidence commune.
41La fratrie est aussi le lieu où se fonde l’identité sociale. Confronté à la présence d’un tiers qui lui est imposé, il s’agit pour chacun des enfants de s’insérer dans ce groupe d’appartenance, d’y développer des liens tout en acquérant son individualité.
42La fratrie est alors le premier lieu où se croisent deux facettes de l’identité: identité personnelle et identité sociale.
43En particulier, les rapports fraternels sont le lieu où s’élaborent les premières images de l’autre sexe : « Ma sœur est une fille, mon frère est un garçon ». Cette affirmation marque la différenciation des sexes et, dans le même temps, elle la limite : « Ma sœur n’est pas vraiment une fille, c’est ma sœur », « Mon frère, ce n’est pas un garçon, c’est mon frère ».
44C’est ce double message « Mon frère est un garçon mais ce n’est pas vraiment un garçon » qui favorise les jeux exploratoires entre frères et sœurs comme premières expériences avec l’autre sexe, mais également qui limite cette exploration et protège du passage à l’acte incestueux.
45Souvent magnifiée dans la littérature, imaginée dans le registre de la pureté, de l’innocence et de l’idéalisation, la réalité de l’inceste frère-sœur est tout autre : dommageable à l’une et l’autre de ses victimes, l’inceste est pleinement une forme de violence particulière qui prend ses racines dans la relation fraternelle et dans la relation aux parents.
46Souvent, heureusement, l’appel de l’extérieur arrache au désir inces- tueux.
En s’éloignant de l’enfance…
47Pour devenir adultes, les enfants ont à devenir indépendants de leurs parents, mais aussi de leurs frères et sœurs. Si ces liens se maintiennent dans une fusion ou une dépendance trop importantes, frères et sœurs deviennent alors des freins à l’évolution individuelle. La fratrie peut alors rester enfermante et les racines horizontales devenir des liens qui étouffent.
48Au-delà de l’enfance, la fratrie s’évade de la promiscuité par l’adoles- cence, l’investissement des pairs, la scolarité, le départ de la maison familiale, la mise en couple des frères et sœurs, …
49L’âge adulte puis la vieillesse arrivent et glissent discrètement les frères et sœurs au second plan. L’avant-scène est occupée par le rôle de mari, de père de famille ou de collègue de bureau.
50Lorsque les enfants sont adultes, leurs parents exercent une influence plus officielle sur les relations fraternelles. Ils font office d’agents de liaison entre frères et sœurs. La fratrie leur rend visite et se côtoie à l’occasion des repas de famille, des fêtes, des anniversaires ou plus simplement des visites de routine.
51La maison familiale reste affectivement attachée au cénacle de l’en- fance et de l’adolescence. Elle est, au sens propre, «la maison de la famille». Pour les frères et sœurs, habitués à partager leur histoire dans ce décor, le cadre domestique est un sanctuaire auquel chacun s’identifie, un peu, beaucoup, …
52À la mort des parents, la maison familiale et les objets familiers qu’elle contient vont révéler toute leur valeur symbolique.
53Ces trésors de la mémoire familiale vont alors être investis par les frères et sœurs comme des indicateurs de la place de chacun au sein de la famille, et en particulier de sa place aux côtés des parents.
54Chacun va être attentif aux messages qui parlent de la façon dont il a été aimé autant qu’aux messages indiquant la façon dont les autres l’ont été.
55Au cœur du lien fraternel se trouve posé l’enjeu de la transmission entre les générations. « Cette transmission recouvre l’héritage des biens matériels, mais pas uniquement, il s’agit aussi des biens symboliques (culturels, relationnels, affectifs) que les enfants reçoivent de leurs parents. » (Buisson, 2003).
56Les enjeux autour de la répartition de l’héritage entre les enfants peuvent transformer ce partage en guerre ouverte qui fait voler la fratrie en éclats. Ces héritages sont parfois l’objet d’un conflit d’intérêt, mais plus souvent la violence de ces partages trouve son origine dans les enjeux identitaires mis en scène.
57Si les rancunes et les haines naissent fréquemment des différences de traitement entre frères et sœurs, la déception peut aussi être alimentée par une répartition strictement égalitaire. L’égalité devient alors synonyme d’arbi- traire : la frustration des enfants est alors de n’avoir pas été distingué, reconnu dans leur différence. « Tout frère et sœur ne se croit-il pas jusqu’à un certain point l’enfant unique de ses parents ? » (Gotman, 1990).
58La mort des parents pose de nouvelles questions à la fratrie: quelle a été notre famille et que va-t-elle devenir maintenant que les parents n’y sont plus ?
59Souvent, le collectif fraternel sort intact, voire consolidé de cette épreuve, mais il arrive à l’inverse, qu’il y résiste mal et que s’amorce un processus de dissolution qui prive les frères et sœurs d’un sentiment d’appartenance et d’identification unificateur.
60La mort des parents révèle la fratrie en même temps qu’elle lui rend une liberté nouvelle: la fratrie se trouve rendue à la possibilité de fonctionner par et pour elle-même et non plus en qualité d’enfants de leurs parents.
61Lorsque l’enfant est unique c’est en particulier au moment du décès de ses parents que l’absence de frère ou sœur partageant la même perte peut se faire sentir le plus vivement. Privé de témoins directs de cette histoire, l’enfant unique peut éprouver plus de difficultés à évoquer ses souvenirs et à rendre une présence aux parents absents.
62Avec la mort des parents, c’est une nouvelle étape du cycle de vie qui doit être négociée, chacun des enfants passant à son tour à la génération supérieure.
63Ni le temps, ni l’absence, ni la distance ne peuvent complètement dissoudre le lien fraternel qui se nourrit à la fois de sa singularité et de sa multiplicité : singularité du lien fraternel qui le distingue des autres liens qu’une personne peut développer au cours de sa vie, et multiplicité des relations fraternelles qui se nourrissent de la liberté potentielle dont elles bénéficient, pour définir, réviser, ajuster, la forme que ce lien va prendre et qui va lui être donnée par et pour chacun des frères et sœurs.
Du côté des frères et sœurs dans les situations d’abus sexuels intra-familial
64Dans notre pratique clinique au sein de l’association Parole d’enfants, nous travaillons avec des enfants qui sont victimes d’abus sexuels au sein de leur famille [3]. Notre travail consiste à mobiliser les différents membres de la famille à la meilleure reconstruction possible de l’enfant et à la compréhen- sion, par chacun, des éléments qui ont permis qu’un tel drame soit possible dans leur famille.
65Considérons un instant la situation la plus courante dans cette pratique clinique, celle d’un enfant victime du conjoint de sa mère, que cet homme soit ou non le père de l’enfant ; dans le travail thérapeutique avec cette famille nous nous intéresserons évidemment aux liens de conjugalité qui unissent mari et femme: comment l’histoire du couple éclaire-t-elle le passage à l’acte, sous cette forme-là, de monsieur sur les enfants ?
66Dans cette démarche, notre attention se porte aussi sur ce qui fonde les liens de filiation entre le parent non-protecteur et l’enfant victime, entre le présumé abuseur et l’enfant victime : quelles distorsions caractérisent ces liens ? Aux prises avec quels enjeux la mère se trouve-t-elle pour être à ce point indisponible à la protection de son enfant ? Quelle était la relation entre le père et l’enfant pour qu’il en arrive à penser et à s’autoriser un tel passage à l’acte ?
67Mais cette approche serait incomplète si nous mettions de côté les liens qui unissent les frères et sœurs de cette famille, que l’un d’entre eux soit victime des abus, qu’ils soient plusieurs à avoir été abusés ou qu’ils l’aient tous été.
68Dans les situations que nous rencontrons, il n’est pas fréquent que l’ensemble des frères et sœurs soient victimes de ces abus. Souvent d’ailleurs, la soumission d’un des enfants aux abus a pour but de préserver les autres et cette mission de protection est d’ailleurs une des pressions les plus subtile- ment mise en oeuvre par l’abuseur pour s’assurer la soumission et le silence de sa victime. Souvent aussi, le dévoilement poursuit cette fonction de protection : parler pour protéger d’un danger perçu comme imminent.
69Le dévoilement va précipiter les frères et sœurs face à de multiples questions: « Si papa s’en est prit à ma sœur, est-ce que c’est parce qu’il l’aime plus que moi ? ou « Est-ce parce qu’il m’aime plus qu’elle qu’il m’a préservé ? », « Ce qui est arrivé à ma sœur aurait-il pu m’arriver à moi ? », « Si ça n’avait pas été elle, est-ce que ça aurait été moi ? », « Pourquoi n’a- t-elle rien dit ? Est-ce que ça veut dire qu’au fond elle était d’accord ? », « Comment se fait-il que notre mère n’ait rien vu ? », « Et moi, est-ce que j’aurais pu voir quelque chose, faire quelque chose ? », « Que va devenir la famille maintenant qu’elle a parlé de ça ? Qui va partir : papa, ma sœur, nous ? » …
70Ces questions qui explosent au moment du dévoilement, mettent les enfants face à qui ils sont individuellement, face à qui ils sont les uns pour les autres, face à qui ils sont pour leur père, pour leur mère, et face à la place de chacun des autres, victimes ou non, à chacun de ces niveaux.
71Les questions portent aussi sur qui ils vont continuer à être les uns pour les autres, au-delà de ce qui s’est passé : dans la relation fraternelle, qu’est- ce qui va prendre le dessus ? La rivalité de ceux qui se sont sentis exclus de quelque chose, l’hostilité de ceux qui auraient préféré que tout cela s’arrête sans un tel scandale, la reconnaissance et la culpabilité de ceux qui ont été préservés, l’effroi de ceux qui saisissent la gravité de ce qui a été imposé, la solidarité et le soutien des frères et des sœurs, cette solidarité qui fait dire à Laurence, 42 ans : « Quand j’ai parlé, j’ai perdu un père et une mère mais j’ai regagné des frères et des sœurs » ?
72Notre travail avec les enfants victimes et leur fratrie vise à remettre sur le métier les premières réponses qu’ils se sont donnés pour faire face à ces questions, dépasser ces premières « réponses de survie » pour questionner la dynamique familiale et toucher au mieux la complexité de ce que chacun vit.
73Si nous avons souvent eu la tentation de « faire sans » la fratrie, il suffit de regarder quelque fois du côté des frères et des sœurs pour saisir la nécessité et l’intérêt thérapeutique d’élargir définitivement notre regard à ce niveau, non plus par dépit, «au cas où…», mais parce que la fratrie est, à part entière, concernée par notre intervention et parce que notre intervention concerne, à part entière, la fratrie.
Bibliographie
Références
- BUISSON M. (2003) : La fratrie, creuset des paradoxes, L’Harmattan, Paris.
- CAMBDESSUS B. (dir.) (1998) : La fratrie méconnue, ESF, Paris.
- GOTMAN A. (1990) : L’impossible partage, In SAVIER L. (dir.) : Des sœurs, des frères, pp 147-154, Éditions Autrement, Paris.
- TILMANS-OSTYN E. (1999) : La démarche vers le thérapeute: de la plainte à la demande, In TILMANS-OSTYN E. & MEYNCKENS-FOUREZ M. (dir.) : Les ressources de la fratrie, pp. 71-84, Erès, Ramonville Saint-Agne.
Notes
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[1]
Texte exposé au colloque « La fratrie : des racines horizontales» organisé par l’association « Parole d’Enfants » à Liège (Belgique), les 3 et 4 juin 2004.
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[2]
Psychologue au sein de l’association Parole d’Enfants, Liège, Belgique.
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[3]
Depuis 2001, l’association « Parole d’Enfants » développe un programme de prise en charges intégrée des situations d’abus sexuel intra-familial, sous mandat des autorités administratives et judiciaires (Programme Kaléidos).