Notes
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[1]
Pédiatre, Paris
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[2]
Procréation médicalement assistée, NDLR.
Introduction
1L’accès à la maternité, quelles qu’en soient les conditions, est pour toute femme une aventure cruciale. Il ne commande pas seulement une organisation nouvelle de la vie matérielle sous ses différents aspects, il produit une mutation si grande que tous les registres de la vie affective et relationnelle s’en trouvent profondément bouleversés. Le bon sens commun a tôt fait de faire siennes ces évidences et de les verser au compte du seul investissement de l’enfant, décrété comme une fin en soi. Ce qui brouille les cartes. Car l’enfant n’a pas en effet un statut univoque pour ses deux parents. Il s’inscrit toujours pour son père dans une dimension prospective (il a toujours fallu des héritiers, des repreneurs, des bras, des soldats, des consommateurs, etc.), alors que, pour sa mère, il constitue au premier chef un point d’appui dont elle se sert pour parachever son propre statut de sujet (d’où l’attachement féroce qu’elle marque à son endroit). C’est du moins ce que laisse entendre ses propos dans le cabinet du pédiatre.
Cadre et dynamique de l’étude
2Car, aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est là que les mères, à leur insu comme à celui de leur interlocuteur, parlent le plus. Et l’on s’aperçoit, quand on y prête quelque attention, que c’est ce qu’en réalité, elles demandent le plus. Or, s’il en est ainsi et qu’il s’en obtient un matériel d’une richesse insoupçonnée, c’est, d’abord et avant tout, en raison de la spécificité de la consultation pédiatrique.
3C’est en effet une consultation qui ne ressemble à aucune autre. Son déploiement se situe à l’écart du modèle classique du colloque singulier. Il ne met pas le médecin face à son seul patient. Il introduit, sauf exception, la mère en position de tiers, et d’un tiers qui loin s’en faut, n’est ni neutre ni négligeable. Elle comporte donc toujours au moins trois protagonistes. Ce premier constat, tout simple en apparence, ne met pas seulement en jeu la présence d’un individu de plus dans un espace défini. Il pose une question des plus fondamentales : qui est, qui serait ou qui pourrait être le patient du pédiatre ?
4Est-ce l’enfant, dont le corps souffre ou réclame soins et attention ?
5Ou bien la mère, dont la bouche documente et commente cette souffrance ou cette demande de soins ?
6Répondre précipitamment en désignant l’enfant comme seul patient, c’est, comme a hélas choisi de le faire l’enseignement classique de la pédiatrie, rabattre abusivement cette pratique médicale sur une banale pratique vétérinaire.
7Répondre, à l’inverse, en conférant à la seule mère le statut de patient, n’est guère plus envisageable. Cela reviendrait non seulement à faire une grave entorse à la déontologie, mais à s’exposer au risque de méconnaître ce qui peut affecter – parfois gravement – le corps de l’enfant.
8On pourrait certes décider d’emprunter à Michael Balint (1960) le concept qui introduit à côté du patient malade le patient traitable. Mais cette voie, pour séduisante qu’elle soit, s’avère, à l’usage, par trop restrictive, voire réductrice.
9On pourrait croire enfin pouvoir se tirer d’affaire en décidant d’assumer le caractère indissociable des deux protagonistes et prendre le parti de les conjoindre en en faisant un seul, même et unique, patient. Cette option, qui procède d’une certaine audace, est, elle aussi encore insuffisante. Car, si elle résout avec une certaine élégance le problème topologique, elle ne prévoit rien qui puisse permettre l’abord de la foule de facteurs et d’individus que la dynamique de la rencontre va immanquablement introduire dans cette même topologie.
10Manière comme une autre de relever le fait que, quelle que soit son importance – et elle n’est pas négligeable –, le dispositif spatial ne résume pas à lui seul les difficultés auxquelles se heurtent, à leur insu, les participants de la rencontre.
11Car ce qui vient se glisser dans ce fameux espace – et qui va déclencher un enchaînement d’interactions multiformes et multidirectionnelles – c’est une composante émotionnelle dont l’intensité échappe le plus souvent à la conscience et qui intervient subrepticement en se renforçant à chaque retrouvaille. Si l’investissement de l’enfant par sa mère est admis comme une donnée de base de la situation, il demeure cependant comme une donnée floue dont les contours ne peuvent se découvrir, se préciser et s’appréhender qu’au fil des consultations. Or, aussi curieux que cela puisse paraître, ce registre émotionnel n’est pas sans influer sur le dispositif spatial lui-même et sur ce qui s’y joue à l’insu de chacun. Il n’est pas en effet sans éclabousser le praticien lui-même, lequel, ayant choisi de consacrer sa vie à soigner l’enfant, n’est pas dépourvu à l’endroit de ce dernier, d’un désir tout aussi violent qu’incernable. L’enfant occupe ainsi, dans le laps de temps et d’espace de la consultation, une position d’entre-deux qui en fait le lieu privilégié des projections inconscientes de chacun des deux adultes qui gravitent autour de lui. Ce qui confère du coup au praticien lui-même, qu’il le veuille ou pas, qu’il le sache ou pas, un statut de patient – un patient qui se traiterait, répétitivement en quelque sorte, au fil des rencontres et par le truchement de ce qu’amène chacune d’elles.
12On peut donc dire que, ce qui fait la spécificité de la consultation pédiatrique, c’est qu’elle comporte autant de patients que d’individus en présence, médecin y compris, et que ce qui s’y joue, met en branle, plus qu’en tout autre occasion, l’insu de tous les protagonistes. Traduit dans le langage des psychanalystes, cette proposition impliquerait qu’on se trouve en présence d’une série de transferts et de contre-transferts à origines et directions multiples.
13Il suffit, à partir de cette esquisse, de faire appel à la variabilité des cas, à celle des situations, à la répétition des actes autour d’un même enfant, pour se rendre compte qu’on sort d’un système de causalité linéaire – auquel aurait pu faire croire la seule préoccupation topologique – pour rentrer dans un système de causalité déployée dans toutes les dimensions du temps et de l’espace. Système où chacun circule, sans ordre ni hiérarchie, de l’ici à l’ailleurs, du soi au non-soi, du maintenant à l’avant ou à l’après, de l’interlocuteur à son entourage restreint ou élargi, de l’histoire aux histoires, du révolu enfin, à la prospective et au devenir.
14Pour le formuler plus simplement encore, je dirai qu’en une succession de flashs insaisissables, le pédiatre est toujours, tour à tour et en même temps, le bébé qu’il soigne mais aussi sa mère, son père ou ses grands parents, percevant la mère du bébé comme la sienne, ses parents et ses grands parents comme les siens. Étant entendu que la projection multiforme dont il est habité affecte pareillement la mère, comme, quand ils sont tous les deux là, chacun des parents de l’enfant, tout comme elle affectera d’ailleurs ce dernier lui-même quand il parviendra plus tard à repérer le praticien à sa place et dans sa fonction.
15Cet abord épistémologique serait incomplet s’il n’était signalé que le discours tenu à chaque rencontre est, par la force des choses, mono- thématique puisque centré sur la reproduction et sur elle seule, avec tout ce qui, de près ou de loin, peut y interférer. On ne dira pas seulement l’aventure qu’elle a constituée. On ne confessera pas non plus seulement le bonheur ou les préoccupations qu’elle a déclenchés. On ne s’attardera pas seulement sur les contraintes matérielles qu’elle implique. On ne recensera pas plus la quantité de facteurs qui l’ont affectée. On s’étendra sur tout cela, mais aussi sur quantité d’autres points qui, surprenants ou pas, finiront toujours par conférer à chaque cas sa richesse autant que sa plus juste nuance.
16On pourrait évidemment s’étonner de tout ce qui est avancé ici et marquer quelque résistance à l’analyse qui en est produite. Si les choses se passaient réellement ainsi, serait-on enclin à penser, voilà longtemps qu’elles seraient sues. Or, en général, la consultation du pédiatre n’est jamais décrite de cette façon. Cette réticence, respectable par la logique qui l’inspire, ne doit cependant pas clore le débat ou le disqualifier. Certes, les pédiatres ne savent pas du tout – Winnicott, déjà le signalait – que les choses se passent ainsi dans leurs cabinets. Mais cela devrait-il intervenir dans les effets de leur intervention ? Et si leur intervention n’avait pas d’effet à la mesure de ce qui se passe dans leurs consultations, jouiraient-ils, comme c’est le cas, de l’aura considérable qui est la leur ? De fait, comme Monsieur Jourdain, qui ne savait pas lui non plus qu’il faisait de la prose, la plupart d’entre eux assument leur position avec une certaine aisance et en obtiennent des résultats tout à fait honorables.
17J’ajouterai enfin une note personnelle pour clore ce préambule : j’exerce pour ma part la pédiatrie libérale depuis plus de trente ans et je dois beaucoup à la traversée, déjà ancienne, d’une psychanalyse personnelle. C’est elle qui m’a permis depuis longtemps (Naouri, 1982) de me pencher sur les conditions d’exercice de la médecine et, sans cesser de pratiquer ma spécialité dans toute son étendue, d’être sans relâche à l’écoute des discours que je reçois.
Exploitation du recueil
18Or, je peux dire que ce qui m’a frappé le plus dans les innombrables récits que j’ai collectés pendant toutes ces années, c’est la régularité avec laquelle toute mère finit tôt ou tard, et quelle que soit la nature de la difficulté qu’elle rencontre, par évoquer, au milieu des liens multiples qu’elle a noués avec son environnement, la relation toujours singulière qu’elle a eue à sa mère, puis la relation que cette dernière avait eue à la sienne, puis, etc. Et ce, en général, avec l’émotion qu’on devine. Il en découlerait presque une sorte de loi que j’énoncerai ainsi : à savoir que toute mère ne peut exercer sa maternité qu’en étant lestée de la sienne propre et qu’elle ne peut pas pleinement assumer sa fonction sans tenir compte des options généalogiques auxquelles l’astreint son histoire.
19Il ne semble pas, à première vue, qu’une telle condition soit particulièrement délicate à satisfaire. Mais on s’aperçoit, quand on y regarde de plus près, que toute mère marque à l’endroit de ces fameuses options une indéniable ambivalence : elle veut à la fois y souscrire pour conserver les bénéfices qu’elle en escompte et à la fois s’en affranchir pour se sentir être enfin et seulement la mère qu’elle a toujours eu envie d’être.
20Que signifie cette valse-hésitation qui engage parfois la vie tout entière si ce n’est le destin de la descendance ? Cela relève-t-il de la difficulté à innover et de l’angoisse qui en découlerait, ou bien d’une forme constitutive d’incapacité à se passer de modèle ?
21C’est là qu’on ne peut éviter de convoquer le signifiant reproduction. Il occupe en effet le centre névralgique du débat que chaque mère nouvelle entame avec elle-même à l’occasion de chacune de ses maternités. Elle sait, sans toutefois le savoir en conscience, que ce signifiant a toujours été là, et de façon privilégiée, entre sa mère et elle. Ne s’est-elle pas sentie jadis être la reproduction à l’identique de cette mère ? Faite comme elle, promise à la même gloire qu’elle, du même sexe qu’elle et sans cet appendice encombrant qui dessert son frère quand il s’est agi de rêver la fusion parfaite ? Et cela ne l’a-t-il pas rempli d’un orgueil considérable avant de la verser dans les affres et les angoisses d’interrogations qui ne l’ont plus quittée ?
22A-t-elle d’ailleurs été seule à s’adonner à ce piaffement et à ce brassage d’émotions inoubliables ? Combien de fois ne lui est-il pas arrivé de se laisser surprendre par le regard émerveillé de cette mère se mirant littéralement en elle ? L’une et l’autre, l’une face à l’autre, l’une dans le miroir de l’autre, chacune d’elles de part et d’autre du plan d’un miroir à faire disparaître.
23Et, par-dessus tout, l’amour qui dégouline et les inonde et les mélange pour ne plus en faire de l’une et l’autre qu’une seule et même. Une seule et même pour effacer le regrettable désemboîtement. Comme s’il y avait d’un côté la grande poupée russe qui dit la place en creux qu’elle garde en elle. Et, de l’autre, la petite qui ne demanderait que de réintégrer ce creux, pour évacuer totalement la sensation du besoin, pour retrouver une sécurité et une chaleur dont le deuil semble à jamais impossible…
24Mouvement de va et vient. Inépuisable question de la poule et de l’œuf. Débat qu’on ne peut aborder sans décider d’en fixer, voire d’en figer, arbitrairement l’origine.
25Car, rien ne permet de savoir a priori si ce double élan, ce double monologue, ce chœur parfait à seulement deux voix, relève de l’initiative de la mère ou bien de celle de la fille. Rien ne permet de dire laquelle des deux y a entraîné l’autre. D’autant que la mère elle-même a été fille de sa propre mère qui a pu l’impulser dans cette voie. Si bien qu’on en revient toujours à la même question : Comment, quand et à quelle occasion s’est donc fabriqué l’enfermement dont il semble si difficile par la suite de sortir ?
26Il ne semble pas utile, pour répondre à cette question, de s’attarder sur le détail (Naouri, 1994, p. 71) des éléments qui conditionnent très tôt le ton de cette communication singulière. Il suffit de produire la conclusion qui s’en impose : quand rien ne vient pondérer l’intensité de leur inévitable tête- à-tête, mère et fille finissent toujours par se trouver prises au fond d’une véritable nasse.
27Posons néanmoins, pour avancer, la question du pourquoi de l’intensité de ce tête-à-tête ?
28La réponse qui vient immédiatement consiste à remarquer que mettre au monde une fille inscrit, de la façon la plus parfaite, toute mère dans sa généalogie féminine. Elle n’est pas seulement devenue mère – ou mère une fois de plus –, elle est, avec sa fille, exactement comme sa mère avait été avec elle. Le désemboîtement s’est opéré strictement de la même manière. L’entreprise de reproduction a admirablement fonctionné. Elle a parfaitement réussi. C’est une reproduction à l’identique. La fille qui vient d’enfanter une fille peut fantasmer être sa propre mère – « Je suis une fille sans mère », dit cette patiente pour se présenter, avant de se reprendre : « pardon, je voulais dire une mère sans fille ! » – et fantasmer surtout, à partir de là, que cette fille qu’elle vient de mettre au monde n’est ni plus ni moins qu’elle-même. Elle- même certes en réduction, mais aussi elle-même en potentialités. Elle-même toute-en-potentialité. C’est une elle-même capable d’amender les erreurs de parcours et vouée à le faire. C’est une elle-même défiant l’écoulement du temps et cassant son imparable vectorisation. Une elle-même faisant, en peu de mots, fi de ce même temps. Et fi donc de la mort que chacun se complait à y accrocher avec une douteuse et incompréhensible complaisance !
29Et voilà qui condense tout le féminin, en conjoignant en un même, immense et indestructible corps, en un corps éternel, cette nouvelle-née à l’ensemble de son ascendance jusqu’à la toute première femme. Un agglutinât en quelque sorte, informel et intemporel, qui n’autoriserait l’incursion de l’une ou l’autre de ses membres hors de son aire que pour un temps bref et moyennant une promesse de retour.
30Voilà qui peut paraître fou et irréaliste. Et qui le serait en effet si on devait l’entendre autrement que comme une métaphore destinée à rendre compte de la double fascination dont il a été question. Fascination redoublée, du côté de la fille, par la toute puissance qu’elle concède très tôt à sa mère et que la biologie a mis naturellement en place, en elle comme en son petit frère, sous la forme de la trace ineffaçable forgée par le séjour intra-utérin. Fascination qui se mue rapidement, toujours comme pour son frère, en un sentiment étrange et neuf, impérieux et violent, vite perçu comme indispensable, identifiable à ce qu’on nomme amour. Premier amour, donc. Expérience initiatique et bouleversante sur laquelle se modéliseront, jusqu’à la fin de la vie, toutes les expériences ultérieures de même nature. Expérience insue dont les conséquences sont considérables. Car, s’il est devenu aujourd’hui banal de dire qu’un homme n’épouse jamais que sa mère (ou sa sœur), on ne sait pas encore assez qu’il en est de même pour une femme, à savoir que, elle aussi, n’épouse jamais que sa mère (ou sa sœur).
31L’entendement commun accepte en effet la première de ces deux propositions au motif de sa simplicité relative, mais marque beaucoup de réticence à adhérer à la seconde. On imagine en effet volontiers, dans le premier cas, qu’une opération de substitution puisse suffire à mettre une femme à la place d’une mère. Mais dans le second, sauf à envisager la mise en œuvre universelle d’un destin homosexuel féminin – qui ne correspond évidemment à aucune réalité – on ne voit pas comment peut s’opérer la substitution de l’homme à une mère.
32C’est là que se dessine la complexité de ce qu’on appelle communément l’œdipe féminin. Car, à l’inverse de son frère dont le parcours est, pourrait- on dire, d’une simplicité biblique, la fille est contrainte d’opérer une véritable contorsion pour rentrer dans les catégories de l’échange hétérosexuel dont dépend autant son destin que la reproduction tout court.
33Si elle a toutes raisons de se réjouir du sentiment amoureux qu’elle a senti éclore en elle et qui lui apporte la satisfaction qu’on devine, elle finit tout de même assez vite par en percevoir le risque. Elle sent que la fusion, dont elle a un moment rêvé, ferait un sérieux obstacle à tous les bénéfices que lui apporte la satisfaction de ses pulsions propres. On pourrait dire pour l’imager, qu’elle ne serait pas prête à mourir d’amour! Elle en vient donc, nous apprend Freud (1971, p. 164), à ressentir, pour préserver son identité propre, l’envie d’avoir cet organe différenciant qui a assuré à son frère un parcours plus serein. C’est cette envie du pénis, ce penisneid, qui de fait va la tirer d’affaire. Puisqu’elle ne l’a pas, ce fameux pénis, elle cherchera à l’obtenir pour l’avoir sa vie durant. C’est ce qui lui permettra plus tard de se conjoindre à un homme qui, lui, au même stade, avait conçu le projet de donner ce fameux organe à sa mère. Complémentarité qui met en évidence le bonheur du fait que ce sont les femmes qui donnent naissance aux enfants des deux sexes. Car, si le fantasme platonicien de la mise au monde des filles par les femmes et des garçons par les hommes pouvait se trouver la moindre voie de réalisation, cela mettrait simplement fin à la relation hétérosexuelle. Le problème que subodore donc très tôt notre fillette, va lui paraître exiger une solution urgente. Elle le résoudra comme elle le peut, de la façon la plus économique, en demandant l’organe qui lui manque à celui qui, dans son environnement immédiat, s’en trouve pourvu, c’est-à-dire à son père ou à qui en tient lieu.
34On sait aussi bien l’énergie que la fillette va déployer à cette étape de son développement, pour élaborer sa demande, que le destin de cette dernière, puisque c’est de sa non-satisfaction que dépend une possible adresse ultérieure à un autre homme. Mais, ce dont on ne prend pas en général l’exacte mesure, c’est la formidable culpabilité que génère chez elle le changement d’objet d’amour qu’elle a été contrainte d’opérer. Elle se perçoit immédiatement en effet comme l’auteur d’une double trahison : celle d’abord d’avoir laissé choir sa mère, celle ensuite d’avoir tenté de lui prendre son objet. Ce qui ne sera pas sans conséquence sur la suite de leurs échanges. Car, même contrebalancée par une solide haine propitiatoire, sa double trahison lui fera longtemps prêter le flanc à toutes les manipulations dont elle sera immanquablement l’objet. Ce dont témoigne le propos d’une jeune mère en situation qui déclare : « Avant d’être mère, j’imaginais que c’était difficile. Depuis que je le suis devenue, je me rends compte que c’est beaucoup plus difficile d’être fille. »
35Et voilà comment on en revient à la métaphore des rapports que l’agglutinât féminin entretient à chacun des êtres féminins qui le composent. La mère aura toute latitude de s’adonner à son fantasme de faire de sa fille son clone. La fille ne pourra longtemps que se prêter à ce jeu en piaffant d’impatience dans l’attente de ce qui lui donnera l’occasion d’échapper à cette emprise : en premier lieu, un nouvel objet d’amour, l’homme qu’elle espère, puis par la suite, l’enfant qu’elle pourra en concevoir et qui lui fera office d’organe différenciant.
36Mais ces perspectives elles-mêmes ne restent pas longtemps à l’abri des conditions précises qui les ont mises en place. Le nouvel objet d’amour, pour être digne d’investissement, devra en effet tout à la fois être pourvu d’un pénis comme le père et générer les mêmes affects que ceux qu’avait suscités la mère. On imagine les avatars que peut connaître, surtout au fil du temps, la satisfaction de ces deux conditions. Toute reprise ou tout retour d’un conflit laissé en suspens avec la mère – mais aussi, quoique moins souvent, avec le père – pouvant faire, comme on l’imagine, l’objet d’un déplacement sur la personne d’un partenaire qui, en général, n’y comprend pas grand- chose.
37Ainsi peut-on esquisser la trame d’une grille de lecture susceptible non seulement d’éclairer la dynamique et le destin des relations de couple, mais de soulever un pan du voile qui enveloppe de son épais mystère le fameux continent noir de la sexualité féminine. La multiplication des partenaires, la précarité des couples ou l’adultère lui-même, par exemple, pouvant trouver par son recours un début d’explication à leur apparente inéluctabilité. On y trouvera en quelque sorte, toujours à l’œuvre, les traces, demeurées indélébiles, mais dont la lisibilité n’est pas toujours aisée, de ce conflit constitutif perdu dans la mémoire.
38C’est pour ces raisons que l’enfant prend pour sa mère le statut spécifique qu’elle lui donne et qui explique en particulier l’attachement viscéral qu’elle marque à son endroit. Il est ce qu’il est parce qu’il doit être. Et qu’il doit être pour la faire elle-même être. Sa propre vie, avec tout ce qui s’en dessine de traces, d’expériences et d’orientation, dépend avant tout et étroitement de lui. Et il ne s’agit pas là des seules conséquences du lien biologique – sans quoi on ne pourrait pas tout à fait comprendre la force du lien qui s’instaure, avec la vitesse qu’on sait, entre une mère adoptante et son enfant – il s’agit de vider ce même vieux débat avec la mère, de finir, à la limite, par occuper une place identique à celle qu’elle a occupée et se créer ainsi l’occasion de faire différemment. Toutes choses destinées donc pour la fille, dans tous les cas de figure, à parachever la construction de son identité propre.
39C’est cette même grille de lecture qui m’a fait envisager en particulier, dans un ouvrage récent (Naouri, 1998, pp. 216-222), l’hypothèse d’une possible intervention de ce lien inconscient mère-fille dans le déterminisme du sexe des enfants conçus. Il m’est ainsi apparu, qu’en fonction de la fluidité relative de ce lien, on pouvait dessiner une série d’occurrences lisibles autant dans l’après que dans l’avant coup, et dont l’importance n’est pas négligeable, en particulier pour la compréhension et l’abord des différentes formes de stérilité.
40Ainsi, quand on part de cette notion de toute puissance que tout bébé, garçon ou fille, confère très tôt à sa mère et qui peut, pour les raisons les plus diverses, être modulée ou renforcée par les manières d’être de ladite mère, on aboutit, soit à une démystification libératrice, soit à un sentiment longtemps rémanent de terreur.
41En partant du degré maximal de la terreur qui aura donc pu marquer la relation et établissant une échelle descendante aboutissant à la démystification, on peut mettre en évidence un tableau de correspondance étonnant et que vérifient aussi bien les récits que les génogrammes qu’on peut en tirer.
42Je partirai donc du haut de l’échelle et du cas où persiste chez la fille une relation terrorisée à sa mère. On se retrouve dans cette occurrence devant deux possibilités.
43La première est celle dans laquelle la terreur n’a rencontré aucune forme d’atténuation. La quête identitaire de la fille en aura été sidérée à un stade ou à un autre, et cette fille, sans jamais savoir pourquoi elle l’est, sera stérile. Avec là encore deux variantes possibles :
- soit ladite fille tiendra à l’endroit de sa mère un discours positif et soumis en déclarant parfois se sentir incapable d’être un jour comme elle. On saura que les difficultés devant lesquelles on se trouve seront probablement très difficiles à lever.
- Soit elle déclarera ne pas vouloir faire subir à un enfant ce qu’elle a elle-même subi, et l’on peut alors espérer d’un travail sur l’histoire, une plus ou moins rapide levée de l’obstacle
44Ce que recoupe un double constat. À savoir que la mise en œuvre d’une PMA [2], ou d’une adoption, sera toujours plus problématique chez les femmes relevant du premier cas que du second. Et ce sera toujours, par la suite, chez ces dernières qu’on pourra assister, sans que ne se soit produit aucune autre sorte de travail, au déclenchement de grossesses spontanées.
45La seconde possibilité est celle dans laquelle un élément ou une circonstance de l’histoire seront parvenus à muer la terreur en adulation. On verra alors la fille mettre au monde des filles et seulement des filles.
46En descendant encore dans l’échelle, on se trouve devant le cas où une fille, toujours pour des raisons tenant à son histoire, a repéré, reconnu et assumé, sans toutefois avoir pu totalement l’évacuer, la terreur dans laquelle l’a mise sa mère : celle-là ne mettra au monde qu’une succession de garçons. Comme si, en refusant obstinément de les reproduire, elle avait voulu dénoncer les modalités de la relation que sa mère a eue à elle. On vérifie le fait par la prédominance de la mise au monde de garçons chez les primipares très jeunes ou très âgées. Je l’ai constaté dans mon expérience personnelle. Mais je n’ai malheureusement pas pu obtenir de l’INSEE une courbe qui aurait confirmé à plus large échelle mon observation : cette courbe n’a jamais été faite et sa réalisation serait paraît-il difficile.
47L’alternance des sexes dans une fratrie signerait enfin, quant à elle, une relation déjà passablement élaborée de la fille à sa mère. Ce que laisserait éventuellement entendre, par-delà son acception habituelle, la fameuse expression du choix du roi. Mais, là encore il n’est pas indifférent de réfléchir en fonction de l’enseignement des cas extrêmes, au fait que ce soit un garçon plutôt qu’une fille, ou le contraire bien évidemment, qui soit en position d’aîné, ou qu’il y ait eu deux garçons avant une fille ou deux filles avant un garçon.
Discussion
48La première des réticences qu’on peut marquer, à l’endroit de ce qui vient d’être exposé, tient au parti pris d’une focalisation apparemment excessive sur le lien mère-fille, comme si ce lien pouvait se tisser hors de l’intervention des autres personnages de la constellation familiale, le père de l’enfant y compris.
49Une telle réticence est tout à fait recevable. Je rappellerai néanmoins que j’ai signalé l’usage de l’artifice que j’ai introduit quand j’ai décidé de m’extraire, pour faire avancer le débat, de la métaphore de l’œuf et de la poule. Ce qui m’a permis avant tout de brosser un tableau dont l’universalité est telle qu’elle a nécessité de la part des différentes cultures des stratagèmes spécifiques destinés à en amender les effets. Ainsi, en arabe dialectal, il n’existe pas de verbe pour dire « accoucher ». Dans cette langue, une femme « garçonne » ou bien « apporte une fille ». Le fait n’est pas anodin (Naouri, 1995, pp. 184-186) puisqu’il met en jeu aussi bien le statut des femmes au sein de la société que la logique du droit familial.
50Mais il va sans dire que le tableau que j’ai brossé est toujours à confronter aux conditions environnementales. Jamais une mère ne sombre dans le surinvestissement de sa fille si elle n’avait été elle-même l’objet d’un investissement à hauteur identique de la part de la sienne propre. Jamais non plus elle ne se permettrait un tel excès si elle ne rencontrait le silence complice ou approbateur du père de son enfant, lequel n’opte, bien entendu, pour son comportement, qu’en raison des circonstances et des conditions de sa propre histoire. Évidence dont on peut user pour comprendre l’occurrence des différentes descendances que j’ai décrites. Une mère qui, par exemple, ne fait que des filles parce qu’elle adule sa propre mère, fait ces filles avec un homme qui a les mêmes sentiments à l’endroit de la sienne ou qui nourrit un vif ressentiment à l’endroit de son père. Celle qui ne fait que des garçons pour signifier sa défiance à l’endroit de sa mère les fait avec un homme qui se défie tout autant qu’elle de la sienne, etc. Il n’est pas jusqu’au compagnon de la femme stérile qui n’ait dans son histoire des points de recoupement avec celle de sa compagne. Tant il est vrai que les unions se font toujours autour de points de consensus et non pas autour de divergences.
51Il reste à discuter du point le plus épineux de tout cela. On ne peut pas en effet prêter le moindre crédit, quand on est médecin, à des propositions qui impliquent à ce point et au premier chef la biologie. Les innombrables recherches dans le domaine de la procréation, et en particulier celles qui ont visé le déterminisme du sexe des enfants, n’ont jamais mis à jour de différences susceptibles de fournir la moindre piste. J’avoue n’avoir – et on s’en serait douté – aucun argument à fournir pour satisfaire les tenants de la seule biologie. Mais le médecin que je suis ne se laisse pas arrêter par une telle indigence. Nos connaissances en biologie évoluent à pas de géants et nous avons appris dans la dernière décennie bien plus qu’en deux millénaires. Rien ne m’interdit de ce fait d’émettre, et de continuer de soutenir mon hypothèse. C’est une hypothèse, issue d’un champ d’observation où la rigueur, quoi qu’on veuille en penser, même si elle s’exprime d’une autre manière, est la même que celle qui préside à l’abord des problèmes scientifiques les plus durs. Et elle n’a pas d’autre prétention que de montrer combien la relation de la fille à sa mère intervient de façon déterminante dans la reproduction. Ce qui, indépendamment de l’éclairage qui pourrait en être apporté aux bouleversements sociaux les plus récents, pourrait peut-être modifier le regard porté sur la stérilité : une stérilité qui serait du coup peut- être plus à entendre qu’à être précipitamment réduite au silence.
Bibliographie
Références
- BALINT M. (1960) : Le médecin, son malade et la maladie, P.U.F., Paris.
- FREUD S. (1971) : Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, Nrf, Idées, Paris.
- NAOURI A. (1982) : L’enfant porté, Seuil, Paris.
- NAOURI A. (1994) : Un inceste sans passage à l’acte, la relation mère-enfant. In HÉRITIER F., CYRULNIK B. & NAOURI A. : De l’inceste, Odile Jacob, Paris.
- NAOURI A. (1995) : Le couple et l’enfant, Odile Jacob, Paris.
- NAOURI A. (1998) : Les filles et leurs mères, Odile Jacob, Paris.
Notes
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[1]
Pédiatre, Paris
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[2]
Procréation médicalement assistée, NDLR.