J’ai appris l’Italien pour parler au Pape, l’Espagnol pour parler à ma mère, l’Anglais pour parler à ma tante, l’Allemand pour parler à mes amis et le Français pour me parler à moi-même
1 Jeune psychiatre, j’ai quitté la région parisienne en 1962, après trois longues années passées sous les drapeaux, pour un district perdu de la côte ouest de la Norvège. Comme il était fréquent à une certaine époque, les pouvoirs publics avaient caché dans un endroit isolé, coincé entre un glacier et un fjord, un hôpital psychiatrique de 500 lits. Pour les mêmes raisons, éviter la contamination des populations « saines », l’établissement avait précédemment été sanatorium pour tuberculeux. Je m’y trouvais, sur-le- champ et par la force des choses, conduit à y combiner les fonctions de responsable d’un service de cet hôpital à celle de médecin généraliste pour la population rurale des alentours qui, dans ce district isolé, n’avait pas d’autres possibilités d’aide médicale. Le poste de généraliste prévu dans les plans départementaux n’avait pas été pourvu depuis de nombreuses années.
2 Après quelques années dans ces conditions d’exercice aussi passionnantes qu’épuisantes, la raison me poussa, non sans regret, à quitter ce lieu qui m’est resté très cher et à rallier la grande ville pour poursuivre une carrière plus conventionnelle de psychiatre dans les hôpitaux universitaires de Bergen et d’Oslo.
3 Un bienheureux concours de circonstances me fît faire la connaissance de Mara Selvini Palazzoli à Lausanne en 1973. J’eus ainsi l’occasion, dans les années qui suivirent, de faire ma formation de systémicien au « Centro per lo Studio della Famiglia » de Milan, avec Mara et sa première équipe. De nouvelles rencontres me conduisirent par la suite à devenir moi-même formateur à Paris, Grenoble, Bruxelles et plus occasionnellement dans différentes autres villes d’Europe, tout en poursuivant mes activités professionnelles en Norvège.
4 J’ai donc fait l’expérience d’être psychothérapeute, thérapeute de couple et de famille dans de nombreux pays de l’Europe de l’Ouest, essentiellement dans une perspective verticale, c’est-à-dire de l’extrême Nord, Kautokeino en Laponie, près de la frontière russe, à l’extrême Sud, Bari dans les Pouilles, au sud de l’Italie. Je pense cependant que, plus que de courtes expériences, ce sont surtout mes pratiques parallèles de psychothérapie pendant de très nombreuses années dans la région d’Oslo et dans la région parisienne qui me valent l’aimable invitation à intervenir dans ce numéro des Cahiers Critiques.
1. Le refus de la distinction Parler norvégien, être norvégien
5 Quand je suis parti en Norvège en 1962, je vivais depuis huit ans une union heureuse avec une norvégienne. C’était certes la fin de la malheureuse guerre d’Algérie, mais c’était aussi une période optimiste où il était « tendance » de se prétendre « citoyen du monde ». Certains allaient même jusqu’à brûler leur passeport pour démontrer la légitimité de leurs propos. J’étais moi-même, à ma façon, bien décidé à abolir les frontières et à devenir tout autant norvégien que français.
6 On comprendra qu’apprendre le norvégien courant se trouvait être dans mes premières conditions d’exercice, une pure condition de survie. Cela ne posa donc pas grand problème. Apprendre un norvégien suffisamment subtil pour effectuer des psychothérapies efficaces demanda beaucoup plus de temps. On verra plus loin qu’outre des habiletés purement linguistiques, un tel maniement de la langue demande de bien s’être familiarisé avec les mœurs et l’histoire du pays. Quant à devenir un vrai Norvégien, ce me fut bien naturellement totalement impossible, mais cette constatation me causa en son temps une profonde déception. Victime de l’idéalisme un peu naïf de l’époque, je n’avais pas encore compris qu’il faut quelques générations pour devenir norvégien, belge, français, suisse … du moins pour être perçu comme tel par les autres autochtones. Ce qui nous amène déjà à distinguer entre langue et culture, du moins la forme de culture que j’appellerai ici culture d’appartenance (ou, de façon peut-être plus précise culture de filiation).
7 Je pense que ces quelques données sur mon histoire ont un certain intérêt pour notre propos, car elles illustrent de façon très grossière ce qui peut devenir familier, le langage (une habitude familiale fait que je n’ai jamais parlé que norvégien avec mes enfants) et ce qui doit malgré tout rester étrange, une culture nationale (mes enfants se sentent norvégiens et moi français). Il me semble par ailleurs essentiel de comprendre qu’il ne peut y avoir de relation vraie et profitable que si cette relation comporte tout à la fois du familier (dans la plupart des cas, mais ce n’est peut-être pas une règle absolue, au moins un langage commun) et de l’étrange (être autre par son sexe, sa personnalité, sa place dans la famille, sa nationalité). Si tout n’est qu’étrange ou tout que familier, aucun échange utile ou profitable ne peut prendre place. C’est ce que j’essaierai de voir en plus de détails à propos de la psychothérapie. Dans ce dernier contexte, ces deux termes, l’étrange et le familier, sont, l’un autant que l’autre, porteurs de valeurs positives pour autant qu’il s’établisse un certain équilibre entre eux. Aucun échange réel ne se produit si tout ce qui est communiqué n’est qu’étrange ou que familier.
8 Il faut cependant bien voir que cette opposition entre l’étrange et le familier, bien qu’elle me paraisse importante, est, comme toute distinction théorique, très schématique et qu’elle doit s’enrichir de nombreuses nuances pour faire sens.
2. Problèmes de langue et affiliation linguistique
9 Dans l’optique qui me semble juste, le langage en psychothérapie se trouve être dès la phase de départ ce qui tisse concrètement le lien, ce qui rassure, ce qui témoigne qu’existe une affiliation entre thérapeute et clients. « Nous parlons la même langue, toi et moi » dit Mowgli dans le Livre de la Jungle pour rassurer ses amis de la forêt sur son aspect étrange.
10 On sait aussi la difficulté de travailler avec un interprète. Celui-ci peut être tout à fait digne de confiance. On perd pourtant la connivence que crée le fait de jouer ensemble avec les mêmes mots. Il faudra donc dans ces situations employer beaucoup d’efforts pour créer malgré tout un climat de confiance suffisant pour apaiser la peur de ce qui va peut-être se passer au cours de l’entretien. Quelques mots spontanés d’accueil, une remarque plaisante suffisent souvent à rendre aisée et profitable la première expérience d’une situation inhabituelle.
11 Cet emploi sécurisant du langage suppose pourtant, outre un vocabulaire suffisant, une bonne connaissance des conditions de vie des habitants et de leur culture.
12 Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que le fait que les Norvégiens disposent de cinq ou six mots pour désigner la neige sous ses différents aspects et que les esquimaux en ont, paraît-il, une soixantaine, alors que les Français n’en ont qu’un seul, dit quelque chose sur l’importance de la neige comme contexte de vie important dans ces pays. Une connaissance approfondie de la langue est cependant relativement aisée à acquérir pour autant que les subtilités linguistiques concernent des phénomènes physiques et trouvent, comme on vient de le voir, sans grande difficulté une explication logique.
13 Pourtant, dans la poursuite de cet effort, l’appropriation de la langue commence à perdre ses repères logiques et devient plus une question de sensibilité et de réceptivité personnelle. C’est que le langage est loin de désigner seulement des phénomènes naturels. Il exprime également des coutumes, des traditions, des façons de faire, certaines partagées par tous les habitants d’un pays, certaines autres liées, dans ce même pays, seulement à certains districts ou à certaines catégories de personnes.
14 La parole se trouve ainsi chargée d’un sens, d’une odeur, d’un goût que l’autochtone lui-même est bien incapable de pouvoir complètement expliquer. C’est pourquoi les langues comme les personnes peuvent certes, à un certain degré, être plus ou moins parentes, mais elles ne se ressemblent jamais à l’identique. « Traduttore – tradittore » comme disent les Italiens. La possibilité d’une traduction fidèle d’une langue dans une autre restera toujours du domaine de l’impossible.
15 Prenons quelques exemples tirés de ma propre expérience.
16 Dire de quelqu’un qu’il a l’air d’un « troll » ne peut faire sens que pour quelqu’un dont les ancêtres ont vécu dans une ferme isolée entourée de bois sombres, sous un climat assez peu clément. Les branches des arbres dans la lumière crépusculaire des journées d’hiver prenaient l’allure d’êtres géants maléfiques, mais assez stupides, qu’il fallait savoir leurrer par l’intelligence de son propre discours si par malheur il vous arrivait d’en faire la rencontre. Ce sont donc les « troll » au sujet desquels tout Norvégien a depuis l’enfance entendu maintes histoires et dont il a vu de multiples illustrations. Qualifier quelqu’un de « troll » n’est donc pas a priori un compliment. Il y a pourtant une nuance selon qu’on s’adresse à un adulte ou à un enfant car, si le « troll adulte » est bête et menaçant, il y a quelque chose de touchant chez le « troll enfant » dans sa gauche spontanéité. Le fait d’être qualifié de « petit troll » peut signifier quelque chose de positif, voire d’admiratif. On voit aisément que toutes les implications possibles liées à ce mot « troll » pour un norvégien n’effleureront jamais un paysan breton malgré l’apparent cousinage, d’un point de vue strictement formel, entre le « troll » de Norvège et le « korrigan » des landes de l’ouest de la France.
17 Dans un domaine plus intime, prenons le mot « kose », mot norvégien très employé qui a un contenu très riche de chaleur, de tranquillité, de satisfaction calme. Mon dictionnaire norvégien-français refuse, très sagement à mon avis, de le traduire et se contente de donner des exemples : « kose for sin mann » : dorloter son mari, « kose med et barn » : câliner un enfant, « kose seg » : passer le temps agréablement, « kose seg med noe » : faire quelque chose pour son propre plaisir. L’emploi de ce mot qui représente donc un signal sémantique extrêmement important dans les langues nordiques, n’a pourtant aucune correspondance en français.
18 Je suppose que ces deux exemples suffiront à démontrer la subtilité du contenu des mots, révéler qu’ils recèlent une luminosité particulière, un parfum, une connotation affective. On parle ici du sens complexe et de la fonction relationnelle du langage, ce qui nous amène bien loin de la traduction automatique par logiciel interposé.
19 L’attitude même de celui qui parle, confère également au message parlé une signification culturelle. Il faudra par exemple, tenir compte du contact physique considéré comme sécurisant par la culture. Une proximité physique considérée comme sécurisante et créant du familier dans un pays, peut être au contraire ressentie comme menaçante et créant de l’étrange dans un autre pays. En Scandinavie, pas de « bisous » en toute occasion entre filles et entre garçons et filles, les poignées de main sont très rares et chargées d’un sens très solennel, alors que d’autres attitudes corporelles signaleront la complicité et l’amitié. Sur un plan plus moral, il faudra savoir que, contrairement à certaines habitudes méditerranéennes, la meilleure façon de perdre la face dans un pays nordique est de se vanter ou d’essayer de se mettre en valeur. Au contraire, celui qui sait faire état de ses faiblesses est celui qui sera le plus admiré, car s’il ose se montrer faible, c’est donc qu’il est fort et sûr de lui. On pourrait continuer ainsi longtemps et passer en revue différentes formes de salutations, de remerciements, mais cela ne semble pas utile à notre propos.
20 On dira seulement qu’il faut du temps, de l’intérêt et des efforts pour acquérir la connaissance subtile d’un langage, pour atteindre ce qu’on peut appeler, pour simplifier, la maîtrise du code linguistique. Je pense que du point de vue symbolique, l’acquisition de la maîtrise d’un tel code représente un important signe d’affiliation.
21 Nous pouvons certes être différents de bien des façons, mais nous sommes affiliés l’un à l’autre par le langage. Il y a du « familier » entre nous car nous partageons un code linguistique commun. Le partage du langage représente l’accès à une forme de culture qui n’est pas culture d’appartenance, mais ce qu’on pourrait appeler culture d’affiliation. Rappelons entre parenthèses à ce propos, que les questions tournant autour de l’appropriation du code linguistique du pays d’accueil, sont toujours centrales dans les débats sur l’immigration et l’intégration des immigrés.
3. Psychothérapie, culture du thérapeute, culture du système demandeur d’aide
22 La rencontre entre le psychothérapeute et le patient (il faudra entendre ici, quand nous disons patient, tout système demandeur d’aide que ce soit un individu, un couple, une famille, une institution) est nécessairement la rencontre de deux cultures.
23 Outre ses connaissances, le thérapeute apporte sa culture, et j’entends par-là la représentation qu’il se fait de lui-même en tant qu’être humain, avec les aspirations et les besoins qui sont naturels à cette condition, la représentation qu’il se fait du couple à travers son propre couple, la représentation qu’il se fait de la famille à travers sa propre famille, et ainsi de suite.
24 Ce disant, je ne prétends pas qu’il considère ces représentations comme idéales, et désire qu’elles servent d’exemple au patient, encore que ce puisse parfois être un danger. Ce danger, quand il apparaîtra, se manifestera plutôt d’ailleurs sous un mode paradoxal, la motivation profonde pour choisir le métier de thérapeute ou de soignant étant souvent le besoin de réparer ce qu’on pense ne pas avoir réussi à accomplir dans sa famille d’origine. Le thérapeute, si sa formation ne lui a pas permis de travailler ce volet de sa personnalité, risquera donc de vouloir rendre le monde de l’autre plus semblable au monde que lui aurait souhaité lorsqu’il était enfant (Caillé, 2001).
25 L’« étrange » apporté par le patient, et les différences présentées par sa culture familiale, protégeront heureusement souvent le thérapeute contre de telles confusions, pour ne pas dire « fusions ». Il n’empêche qu’un thérapeute ne peut initier de travail créatif sans faire usage dans sa thérapie du système complexe de représentations qui constitue sa propre orientation dans le monde, sa subculture personnelle, ses valeurs, pour reprendre un terme que j’ai souvent employé son « absolu cognitif » (Caillé, 1996,1999).
26 Il va sans dire que le patient ne peut faire moins que d’apporter parallèlement dans la rencontre, sa propre culture avec les représentations qu’elle comporte au niveau de l’individu, du couple, de la famille, du travail. Il faut cependant qu’il soit créé un fort climat de confiance, que thérapeute et patient aient ensemble défini un projet commun, pour que la culture propre du patient se révèle sous une forme suffisamment claire pour permettre l’échange créatif. Elle est au début souvent maintenue dans l’ombre par un espoir paradoxal du patient, celui de pouvoir changer sans que pourtant rien ne doive subir de changements. Le sentiment d’affaiblissement de la personnalité, la perte de repères fiables font en effet craindre d’abandonner ce qui malgré tout semble maintenir en place ce qui reste de l’identité.
27 On comprendra donc que l’affiliation par partage d’un langage commun n’autorise pas la mise à nu de l’identité de l’autre, mais permet de poser les prémisses de la révélation de cette identité. Il faut certes faire usage du familier pour accéder à l’étrange, mais il y a une question de dosage, ni trop de familier, ni trop peu.
28 En psychothérapie, lors de la mise en contact des deux cultures, celle du thérapeute et celle du patient, la priorité est donnée dans un premier temps au processus d’affiliation par partage du code linguistique. Le thérapeute tente de créer une alliance et définir un objectif, le demandeur d’aide a les mêmes objectifs, mais veut aussi se protéger contre de possibles dangers.
29 Le familier devra, dans cette phase, dominer sur l’étrange, et la culture propre de chacun ne fera que transparaître. Une apparente exception qui n’en est en fait pas une, est le cas où la demande du patient est provocatrice, formulée comme un défi à l’autre de pouvoir comprendre. La culture du demandeur d’aide est ici présentée comme entièrement et irréductiblement étrangère à celle du thérapeute, un obstacle insurmontable à tout travail véritable. Une telle attitude ne représente bien sûr qu’un déchirant appel à être compris.
30 Tout travail thérapeutique, c’est-à-dire toute possibilité que thérapeute et demandeur d’aide puissent parallèlement évoluer dans leurs absolus cognitifs pour pouvoir ensuite se séparer dans une estime réciproque, nécessite que leurs deux cultures se rencontrent, se révèlent à elles-mêmes en se dévoilant à l’autre, retrouvent ainsi la trace et la plénitude de leurs origines et soient de ce fait en état de laisser s’accomplir en elles les transformations nécessaires (autopoïése).
31 On pourrait donc dire que le travail du thérapeute se passe à deux niveaux logiques distincts.
32 Au premier niveau, il devra ressentir et noter les associations qu’évoquent en lui les modalités, le climat et le contenu de la rencontre, évaluer aussi sa réaction affective (crainte et anxiété, ou tout au contraire bien-être et satisfaction inhabituelle). Cela lui permettra de mieux connaître les contours du système cognitif de sa propre culture.
33 À un second niveau, il devra s’occuper de gérer au mieux la rencontre pour y créer un raisonnable climat de confiance réciproque. Il faudra maintenir un suffisant mélange de familier et d’étrange pour que l’échange, ni ne s’endorme dans des répétitions dormitives, ni ne se rompe sous l’effet d’affects trop menaçants.
34 Ce travail au second niveau sera particulièrement important au cours de premières séances, souvent à juste titre définies, afin de diminuer les craintes du patient, comme une évaluation avant toute prise de décision sur le réel début d’un traitement.
35 Pourtant, l’affiliation par le code linguistique sera nécessaire tout au long du traitement, pour calmer le jeu si nécessaire, réduire les tensions et nuancer les différences quand les différences entre les cultures se révéleront d’une ampleur qui les rend improductives. Il faudra du familier pour apaiser l’étrange.
4. Langage verbal et langage analogique
36 On voit donc que le partage d’un code linguistique commun est utile par le familier qu’il crée, symbole d’une relation d’affiliation. Il est pourtant évident que ce n’est pas son unique rôle et que la maîtrise du langage peut aussi, dans le jeu subtil des mots, faire apparaître l’étrange, la différence des cultures, la non-concordance des absolus cognitifs en présence.
37 Là surgit un réel danger. Le langage, par sa structure linéaire, tend à révéler la différence en termes d’opposition logique. Un fait sera vrai ou faux, un acte juste ou injuste. Il est difficile d’exprimer par le langage qu’un phénomène peut être à la fois une chose et son contraire, qu’une femme peut être, à la fois, forte et faible, un enfant rêveur et passionné, un homme autoritaire et incertain. Pourtant ce que nous appelons une culture n’est que la réponse actuellement donnée par un groupe d’humains à des problèmes éternels qui se posent à eux comme à tous les hommes, par exemple de vouloir donner ou ne pas donner de la valeur à la force, l’engagement, l’autorité.
38 Georges Devereux (1963) montre que dans la société africaine traditionnelle tout comme dans notre société, des experts, psychiatres ici, guérisseurs là-bas, doivent décider si un acte antisocial mérite traitement ou au contraire punition, mais, fait essentiel, les critères de jugement sont loin d’être comparables. La culture consiste donc en réponses aléatoires et temporaires à des questions que n’épuisera définitivement aucune réponse. Il est donc illusoire de croire pouvoir décider, une fois pour toutes, ce qui est vrai et ce qui est faux comme tentent périodiquement de le faire certaines idéologies totalitaires.
39 De ceci, on peut tirer deux conclusions.
40 La première est que les cultures séparent les humains en répondant différemment aux mêmes questions profondes. Leurs réponses les séparent, tandis que les questions auxquelles elles répondent les rassemblent. Il est donc dangereux d’opposer les cultures comme le fait facilement le langage car, en dépit de leur apparente diversité, existent entre elles de profondes similitudes comme nombre d’anthropologues, et plus particulièrement Claude Lévi-Strauss (1967,1974), l’ont abondamment démontré.
41 La deuxième est que la culture joue essentiellement comme symbole d’appartenance à un groupe défini, permettant à chaque membre de ce groupe de s’affirmer comme être existant au monde. On est né dans une culture, on l’a en soi comme un gage heureux ou néfaste, de son identité propre, et on la défend comme une vérité absolue. Toute culture humaine est pourtant en évolution et ne se maintient que grâce à une confirmation réciproque aussi subtile qu’irrationnelle, entre les croyances et les pratiques rituelles qui la caractérisent. Est-il provençal de jouer aux boules ou Norvégien de faire du ski de fond ? Certes oui du point de vue d’une appartenance culturelle, mais plus que douteux du point de vue de la raison pure. On va pourtant jusqu’à dire que les Norvégiens naissent les skis aux pieds, ce qui doit être bien inconfortable pour leurs mamans.
42 Revenant à la psychothérapie, pour faire apparaître l’étrange que nous avons vu nécessaire à sa progression, le langage si utile pour souligner le familier se révèle souvent ici trop peu nuancé, trop catégorique. C’est ici que l’échange non verbal, par l’emploi de méthodes d’exploration analogiques, prend toute sa valeur en mettant discrètement en évidence le fond commun affectif et cognitif qui sous-tend l’évidente différence des cultures. Ainsi la même instruction donnée à chacun des partenaires d’un système, familial ou autre, d’exprimer avec le corps un besoin donné sera intelligible par tous, mais fera pourtant apparaître des différences notables dans les réponses.
43 Le langage corporel est chez nous inné et universel. Il ne comporte surtout que des niveaux d’appréciation, jamais d’affirmation ou de négation absolues. La distance existant dans la relation entre deux individus, telle qu’elle ressort de la pratique par exemple d’une « sculpture vivante», ne peut pas « exister » ou « ne pas exister ». Elle a une valeur précise dont l’appréciation variera certes selon chaque partenaire, mais son existence même ne peut faire l’objet d’une querelle. L’étrange que font apparaître ces techniques, est acceptable, puisqu’il est respectueux, dans le processus même de sa création, de la différence de l’autre (Caillé, 1995).
44 C’est dire l’utilité des méthodes analogiques. La chaise vide de l’absolu relationnel, les sculpturations phénoménologiques et mythiques, le jeu de l’oie systémique, le dialogue avec les masques en sont quelques exemples (Caillé & Rey, 1998).
5. Hiérarchie des cultures dans les systèmes humains
45 Quand on parle de conflits de cultures en psychothérapie, on pense généralement aux problèmes d’accommodation entre la culture du thérapeute et celle de la famille. Quand on parle de conflits de culture dans le travail systémique en institution, il s’agit alors de la tension culturelle entre les différentes catégories d’employés : direction, administration, techniciens, ouvriers. Le terme de culture ne semble s’appliquer qu’à des groupes d’individus, et nous avons vu que cela se justifie par le rapport étroit entre appartenance culturelle et identité individuelle.
46 Si pourtant nous prenons la culture dans un sens plus large, comme système cognitif quelle que soit sa taille, fait de croyances et de pratiques ritualisées, système cognitif dont nous ne pouvons nous passer pour organiser et rendre intelligible le monde qui nous entoure, il devient évident que tout être humain doit aussi créer sa propre culture. Il l’invente par sa connaissance des cultures qu’il a rencontrées depuis sa naissance ou qui étaient antérieures à son existence, mais ont créé les attentes qui l’ont entouré à sa venue au monde. Il s’agit des cultures particulières de ses parents, de sa famille nucléaire, de son système familial élargi, peut-être d’un système familial reconstitué, de son milieu social, de son environnement régional, de sa culture nationale et ainsi de suite. La culture, d’un point de vue cognitif, pourra alors être perçue comme une imposante poupée russe. Elle contiendra, superposés, une longue série de niveaux culturels allant s’amenuisant mais se précisant, du niveau de la nation ou du groupe ethnique jusqu’à la famille et jusqu’à l’individu.
47 Pour en revenir au rapport entre l’étrange et le familier, si le travail du thérapeute peut superficiellement être perçu comme un travail sur ces deux dimensions pour mettre en route une évolution cognitive parallèle de la famille et de lui-même, le vrai but de son travail est qu’un processus identique se produise à l’intérieur de la famille, entre famille d’origine et famille nucléaire, entre parents et enfants et également à l’intérieur du couple.
48 Pour le dire plus simplement, il s’agit de créer suffisamment de familier pour que l’étrange, ce qui fait la différence, soit enfin permis à l’individu et acceptable dans le milieu familial. Le but est que tout individu ou tout sous-système assume une identité dont il se sent responsable et qui se trouve respectée par les autres. Sinon le danger est grand de « racisme dans la famille » où tous prennent par peur, refuge dans l’anonymat de la pensée unique en désignant un bouc émissaire, cause de tous leurs maux, thème magistralement décrit par Mara Selvini (1980).
49 De ce point de vue, je pense que le thérapeute travaillant dans un pays dont il ne partage pas la culture d’origine, possède un avantage sur le thérapeute autochtone car, s’il arrive à faire accepter comme positif « l’étrange » qu’apporte sa différence de culture en utilisant « le familier », c’est-à-dire l’usage suffisamment subtil de la langue qu’il aura su acquérir, je suis tenté de parier que, par le jeu des analogies, les différences « culturelles » à l’intérieur de la famille entre époux, entre parents et enfants cesseront d’être vécues nécessairement comme de regrettables handicaps, et apparaîtront au contraire comme des ressources potentielles. C’est du moins ce que j’ai cru remarquer dans de nombreuses circonstances où je suis intervenu, soit à la suite de thérapeutes autochtones, soit en supervision directe.
6. En conclusion
50 Il semble que l’on confonde souvent langage et culture. Or, si le langage fait bien partie de la culture, il appartient essentiellement à ce versant de la culture que j’appellerais culture d’affiliation. Je crois important de distinguer dans le domaine culturel, la culture d’affiliation, culture que nous pouvons aussi bien intégrer que quitter par des actes volontaires, et la culture d’appartenance qui nous marque dès avant notre naissance, qui est de ce fait un ancrage essentiel de notre identité, et qui évolue en nous, à notre insu, par des phénomènes autopoïétiques. Ces phénomènes autopoïétiques nous paraissent résulter d’une évolution naturelle. Le Norvégien d’aujourd’hui, bien que différent de son ancêtre du siècle dernier, se sent tout aussi norvégien que lui. L’évolution importante qui s’est produite n’a fait l’objet d’aucun projet conscient.
51 La culture d’affiliation est donc le plus grand commun dénominateur dans une relation. La culture d’appartenance nous possède au contraire sans que nous le sachions. Dans le travail thérapeutique, elle se révèle à nous en même temps qu’elle nous révèle aux autres. Nous en découvrons les différentes strates et les possibilités limitées qui nous sont offertes d’en assumer l’évolution.
52 Dans le monde occidental, il y a malgré tout une certaine similarité entre les différentes cultures d’appartenance, car les réponses qu’elles tentent d’apporter à la condition humaine, sont influencées par des traditions de pensées somme toute assez proches. Dans ce contexte, l’apport d’étrange et de familier fait par un thérapeute étranger, mais connaissant bien le code linguistique, me semble non seulement ne pas poser problème, mais peut même au contraire apporter certains avantages. C’est mon expérience.
53 Je ne suis pas certain qu’il en sera de même si le thérapeute occidental aborde des cultures appartenant à des traditions de pensée fort différentes comme les cultures asiatiques et africaines. Par exemple, ainsi que l’écrit Rousseaux (1997) : « l’autonomie, élevée à la valeur d’un impératif catégorique pour l’homme occidental et sa psychiatrie, n’est pas un mode de socialisation universel ».
54 Le fait que les réponses culturelles soient différentes peut alors ne pas dépendre seulement de réponses différentes aux mêmes questions basales, mais du fait que les questions relatives au fait d’exister dans ce monde ont d’autres contenus pour les autochtones de ces pays. Alors, la différence entre les cultures d’appartenance du thérapeute occidental et du patient, pourra contenir, en dépit d’une bonne connaissance de la langue, une trop grande portion d’étrange pour que le traitement évolue de façon favorable. Je pense que ces divergences fondamentales sont, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en consterne, en train de s’atténuer comme un effet de la mondialisation. Le dosage du familier et de l’étrange en psychothérapie est cependant certainement un problème à considérer avec soin dès que l’on sort de la sphère du domaine culturel occidental.
Références
- CAILLÉ P. (1995) : Un et un font trois – le couple révélé à lui-même, ESF éditeur, Paris.
- CAILLÉ P. (1996) : Le couple et la maladie – une illustration de l’arithmétique complexe des relations humaines. Thérapie familiale,17(4) : 475-486.
- CAILLÉ P. (1999) : La société moderne peut-elle faire l’économie du couple ? Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseau, 23 : 15-31.
- CAILLÉ P. (2001) : Parcours de changement pour le systémicien en formation Thérapie familiale, 22 (1) : 3-20.
- CAILLÉ P. (2001) : De l’intérêt de pouvoir bien se raconter – l’histoire et le récit de l’histoire dans la relation thérapeutique, Générations, 24 : 56-60.
- CAILLÉ P. & REY Y. (1998) : Les objets flottants – à la redécouverte de la relation d’aide, ESF éditeur, Paris.
- DEVEREUX G. (1963) : Essais d’ethnopsychiatrie générale, Gallimard, Paris.
- FOUCAULT M. (1972) : Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris.
- LÉVI-STRAUSS C. (1974) : Anthropologie structurale, Plon, Paris.
- LÉVI-STRAUSS C. (1967) : Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, La Haye.
- ROUSSEAUX J.-P. (1997) : Le modèle psychiatrique occidental est-il transférable ? Thérapie familiale 28 (1) :3-13.
- SELVINI PALAZZOLI M. (1980) : Le racisme dans la famille, Thérapie familiale 1 (1) : 5-16.
Mots-clés éditeurs : Identité, Langage, Psychothérapie, Culture, Autopoïése
Date de mise en ligne : 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/ctf.028.0008