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Article de revue

La consultance : un modèle de collaboration entre pédiatre, famille et psychothérapeute

Pages 193 à 216

1La consultance est une consultation (généralement unique) demandée par un professionnel à un autre pour les personnes dont il s’occupe et pour améliorer sa relation professionnelle avec eux. Le but premier est une orientation/réorientation de l’accompagnement du premier professionnel (plus particulièrement lors d’impasses thérapeutiques), ceci dans une perspective de continuité de soins.

2Cet article concerne la demande de consultance formulée par un médecin-pédiatre à une psychologue-psychothérapeute, pour les enfants qu’il suit, souvent depuis leur naissance, pour leurs parents et pour la relation qu’ils ont ensemble dans le contexte du suivi médical pédiatrique.

3La pratique de consultation intégrée, surtout appliquée en psychiatrie de liaison en milieu hospitalier, s’en rapproche le plus. La différence étant qu’il s’agit, ici, en premier lieu, d’orientation et non pas de transmission de cas ou de collaboration à longue durée d’un tandem multidisciplinaire en co-consultation (Siméon & Delvin, 1983).

4Le but de cet article est de présenter une expérience de plus de 10 ans de consultation conjointe entre un pédiatre accompagné par tous les membres de la famille et une psychologue psychothérapeute.

5Pour permettre au lecteur de vivre notre complémentarité en lisant cet article, nous avons juxtaposé nos textes et gardé nos styles propres. Le lecteur trouvera donc deux introductions – celle de la psychologue présentant le travail, et celle du pédiatre expliquant comment il en est venu à sortir de son cabinet médical, avec ses patients et leur famille, pour se rendre dans celui de la psychologue.

6Des situations cliniques seront présentées « en double » pour faciliter la compréhension des points de vue et de leur complémentarité.

7Nos conclusions seront intégrées pour transmettre notre désir de partager avec d’autres professionnels notre expérience et notre façon de « lier la salsa ».

Introduction de la psychologue

8Les auteurs présentent ici leur modèle de collaboration autour de l’accompagnement de l’enfant et de sa famille lors d’une séance de consultance. Cette présentation sera illustrée de quelques vignettes cliniques.

9Cette séance de consultance a comme but principal d’orienter l’accompagnement de l’enfant et de ses parents par le pédiatre et de faciliter de nouvelles perspectives mobilisatrices d’évolution dans les relations familiales. Les interventions témoignent d’un souci constant de continuité du soin : le pédiatre doit pouvoir continuer à recevoir la famille; si la famille décide de continuer avec la psychothérapeute, ce sera cette dernière qui devra assurer le suivi. Il ne doit pas y avoir de passage vers d’autres collègues à ce moment-là. Un conseil d’orientation vers un spécialiste dans un domaine particulier sera fait, si cela s’avère utile.

10Les auteurs appliquent cette pratique de consultance depuis une dizaine d’années de façon régulière, avec en moyenne trois nouvelles consultations par mois. Ce témoignage vise à encourager des collaborations de confiance entre pédiatres, médecins généralistes et psychothérapeutes pour découvrir que leur pratique peut être plus diversifiée et ne doit pas se réduire à des envois, qu’ils soient personnalisés ou dirigés vers un centre.

11Le triangle médecin, psychologue, famille, doit pouvoir se construire et être exploité dans leur collaboration réciproque. Comme il s’agit d’une demande de consultance faite par le pédiatre, accompagné par la famille dont il se préoccupe, ce sera donc celui-ci que la psychothérapeute va questionner en premier lieu lors de la séance. Quel problème incite donc le pédiatre à solliciter cet entretien de consultance ? Ensuite, dès que le pédiatre a présenté la famille ainsi que le problème auquel il est confronté actuellement, le thérapeute demandera aux différents membres de la familles s’ils se retrouvent dans la représentation du médecin, s’ils veulent ponctuer différemment certaines observations ou les compléter d’informations supplémentaires. Il apparaît donc clairement que les professionnels n’ont pas échangé d’information sur la famille avant la consultance. Le matériel de travail est « construit » pendant la séance.

12Dans ce modèle de co-construction par le pédiatre, la famille et le thérapeute, dans un souci de maintien du lien, le jugement sur « la bonne » ou « la mauvaise intervention » ne peut pas se poser.

13Il ne peut s’agir de critiques éventuelles quant au style ou au type d’intervention du pédiatre, ni l’inverse vis-à-vis du thérapeute. Chacun doit rester facilitateur de nouvelles perspectives mobilisant une ouverture vers plus de créativité relationnelle.

14Un aspect particulier de notre collaboration est que le pédiatre, co-auteur de cet article, a suivi deux années de sensibilisation à l’approche systémique et à la thérapie familiale. Ceci facilite l’utilisation d’un langage commun. Il utilise aussi l’homéopathie et partage donc une approche globale de l’être humain. Néanmoins, dans d’autres relations de collaboration, comme avec certains médecins généralistes, ces avantages ne se sont pas avérés indispensables. Ce qui semble essentiel est le respect absolu de l’autre professionnel et de son engagement envers son client. Un minimum de confiance est indispensable afin que si le psychothérapeute développe une vision différente de celle du médecin (ou vice versa), cela ne puisse être vécu ni transmis comme un désaveu de l’autre, mais plutôt comme une proposition alternative qui ouvre à de nouvelles possibilités de choix chez le client.

15Un autre aspect particulier de notre collaboration est que nous formons une équipe mixte homme (pédiatre) - femme (psychologue). Quand il s’agit de jeunes parents, cela s’est fréquemment avéré comme un fonctionnement parental substitutif, permettant une expérience émotionnellement corrective par rapport au vécu de carence affective ou d’erreurs, telles qu’elles sont mémorisées à partir des expériences infantiles.

16Dans certains cas, le pédiatre a plus de facilité à inviter et à maintenir les pères dans le questionnement face à une psychologue qui entrerait plutôt en résonance avec les incertitudes et la vulnérabilité de jeunes mères.

17Le pédiatre s’adressant surtout au niveau verbal des parents, découvre une approche complémentaire chez la psychologue qui sollicite fréquemment les jeunes enfants ou ralentit l’échange verbal en résumant les expériences de vie qui ont pu influencer leurs vécus en s’adressant directement à eux.

18Fréquemment, le pédiatre continuera à donner des conseils pédagogiques aux deux parents avant et après cette séance de consultance. La psychologue élaborera davantage les thèmes émotionnels en essayant de les intégrer dans des dynamiques transgénérationnelles. Elle questionnera le niveau métaphorique de la douleur méconnue de « l’enfant dans l’adulte » de ses parents que peut exprimer le symptôme de l’enfant et d’autre part, elle cherchera à comprendre si le symptôme de l’enfant pourrait être l’expression de douleurs personnelles liées éventuellement à des expériences qui ont accompagné la grossesse, la naissance, la prime enfance ou d’autres expériences de vie particulières à l’histoire de cet enfant (Tilmans-Ostyn, 1995; Tilmans-Ostyn & Meynckens, 1999). En même temps, elle observera le pas de danse qui se développe entre les différents partenaires et sera attentive à ce que cela peut apporter comme « information relevante » (Ausloos, 1996). Son attention sera donc orientée aussi bien vers le contenu de l’échange que vers le processus. Si un suivi thérapeutique s’indique, elle approfondira les thèmes abordés lors de cette première séance de consultance.

Introduction du pédiatre

19Pour permettre au lecteur de comprendre le modèle de collaboration entre pédiatre, famille et thérapeute, appelé dans cet article « consultance », il est utile de partir d’un des points de départ : la consultation pédiatrique.

La richesse et la complexité de la consultation pédiatrique

20Le jeune pédiatre fraîchement diplômé qui débute une « pratique de terrain » est vite confronté à la complexité des problèmes qui lui sont soumis. Le modèle classique qui est enseigné - le malade doit recevoir le diagnostic approprié et celui-ci implique un traitement médicamenteux qui le guérira - ne suffit pas à répondre à toutes les demandes qui s’expriment en consultation, loin s’en faut.

21La réalité de la consultation est plus complexe, plus riche aussi. Les maladies n’ont pas qu’une cause organique, l’émotionnel y est mêlé intimement dans leur origine, dans leur vécu, dans leur traitement.

22Les coliques du nourrisson par exemple, ces douleurs abdominales dont la cause médicale est souvent obscure, peuvent trouver leur origine dans un vécu douloureux pendant la grossesse, l’accouchement ou les premières semaines de vie du nourrisson. Il est souvent illusoire de vouloir faire face à cette complexité quand on aborde une maladie avec un traitement médicamenteux dans le modèle linéaire.

23D’autre part, certaines consultations adressées au pédiatre sont motivées par une demande plus clairement « psychologique » : l’enfant qui ne dort plus depuis la naissance du petit frère, qui déprime sans raison claire, qui est agressif. La vie moderne impose un stress accru aux enfants et à leur famille; en même temps elle restreint les possibilités de se rassurer en dehors des professionnels de la santé. Le pédiatre de terrain doit alors choisir entre éluder les demandes essentiellement psychologiques ou relever le défi et affronter la complexité des situations qui lui sont présentées.

24Si le pédiatre souhaite se situer dans cette dernière perspective, il peut le faire de différentes façons.

25La première façon consiste à utiliser son expérience et son bon sens. Beaucoup de médecins utilisent cette méthode intuitive, somme toute universelle. Les avantages sont nombreux mais elle comporte plusieurs inconvénients dont son caractère limité (la méthode est plus efficace dans les cas courants que dans les cas exceptionnels) et son caractère subjectif (le médecin aura tendance à privilégier les solutions que lui-même valorise, ce qui peut l’orienter dans une direction erronée et entraîner des conséquences négatives pour les patients et lui-même). Une deuxième façon de faire face à la complexité des situations de consultation est de suivre une formation psychologique. Ici, plusieurs approches peuvent être distinguées.

26Soit le pédiatre cherche à acquérir des connaissances et une expérience de psychothérapeute. Certains médecins qui ont suivi une formation en ce sens, en arrivent à exercer à certains moments au niveau médical, à d’autres comme psychothérapeutes, voire à progressivement abandonner la première pratique au profit de la seconde.

27Soit le médecin développe ses ressources comme intervenant médical dans la famille, sans se positionner cependant comme psychothérapeute. Il se trouve en effet à une place particulière : observateur à la fois extérieur et partageant l’intimité de la famille.

28Un exemple en est les situations où des bébés de quelques semaines sont tellement investis de l’attention de leur mère, qu’une relation fusionnelle s’installe entre eux et ne permet plus à chacun d’avoir l’autonomie nécessaire à l’être humain. C’est ainsi que certains tout petits ne peuvent pas s’endormir seuls dans leur lit. Dans ces cas, l’intensité de la fusion mère-bébé est palpable dans le cabinet, et il suffit souvent que le pédiatre aide la maman à en prendre conscience pour qu’une amélioration se fasse sentir quasi instantanément.

29La formation systémique que j’ai suivie il y a plusieurs années, m’a beaucoup aidé à intégrer les dimensions médicale et psychologique, à les expliciter face aux familles, de manière à leur permettre d’utiliser cette information à leur avantage. Je ne me sens pas pour autant psychothérapeute; au contraire, je suis attentif à rester un pédiatre parce que c’est ce qui garantit le mieux l’efficacité et la sécurité de mes interventions.

L’ouverture de la consultation médicale vers le psychothérapeute et la préparation de la consultance

30Dans l’exemple du bébé ne sachant pas s’endormir seul, le dialogue entre la mère, le pédiatre et le bébé est souvent suffisant pour résoudre le problème. Dans des situations plus complexes, plus anciennes ou plus angoissantes, le pédiatre peut aider mais il se rend rapidement compte que son intervention n’est plus suffisante. C’est le moment où se pose la question de la nécessité d’une intervention thérapeutique extérieure.

31La première étape de l’ouverture est précisément à ce niveau : il y a dans le cabinet une prise de conscience des parents et du pédiatre de ce que l’intervention d’un thérapeute extérieur pourrait être bénéfique. Il s’agit d’un moment subtil, il y a souvent une connivence se traduisant par des regards, des silences ou des paroles. Le pédiatre sent, quand il propose cette ouverture vers un tiers psychothérapeute, qu’il y a accord sur l’opportunité d’une ouverture à une consultance. Parfois, cette prise de conscience n’est pas aisée ni immédiate, et les dialogues qui la préparent peuvent être serrés ou tendus. Mais lorsqu’elle finit par se produire, un apaisement est souvent palpable, celui de l’espoir d’un mieux.

32En même temps que l’espoir, surgit un questionnement dubitatif sur la nécessité de l’ouverture à un psychologue. Un mouvement d’hésitation, de balancier est perceptible : « ne peut-on faire autrement que de consulter un “psy”?» Dans ce cas, je cherche à accompagner et à expliciter ce qui peut y faire obstacle. Par exemple, nous parlons des risques comparés du changement ou du statu quo.

33Ensuite, nous pouvons évoquer les points de vue maternel et paternel sur l’opportunité de l’ouverture. Souvent, les pères sont plus réticents, ont un point de vue qui peut se résumer à : « nous allons être forts, trouver la solution nous-mêmes ; pas besoin d’intervention d’étrangers à la famille ». Pour rencontrer certaines inquiétudes de pères, j’utilise souvent la métaphore qui présente la famille comme un système fait de « rouages » qui s’emboîtent. Je me sers des doigts des mains pour figurer deux roues dentées qui peuvent soit glisser l’une dans l’autre harmonieusement, soit se heurter et se coincer. Cette métaphore m’aide beaucoup à faire passer le message essentiel : la famille elle-même n’est pas « pathologique » mais quelque chose entrave son fonctionnement optimal; ce dysfonctionnement se répercute sur un maillon sensible, « le patient désigné ».

34J’explique alors que parfois, des symptômes spectaculaires paraissant incompréhensibles trouvent une solution rapide si on agit au niveau du système lui-même. Je cherche aussi à désamorcer une culpabilité toujours latente et non dite. Le soulagement est souvent visible dans mon cabinet, les parents sont plus détendus et plus disponibles pour envisager une ouverture.

35Il peut être utile de parler de la peur que beaucoup de parents ressentent, sans pour autant l’exprimer ouvertement, d’être « emprisonné » dans un processus peut-être utile, mais dont on ne voit plus la fin. Même des mères favorables à l’ouverture sont inquiètes par l’éventuelle longueur d’une intervention psychothérapeutique et peuvent être tentées d’y renoncer pour cette raison. Dans mon expérience, ceci constitue un point fondamental de divergence entre certains psychothérapeutes et les familles. Combien de thérapeutes ne proposent-ils pas plusieurs séances préalables pour mieux comprendre la situation sans que la famille n’ait un « retour palpable » dans l’immédiat quant à l’utilité pour elle de ces séances, pour ensuite conseiller un long travail dont elle (et souvent moi-même) ne voit plus la fin. La métaphore du tunnel noir dont l’extrémité est invisible, s’impose. À l’inverse, le concept de thérapie brève, voire d’une consultation unique, aide la famille à s’ouvrir à l’aide extérieure. De cette façon, je souligne que chaque séance doit apporter quelque chose, que chaque information fournie sera « réinjectée dans le système ». Intervention courte si possible, et bénéfice palpable dans l’immédiat, sont des éléments essentiels à l’établissement d’une confiance dans l’ouverture.

36Pour résumer cet entretien de préparation à la consultance, je cherche à « déminer », à désactiver des inquiétudes, donc des freins à l’établissement de la consultance, en abordant successivement les éléments qui, dans mon expérience, sont susceptibles de faire blocage, mais en restant général, sans impliquer la famille présente de manière trop intense. Parfois même, si un seul des parents est présent dans mon cabinet, je m’adresse également à l’autre par personne interposée, en devinant ses réactions ou ses réticences. C’est ma position de pédiatre, placé dans le concret de la vie des familles et de leur histoire, qui me permet de remplir ce rôle.

37Finalement, je donne des détails pratiques concernant la consultance elle-même.

38Un membre de la famille doit téléphoner à la psychologue pour fixer un rendez-vous dans les moments compatibles avec mes activités et me rappeler pour me communiquer la date. J’explique qu’il y aura sans doute un délai d’un ou deux mois – exception faite pour les urgences où je téléphone moi-même. J’explicite les honoraires qui seront demandés par elle et moi. Je donne alors des détails quant au déroulement du début de la consultance : nous entrerons tous, famille, psychologue et pédiatre dans la pièce où se déroulera l’entretien. Quand nous serons installés, j’expliquerai la raison de la consultance en cinq minutes environ, ainsi que mon vécu de la famille. Il est étonnant de constater comme il est simple de résumer une histoire commune parfois longue (plus de 10 ans), quand on laisse parler son « vécu ». Chacun réagira alors à sa façon, par exemple en approuvant ma présentation ou en la critiquant sur l’un ou l’autre point, et les enfants s’exprimeront souvent par le jeu, leur comportement ou les dessins. J’explique que ce qui fait l’efficacité de cette rencontre, c’est que toute la famille est réunie et que la psychologue peut s’appuyer sur mon vécu de la famille, sur mes propres réactions, bref sur tout ce que la famille a déposé en moi en me consultant pendant des années et que cet entretien me permet de lui restituer. Enfin, je rassure une dernière fois en soulignant que c’est à partir de l’enfant que la consultance est demandée, et que ma présence en est le garant.

Exemples de séances de consultance

39Dans les exemples cliniques qui vont suivre, la présentation est d’abord faite par la thérapeute, suivie ensuite par les commentaires du pédiatre.

1. Exemples de séance de consultance unique

401.1. Pierre, onze ans, entre en consultation avec ses parents et le pédiatre. Ce dernier décrit les raisons qui les amènent à la consultation : il connaît la famille depuis 10 ans. Les parents disent ne pas être vraiment inquiets par le comportement de leur fils alors que le pédiatre à l’impression que l’enfant somatise un mal-être. « Pierre a sa personnalité mais il y a toujours une note d’anxiété en lui » dit-il. Les parents se sont séparés il y a sept ans, mais viennent ensemble pour leur fils. La mère indique en hochant la tête qu’elle est d’accord avec la présentation de leur famille par le pédiatre. Celui-ci se tourne vers le père pour le faire participer à la discussion.

41Après cette présentation, la thérapeute demande à Pierre ce qu’il voudrait changer avec une baguette magique pour se sentir encore mieux. Pierre ne changerait rien, il désire seulement que « la vie soit éternelle ». La thérapeute demande alors s’il y a eu des morts dans la famille. L’hypothèse sous-jacente étant que s’il y a désir d’éternité, cela peut impliquer la présence d’une angoisse de mort dans la famille, qui ne peut s’exprimer, et la nécessité d’une auto-protection et de consolations pour l’apaiser chez chacun. La mère se rappelle que Pierre a été témoin d’une mort dramatique (le suicide d’une femme tombant d’une fenêtre) quand il avait deux ou trois ans. Je demande comment l’enfant a réagi à cette expérience. A-t-il fait des cauchemars ou dessiné sur ce thème (contrôle des angoisses et des émotions) ?

42Les parents n’ont pas d’indices à ce sujet, mais ils ajoutent d’autres éléments en racontant que le grand-père paternel et la grand-mère maternelle d’une fille de la classe de Pierre sont morts à la même période. À cette époque, ils ont également visité une exposition sur la mort. La mère dit : « la mort s’avoue ». La thérapeute exprime son impression qu’ils ont été trop exposés. Pierre se cache entre-temps. La thérapeute se tourne vers lui en lui disant : « Pierre tu me donnes l’impression de te sentir mal; comment peuxtu apaiser ton angoisse ?». On parle alors des croque-morts, du rire, du rêve; la mère mentionne « regarder des films de terreur ».

43Le thérapeute se tourne alors vers le pédiatre et explique que ce qui l’impressionne, c’est qu’à plusieurs reprises, les parents coupent l’expression des signes d’angoisse de l’enfant alors que lui a peut-être besoin de petits vaccins fonctionnant comme protections contre l’envahissement des émotions. Ensuite, la thérapeute interroge les parents sur leur manière d’intégrer ces expériences, de se vacciner face à la confrontation à leur séparation et aux décès. La mère répond que tous les événements se sont succédés trop vite pour elle. Le pédiatre les soutient en leur rappelant que ces événements ont eu lieu avant la séparation. Le père explique, après cette intervention, comment ils se sont soutenus lorsqu’ils ont été confrontés à des pertes diverses. En même temps, Pierre fait un dessin d’un monstre, un aigle qui attaque et qui protège (il a bien capté les messages de la thérapeute). La thérapeute insiste pour que les parents expliquent comment ils ont apaisé leurs angoisse en dehors de l’aide que Pierre leur a apportée en exprimant son désir d’éternité. La mère parle de bons souvenirs, mais le père nous apprend qu’il a fait des tentatives de suicide. La thérapeute en profite pour souligner l’aide que l’enfant essaie d’apporter pour apaiser l’angoisse. Il a peut-être voulu protéger sa mère avec son vœu d’éternité... La mère reprend l’idée et nous raconte que la couverture en laine qu’elle s’est achetée à cette période pour se consoler, est utilisée par Pierre maintenant.

44« Qu’est-ce que le voeu de Pierre, exprimé avec la baguette magique en main, signifie pour les parents ?» demande à nouveau la thérapeute. Le père a reçu ce voeu comme un cadeau, il a entendu qu’il y a beaucoup de bonnes choses entre eux et il veut continuer leur relation. Pierre commence à pleurer et la thérapeute ne comprend pas pourquoi. Elle se tourne alors vers le pédiatre pour formuler une hypothèse : « Moi, je ne sens pas la présence d’un couple divorcé, et si moi je ne le comprends pas, comment est-ce que Pierre peut comprendre cela ?» On parle de l’organisation des visites, et il y a un nouvel échange émotionnel entre père et fils.

45La thérapeute résume son point de vue : le désir d’éternité de Pierre, les atouts des parents, le soutien des médicaments homéopathiques et les échanges lors de cette consultation devraient déjà apaiser pas mal de choses. Une thérapie individuelle pourrait être bénéfique plus tard. Le pédiatre se tourne alors vers Pierre et lui dit combien il est impressionné par les forces de sa famille, la capacité de bien fonctionner de ses parents, même s’ils se sont séparés. Il espère que Pierre pourra s’apaiser, que l’aigle pourra être apprivoisé. La thérapeute et le pédiatre conviennent que ce dernier suivra l’évolution, avec des rendez-vous précis pour vérifier l’apprivoisement de l’angoisse de mort et de séparation par chaque membre de la famille.

Commentaire du pédiatre

46Dans le cas de Pierre, l’ambiance dans le cabinet pédiatrique (avant la consultance) était dominée par l’anxiété qui s’exprimait de façon intense (mentalement et physiquement) et par l’omniprésence de la mort. Manifestement, un changement était nécessaire, le fait était acquis. En outre, les parents, bien que séparés, avaient tous deux à coeur d’aider leur fils à accomplir ce changement : la collaboration de chacun était acquise. Ma présence a pu aider la famille à « franchir le pas » et a pu constituer un « ciment émotionnel » pour aborder la menace potentielle de l’intervention d’une personne extérieure. En outre, bien que le couple soit séparé, les deux parents de cette famille continuaient à me faire confiance : j’étais un élément d’union.

47Dans la séance de consultance, je me suis appliqué à remplir le rôle de « ciment émotionnel » et de « rassembleur d’énergie ».

1.2. Deuxième exemple de consultation unique avec la thérapeute

48Participent à cet entretien le pédiatre, la mère et son bébé de 3 mois.

49Depuis la naissance du bébé, son comportement indique des crises de pleurs aiguës auxquelles ni les interventions médicales multiples (il a déjà été hospitalisé à plusieurs reprises pour observation médicale et une opération chirurgicale) ni des tentatives de réassurance au niveau émotionnel n’ont changé quoi que ce soit.

50Le pédiatre se trouve dans un cul-de-sac au niveau médical avec la perspective d’une augmentation de recherches organiques, et le risque d’une décompensation psychique de la mère.

51Le père n’a pas reconnu l’enfant à la naissance, et jusqu’à présent, il est hors circuit, sauf pour lui offrir, de façon tout à fait imprévisible, des cadeaux matériels.

52La première demi-heure, j’observe l’interaction mère-enfant qui m’apparaît comme mutuellement en syntonie. Le pédiatre décrit ce qui l’amène à demander d’urgence cette intervention de consultance, et la mère complète son information à ma demande.

53Un thème récursif est l’imprévisibilité des crises de douleur aiguës du bébé et l’incompréhension qu’elles suscitent. Le pédiatre confirme ce thème en détaillant son observation lors d’un examen dans son cabinet. À la dernière consultation, tout allait bien pour la première fois. Le bébé était apaisé et entrait en contact avec lui. De façon abrupte tout a changé sans qu’il fasse un toucher médical quelconque. Ceci donne l’occasion à la thérapeute d’intervenir en demandant à la mère si elle a déjà été confrontée, à d’autres moments de sa vie, à cette séquence particulière : tout se passe bien, et puis, de façon imprévisible, suit une réaction violente comme si on était soumis à une décharge électrique avec un ressenti douloureux.

54En réponse à cette question, la mère énumère des faits qui confirment cette expérience, des suites d’événements que le pédiatre ne connaissait que très partiellement. Par exemple : après des essais multiples pour être enceinte, le traitement réussit. Le soir, avant même qu’elle ne puisse annoncer sa grossesse, son mari décide de la quitter; elle a dû « ravaler » sa joie intense.

55La grossesse se passe relativement bien, puis survient une hémorragie grave alors qu’elle vient d’apprendre la nouvelle de sa promotion au travail. Le service d’urgence ne suit pas ses instructions et elle doit faire preuve d’un « savoir diriger » pour aboutir chez sa gynécologue.

56À la naissance, l’enfant doit être séparé temporairement de sa mère. La famille de son mari l’accueille après son séjour en maternité car elle ne bénéficie pas du soutien de sa propre famille d’origine.

57Je souligne donc, en m’adressant au bébé, qu’il a une bonne maman, qui prend bien soin de lui, qu’elle a dû faire preuve de beaucoup de courage et qu’apparemment, lui, de son côté, avait déjà inscrit dans son vécu la logique immuable : « si cela va bien, quelque chose de très douloureux doit suivre ». Donc, quand tout se passe bien, lors d’une tétée ou chez le pédiatre, il faut qu’il se mette à hurler de mal. Le bébé qui, dès le début de cet entretien, commençait à se crisper en syntonie avec la douleur de sa mère, s’apaise et, jusqu’à la fin de l’entretien, n’aura pas de crise aiguë.

58Le pédiatre propose de maintenir cette perspective d’analyse et d’élaboration émotionnelle lors du suivi du bébé. Il suggère d’inviter le papa pour reprendre avec lui sa difficulté d’investir la relation avec sa femme devenue mère et avec son bébé. Le pédiatre souligne que ce changement de rôle s’avère difficile pour beaucoup d’hommes. La thérapeute souligne que c’est tout de même la famille du père qui avait accueilli la mère et son bébé après la naissance et pas la famille maternelle; donc qu’il n’y a pas d’indications de rejet total du fils par le père. En plus : « Que pouvons-nous déduire de ce geste de soutien et de reconnaissance de la part des grands-parents paternels ainsi que des cadeaux matériels du père ?»

59Je pointe le fait que je ne vois actuellement pas de sens à entamer avec moi un suivi thérapeutique car je trouve que l’interaction mère-bébé se passe avec un grand accordage affectif. S’engager dans un processus thérapeutique risquerait probablement d’augmenter l’incertitude chez la maman qui se sent déjà tellement en échec et mal jugée par les autres.

60Le pédiatre développe alors une autre préoccupation qui l’anime : la mère travaille le soir de 18 h à 2 heures du matin. Il trouve qu’elle devrait arrêter ce travail car elle frôle trop l’épuisement. « Est-il bon qu’elle quitte son enfant chaque soir après tant de séparations et de perturbations ?»

61La thérapeute souligne une perspective différente : la valeur structurante et « aérante » pour la mère d’un travail régulier à l’extérieur de la maison, et l’organisation qu’elle a mis en place pour garantir la présence d’une même personne qui gardera son bébé. Ne s’agit-il pas aussi d’une solution de survie financière puisque le père, jusqu’à ce jour, ne s’engage pas à verser de pension alimentaire pour son bébé ? Cette différence de position entre la lecture du pédiatre et la mienne laisse à la mère le choix de sa décision, tout en se sentant valorisée dans les deux options.

62Un mois plus tard, le pédiatre me communique que tout se passe bien, qu’il est émerveillé de ce que nous avons pu réaliser ensemble; la question d’hospitalisation est écartée. Le père a donné suite à la proposition de consultation du pédiatre, et les désaccords entre les parents sont sortis de l’impasse.

Commentaire du pédiatre

63Dans le cas de ce bébé, la situation était pour moi désespérée; rien n’était venu à bout de ces crises de douleurs intenses qui rendaient sa vie et celle de sa mère insupportables. Ni les traitements classiques, ni les traitements homéopathiques, ni les tentatives de réassurance par moi-même ou par une équipe hospitalière à orientation médicale et psychologique, ni une intervention chirurgicale pour hernie. La mère était à bout, déstabilisée, et lorsque je lui ai proposé la consultance, je craignais que ça ne représente la « goutte d’eau déstabilisante » qui fasse déborder le vase et casse sa confiance. Mais elle a accepté rapidement, et la psychologue a pu nous recevoir en urgence. Cette possibilité d’intervention rapide est importante pour les familles et m’apporte une sécurité précieuse.

64J’ai introduit la séance en parlant de cette infernale succession de hauts et de bas, d’amélioration et de rechute. J’ai eu l’impression que la psychologue prenait la « balle au bond » lorsqu’elle a dit : « somme toute, ce bébé sait que chaque fois qu’il se sent bien, il devra être mal, comme dans une “logique immuable” inscrite dans sa mémoire archaïque. » À ce moment, j’ai eu la conviction qu’on était au centre du problème et que la solution était proche. J’ai regardé la mère qui semblait du même avis. Moins de 30 minutes s’étaient écoulées depuis le début de l’entretien. L’effet a été décisif : les douleurs ont complètement et définitivement disparu. Outre la rapidité du résultat et son intensité, j’ai été frappé par le fait que je portais en moi l’information décisive pour la psychologue, mais que c’est elle, comme tiers, qui l’ayant reçue et reformulée, en a fait un levier thérapeutique. Il m’a semblé que cette « passe de ballon » est un élément déterminant de l’efficacité de la séance de consultance : quand le vécu du médecin rencontre l’analyse de la psychologue, un résultat thérapeutique se produit.

65Ces deux exemples de séance unique illustrent bien la possibilité d’offrir une nouvelle lecture des événements. Ceci a un effet hautement préventif, permettant à chaque partenaire de reprendre en main les rênes de sa vie et de ses décisions. Comme le thème émotionnel qui paralysait l’évolution personnelle de chaque membre de la famille est maintenant mieux focalisé, le suivi par le pédiatre sera plus aisé dans le futur.

2. Séance de consultance avec suivi thérapeutique de courte durée

662.1. Les parents sont divorcés, chacun d’eux a construit une nouveau couple au sein duquel est né un enfant. Le pédiatre les invite à cette séance, accompagnés de leur fils commun de 4 ans.

67Lors de la première rencontre, j’invite le pédiatre à décrire les bonnes raisons qu’il a eues pour l’organiser, sollicitant les parents à préciser ou à corriger certains aspects mentionnés par le médecin.

68S’il y a trop d’informations, je ralentis le débit en résumant très concrètement ce qui a été dit pour l’enfant, et en vérifiant s’il sait déjà cela ou s’il l’apprend ici pour la première fois. Sa réaction me permet en effet de vérifier sa manière de « digérer » émotionnellement certaines expériences de sa vie.

69Le pédiatre m’indique qu’il assure régulièrement un suivi de la mère et de l’enfant. Il n’a rencontré le père qu’une seule fois dans le passé, et il exprime combien il apprécie sa présence aujourd’hui.

70La garde principale de l’enfant commun est confiée à la mère, le père ayant une profession qui ne lui permet pas d’avoir des engagements réguliers.

71La préoccupation principale du pédiatre est qu’il voit la mère décompenser de plus en plus alors que les enfants se portent bien. D’après lui, elle frôle une hospitalisation pour dépression et épuisement total. « Je lui conseille à chaque consultation d’en faire moins et elle revient avec des informations dont je peux déduire qu’elle en a fait plus », souligne le pédiatre.

72Quand je demande un exemple, il précise – et la mère confirme son information – qu’elle travaille de nuit; elle prépare chaque jour le repas de midi (nous y reviendrons), elle amène son fils à des activités para-scolaires, et le bébé la réveille plusieurs fois quand elle essaie de dormir un peu.

73À ce moment, l’enfant se met à dessiner avec le matériel qui est toujours à portée de mains des petits (feuilles, crayons de couleur et pastels, un panier avec des peluches comme deux petits lapins qui peuvent se coller l’un à l’autre, des animaux en bois comme un requin, un canard, un poisson, et des puzzles constitués de grandes pièces de bois, un tracteur, et un pistolet en plastic).

74Voici une copie du début de son dessin : (dessin 1).

figure im1

75La tentation est alors grande pour la thérapeute d’aborder la violence intrafamiliale, mais à ce stade de l’entretien, cela risquerait d’augmenter le vécu d’échec et la disqualification des parents par des tiers, experts de la famille. L’enfant, sentant ses parents menacés, pourrait bloquer toute expression libre.

76Je le félicite pour son dessin et lui demande où les enfants y apparaissent. À ce moment, il ajoute les deux larves et indique que ce sont ses deux petits (demi)-frères issus des nouvelles alliances de chaque parent (dessin 2).

figure im2

77Je poursuis l’entretien avec les adultes en reprenant les questions habituelles dont l’objectif vise à éclaircir le contexte relationnel. « Qui dans la famille élargie ou parmi les bons amis, pourrait être étonné, voire choqué, s’il apprenait que le pédiatre les a invités à consulter un psy et pas un médecin ? Que pourraient-ils penser, quels jugements pourraient-ils émettre, même si cette démarche ne leur a pas été communiquée en réalité ? Qui pourrait soutenir cette démarche, et alors, comment chacun doit-il comprendre l’insistance du pédiatre pour faciliter la démarche vers un thérapeute (Tilmans-Ostyn & Meynckens-Fourez, 1987; 1999) ?

78Ma préoccupation principale est formulée dans la question : qu’est-ce que je confirmerais en tant que psychologue et thérapeute familiale - et peut-être à mon insu -, si je commence immédiatement à écouter et à analyser la plainte ? Que renverrais-je comme message, aussi bien vers le référent que vers les proches, les membres de la famille élargie inclus ?

79Si le spécialiste se focalise trop vite sur la plainte, s’il s’active à vouloir la comprendre pour éventuellement la changer, il omet un stade préliminaire essentiel : l’analyse de la démarche et des implications de la demande, tant pour les individus qu’aux yeux de leur entourage.

80Sans ce questionnement, le thérapeute laisse passer l’occasion de créer un espace libre pour son travail. Il va empêcher la famille de se situer par rapport aux jugements extérieurs vis-à-vis de sa démarche, et ne lui permettra pas une prise de recul et de réflexion sur son contexte élargi. Pour garder sa liberté d’action, le thérapeute doit se situer à la fois par rapport au référent, à la famille élargie et à l’environnement social. En acceptant de recevoir une famille en consultation, comment éviter les jugements négatifs implicites portés par l’environnement sur la famille ?

81Pendant que les adultes explorent les réactions supposées des différents membres de la famille élargie, l’enfant complète son dessin (dessin 3).

82Comme je lui demande à qui ou à quoi il a pensé en ajoutant ces lignes au dessus de la maison, il réagit en ajoutant deux petits personnages avec comme commentaires : ce sont des échasses et ce sont les grands-parents maternels là au-dessus (il est évident que l’enfant nomme ses grands-parents par leur appellation habituelle dans sa famille).

figure im3
Dessin 3

83Alors la clarté se fait d’abord en moi, puis en chacun. Je leur communique mon association : « Ce sont les parents de sa maman qui disent chaque fois à leur fille : “fais-en plus, marche plus vite, voit les choses de plus haut”, alors que votre pédiatre vous dit d’en faire moins, de vous ménager plus, que vos enfants reçoivent suffisamment de soin et d’attention ». À ma proposition d’assemblage, la mère se met à pleurer et confirme que depuis toujours, elle n’en a jamais fait assez, plus particulièrement du point de vue de sa mère, et comme son ex-mari se retirait de toute charge familiale, elle assume jusqu’à en crever. Elle prend son fils sur les genoux en le caressant et en lui chuchotant à l’oreille « et donc toi, tu as compris, je ne suis donc pas seule ! ».

84Approchant de la fin de la séance, je questionne le pédiatre pour savoir s’il a gagné quelques nouvelles perspectives lors de cet échange et s’il veut les partager avec nous.

85Il précise qu’il ne s’était jamais rendu compte à quel point la mère recevait des injonctions contradictoires venant de ses propres parents d’une part, et de sa place de pédiatre d’autre part. Il continuera son investigation pour comprendre pourquoi les deux « pères » de l’enfant, le père de naissance et le nouveau partenaire de Madame, ne la respectent pas davantage, en partageant les tâches avec elle. Il invite les deux parents à venir à tour de rôle avec leur fils en consultation chez lui quand il lui faut un vaccin ou une autre intervention médicale. Il ne se rendait pas compte que le père n’avait eu quasi aucun contact comme enfant avec son propre père, et qu’il n’avait donc pas d’autre modèle dans sa valise transgénérationnelle. Ces thèmes avaient été abordés lors de l’élargissement du contexte familial/nucléaire par la psychothérapeute.

86La mère demande à ce moment si j’accepterais de réfléchir encore quelques fois avec elle et son fils. Je lui réponds que le risque serait alors de lui faire miroiter qu’elle devrait en faire encore plus en venant aux consultations, mais vu le fait que c’est elle qui me le demande, je peux l’accepter. Je précise que, lors de la séance suivante, je vérifierai avec son fils si elle s’est accordé cinq minutes de trêve dans sa course sur les échasses entre ces deux séances.

2.2. Suivi thérapeutique de courte durée

87À la séance suivante, nous allons apprendre que trois fois par semaine, la mère prépare le repas du midi auquel le père de leur fils est invité. Elle avait été sermonnée par ses parents avec le message suivant : pour le bien-être de leur petit-fils, l’enfant doit continuer à rencontrer ses deux parents régulièrement. L’effet déstabilisateur de ce rituel pour l’enfant n’apparaissait pas. Chaque rapprochement et nouvelle séparation étaient incompréhensibles pour l’enfant. Le travail supplémentaire ainsi que l’effort psychologique de contrôle émotionnel que cela impliquait pour la mère, n’était reconnu par personne. Donc, l’enfant comme la mère, restaient méconnus dans ce qu’ils y vivaient.

88Je rappelle que dans son dessin, l’enfant n’apparaissait pas ; seuls les deux bébés (les demi-frères) étaient représentés comme des larves. Il dénonçait indirectement le traitement injuste de sa mère. Ceci s’est élaboré lentement, entre autre à partir des questions suivantes : quelles catastrophes appréhenderait-elle si elle s’arrêtait plus longtemps, si elle se ménageait plus, si elle se comportait un peu moins conformément aux exigences de ses parents ? Est-ce alors qu’elle pourrait s’écrouler totalement et se noyer dans sa dépression ? Mais maintenant, elle se sent moins seule que dans le passé, puisque son fils lui a communiqué qu’il compatissait à son emprisonnement.

3.1. Utiliser la fin de l’entretien pour jeter les jalons d’un futur possible

89Si à la fin de l’entretien de consultance avec le pédiatre, le projet d’une demande de continuité dans l’accompagnement thérapeutique prend forme, je suis une stratégie bien particulière.

90En présence de la famille :

  1. Je demande au pédiatre ce qu’il a découvert comme perspectives nouvelles pour son accompagnement de cet enfant et de ses parents.
    Un résumé est fait par le pédiatre.
  2. Je souligne que si le pédiatre a dû faciliter la rencontre avec une thérapeute, cela peut indiquer :
    – soit que la famille ressent instinctivement de bonnes raisons de ne pas s’adresser à un spécialiste dans le domaine psychique et relationnel.
    Cela tient généralement à son insertion particulière dans la logique transgénérationnelle des familles d’origine, logique qui m’échappe à ce stade de l’entretien, en grande partie vu le manque d’informations.
    Elles devraient être récoltées et approfondies lors de l’entretien suivant.
    Le pédiatre, médecin, signifiant par sa profession l’intérêt pour l’organique et non pas le psychique et le relationnel, (du moins dans la représentation des tiers et de la famille), reste alors le seul professionnel acceptable pour accompagner et élucider les problèmes. – Soit que la famille a déjà eu une ou plusieurs expériences malheureuses dans le partage avec des professionnels de la santé mentale. Quels seraient les écueils que nous pourrions éviter pour ne pas retomber dans une répétition aveugle (Tilmans-Ostyn & Meynckens-Fourez 1987; 1999) ?
  3. M’adressant au pédiatre, je souligne qu’avec certaines familles présentant une plainte psychosomatique – celle-ci, je ne la connais pas encore suffisamment – j’ai pu observer qu’en cas d’insatisfaction vis-à-vis d’un professionnel, des familles ont alors tendance à communiquer leurs critiques à un tiers expert et non directement au professionnel concerné.
    Les interventions du psychologue sont critiquées chez le médecin, et celles du médecin devant le psychologue. Je m’engage à ce que si cela devait se produire ici, j’encouragerais chaque membre à s’exprimer en direct avec son médecin et je demande au pédiatre d’agir de la même façon pour que la famille puisse découvrir que les critiques exprimées en direct au professionnel peuvent aider à réajuster une recherche d’aide et non pas le mettre en difficulté.
    J’utilise donc la relation médecin-psychologue comme un laboratoire où la famille peut expérimenter le partage en direct de la critique, tant positive que négative, essayant ainsi de les sortir du vécu répétitif d’un enchaînement catastrophique. Souvent, les parents ont vécu une interdiction quant à l’expression d’émotion positive et/ou négative dans la relation avec la personne concernée surtout si cette dernière détient une position hiérarchiquement supérieure.
    4. J’informe la famille que le pédiatre et moi-même n’aurons pas de contact entre nous à leur propos, sauf si l’un de nous deux s’inquiète du développement de leur enfant, ou si le processus thérapeutique passe par une étape critique et que la vigilance du pédiatre doit être mobilisée sur les « petits signes du corps de l’enfant qui interrogent » (Siméon & Malvaux, 1990).
    Si cette démarche s’impose à nous, cela se fera en informant la famille des contacts entre professionnels (ceci concerne aussi d’autres contacts parallèles comme par exemple avec une enseignante).

Commentaire général du pédiatre sur son rôle au cours de la consultance

91Comme mentionné, chacun s’installe dans la pièce et je présente le motif de l’entretien et mon vécu de la famille. La psychologue intervient souvent rapidement sur ce qui se dit ou sur une réaction d’un membre de la famille, qu’elle soit verbale ou non. Il est fréquent que dans le premier quart d’heure, des éléments très importants soient déjà abordés, l’interaction étant très rapide et dès lors le « retour » sur la famille quasi immédiat.

92Il s’installe alors une sorte de danse entre les protagonistes. Entre la psychologue et moi, c’est manifeste : comme dans la danse, chacun est alors dans son rôle, proche mais différent. Pour ma part, je me concentre sur mes tâches de médecin dans l’entretien. Tout d’abord, je veille à ce que le maximum d’informations utiles parvienne à la psychologue. Parfois, je ralentis ou ne mentionne pas certains faits pour leur laisser l’occasion d’émerger au moment le plus opportun. Parfois au contraire, je prends le risque d’accélérer quand je sens qu’on « tourne en rond » - risque que je peux prendre grâce à la présence de la psychologue. Je fonctionne surtout au ressenti en tant que médecin et en tant que membre du système élargi de la famille. Je ne cherche jamais à analyser, à être un « psychothérapeute bis ».

93Ensuite, je cherche à sentir les dangers que la consultance fait courir à l’un ou l’autre membre de la famille et qui ne sont pas nécessairement perçus par la psychologue qui ne connaît celle-ci que depuis moins d’une heure. Souvent, j’explicite tout haut ce que je vois, je sens ou je sais, par exemple que tel membre de la famille n’est pas d’accord, ou va se mettre en colère, ou tout simplement a envie de décrocher.

94Instinctivement, je cherche à me rapprocher des pères, à souligner des éléments nouveaux de leur comportement, tout en gardant le contact avec les mères puisqu’elles sont les interlocutrices principales des pédiatres qui sont souvent imprégnés de leur façon de sentir et de penser. J’ai le sentiment d’avoir un pied dans le système maternel et un autre dans le système paternel.

95Je suis intensément plongé dans ce rôle de communication, de « transmetteur de ressenti », et en même temps, je sens que la psychologue analyse ce qui est apporté en séance pour mobiliser le système. Chacun est dans son rôle. Si nos façons de penser et de sentir sont différentes, les points de contact, regards, silences, respirations ou paroles brèves échangés entre nous sont permanents durant toute la consultation. Pour moi, l’analogie avec la danse est évidente : les points de contact sont communs, les champs des mouvements sont différents. Cette analogie avait été soulignée par Whitacker dans son ouvrage « Dancing with the family » (Whitacker & Bumberry, 1988), dans lequel l’auteur décrit la thérapie familiale comme une danse du thérapeute avec la famille. Ce livre que j’avais lu durant ma formation systémique – avant la collaboration décrite dans cet article – m’avait profondément influencé.

96Vers la fin de la consultation, je veille à ce que la famille, et moi, repartions avec un résultat « tangible ».

97Dans certains cas, une réelle réassurance est perceptible, la famille semble posée sur des éléments neufs qui lui donnent confiance pour l’avenir. Je cherche alors à vérifier si chacun partage cet optimisme, et à établir ce que pourrait être mon rôle de pédiatre lors des consultations pédiatriques ultérieures, puisque dans la majorité des cas, un suivi psychologique n’est pas envisagé.

98À d’autres occasions, un travail psychothérapeutique sera nécessaire. Dans un tel cas, je veille à ce que chaque membre de la famille soit serein face à cette perspective, comme si la confiance qu’ils m’avaient octroyée en acceptant la consultance, pouvait être transférée sur le nouveau processus qui démarre avec la psychothérapeute.

99Enfin, dans certains cas, l’échec semble se profiler à la fin de la consultance : aucun changement ne se dessine, l’ambiance est lourde, l’un des parents n’a pas confiance. Alors je dis tout haut : « Ça ne va pas ». Cette voix permet souvent de faire un bond en avant, comme lors de cet entretien où une mère a « lâché » dans les dernières minutes que son enfant avait subi durant sa première année de vie un double abandon, élément crucial pour la compréhension de son symptôme.

Conclusion commune

100La consultance, telle qu’elle présentée dans cet article, constitue un instrument performant à cet égard. Dans notre cas, elle est basée sur une préoccupation majeure de maintenir une continuité du lien avec chaque membre de la famille et entre les professionnels, sur le rassemblement en un même lieu de tous les intervenants, l’ensemble de la famille, la psychologue et le pédiatre. Un des objectifs de cette présentation est de montrer l’intérêt pour le médecin et la psychologue de rester chacun dans son propre rôle tout en gardant un lien étroit. C’est pourquoi l’analogie se fait aisément avec la danse, pas une danse solitaire comme cela se pratique actuellement, ni une danse comme la valse ou le tango où les partenaires sont intimement liés, mais une danse comme la salsa cubaine, ou pour être plus proche de l’expérience du lecteur, le rock, populaire dans les soirées des années 70. Dans la danse, un point de contact reste établi : ce sont les mains des partenaires qui ne se lâchent pas, ou si elles le font, qui se retrouvent à un point précis après avoir parcouru chacune leur trajectoire. Dans notre cas, ce sont nos regards, nos attitudes et notre respect de l’autre qui maintiennent ce lien.

101Mais si les mains font le lien, les figures des danseurs sont différentes, et chacun a sa créativité propre. Parfois, les visages s’écartent et les bras se tendent, parfois elles se rapprochent. Le médecin et la psychologue restent chacun dans leur rôle, mais ils forment un ensemble cohérent.

102Les danseurs ont une base commune, mais leur pratique peut varier en fonction des situations. En consultance, cela nous permet de nous adapter à plusieurs contextes très différents : détresse profonde, défiance d’un membre de la famille ou brouillard opaque quand plus personne ne voit clair. Même dans les situations difficiles, nous pouvons garder le lien.

103La danse ne peut se faire sans musique. Celle-ci nous vient des familles que nous sommes amenés à rencontrer ensemble, leur langage particulier et leur recherche d’un mieux vivre pour chacun et par chacun. Ce sont elles qui nous inspirent et qui nous indiquent le rythme à suivre.

104Le mot de la fin sera donc d’inviter les collègues psychologues et médecins à entrer dans la danse, à choisir et à laisser se développer leur style et leur créativité.

Bibliographie

Références et lectures conseillées

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Mots-clés éditeurs : Consultation psychothérapeutique, Consultation pédiatrique, Psychosomatique, Collaboration multidisciplinaire, Séance de consultance

https://doi.org/10.3917/ctf.027.0193

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