Couverture de CSP_011

Article de revue

André Gorz et la dynamique du capitalisme

Pages 159 à 175

Notes

  • [1]
    Issu de la séance du 17 juin 2009 des cafés-philo Sens Public (Lyon, Maison des Passages). Texte établi par Alexis Dedieu. La vidéo de la conférence est disponible à l’adresse : http:// matisse. univ-paris1. fr/ vercellone/
  • [2]
    Ouvrage posthume paru en 2008 et réunissant différents articles de Gorz.
  • [3]
    Sur ce point cf. notamment Gorz (2008) pp. 116-118.
English version

1Mon intervention consistera principalement dans une sorte de mise en perspective théorique et historique, faite d’un point de vue essentiellement économique, de l’analyse critique du capitalisme développée par Gorz et de son évolution. En guise d’introduction, j’aimerais partir d’une citation extraite de L’immatériel. J’ai choisi ce passage non seulement pour son actualité, mais aussi parce que je crois que le point d’aboutissement de la pensée d’un auteur est souvent, d’un point de vue méthodologique, la meilleure manière pour reconstruire a posteriori son cheminement théorique et politique. Gorz dit :

2

« Le capitalisme cognitif est le mode sur lequel le capitalisme se perpétue quand ses catégories ont perdu leur pertinence [Vercellone souligne]. Il n’est pas un capitalisme en crise, il est la crise du capitalisme, qui ébranle la société dans ses profondeurs. Virtuellement dépassé, le capitalisme se perpétue en employant une ressource abondante – l’intelligence humaine – à produire de la rareté. Y compris de la rareté d’intelligence ». (Gorz, 2003, pp. 81-82).

3Ces phrases résument bien et avec force l’interprétation Gorzienne du sens, des enjeux, de la mutation actuelle du capitalisme. Une mutation qui marque selon lui une rupture par rapport au mode de fonctionnement normal du capitalisme, c’est-à-dire du capitalisme industriel. Cette rupture se traduirait par une perte de pertinence des catégories de l’économie capitaliste classique, c’est-à-dire la valeur, le travail, le capital. Elle correspond, de manière encore plus fondamentale, à l’épuisement définitif des facteurs sous lesquels le capitalisme industriel avait en quelque sorte fait reposer sa légitimité historique. C’est-à-dire la capacité du capital à se présenter comme une qualité essentielle de l’organisation de la production. Car comme on le verra, c’est ce que Gorz appelle « l’intelligence collective » qui détient la capacité d’organiser la production, ainsi que la capacité de développer les forces productives comme un instrument de lutte contre la rareté, en réalisant ce que Marx considérait, à tort ou à raison, être les fonctions, le rôle historique du capital. Plus encore, la perpétuation de la logique du capitalisme en ferait désormais un facteur de raréfaction artificielle de ressources, une pure force de destruction de l’environnement et de l’équilibre écologique de la planète. Pour mieux comprendre la complexité de la contribution de Gorz, de quelle manière il aboutit à ce « diagnostique », faisant du capitalisme cognitif la manifestation d’une crise structurelle du capitalisme, je me propose de reconstruire les étapes essentielles de sa pensée depuis les années soixante. Il faut souligner à cet égard d’emblée que la pensée de Gorz, tout en gardant une forte cohérence tout au long de son évolution est aussi une pensée en mouvement, voire tourmentée. Tourmentée par des changements, des ruptures sur des questions essentielles telles que la manière de penser l’émancipation du salariat. Ainsi comme on le verra, à un premier Gorz, qu’on peut définir comme un théoricien de l’aliénation et de l’autogestion, succédera un deuxième Gorz, celui qui commence avec Adieux au prolétariat, pour lequel la libération ne peut plus venir de l’autogestion mais d’un processus de libération du travail en lui-même. D’après moi, il donnera une nouvelle synthèse à cette problématique dans ses derniers ouvrages, Misères du présent, Richesse du possible, L’Immatériel, et les contributions publiées après sa mort dans Ecologica..

4La première partie de cette intervention sera consacrée à la formation de la pensée de Gorz en tant que théoricien marxiste hétérodoxe de l’aliénation. Dans ce cadre, je vais aussi rappeler ce qu’il considérait comme les catégories fondamentales de l’économie politique du capitalisme classique. Ceci est important pour comprendre pourquoi il a ensuite émis le diagnostic selon lequel nous nous trouvons aujourd’hui confrontés à une crise structurelle du capitalisme. La deuxième partie sera dédiée à l’évolution de sa pensée durant les années 80. Dans la troisième partie, nous insisterons, pour finir, sur sa contribution au capitalisme cognitif et sur sa critique du capitalisme contemporain.

La formation de la pensée de Gorz et la critique du fordisme

5La conception Gorzienne du capitalisme plonge ses racines dans une lecture hétérodoxe de l’héritage marxien. Et ce, en gardant constamment à l’esprit un souci méthodologique majeur : celui de combiner toujours étroitement l’analyse rigoureuse des transformations du capitalisme à la réflexion sur les conditions de son dépassement. Gorz a élaboré les piliers de sa conception critique du capitalisme, comme il l’a rappelé plusieurs fois, en théoricien de l’aliénation. Et cela n’allait pas du tout de soi en son temps, car le concept de l’aliénation était considéré comme un concept pré-, voire anti-marxiste, anti-scientifique, notamment à la suite de la lecture althusserienne de la rupture épistémologique. Gorz dans son élaboration, fait référence au jeune Marx des manuscrits de 1844, ainsi qu’à la Critique de la raison dialectique de Sartre. Mais à ces fondements s’ajoutent ensuite toute une lecture des ouvrages les plus novateurs dans le cadre du néo-marxisme et de la pensée radicale. Sans oublier le rôle clé joué, à la fin des années soixante, par l’influence des théories critiques et marxistes italiennes.

Gorz théoricien hétérodoxe de l’aliénation et de la subjectivité

6Cette orientation théorique conduit Gorz à opérer d’emblée une rupture radicale avec le courant marxiste dominant à l’époque en France. La première rupture concerne l’un des postulats méthodologiques principaux du marxisme orthodoxe. Il s’agit notamment de la critique d’une interprétation du matérialisme dialectique, qui octroie un sens prédéterminé à l’histoire et qui fait du postulat de la neutralité sociale du développement des forces productives la condition objective censée préparer de manière quasi-automatique le passage au socialisme. La deuxième rupture, en opposition au marxisme structuraliste d’Althusser, consiste en l’affirmation de la nature indissociable des rapports d’exploitation et des rapports d’aliénation. Elle va de pair avec le refus d’une conception du capitalisme conçu comme un processus sans sujet. De ce positionnement critique résultent deux piliers essentiels dans la pensée de Gorz. Le premier concerne la caractérisation de la domination du capital comme une dimension totale, qui porte non seulement sur la répartition et l’appropriation de la valeur – ce qu’on appelle couramment l’exploitation – mais qui s’exerce aussi sur la manière de produire, de consommer, de travailler, de penser, en somme sur l’ensemble des éléments qui constituent la vie courante. De fait, les rapports d’exploitation et d’aliénation sous leurs différentes formes, aliénation par rapport au produit, par rapport au contenu du travail, par rapport à la finalité sociale de la production, par rapport à la consommation, sont inextricablement liés. En conséquence pour Gorz, il est complètement vain de penser pouvoir supprimer l’exploitation sans s’attaquer aussi aux autres rapports de domination qui marquent le capitalisme. Et, sur cette base, il développe dès les années soixante, une critique radicale du modèle du socialisme dit réel.

7Le deuxième pilier de la pensée de Gorz consiste à remettre au centre de l’analyse du capitalisme et de son évolution l’importance du sujet tant dans sa dimension individuelle que collective. Gorz, à la différence des tenants du marxisme structuraliste et du marxisme traditionnel, porte son attention tout autant sur l’analyse de l’évolution des structures, que sur les relations subjectives autour desquelles se nouent les rapports de domination comme les processus de libération individuelle et collective. Il en résulte une lecture de l’histoire du capitalisme ouverte et ambiguë. Ambiguë parce qu’il n’y a pas un sens, une destination prédéterminés. C’est donc une histoire dont le mouvement est en grande partie impulsé par le jeu complexe des dispositifs de pouvoirs qui condamnent les individus à l’hétéronomie et par l’exigence quasi-essentielle d’autonomie du sujet qui habite les structures et lutte de l’intérieur pour les transformer et s’en émanciper. Au centre de cette dynamique du capitalisme se trouve bien évidemment le rapport salarial et ce que Gorz appelle le « travail-emploi » ou le travail-marchandise. C’est pour une raison simple que Gorz utilise ce terme au lieu de celui de travail tout court : le « travail-emploi » est la négation même du travail, au sens anthropologique de ce terme, pensé à la suite de Hegel et de Marx, comme l’activité d’expression et d’extériorisation de soi. Dans le capitalisme, le travail devient un simple moyen pour gagner sa vie dans une activité subordonnée et aliénée, dont le contenu, la nature et la finalité sont hétérodéterminés, c’est-à-dire déterminés de l’extérieur. Le travail-emploi « n’est ainsi plus, nous dit Gorz, une chose que l’on fait, mais quelque chose qu’on a » (Gorz, 1980 p. 8). L’originalité de la contribution de Gorz sur ce point, en tant que théoricien de l’aliénation, est donc de présenter le rapport salarial en insistant à la fois sur son caractère conflictuel et sur les facteurs qui tendent à rendre le salariat complice du capital. Et cela en raison même du statut aliéné du travail-emploi, qui fait que pour les salariés, comme pour les patrons, le travail n’est qu’un moyen de gagner de l’argent. Pour le premier, dans le but de consommer, pour le deuxième, dans le but d’accumuler.

Les catégories de l’économie classique du capitalisme et la loi de la valeur

8Passons à ce que Gorz appelle les « catégories » de l’économie capitaliste classique. Sur cette base, deux idées fondamentales, étroitement associées, permettent de comprendre quels sont pour Gorz les fondements de l’économie capitaliste classique, qui s’affirment avec la révolution industrielle, puis le sens de la rupture représentée par le capitalisme cognitif. La première idée a trait à ce que Gorz appelle la « rationalité économique du capital » et son rôle dans la dynamique du rapport capital – force de travail. Selon Gorz, le capitalisme est un système économique guidé par la logique du rendement maximal. Ce que Gorz appelle la rationalité économique du capital s’incarne dans la loi de la valeur, au sens de Marx. Plus précisément, dans ce qu’il faut appeler la loi de la valeur plus-value, comme l’a bien explicité Antonio Negri (1996). Car la loi de la valeur n’est pas seulement une loi de la mesure, mais aussi et surtout la loi qui exprime les rapports d’exploitation et d’aliénation propres au capitalisme. La rationalité du capital consiste donc, au sens de Gorz, à vendre et fabriquer des marchandises en vue de maximiser les profits, en produisant toujours plus avec moins d’heures de travail et moins de capital. Le capital tend ainsi à réduire le temps de travail à un minimum, et cela tandis qu’il pose le temps de travail comme la seule mesure et substance de la richesse. C’est pourquoi, pour Gorz comme pour Marx, le capitalisme est la contradiction en procès, car c’est le développement même de la rationalité du capital, qui conduit, en grande partie, inéluctablement, à son dépassement et à son épuisement. Plus précisément par le concept de rationalité économique du capital et de lois de la valeur, il faut entendre deux dimensions complémentaires. La première dimension désigne la loi de la valeur pensée comme le rapport social, qui fait de la logique de la marchandise et du profit les critères clés et progressifs de la production de valeurs d’usage et de la satisfaction des besoins. Selon Gorz, cette logique présente sur plusieurs points une ambivalence économique et sociale essentielle. Une ambivalence qui a nourri l’utopie industrialiste du progrès, en obtenant aussi l’adhésion de parties consistantes du mouvement ouvrier et socialiste : sur le plan de la sphère des besoins, la rationalité économique du capital incarnée par la loi de la valeur contient en fait une dimension utopique, car la décroissance continuelle du temps de travail consacré à la production de marchandises et donc la baisse de leur valeur unitaire a pu se présenter comme l’instrument permettant de libérer l’humanité de la rareté, en satisfaisant, de cette manière, une masse croissante de besoins. Plus encore, cette dynamique s’est présentée, du moins potentiellement, c’est-à-dire à condition de traduire les gains de productivité en une baisse du temps de travail, comme le moyen de réduire, à terme, la contrainte au travail hétéronome et aliéné à un minimum. Cependant Gorz, dès les années soixante, montre aussi le revers de la médaille de cette dynamique progressive. Il dénonce l’idéologie productiviste et consumériste propre au capital comme à une grande partie du mouvement ouvrier. Une idéologie qui a trouvé par ailleurs, si on reprend les termes de l’école de la Régulation, une sorte d’institutionnalisation dans ce qu’on a appelé le « compromis fordiste », par lequel les syndicats acceptaient la rationalisation capitaliste de l’organisation du travail dans un sens taylorien, en contrepartie d’une progression des salaires permettant l’accès à la consommation de masse. Or selon Gorz au contraire, la logique du capital ignore les besoins collectifs, et ne s’intéresse qu’aux besoins solvables, en incorporant de surcroît de plus en plus de superflu et du symbolique dans les marchandises. Dans ce cadre, la valeur d’usage, c’est-à-dire l’utilité d’un bien, perd toute naturalité et neutralité sociales. Pour le capital il s’agit de fabriquer de plus en plus des marchandises pour les consommateurs, mais pas seulement : il s’agit aussi et surtout de façonner la subjectivité des consommateurs pour écouler les marchandises. L’extension du royaume de la marchandise dont parle Gorz, tend intrinsèquement, s’il ne rencontre pas l’opposition de la société, à s’émanciper de toute contrainte sociale, culturelle, environnementale, et à étendre l’emprise de l’empire marchand, à ce que Polanyi appelle les « marchandises fictives » : la terre, le savoir, le travail, la monnaie, le vivant, qui ne sont pas produites en tant que telles comme marchandises. Gorz souligne ainsi la tendance du capital à s’approprier des ressources naturelles gratuites, en anticipant avant la lettre une critique écologiste du capitalisme. En somme les forces productives du capital ne sont pas seulement des forces créatives libérant l’homme de la rareté. Elles sont aussi des forces aliénantes et destructrices de la nature et du potentiel d’émancipation des hommes, des forces qui créent sans cesse de nouveaux besoins en créant en même temps de nouvelles raretés. La deuxième dimension de la loi de la valeur concerne l’application de cette rationalité économique du capital, à l’organisation de la production.

9La rationalité économique du capital, définie comme la recherche du plus vers le moins, pose en fait la possibilité du calcul économique. Et notamment la possibilité de calculer la productivité du travail. En somme le travail doit pouvoir être mesuré en soi comme une grandeur quantifiable, donc observable de l’extérieur, détaché de la personnalité singulière du travailleur. De ce point de vue, c’est la liaison établie entre division-parcellisation du travail, standardisation de la production et calcul économique qui constitue le tournant clé à l’origine du développement du système de fabrique. Nous avons là une logique qui trouvera son aboutissement dans le modèle fordiste et taylorien d’organisation du travail. Cette logique fait du travail abstrait, mesuré en unité de travail simple, non qualifié, l’instrument conjoint du contrôle de la mesure du travail d’une part et de la croissance de la productivité d’autre part. C’est ainsi que le capitalisme industriel a tenté de nier autant que possible la dimension cognitive et intellectuelle intrinsèque au travail, pour la transformer en son contraire, c’est-à-dire en une activité mécanique, répétitive, impersonnelle et totalement asservie à la science incorporée dans le capital fixe. La deuxième idée fondamentale de Gorz consiste justement alors à penser le développement capitaliste de la division du travail, comme un rapport conflictuel de savoir et de pouvoir. Sur ce plan, la contribution de Gorz nous livre encore des enseignements essentiels pour notre temps. Le premier enseignement est le suivant : le capital sélectionne les institutions, les modèles d’organisation du travail pas seulement au nom de la recherche d’une prétendue efficacité économique objective, comme on le répète toujours. Au contraire, sous le capital, la dynamique du progrès technique et organisationnel intègre toujours étroitement, les exigences de contrôle et de domination de la force de travail. Autrement dit, les rapports sociaux, sont inscrits dans la matérialité des forces productives. Cela explique aussi pourquoi la rationalité économique du capital peut conduire à ce qu’un mauvais modèle productif chasse un bon modèle productif ; en ce sens que le capital peut très bien privilégier une organisation de la production en soi moins efficace, mais plus adapté aux exigences de domination du travail.

10Le deuxième enseignement concerne le caractère inconcevable de tout projet de dépassement du capitalisme dans laquelle l’appropriation des moyens de production n’est pas associée à la remise en cause de la division capitaliste du travail. Division dans laquelle, nous l’avons vu, sont inscrits les rapports sociaux de production. Sur cette base, donc, à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, Gorz interprète les conflits sociaux qui conduisent à la crise sociale du fordisme. Et cela, dans la perspective d’un projet autogestionnaire qui devait s’attaquer à l’ensemble de ces dimensions de l’aliénation et de l’exploitation, dans la sphère des besoins et dans la sphère du travail. A cette époque, je dirais jusqu’en 73 avec les essais publiés dans Critique de la division du travail, l’essence du communisme est pensée par Gorz comme le dépassement et la suppression de la division capitaliste du travail. L’autogestion dans la société comme dans les entreprises est considérée comme le moyen par excellence de s’approcher de cette perspective, et cela en conciliant émancipation du travail et émancipation par le travail. Cependant, par la suite, face aux transformations du postfordisme, la réflexion autour de ces deux termes du processus de libération va être l’objet d’un questionnement tourmenté qui trouvera ensuite, à mon sens, une nouvelle synthèse.

La crise de la société du travail et les premières analyses de l’après fordisme

11On en vient donc à la deuxième étape de la pensée de Gorz. Dans les années 80, à partir d’Adieux au prolétariat, et jusqu’à Capitalisme, socialisme et écologie, la réflexion de Gorz sur la dynamique du capitalisme connaît une bifurcation importante. En effet, la rationalité économique du capital et son mode d’organisation du travail, dans la sphère de l’hétéronomie, sont désormais considérés par Gorz comme un horizon indépassable, ce qui n’était pas le cas auparavant. « La logique du capital, écrit-il dans Capitalisme, socialisme et écologie, est la seule forme de rationalité économique pure. Il n’y a pas d’autre façon économiquement rationnelle de conduire une entreprise que la gestion capitaliste » (Gorz, 1991, p. 183).

12Le travail hétéronome, le travail-emploi devient donc un horizon incontournable et indépassable en raison de « l’inappropriabilité de la masse des savoirs, nécessairement spécialisés, que combine la production sociale » (Gorz 1988, p. 75). Plus encore, sous l’influence importante d’Ivan Illitch, cette thèse de l’inappropriabilité des savoirs est étendue à l’ensemble des institutions et structures qui constituent ce que Gorz appelle la « méga machine industrielle bureaucratique », comprenant aussi les services collectifs non marchands de l’Etat-providence (santé, éducation, etc).

De l’autogestion et de l’émancipation dans le travail à un projet de société fondé sur le temps libéré et la libération du travail

13De ce diagnostic résulte un changement important dans le mode de penser l’émancipation du travail salarié. Les idées concernant l’autogestion et la possibilité d’un projet d’émancipation dans le travail sont abandonnées. Cette vision cède la place à une approche qui s’inspire davantage de Karl Polanyi. Dans cette perspective, le dépassement de la domination du capitalisme est pensé comme l’encastrement et la subordination des activités économiques régies par la rationalité du capital à la réalisation de valeurs et d’objectifs écologiques et sociétaux, liés notamment au développement d’activités autonomes et épanouissantes, engendrées par le temps libre. Avant de préciser le sens de ce projet de société, il faut rappeler comment plusieurs facteurs d’ordre politique ont contribué à ce tournant de la pensée de Gorz, comme par exemple les désillusions issues de l’épuisement des cycles de luttes de mai en 68, mais aussi les enseignements tirés de l’effondrement du régime du socialisme réel. A mon sens, l’impact décisif vient de l’interprétation des mutations du postfordisme. A cette époque en particulier, sous l’effet combiné des politiques de désinflation compétitive et de l’automatisation de la production, on assiste en effet à ce qu’on nommerait l’éclatement de la société du travail. C’est en quelque sorte la fin irréversible du modèle fordiste du plein emploi, et avec lui la fin de la centralité de la classe ouvrière en tant que sujet historique du processus d’émancipation du salariat. Cette évolution engendre selon Gorz un véritable dualisme économique et social. Un dualisme qui oppose de plus en plus une minorité de travailleurs garantis et qualifiés à une masse croissante de chômeurs et de travailleurs précaires.

14Face à cette évolution le projet de transformation sociale pensé par Gorz consiste alors à supprimer ce dualisme régressif garanti-non garanti, pour le remplacer par une société dualiste d’une nature complètement différente, et cela grâce à une baisse drastique et progressive du temps de travail. Cette baisse drastique, sans perte de revenus, devait permettre aux yeux de Gorz la réduction, jusqu’à le rendre minoritaire dans la société, de la sphère du travail hétéronome et du marché, et cela à l’avantage du développement d’activités autonomes, non marchandes, favorisées par le temps ainsi libéré. En somme, les gains de productivité obtenus dans la sphère du travail hétéronome et de la nécessité devaient être utilisés afin de faire de la production pour le marché et contre un salaire une activité secondaire.

L’automatisation de la production et le développement d’une « nouvelle domesticité »

15Pour mieux comprendre les fondements de cette approche, il importe d’insister sur deux aspects essentiels de l’analyse du post-fordisme que Gorz mène à cette époque : le premier aspect concerne les effets de la robotisation de la production, dans les industries, comme l’automobile, appartenant à ce qu’on peut appeler la vieille économie fordiste, qui par ailleurs se heurte de plus en plus à une saturation du côté de la demande. Dans cette évolution, Gorz identifie déjà une tendance lourde, susceptible de conduire au delà de la loi de la valeur, vers l’abolition du salariat. En effet, affirme Gorz :

« Dans l’usine entièrement automatisé, la quantité de travail vivant tend vers zéro en même temps que la valeur économique (au sens marxiste) du produit et que le pouvoir d’achat distribué sous forme de salaires. Autrement dit, l’automation abolit les travailleurs en même temps que les acheteurs potentiels ».
(Gorz 1983, p. 70)
Notons aussi que cette évolution, implique que la répartition du revenu ne peut plus se fonder principalement sur le travail salarié et la mesure du temps passé à la production. Mais Gorz à cette époque n’épouse pas encore cette idée, jusqu’à défendre l’idée d’un revenu d’existence déconnecté de l’emploi. Le deuxième aspect de la contribution de Gorz à cette époque concerne le développement de l’emploi précaire dans le tertiaire, et notamment dans le secteur des services à la personne. Notons que le développement de ce secteur est encore considéré par nombre d’économistes comme l’un des instruments principaux des politiques de l’emploi pour lutter contre le chômage. Selon Gorz au contraire, l’extension du rapport salarial à cette sphère du travail improductif, n’a non seulement aucune légitimité du point de vue même de la rationalité économique du capital, c’est-à-dire celle de permettre des économies de temps à l’échelle de la société, mais elle correspond de surcroît à l’involution même du rapport salarial vers un rapport servile de dépendance personnelle. Pourquoi ? Parce qu’il ne s’agit en effet que d’une répartition inégalitaire du temps entre les individus que rend possible une polarisation inégalitaire de la répartition du revenu, ce qui permet à une élite de travailleurs de se servir du travail de domestiques issus d’une autre partie de la société. Avant de passer au capitalisme cognitif, il est utile de noter encore que durant cette étape de sa réflexion, Gorz, dans son analyse, reste encore trop tributaire d’une vision de l’évolution du capitalisme qui suppose l’idée d’une continuité substantielle avec la logique de la division du travail propre au capitalisme industriel. Cette approche, comme il le reconnaîtra explicitement plus tard, présente deux limites majeures pour faire avancer son analyse, qu’il dépassera par la suite. D’une part, elle l’empêche d’intégrer dans son analyse les perspectives ouvertes par le post-fordisme, à savoir la diffusion massive des nouvelles technologies de la communication et de l’information, la dématérialisation et l’intellectualisation du travail. D’autre part, elle contribue à expliquer aussi l’établissement par Gorz d’une frontière trop nettement normative, entre d’un côté la sphère du travail hétéronome et de la nécessité et de l’autre la sphère de l’autonomie et de la liberté.

Le capitalisme cognitif

16Avec Misères du présent, richesse du possible, L’immatériel, Ecologica[2], la réflexion de Gorz sur l’évolution du capitalisme connaît un renouvellement important, dans lequel joue un rôle considérable le dialogue qu’il instaure avec les analyses menées dans les revues Futur antérieur, Alice et Multitudes sur les thématiques du general intellect, du travail immatériel et du capitalisme cognitif. Dans cette démarche, Gorz complète et modifie l’angle de son analyse des mutations du travail et de la crise de la loi de la valeur. En effet, dans les essais des années quatre-vingts, quatre-vingt-dix, comme nous l’avons vu, son attention s’est focalisée principalement sur les effets de la robotisation de la production, c’est-à-dire sur la façon dont le remplacement du travail vivant par le travail mort conduisait à la crise de la société du travail. Dans cette nouvelle étape de sa réflexion, la pensée de Gorz octroie en revanche une place centrale à la montée en puissance du rôle de la connaissance et de l’immatériel dans l’économie, qui s’incarne notamment dans le développement d’une intellectualité diffuse, dans ce qu’il appelle une « intelligence collective ».

17C’est dans cette démarche que s’inscrit sa réflexion autour de la thèse du capitalisme cognitif. Par ce concept on entend de manière très synthétique « le passage du capitalisme industriel à une forme nouvelle de capitalisme dans laquelle la dimension cognitive et intellectuelle du travail devient dominante et l’enjeu central de la valorisation du capital et des formes de la propriété porte directement sur la transformation de la connaissance en une marchandise fictive » (Vercellone 2008, p. 72).

18Gorz apporte une contribution essentielle à la caractérisation du sens et des enjeux de cette mutation du capitalisme en formulant notamment la thèse selon laquelle « le capitalisme cognitif est la crise du capitalisme tout court » (Gorz 2003, p. 47). Pour étayer cette thèse, Gorz met en exergue les contradictions subjectives et objectives qui traversent le capitalisme cognitif. Rappelons les principales. Commençons par le rapport capital-force de travail.

La mutation du rapport capital/force de travail entre autonomie et « servitude volontaire »

19Un premier élément crucial concerne en effet la métamorphose du travail liée à l’informatisation généralisée, mais aussi et surtout à la montée en puissance de la dimension intellectuelle et immatérielle du travail. Par rapport au fordisme, l’essence de cette métamorphose du travail correspond, à mon sens, à ce qu’on peut définir comme l’affirmation d’une nouvelle hégémonie qualitative de connaissances vivantes incorporées et mobilisées par le travailleur, par rapport au savoir mort incorporé dans le capital fixe et l’organisation managériale des firmes. En somme, ce n’est plus le capital fixe, mais ce que Gorz appelle l’intelligence collective, qui se présente comme la principale force productive. Plus fondamentalement encore, dans une économie fondée sur la connaissance, ce n’est plus dans les entreprises mais désormais dans la société que s’opère l’essentiel des processus de création de savoirs et de richesses, selon une logique qui trouve sa figure exemplaire dans le modèle coopératif et non marchand du logiciel libre. Dans ce nouveau cadre, la valorisation du capital repose de plus en plus sur la mise au travail et sur la prédation des richesses produite à l’extérieur du système économique des entreprises et cela à travers des mécanismes de plus en plus parasitaires. Nous avons donc là, selon Gorz, une situation dualiste, qui oppose potentiellement deux modèles économiques et sociaux alternatifs. Une situation qui recèle à la fois toute la misère du présent et toute la richesse du possible du capitalisme cognitif. Richesse du possible car l’intelligence collective est porteuse d’une « économie première faite d’activités, d’échanges et de relations non marchandes » (Gorz 2003, p. 11). Une autre économie qui entretient avec le capital une relation complexe de domination et de conflits, dans laquelle se développent des pratiques d’exode qui à la faveur même de la crise pourraient conduire à la rendre hégémonique. Ainsi la rencontre entre l’intelligence collective et les TIC rend de nouveau concevable la perspective d’une réappropriation collective du travail et des moyens de production. Une perspective qui s’incarne sous une forme inédite dans un nouvel artisanat high-tech qui pourrait assurer aussi l’essentiel des productions relevant de la sphère de la nécessité [3] considérées auparavant, dans les écrits des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, comme l’apanage exclusif de la rationalité économique du capital.

20Mais aussi la misère du présent, car aucun automatisme n’assure le passage de l’autonomie formelle de la force de travail, à son autonomie réelle. Au contraire, Gorz souligne comment le travail immatériel et intellectuel va de pair avec de nouvelles formes d’exploitation et d’aliénation encore plus redoutables que celles connues sous le taylorisme. Pourquoi ? Parce-que le travail cognitif suppose une implication de toute la personne qui ne peut pas être commandée, il nécessite la mobilisation au service de l’entreprise de l’ensemble des temps sociaux et des savoirs qui proviennent justement de ce travail de production de soi réalisé par les individus dans le temps dit « libre », c’est-à-dire dans ce que Gorz auparavant appelait la sphère du travail autonome et du travail pour soi. Le capitalisme cognitif empiète en somme de plus en plus sur la vie elle-même. Dans cette évolution, le modèle taylorien de la prescription de tâches (de temps et des mouvements) fait ainsi la place à ce que l’on peut appeler le modèle de la prescription de la subjectivité, où l’enjeu central devient le contrôle total du temps et de l’esprit des salariés. Dans ce cadre, les formes classiques de l’exploitation peuvent alors s’associer et prendre l’apparence de l’auto-exploitation et de la servitude volontaire. C’est pourquoi, davantage encore qu’à l’âge du fordisme, les questions de la maîtrise du temps et de la production de subjectivité deviennent, selon Gorz, de plus en plus un enjeu central pour penser un projet d’émancipation du travail des formes d’aliénation et d’exploitation propres au capitalisme cognitif. Nous avons là par ailleurs, l’une des raisons qui vont conduire Gorz à adhérer à la proposition d’un revenu d’existence indépendant de l’emploi qui pourrait permettre de renforcer la liberté effective de choix de la force de travail et la maîtrise de son temps.

L’économie de la connaissance et la crise des catégories de l’économie capitaliste classique

21Sur ce conflit se greffent d’autres difficultés structurelles relatives au fonctionnement de l’économie capitaliste. La première série de difficultés tient aux particularités mêmes du bien commun connaissance. En comparaison des marchandises classiques, ces particularités du bien commun connaissance consistent en son caractère non rival, non contrôlable et cumulatif. A la différence des biens matériels, la connaissance ne se détruit pas dans la consommation. Mieux encore, elle s’enrichit lorsqu’elle circule librement entre les individus. Chaque nouvelle connaissance engendre une autre connaissance selon un processus cumulatif. C’est pourquoi l’appropriation privative de la connaissance n’est réalisable qu’au moyen de l’établissement de barrières artificielles à l’accès. Cette tentative se heurte pourtant à des obstacles majeurs. Ils tiennent tout autant à l’exigence éthique des individus, qu’à la manière dont l’usage des technologies de l’information et de la communication rendent de plus en plus difficile l’exécution des droits de propriété intellectuelle. Par ailleurs, la tentative de transformer la connaissance en une marchandise fictive engendre selon Gorz une situation paradoxale, c’est-à-dire une situation dans laquelle plus la valeur d’échange de la connaissance augmente artificiellement, plus sa valeur d’usage, c’est-à-dire son utilité, baisse, du fait même de sa privatisation et de sa raréfaction. En somme le capitalisme cognitif ne peut se reproduire qu’en entravant les conditions objectives et les facultés créatrices des agents à la base du développement d’une économie fondée sur le savoir et sa diffusion.

22Notons de manière plus générale que pour nombre de productions intensives en connaissances, comme, par exemple les logiciels mais aussi les médicaments (etc.), les temps de travail, et donc les coûts de reproduction sont très faibles, et dans certains cas tendent vers zéro. Ces biens devraient donc être vendus à des prix très faibles, voire cédés gratuitement, ce qui risquerait de conduire à la diminution drastique de la valeur monétaire de production et donc des profits qui leur sont associés. Dans ce cadre, l’enjeu clé pour le capital devient alors une stratégie de renforcement des droits de propriété intellectuelle permettant de construire artificiellement une rareté des ressources. C’est ainsi que le capital est conduit à développer de plus en plus des mécanismes rentiers de raréfaction de l’offre, dans la tentative de maintenir de manière forcée la primauté de la valeur d’échange et sauvegarder les profits. Nous avons là une situation qui contredit, à mon sens, les principes mêmes sur lesquels les pères fondateurs de l’économie politique justifiaient la propriété comme un instrument de lutte contre la rareté. Désormais c’est la création de la propriété qui fait apparaître la rareté.

23Au sens même des catégories de l’économie politique des classiques, on peut affirmer donc que cette stratégie de raréfaction ne fait que viser à maintenir de manière forcée la primauté de la valeur d’échange contre la richesse, qui elle dépend de l’abondance, de la valeur d’usage et donc de la gratuité. Il en résulte une contradiction de plus en plus aiguë entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation qui constitue l’une des manifestations majeures, de la crise de la loi de la valeur à l’âge du capitalisme cognitif.

24Il existe ainsi, selon Gorz, une incompatibilité substantielle entre le capitalisme cognitif et l’économie de la connaissance qui contiennent « en son fond une négation de l’économie capitaliste marchande » (Gorz 2003, p. 76).

25Par ailleurs le potentiel de négativité du nouveau capitalisme ne consiste qu’à rendre artificiellement rares des ressources abondantes et gratuites. Il s’exprime aussi dans l’accélération d’une logique de prédation et de destruction des ressources naturelles non renouvelables. En fait le capitalisme cognitif ne supprime pas le productivisme propre au capitalisme industriel. Il le réarticule, il le renforce, et cela, à travers une alliance du capital et de la science, qui met les nouvelles technologies au service d’une quête de standardisation et de transformation marchande du vivant. Celle-ci accentue le risque de destruction de la biodiversité et de déstabilisation écologique de la planète, voire elle dessine, selon Gorz, la transition vers une « civilisation posthumaine » dans laquelle les conditions les plus essentielles de la reproduction du genre humain seront remodelées et produites comme des marchandises.

26Finalement, l’ensemble de ces contradictions et de ces tendances marque l’épuisement définitif de l’idéologie du progrès du capitalisme industriel et va de pair avec la crise des catégories fondamentales de l’économie politique : le travail, la valeur, le capital. Cette crise est à la fois une crise de la mesure, mais de manière plus fondamentale une crise de la rationalité économique du capital qui se manifeste aussi bien sur le plan macroéconomique que sur le plan microéconomique. Pour conclure, considérons donc plus en détail le sens et les manifestations de cette crise des catégories de l’économie politique.

27Commençons par le travail. Contrairement à ce qui a été affirmé par certains interprètes de Gorz, il s’agit d’une crise de la mesure, qui n’affecte pas la thèse marxienne selon laquelle le travail est et demeure la seule source de la valeur et de la plus-value. Quelles sont donc les raisons de cette crise de la mesure du travail ? Elle résulte principalement de la manière dont le caractère hétérogène, non prescriptible du travail cognitif, ne permet plus, dans nombre d’activités productives, de l’évaluer selon une norme de mesure objective, en termes d’unités simples de travail abstrait, comme c’était le cas dans le taylorisme. Le travail cognitif, je dirais par essence, se présente en effet comme la combinaison complexe d’un travail intellectuel de réflexion, de communication, de partage, d’élaboration du savoir, qui s’effectue tant en amont, que dans le cadre même du travail immédiat de production dans l’entreprise. Dans ce cadre, le temps de travail effectué dans l’entreprise n’est le plus souvent qu’une fraction, parfois la moins importante, du temps social effectif du travail.

28En ce qui concerne la valeur, le phénomène marquant est représenté par ce que Gorz appelle la « déconnexion patente entre valeur et richesse », déconnexion qui montre de manière exemplaire « la crise du capitalisme dans ses fondements épistémiques » (2004, p. 214).

29Pour mieux comprendre ce propos, il faut rappeler que pour Marx, mais aussi pour Ricardo, la valeur des marchandises dépend des difficultés de la production et donc du temps de travail. Le concept de valeur est donc complètement différent du concept de richesse, qui elle dépend de l’abondance, de la valeur d’usage (non de la valeur d’échange) et donc de la gratuité. Or, la logique capitaliste de la production marchande avait trouvé dans le capitalisme industriel une sorte de légitimité historique dans la capacité de développer la richesse, en produisant toujours davantage de marchandises, avec moins de travail, donc avec des prix unitaires de plus en plus faibles en permettant de satisfaire une masse croissante de besoins. Cependant, pour les raisons évoquées précédemment, dans le capitalisme cognitif, cette liaison positive entre valeur et richesse, entre production marchande et satisfaction des besoins, est rompue. Voire elle s’inverse. Cela signifie donc que la loi de la valeur, survit désormais comme une sorte d’enveloppe, vidée de ce que Marx considérait comme étant la fonction progressive du capital. C’est-à-dire le développement des forces productives comme instrument de lutte contre la rareté permettant à terme de favoriser le passage du royaume de la nécessité au royaume de la liberté.

30Enfin une crise tout aussi radicale affecte le concept de capital, qui est de plus en plus identifié au soi-disant capital immatériel, ce qui sur bien des aspects, correspond à un véritable oxymore. Pourquoi un oxymore ? Car la signification première de ce qu’on nomme capital immatériel correspond en réalité pour l’essentiel aux qualités intellectuelles et créatrices incorporées dans la force de travail.

31En somme, la notion de capital immatériel exprime, pour reprendre une formulation de Mario Tronti, la manière dont le travail comme non capital joue désormais un rôle hégémonique dans l’organisation de la production par rapport au capital constant. En ce sens, on peut même affirmer que la notion de capital immatériel est un symptôme de la crise du rôle historique du capital constant, qui s’était affirmé avec le capitalisme industriel et où le capital constant se présentait comme du travail mort, cristallisé dans des machines qui imposaient au travail leur domination. Ainsi malgré la torsion introduite par les termes : capital intellectuel, intelligible, ou pire, capital humain, ce capital n’est en réalité rien d’autre que ce que nous appelons l’intelligence collective. Il échappe donc à toute mesure objective. On comprend dès lors l’une des raisons à l’origine de la formidable montée du goodwill qui a été au cœur de l’essor des bulles financières, puis de leur éclatement dans la crise. Peut-on pour autant considérer le goodwill comme une mesure fiable du capital dit immatériel ? La réponse est évidemment non. La valeur boursière de ce capital est fondamentalement fictive dans la mesure où elle ne correspond même pas à un duplicata du capital réel. En effet, la force de travail, l’intellectualité diffuse ne peuvent être considérées, par définition, comme un actif négociable d’une entreprise (contrairement à une machine ou à un brevet, excepté si l’on réduisait la force de travail en esclavage). L’évaluation du capital intellectuel et/ou immatériel ne peut donc être que l’expression complètement subjective de l’anticipation des profits futurs effectuée par les marches financiers sur la base d’une logique autoréférentielle destinée inéluctablement, tôt ou tard, à éclater, « en menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie réelle d’une dépression sévère et prolongée […] » (Gorz, 2008 p. 28). Cette logique contribue à expliquer pourquoi la finance joue un rôle clé dans le capitalisme cognitif. Mais elle contribue aussi à expliquer pourquoi la succession de crises financières et économiques de plus en plus graves auxquelles nous assistons n’est pas le simple produit d’une mauvaise régulation de la finance. Au contraire, comme l’a souligné avec force Gorz, cette dynamique exprime « tout simplement la difficulté intrinsèque à faire fonctionner le capital intangible comme un capital, à faire fonctionner le capitalisme dit cognitif comme un capitalisme » (Gorz 2003, p. 55). Il nous livre ainsi une interprétation qui éclaire l’origine, le sens et les enjeux de la crise économique et financière actuelle.

Bibliographie

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  • – (1991), Capitalisme, socialisme, écologie, éd. Galilée, Paris
  • – (1997), Misères du présent. Richesse du possible éd. Galilée, Paris
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  • – (2003). L’immatériel : connaissance, valeur et capital, éd. Galilée, Paris
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  • Lipietz, Alain (2008), « Gorz et notre jeunesse », in Multitudes, n° 31, 2008
  • Negri Antonio (1996), Marx au-delà de Marx, Harmattan, Paris
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Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/csp.011.0159

Notes

  • [1]
    Issu de la séance du 17 juin 2009 des cafés-philo Sens Public (Lyon, Maison des Passages). Texte établi par Alexis Dedieu. La vidéo de la conférence est disponible à l’adresse : http:// matisse. univ-paris1. fr/ vercellone/
  • [2]
    Ouvrage posthume paru en 2008 et réunissant différents articles de Gorz.
  • [3]
    Sur ce point cf. notamment Gorz (2008) pp. 116-118.

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