Couverture de CSP_010

Article de revue

Constantine

Pages 147 à 154

Notes

  • [1]
    Le Guide des indécis de Maïmonide, plusieurs livres des kabbalistes de Safed, la Somme théologique, de saint Thomas d’Aquin, les Ennéades de Plotin, Isagogé de Porphyre, le Canon d’Avicenne, Systema Naturae de C. von Linné, Télémaque de Fénélon et bien d’autres.
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Évocations

« Le feu menace la bibliothèque d’Alexandrie ; quelqu’un s’écrie que c’est la mémoire de l’humanité qui va brûler et César lui répond : laisse-la brûler c’est une mémoire pleine d’infamie. »
J.L. Borges. Enquêtes.
« Tous nos pères sont livres, dans les livres... »
Pirqué Aboth. 1,11

1Peut-être la plus ancienne, la plus riche, des bibliothèques privées de Constantine a été détruite en 1959, dans un incendie allumé par la soldatesque du deuxième régiment des chasseurs parachutistes venu arrêter mon père. Elle a été fondée par mon ancêtre Mustapha Sélim Kalchias Khaznadar né dans l’île de Chio, alors sous domination ottomane. Après plusieurs années passées à la cour de Constantinople comme médecin et botaniste, et après un long périple qui le conduisit à Damas, Alep, le Caire puis Tunis, il arriva à Constantine en février de l’an 1821, avec quatre malles de livres [1], embryon de l’imposante bibliothèque familiale qu’il allait édifier après une longue vie. Son fils aîné, fin lettré lui-même, en hérita. La tradition prospéra et se continua. Jusqu’au legs qui parvint à mon père, Tewfik Khaznadar. L’armarium réunissait un important fond en histoire de l’art, en archéologie romaine et punique, en littérature mystique andalouse, hébraïque et arabe une dizaine d’incunables. Plus de cinquante mille titres en tout, et un millier de manuscrits furent engloutis.

2Ce que l’on peut ressentir, en ces moments, devant l’irréparable commis, devant la profanation, c’est de l’accablement, et l’on n’est plus que douleur. Pour la dire toute, il faut exhumer ce vieux verbe de la langue française : douloir

3Un sergent tisonna le brasier toute la journée. Seul subsiste un margotin de livres que le hasard et la dissémination des prêts avait préservé. C’était l’âme et l’esprit de notre ville. Sa reconstitution est aujourd’hui ma croisade et mon enfer. Évoquer ce désastre, c’est encore parler de cette Algérie qui n’était pas mout estes dulz pais, et revenir sur le site d’une douleur ancienne, et qui est peut être sans remède ni pénitence. Metternich lui-même n’aurait pas gouverné cette contrée.

4Ses démons, ses tentateurs, tous en éveil, étaient légion et tous se nourrissaient au cœur pervers de toutes les missions de civilisation. La plus déclamée, sans conteste, était celle de l’administration coloniale, assemblée de marmousets, chue d’une vieille infamie, hésitant toujours entre la violence des lansquenets et l’alcôve des officines. Elle qui dominait sans partage toutes les œuvres vives de la société, haïssait les temples, les quêtes et les cheminements, allumait des autodafés, jetait tout un peuple hors de soi, dans les impasses du reniement ou de l’oubli, et aux couleurs d’éduquer, avilissait avec insouciance et cynisme.

5Mon père reçut une formation de physicien d’abord à Strasbourg, puis à Heidelberg dans l’Après Guerre. Avec trois autres jeunes physiciens, Il a été fondateur de l’école de mécanique statistique de l’université d’Alger. Il n’y resta pas longtemps. Revint à Constantine pour enseigner dans le seul lycée de jeunes filles de la ville, la Physique naturellement, la langue allemande, mais aussi pour préparer l’insurrection armée de novembre 1954, la langue arabe. C’est l’aboutissement d’un long magistère politique et militant, et d’une œuvre de dramaturge. La pièce « les oiseaux de proie » écrite et jouée à Constantine en 1953 en est l’annonce.

6C’était un juste infiniment à l’écoute. Écoute toujours tendue et affinée par un sens tourmenté mais lucide de la matière politique. Dans des moments de doutes, où l’estime de soi de beaucoup d’algériens était défaite, il réussit une analyse du fait colonial, ordre parcimonieux, et qui déjà, n’était plus ni eau, ni air pour les passions de l’Occident. Ordre, en échec de se ressaisir, de comprendre, et de faire naître les seules ressources qui pouvaient encore préserver ce qui était en péril de disparaître, et le délivrer, peut-être, de la tentation de toujours agir dans ce pays, contre ce qui donnait sens à l’histoire, aux êtres et aux choses. Analyse, tout à la fois impliquée et distante, toujours présente à son projet, sans paradoxes ni conscience malheureuse, et qui l’appelait à un humanisme circonspect, enrichi et surveillé par l’austère méthode du savant.

7Ce père qui est un songe, je dois le réécrire, l’attendre, vigie alertée, sur d’improbables rivages, où venant de loin il pourrait accoster et, sous peine de le perdre, l’amarrer constamment dans mon existence. Il procède de moi maintenant, comme mon fils. Jusqu’au jour, où mort depuis trop longtemps, un mien fils me mette au monde, par le fait d’une descendance qui aurait alors décidé d’ignorer les engendrements naturels.

8Tous les appels au père me sont devenus précieux. Le pater noster, et toutes les profusions des pères. Les pères latins, grecs. Une paternité large, séculaire, immuable, reconduite, inentamable. Père Origène, Grégoire, Ambroise, Augustin, Boèce : c’était là, paradoxe d’hommes qu’on appelle père, et qui n’ont pas enfanté. Une paternité non de filiation mais d’adoption, d’adoption retournée. Peut-être n’y a-t-il de père qu’adoptif.

9Après le faste des deux patrologies, j’entrais bien plus tard, dans celle toute de saveurs et de chatoiement des Pirké aboth.

10À décrire mon père, dirions-nous, un mélange de junker prussien, révisant perpétuellement un traité de haute fauconnerie, et de doge, aux riches heures de la Sérénissime, qui délivre, sub rosa, à l’arcane de quelques initiés, les mille irisations de la gnose alexandrine. Peint par Zurbaran, on eut dit le Père Jeronimo Pérez, l’ovale du visage assombrie de barbe, imperceptiblement désespéré, penché sur d’étranges ouvraisons, et qui secrètement s’appellerait Barnabooth.

11La torture n’avait dégradé que son corps. Il est mort libre, citadelle haute et close sur ses secrets. Disparu dans la mort, il disparu aussi du monde, il n’eut pas de sépulture, il n’eut pas de tombe. Une tombe. Là où la mort est fixée, là où elle cesse et nous apaise.

12Quand parfois il me manque, j’essaye de m’interposer, de faire corps, par des retours mimés, en pèlerinage. Mais vers où ? Le pèlerinage, ce n’est pas poser genoux en retour solennel, et pas dirigées, vers le tertre qui ensevelit un être cher, mais correspondance secrète entre des moments d’élection, des moments aigus, paix et repos dans la pleine lumière. La relégation est alors suspendue, pour un peu de temps. Quelques livres alors auront intercédé pour moi. Comme la prière qui force la demande, ils m’ont souvent fait poser la paume de la main sur pierres d’édifices invisibles. Eux seuls rendent écho, mais seulement écho, de cette continuelle dépossession.

13Le lent ressac des phrases dans les livres nous rendent un peu de l’écoulement du temps fuit, comme le copeau de bois tombé après le passage de la doloire. Quelque de chose de nous est pris, parti, nous sommes ravis, en cela parti avec qui nous a ravi. En un suspend permanent. Nous aimons et craignons ce départ, il nous emmène loin, et nous prive de la part familière de nous, la part aimable, du roulis paisible des jours. Les livres ne rendent jamais rien de cette prise, ce qui nous est pris est dispersé. Nous retrouvons parfois une part de nous, au mouillage, dans un port depuis longtemps quitté. Souvent, nous avons oublié y être venu. Mais cette rencontre avec ce frère têtu, bourru, taciturne, cette gémellité véhémente et soupçonneuse, est une fête rapide et silencieuse, toute gagnée sur l’appréhension du départ prochain. Te retrouverais-je ? Serais-je encore une fois, ici, dans ce bel aujourd’hui ? Et ce frère que je quitte, tient maintenant la main d’un petit frère.

Réminiscences

14Constantine. Une ville. On y marche à pas prudent, car l’espace y est mesuré, et la dispersion interdite. Où que vous alliez, il vous est rappelé que vous êtes portés et conduits par elle. Vous n’allez pas en ville, mais y montez, ascension et pénitence. La quitter en nécessaire retour, c’est vite choir vers la plaine, dans un mouvement rude et sans grâce.

15Le tracé des rues n’est pas rectiligne, le regard alors porterait loin, et plus de ville se découvrirait. La sinuosité et le dédale entravent le regard, ce n’est pas la perspective ouverte, mais le pas avisé et lent qui guide la marche. La ruelle se dévide à mesure de la progression, immédiatement devant soi. Les portes s’ouvrent souvent de biais, enfouies dans de profonds porches. Les murs s’arc-boutent, et à leurs faîtes les fenêtres se frôlent. Le peu de ciel est dérobé. Les rues elles-mêmes semblent renoncer à être un dehors.

16Vous ne flânez pas ni ne musardez, mais dévidez un long dessein de dédales, de traverses, de placettes improbables, sombres comme sous la charmille, rieuses comme une clairière, où pressentant vos pas, subitement, une porte se referme sur ombre. Une ombre femme.

17La ville ne peut pas être un paysage, elle refuse d’être vue, représentée. La médina est femme, et habiter n’est pas un acte viril. Habiter c’est entrer en féminité, suspendre l’action, suspendre le dehors, et s’en remettre à l’accueil et au génie du lieu. Habiter est une expérience du temps, toutes les expériences du temps font entrer dans l’attente. L’attente est le temps propre de la femme.

18Pourquoi la médina refuse le jardin, le surplomb perspectif ? Les places de quelque importance ne sont que marchés, entièrement vouées aux commerces, encombrées, léchées et cariées par la lente procession des chalands, étouffées par le vacarme des batteurs d’estrades. Les espaces qui ne sont pas d’habitation sont purement distributifs, et comme déchus, dévalués d’être vides ; on les traverse à pas de hâte pour en amoindrir les dimensions et la présence. Les espaces vides de la ville ne sont pas des agoras.

19L’urbanité de la médina pourrait se définir d’abord par sa cohésion religieuse. C’est le lieu où elle s’énonce et se pratique, s’éprouve et se vit. Les médersas, les mosquées, les multiples prieurés, les cercles de muphtis, sont les marques visibles d’une topographie dissimulée, qui court comme un rhizome. Enclos, la ville est enceinte de la religion.

20Un instinct paisible me remet toujours sur le chemin du vieil oratoire. Me revient alors la voix basse, grenue, presque ligneuse, et maintenant éteinte, de Sayed Djalalûdin, si habile à lier en fagots essentiels de rudes questions, échangeant des gravités et des émois : « autrui n’est pas terre inconnue, et il n’y a de rencontre qu’avec le semblable. Je vais à la rencontre d’une part de moi qui a longtemps habité hors de moi, et bientôt la rapatrier pour en suspendre l’exil. Sinon, autrui me restera inintelligible, sans clarté, toujours éloigné de mon affection et de ma curiosité, car ne pouvant tenir dans aucun de mes mots. ».

21Parole qui s’attardait dans le soir et levait toujours un vent pour le départ : le bon mot qui devenait prétexte pour un cours improvisé de théologie, un vers de Firdawsî que nous apportait un ange, à la veillée, ou les festons dépliés d’une légende de Tachkent. Puis, à des heures indues, la rentrée silencieuse, quand dessus le Mont-au-Loup, la lune, dolente parturiente, disait une messe entre deux eaux.

22Mots, qui ont encore le pouvoir, de vous faire interrompre un échange dans une assemblée, et de dire à la femme qui vous regarde depuis si longtemps, funambule entre deux espoirs, qu’elle est belle, qu’elle enseigne l’éternité chaque matin, et devant vingt témoins, embrasser ses mains.

23L’urbanité coloniale a paganisé la ville. Le vécu urbain, malgré les dévotions affichées de la religion, est devenu païen. Le lien entre les citadins a disparu, devenu simple agrégat d’hommes et de femmes. La religion ne se vit plus comme piété et cosmogonie, mais seulement comme manufacture réglée de signes.

24La ville européenne a inventé le paysage urbain. C’est l’entrée d’un visage agreste dans la cité, c’est-à-dire un espace qui n’est pas lieu de ville, mais comme clairière en forêt, là où la ville s’absente pour être plus prenante, car recommencée. C’est la ville des fenêtres ouvertes comme de grands regards, et des petits matins virevoltants et espiègles, qui vous entourent, vont loin et reviennent, douceur sous le pas du loup, tout en paillettes, riants et enfantins, vous éclaboussent de la lumière venue d’une grande cruche, et vous laissent dans la joie. C’est une corbeille de tendresses petite-maman qui déposent avec le bout des doigts, simplement en l’effleurant, un pétale sur le lin du cœur. C’est un besoin de ciel qui naît comme une faim.

25L’urbanité c’est aussi le pouvoir de définir une gradation de marges. Souvent, c’est l’occasion où se goûte le plaisir illicite, le débat réprouvé, la rencontre interdite ou scandaleuse. Elle permet au citadin de revenir sauf à son statut. La médina récuse si totalement les marges, l’écart fait déchoir.

26Passer de la ville arabe à la ville européenne est une épreuve, on s’y rend pressé, la démarche rapide et contrainte ; ne doit pas être montré le plaisir de la traverser, ni y flâner. C’est un lieu d’altération. L’imaginaire littéraire souvent, en a rendu écho.

27Mais, en de très rares moments, une grâce très ancienne revient. Elle vous donne vêture de bure grège, et vous referme la paume sur le noueux bâton qui ausculte le sentier, et parfois, à certaines heures dérobées et impromptues du jour, cueille pour vous un peu de nuit. La nuit n’est plus alors jour abîmé, naufragé et sans lumières, mais survenue d’une dame souveraine, qui dans le cercle des tourments, tout soudain, vous ouvre un porche de silence. Chaque fois que du silence vous coiffe, tombe de la nuit. Les éléments sont de nouveau réunis : la matière du ciel de chez nous, d’un bleu un peu étonné, naïf, l’eau sans mémoire et sans récolte, la terre ocre et poudreuse, la rumeur des jeux d’enfants, la lente migration des vents, le roulis des saisons, le parfum de pergola dans le sillage des femmes.

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Notes

  • [1]
    Le Guide des indécis de Maïmonide, plusieurs livres des kabbalistes de Safed, la Somme théologique, de saint Thomas d’Aquin, les Ennéades de Plotin, Isagogé de Porphyre, le Canon d’Avicenne, Systema Naturae de C. von Linné, Télémaque de Fénélon et bien d’autres.
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