Notes
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[1]
Simon Nora, Alain Minc, L’Informatisation de la société, Seuil 1978, (Poche).
-
[2]
Thierry Leterre, Les Micro-mandarins, Paris, Médiations, juin 1997.
-
[3]
Sur la signification de ce modèle, cf. Thierry Leterre, Le repérage par la trace électronique, in Xavier Crettiez, Pierre Piazza (dir.), Du Papier à la biométrie, Identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, p. 284-302.
-
[4]
Yochai Benkler : The Wealth of Networks, How social production transforms markets and freedom, Yale University Press, 2006.
-
[5]
Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot 1978 (1ère édition en allemand 1962).
-
[6]
Cf. Du Contrat social, Livre IV, chap. 2 : « Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur: chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus… ».
-
[7]
C’est une erreur commune des sites institutionnels que de présupposer que les consultations s’effectuent non pas pour des informations spécifiques mais pour des pages, voir pour le site lui-même. Si l’on met à part le phénomène des blogs, il semble bien que le mode de consultation majoritaire soit la recherche d’information à partir d’un moteur de recherche, et non la consultation à partir d’un site. Un exemple frappant est celui de Wikipédia : autant il est aisé de consulter cette encyclopédie collaborative en ligne à partir d’un moteur de recherche, autant le moteur interne est relativement peu puissant, signe que ce qui est privilégié est le lien à l’information particulière et non l’organisation générale du propos.
-
[8]
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket 1994 (1re édition en anglais, 1958).
-
[9]
Fournisseurs d’Accès Internet, autrement dit, les entreprises qui vendent des accès au réseau.
-
[10]
« En fait d’opinion, de croyances, de lumières, il y aura neutralité complète de la part du gouvernement (…) On lui accordera tout au plus la faculté de réunir et de conserver tous l es matériaux de l’instruction, d’établir des dépôts, ouverts à tous, dans lesquels chacun la puise à son gré, pour en faire usage à sa guise, sans qu’une direction lui soit imprimée. » (Préface aux Mélanges politiques et littéraires, 1829). Ici, à l’évidence, ce n’est pas tant le rôle du gouvernement qui m’intéresse, que le fait que l’éducation soit elle-même comprise non comme un processus institutionnel, mais comme une activité qui « puise » dans des « dépôts ».
-
[11]
Daniel Cohen cite Mitchell Resnik, professeur au célèbre Medialab du MIT, qui prend conscience de la proximité entre néo-libéralisme et idéologie auto-gestionnaire de gauche. (Daniel Cohen, Nos temps modernes, Paris, Flammarion 1999, p. 79).
-
[12]
On a longtemps critiqué les médias en termes de manipulation plus ou moins consciente de l’information. Désormais, il faut saisir que ces effets de manipulation nous apparaissent plutôt comme des effets pervers du caractère grossier et rudimentaire des techniques de communication que représentent les médias.
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[13]
Le fait est authentique.
-
[14]
Prenons un exemple trivial : sur un forum, on me cite en incise une phrase (qui n’est pas liée au thème de la discussion) que je ne connais pas et qui me frappe. Je réponds sur le « fil » en demandant d’où vient cette citation. Mon interlocuteur ne le sait pas, il en a juste entendu parler. Nous nous lançons alors dans quelques recherches qui nous font dénicher une référence assez vague à cette citation par quelqu’un sur un site où son adresse courriel est laissée. Nous nous adressons à lui qui va nous renvoyer etc. etc. Ce que cette dernière personne a dit n’a peut-être aucun rapport avec ce que la citation disait – pas plus que ce que nous disions. Mais l’information est intéressante même hors de son contexte en tant que telle.
-
[15]
Ce qu’exprimait sobrement Nicholas Negroponte dans Being Digital, en disant que pour sa part il préférait traîner chez lui en pyjama en réglant ses affaires par courriel plutôt que de se déplacer au bureau pour traiter les mêmes informations par fax.
-
[16]
Un exemple moins noble mais très illustratif du fait que l’invasion de l’espace privé par le travail social est une série américaine des années 60-70 Bewitched (Ma Sorcière bien-aimée en français) dont un des ressorts comiques est l’interférence entre vie professionnelle et vie privée, le patron ne cessant de venir frapper à la porte de son employé pour un oui ou un non.
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[17]
Cette attente d’une prévisibilité liée à la cohérence de la personnalité est si forte dans la vie institutionnelle ordinaire qu’un professeur comme Michael Nelson (il enseigne la science politique à Rhodes, États-Unis), après s’être lancé dans des recherches sur les politiques publiques du jeu, alors qu’il est connu comme spécialiste des affaires institutionnelles de la présidence américaine, peut raconter que de nombreux collègues croyaient qu’il s’agissait d’un autre Michael Nelson (cf. Diary of a political Scientist, I, Spring 2006, Baseball, Blackjack, and Bill Clinton PS, Political Science and politics, Vol. 39, n° 4, Octobre 2006, p. 896).
-
[18]
Le constat d’uniformité a été toujours été tiré dans les périodes d’individualisation. L’Homme uni-dimensionnel est un titre de Marcuse n’était pas sans annoncer mai 68 (Herbert Marcuse, L’Homme uni-dimensionnel, Paris, Seuil, 1968 [Première édition en anglais 1963]) mais auparavant une première phase d’individualisation avait apporté des remarques d’un même style chez les libéraux comme Tocqueville, Constant ou Mill. Un libéral conservateur comme Rougier au xxe siècle n’aura pas de mots assez durs pour dénoncer ce conformisme, même s’il est un fervent partisan du capitalisme moderne auquel un Marcuse s’oppose.
-
[19]
Cf. Le repérage par la trace électronique, in Xavier Crettiez, Pierre Piazza (dir.), Du Papier à la biométrie, Identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, p. 284-302.
1Dès l’époque du rapport Nora-Minc en 1978 [1], on a beaucoup présumé de l’informatique et de son impact social, mais il a fallu un long temps de latence avant que la réalité technologique ne commence à ressembler à ce que les scénarios d’anticipation permettaient d’entrevoir. D’emblée la question a été de savoir si ce développement qui avait trouvé son nom – le multimédia – avant son contenu, allait remettre en cause radicalement les pratiques de production, de savoir, et même les relations humaines, bref si la numérisation des technologies de la communication constituait une révolution plus ou moins globale dont nous ne déchiffrerions que les premiers effets. Le scénario du grand bouleversement radical au sein d’une « société de l’information » où il fallait entrer tentait très largement.
2Cette interprétation, qui témoignait d’un émerveillement, parfois inquiet à l’égard des possibilités offertes par les ordinateurs, était pourtant perturbée par un constat très simple : sur les réseaux électroniques, c’était un vieil outil de communication qui s’était imposé, l’écriture. Alors même qu’on se croyait entré dans une ère de « l’audio-visuel » l’informatique nous mettait en face d’une performance inédite des formes de communication écrite. L’hyper-modernité renouait avec l’aube de la modernité, par l’explosion du scripturaire. Contre toute attente, la réalité était relativement conservatrice : nous n’étions pas en train de nous transformer en cyber-héros du nouvel « e-monde », mais en « micromandarins » [2]. Cette métaphore mandarinale était une petite provocation à l’époque car elle impliquait un paradigme continuiste, affirmant que ce n’étaient pas de nouveaux concepts, ni de nouvelles pratiques, qui caractérisaient l’Internet, mais la résurgence de pratiques anciennes, liées à l’écriture.
3Avec dix ans de recul, il faut sans doute amender cette sévérité continuiste, ou plutôt la préciser. S’il reste probablement – certainement à mes yeux – plus fidèle à la réalité que les paradigmes de rupture, le modèle continuiste doit être nuancé par une approche continuiste-problématique [3] : ce que nous discernons, ce ne sont pas seulement des continuités mais aussi des écarts (non cependant des ruptures). Les réseaux prolongent des logiques classiques, mais les « mettent en problème » dans le même mouvement. La dualité de ces tendances s’est accentuée à mesure que l’on a quitté l’univers relativement aristocratique des années quatre-vingt-dix et que les questions liées à la communication se sont reformulées sous les auspices d’une banalisation et d’une massification des modes de communication sur l’Internet. Alors qu’il y a dix ans, l’intérêt était de montrer comment des techniques classiques de communication telle l’écriture fonctionnaient sur les réseaux électroniques, aujourd’hui la production massive de communications (au pluriel) qu’on y rencontre mobilise, en les subvertissant, d’autres formes classiques de la communication. Parmi ces dernières, on peut repérer l’explosion d’un aspect de la communication jusqu’alors extrêmement institutionnel : la publication des informations.
4Deux grandes orientations me semblent devoir être retenues ici. D’abord, on doit s’intéresser au phénomène même de la publication et le Web, de ce point de vue, est moins intéressant que l’explosion des blogs ou la conservation des échanges sur les forums – les fils de discussion. Ce sont en effet des situations qui dépassent le simple échange d’opinions ou d’information, puisque se marque la volonté (blog) de s’adresser à un public virtuel ou la possibilité (dans un fil de discussion) de rencontrer une audience (fils de discussion). Dans les deux cas, ce qui est intéressant, c’est que le fait de rendre public coïncide presque en temps réel avec la production de l’information. C’est un écart considérable par rapport à la situation traditionnelle où entre producteur auteur et public existe le filtre des médias – distance entre le manuscrit et le livre, distance entre l’information et sa divulgation, distance entre ce qui est su et ce qui est diffusé par les relais sociaux. À coup sûr, ce qui semble atteint, ce sont les fonctions de médiatisation de l’information dans la communication, c’est-à-dire l’idée d’un espace public où se formaliseraient les échanges communicationnels.
5L’autre direction est plus simple à caractériser, mais non moins importante : elle tient à la massification des échanges sur les réseaux électroniques. Là encore se pose la question des médias. Ceux-ci avaient rassemblé en un tout deux problèmes dont on s’aperçoit grâce aux réseaux informatiques qu’ils sont distincts : la communication des masses d’une part, la structuration par les médias de celle-ci d’autre part. Dans l’univers conventionnel des études de communication, les médias sont l’outil pour toucher une audience vaste, pour l’essentiel en un temps commun, homogène (l’horaire de diffusion, le jour de parution, le moment de promotion d’un livre). Dans l’univers des réseaux, on peut toucher un « public » (on verra pourquoi je maintiens les guillemets) considérable sans forme de médiatisation et peut-être sans forme de médiation.
6Si l’on radicalisait le propos, ce que je tendrais à faire, on dirait que le développement de l’Internet tend à montrer qu’il n’y a pas nécessairement besoin d’espace public pour que des individus publient, non au sens de l’œuvre (la publication), mais bien au sens de la communication (la publicité, à condition de ne pas entendre par ce mot la réclame). Cette réduction des médiations touche aux deux extrêmes de la communication, dans la mise en forme de sa généralisation tout d’abord, c’est-à-dire l’espace public, mais aussi, dans l’élaboration même de l’information par l’individu : nous assistons tant à l’explosion de l’espace public qu’à une véritable implosion de l’acteur libéral privé.
1 – L’explosion du public
La fin des médias
7Quand on parle « d’espace public » il faut s’entendre. En un sens, celui que donne le récent livre de Yochai Benkler [4] au terme, il y a peut-être une « sphère publique en réseau » (networked public sphere), effet des interactions et des croisements communicationnels sur les réseaux électroniques. Il faut toutefois relever que ce sens, qu’on peut admettre, ne correspond pas à la conception habermassienne de la Publicité [5]. Celle-ci est hantée par la question de l’État, des forces de marché, et de la socialisation de l’activité étatique. Elle repose pour l’essentiel sur une discussion publique organisée à propos d’intérêts représentés comme communs par les acteurs et correspond assez bien aux mécanismes de débat que Rousseau avait analysés et même inventés au xviiie siècle : il s’agit de se prononcer en son fors intérieur, non sur son intérêt particulier, mais sur ce qu’on estime être bon pour la communauté à laquelle on appartient [6]. Sous cette forme, l’espace public apparaît comme le rapport entre un acteur et une forme de généralité communicationnelle explicitée sous différentes formes, celle de la volonté générale chez Rousseau, mais aussi bien sous les diverses instances étudiées par Habermas, l’État, l’État social, la presse etc. C’est du reste ce que signifie initialement le mot « public » – qui « appartient au peuple » c’est-à-dire à la collectivité structurée par des règles politiques. Le domaine public, c’est le domaine du collectif organisé.
8Par rapport à cette conception maximaliste de « l’espace public », les interactions qui se déroulent sur un réseau sont d’intensité incomparablement plus modeste. Ce sont, pour emprunter l’expression de Yochai Benkler, des « liens faibles ». Cette faiblesse ne signifie nullement artifice ou inefficacité. Simplement, une chaîne d’acteurs en réseau ne constitue pas un « public » au sens traditionnel, celui d’une audience, qui reçoit, avec une interaction (critique ou autre) plus ou moins grande, un flux d’informations. Chacun est plutôt un passeur d’informations, ce que le système de liens hypertexte explicite aisément. Chaque site Web, chaque blog est moins un lieu producteur d’information qu’un passage, souvent pointé par un moteur de recherche pour des acteurs qui sont à la recherche d’une information précise et se soucient peu du contexte général dans lequel elle peut s’insérer. Aucune forme de « généralité communicationnelle » ne s’établit sur un réseau, d’abord parce que personne n’aperçoit, même dans une représentation imaginaire, la « communauté » générale d’un réseau qui formerait le public, l’audience ou le groupe d’interaction. Une telle idée n’a même aucun sens et l’on peut douter du fait qu’il se dégage « un » public ou même « des » publics, ou encore des audiences, dans des interactions de réseau. Ce que permet de partager un réseau étendu – et on n’a pas manqué de le reprocher à l’Internet – c’est un point de vue parfaitement particulier, qui ne se soucie pas nécessairement de son audience. Bien des sites web n’ont qu’un petit nombre de visites, et ne concernent que faiblement une quelconque généralité. Le système des liens hypertextes implique même que la « visite » d’un site se fait souvent au hasard du classement d’un moteur de recherche, et l’on peut glaner telle information, sans se soucier de son contexte sur un même site, et même de savoir s’il y a un contexte [7].
9La conclusion qui s’impose sera, soit qu’il n’y a pas d’espace public sur un réseau, soit que cet espace public est profondément restructuré par rapport à ce qu’on entend traditionnellement par le terme : s’il existe une sphère publique elle se fait sans public constitué, sans cette généralité communicationnelle qui forme d’ordinaire l’audience. Une autre conclusion sera plus nette : l’Internet n’est nullement, contrairement à ce qu’on a pu avancer, un « nouveau média » car le réseau représente l’inversion de la logique des médias que finit par décrire Habermas dans sa réflexion (quelque peu empreinte de déploration) sur l’espace public. On n’y trouve pas de publics identifiables ni de modèle de transmission linéaire entre l’émetteur et des récepteurs. L’Internet fonctionne plutôt sur une multitude de liens et d’échanges entre des récepteurs émetteurs ou des émetteurs-récepteurs. L’information ne vient pas d’un centre qui la marque comme particulièrement intéressante pour être divulguée à un public : au contraire, des individus acteurs recherchent l’information dont ils ont besoin sur des sites Web ou des Blogs qui leur conviennent et leur semblent, à tort ou à raison, fournir des garanties suffisantes d’intérêt et de fiabilité. Là où Habermas voulait faire une histoire des publics, et de leur succession historique, l’Internet nous indique que cette histoire est venue à son terme en faisant passer la communication d’une relation d’un public à l’information, à la mise en relation d’acteurs communicants. En ce sens, avec les réseaux informatiques, nous touchons à la fin des médias.
Interaction et interactivité
10La question des médias réglée, ce qui est en jeu, c’est une conception de l’espace public supposant une collectivité qui s’organise – et en démocratie délibère – à partir d’une visibilité des opinions et des échanges, cette forme de visibilité qu’on appelle la « publicité des débats ». Comme le montre Arendt, dans son texte fondamental sur ces enjeux, le domaine public est celui où les questions se règlent par la persuasion ouverte (ce qu’elle oppose au privé où règne la force) [8]. À cette vision correspond – c’est plus une coalescence historique qu’une continuité ou un héritage me semble-t-il – l’idéologie du contrat social, qui fait littéralement exister ces collectivités où va s’ouvrir l’espace public par une décision collective. Celle-ci autorise à passer de l’individu au collectif et articule (les libéraux à partir de Constant pensant à Rousseau diront : « perd dans ») l’individu et sa liberté à la nécessité de la vie collective et de ses règles. L’espace public est alors celui où s’ajointent, se définissent, s’amendent par la critique et le débat, ces règles d’une collectivité qui se gouverne de manière ouverte par la persuasion (ou par la manipulation qui la simule), et touche à la capacité rationnelle de prendre une décision non pas seulement pour soi, mais pour ce qu’on va appeler finalement « l’intérêt général ».
11Cette vision, profonde et pertinente pour décrire certains aspects du social, a rencontré sa critique radicale depuis longtemps, à partir d’une perspective libérale – la perspective de ceux que je serais tenté d’appeler les « vrais libéraux » qui pensent que rien ne va dans ce modèle. Pour ce libéralisme la liberté est d’abord celle de l’individu. Toute collectivité fait encourir le risque de la servitude à ses membres. Le mieux qu’on puisse avoir, c’est une société qui vous laisse tranquille pour une large part de votre vie. À l’organisation collective de la liberté, les libéraux opposent donc la limitation des règles applicables et les formes d’auto-organisation sans intervention d’un pacte contraignant global. On trouve ici Constant, Mill, Bentham, puis Hayek, Rougier, bien d’autres encore. Ce qui existe, et ce qui existe uniquement, ce sont des interactions entre individus, et ce qu’on nomme la société n’est nullement le fruit d’une décision collective, mais la simple résultante de ces actions. Le domaine privé domine ici le domaine public, politique. Loin d’être un lieu de rassemblement, il n’est qu’un agencement protecteur à l’égard de la collectivité.
12Il serait inutile de se prononcer pour l’une ou l’autre de ces formes de compréhension des relations sociales de manière générale. En revanche, il est important de saisir que, dans le cas précis des relations de communication telles qu’elles se développent sur les réseaux, le deuxième modèle est plus propre à en rendre compte. Aucun espace collectif ne s’y trouve défini, seuls des espaces privés, – des serveurs des FAI [9] jusqu’aux technologies commerciales – sont sollicités. La seule chose qui ne soit pas privée, ce sont les passerelles : concrètement l’utilisation de l’espace national, bref l’occupation de l’infrastructure. Les liaisons se font à petite échelle : alors que l’espace public affirme l’intégration de chacun dans un grand tout, l’Internet affirme l’horizon borné de chacun avec son réseau de correspondants, ses sites Web – dans lesquels on pioche souvent pour une unique information – et l’on est tout proche de ce que Constant décrivait dans ces grands dépôts de savoir, critiquant justement les formes institutionnalisées de l’éducation [10]. L’Internet participe fortement de la désinstitutionalisation de l’échange, de l’absence de règle collective, de conséquences collectives – telle en régime démocratique la délibération.
13En ce sens, il y a bien une liberté que nous éprouvons sans mal sur l’Internet : celle de communiquer pour le plaisir de communiquer – plaisir que les conservateurs (de gauche comme de droite) contemplent avec horreur. Quoi ? On pourrait échanger pour le simple plaisir d’échanger, sans autre effet que d’avoir mené et pas forcément à son terme, une conversation ? L’aspect de délire que les chats revêtent souvent, les syntaxes brisées, les orthographes aléatoires, et l’extraordinaire domination des fonctions phatiques du langage – sur les forums, bien souvent on ne trouve qu’une ligne d’approbation ou la simple reprise d’un propos antérieur – nous conduisent à l’essentielle gratuité des échanges et de leur sens. C’est très exactement ce qu’on appelle l’interactivité. Le mot n’est nullement un doublon passif du terme interaction. On réserverait en effet volontiers ce dernier terme pour désigner les mises en rapport entre individus (ou groupes) qui produisent des effets extérieurs à cette mise en relation (comme l’interaction de deux produits chimiques produit une réaction extérieure à ces produits). Dans l’interactivité, il n’y a pas forcément d’effet extérieur à ce qui se passe sur un réseau comme l’Internet. Un site Internet, un blog, sont souvent des bouteilles à la mer, qui ne drainent pas forcément d’audience. Les échanges sur un forum sont souvent des contributions parallèles, avec peu de prises en compte de ce qui a été dit (les modérateurs des forums « sérieux » s’en plaignent d’ailleurs), et les remarques sur un blog sont fréquemment hors de propos – et du reste la fonction « commentaire » des blogs appelle rarement une réponse à ce commentaire laissé par un lecteur. Ce qui se démaille ici, c’est la notion de public ou d’audience – y compris cette audience virtuelle que l’espace public accomplit et imagine – la nation, le collectif. C’est cela qu’on peut appeler « l’explosion du public », l’émiettement des relations de communications au gré de « fils » d’information, et non au sein d’une sphère qui contiendrait et délimiterait l’information.
14De ce fait, il serait difficile de trouver dans les réseaux l’équivalent d’un contrat social. Les rapports électroniques se nouent sur le modèle de la rencontre et du croisement (je cherche une information, je la trouve et je la corrèle par plusieurs moyens). On ne peut être plus loin d’une conception de l’espace public qui cherche à homogénéiser les enjeux et les prises de paroles. Sur les réseaux, il n’y a pas prise de parole. Des millions de blogs, de sites, existent que je n’irai jamais visiter même virtuellement – cela, c’est la tâche des machines qui permettent aux moteurs de recherche de recenser l’information disponible. Rien même d’une cacophonie ou d’un chaos : car il faudrait une vision globale pour les percevoir, et celle-ci n’existe pas. Il n’y pas d’espace public, ni communauté imaginée sur un réseau. Juste la diffusion, en suivant des liens, d’une quête d’information qui peut nous mener toujours plus loin. Ce que nous apprenons de l’Internet, c’est qu’il n’est nullement besoin de vivre ensemble selon des procédures ou des réalités (fussent-elles de communication) pour pouvoir interagir sous la forme de l’interactivité (et non de l’interaction).
15Enfin, l’espace public devient inutile dans une autre de ces fonctions traditionnelles, celle qui forme la dichotomie de l’auteur et de son public : mettre en relation celle ou celui qui publie (une information, une œuvre, une réflexion…) et celui ou celle que cela intéresse (ou non). Sur un réseau comme l’Internet, des multitudes d’échanges privés suffisent à produire une information disponible. Le modèle du fil de discussion conservé – typiquement pour trouver des solutions à un problème informatique, mais pas seulement – est efficace. Un échange s’est créé sur un forum, et a été solidifié – déposé pour prendre le mot de Constant – dans une archive. Dès lors toute personne à la recherche de la même information ou de la même solution au même problème, peut consulter cette archive. Ce qui était un échange est devenu un recueil, une trace. De ce fait, il n’est nullement besoin d’espace commun pour se rejoindre. Cette absence se marque même du point de vue des techniques d’information, tout particulièrement, la structuration par des liens hypertextes, qui forment une suite et non une organisation du propos. D’où une structure ouverte, contrairement aux espaces publics qui sont clos, généralement au sein des frontières.
2 – L’implosion de l’acteur privé
L’abaissement du coût social de la communication
16Daniel Cohen a relevé la perplexité qui peut envahir des militants de gauche lorsqu’ils se découvrent des points communs avec des idéologies réputées de droite, tel le libertarianism c’est-à-dire des formes radicales de libéralisme faisant reposer l’intégralité ou presque des relations sociales sur la capacité d’organisation spontanée des marchés.
« Que la révolution informatique trouve son idéologie spontanée dans le néolibéralisme ne devrait pas surprendre. Elle vante [la supériorité de] la partie sur le tout, elle se veut l’éloge de l’autonomie contre la hiérarchie ; elle reporte sur des individus de plus en plus dissociés le poids de la construction sociale. » [11]
18La réalité est à l’évidence plus complexe qu’une simple connivence – voire un complot néolibéral. D’une part, il est possible de détourner l’informatique de son « cours néolibéral » comme le note Daniel Cohen, d’autre part on doit ajouter que les formes d’organisation interactive ne se limitent pas forcément à un marché de type capitalistique : c’est ce que montre Yochai Benkler à propos des réseaux. Surtout, il faut se demander pourquoi ces formes de coordination, qu’on retrouve aussi bien dans les idéologies libérales « de droite » que dans les conceptions autogestionnaires « de gauche » se présentent si « spontanément » comme des modèles pour penser les réseaux dans le cas de l’informatique.
19Une partie de la réponse tient dans le domaine politique et social à ce que je propose d’appeler « le coût social de la communication », car dans son ensemble l’Internet reflète l’abaissement historique de ce dernier. Il ne s’agit pas ici principalement de la diminution en valeur monétaire des tarifs, mais du fait que la communication est vécue, produite, sollicitée et valorisée de telle façon que les barrières à la production communicationnelle se sont spectaculairement évanouies. La société de l’information n’est pas d’abord une société où l’information est largement disponible : cela, c’était la situation des médias, leur capacité à diffuser de l’information, à la répandre dans l’espace public, à toucher des audiences nombreuses et massives. Cette coalescence d’un espace public et de médias disponibles pour l’innerver représentait une première forme – dont on perçoit aujourd’hui les limites et même le caractère rudimentaire [12] – d’abaissement du coût social de la communication du côté de la diffusion : on recevait plus aisément des informations, grâce à l’homogénéisation de l’information, et donc grâce la facilité de sa diffusion, que représente la notion de « publics ». Mais autant l’espace public facilite la réception de l’information, autant il rend difficile une publication qui exige de retenir d’emblée l’attention d’une audience en donnant à ce que l’on publie le caractère (parfois trivial) de quelque chose de largement public.
20Dans ce schéma de l’espace public, la société de l’information (un terme qui vaudrait une sérieuse enquête mais qu’on peut accepter par raccourci) introduit une large brèche en devenant une société où la production d’information plus que la diffusion de l’information existante est facilitée. Cela n’est possible qu’à la condition que l’activité de communication soit vécue à la fois comme valorisante, mais aussi comme pour l’essentiel innocente. D’un côté, communiquer c’est bien – la société de l’information n’est pas une société de taiseux – d’un autre côté, même si la communication recèle potentiellement quelques problèmes, ceux-ci ne sont pas si graves. Le premier aspect a été largement étudié, critiqué, mis en perspective, des remarques de Foucault sur la société « bavarde » aux critiques conservatrices de son « narcissisme ». On a moins souligné la seconde propriété de la communication, sa dédramatisation. Nombre de sujets que nous évoquons aujourd’hui de manière innocente, auraient suscité l’effarement, la censure, voire l’horreur, il n’y a que dix ans : des forums sur les recettes (qui supposent que les femmes ne savent plus faire la cuisine) aux blogs sur les pratiques sexuelles, en passant par les innombrables associations de malades, on parle de tout, tout ce qui était bien souvent caché, ou simplement passé sous silence comme quelque chose d’indigne de la parole au moins publique.
21Des limites surgissent sans doute à cette expression – le racisme un peu, et la pédophilie beaucoup – mais pour l’essentiel, la société ne regarde plus la profération d’opinions, de réflexions, d’œuvres comme quelque chose qui serait potentiellement grave. Tout au contraire, nous valorisons une société bavarde, et cela aussi met à mal l’espace public, fondé sur la rareté et la pesée des paroles, ce qu’on appelle traditionnellement la gravité du propos. Nous aimons à tenir au contraire des propos légers – l’homme postmoderne trouve assez bien son modèle dans les personnages fictifs de la série Friends. Mieux : nous pensons qu’une bonne société est une société où l’on « s’exprime » – où une gamine de douze ans laisse sur son blog un « accès à sa vie » [13].
22Il faut bien comprendre la portée du renversement à l’œuvre : nous passons d’un espace public conçu (et cela très nettement chez Habermas) comme l’espace des publics, à un (non) espace d’expression, ou plus exactement à un (non) espace de publication. La société de l’information est une société où l’on peut produire de l’information, sans savoir – et sans que cela soit très intéressant de le savoir – si elle est jamais utilisée par quiconque. Mais peu importe, l’intérêt est de s’exprimer d’abord et laissant la question de la diffusion à un stade de simple potentialité – peut-être l’information donnée sera utilisée, peut-être non : ce « peut-être » est justement l’aspect virtuel de la communication sur les réseaux. L’information est produite, elle est publiée (sur un site Web, sur un forum, sur un blog, dans le transfert de courriel…), sa diffusion n’est qu’un aspect secondaire pour la plupart des personnes : elle rencontrera ou non une audience, l’essentiel c’est qu’elle est là – comme dirait Constant déposé pour un usage virtuel.
3 – Le démentèlement de l’individu privé
23L’abaissement du coût social de la communication tient pour l’essentiel à la réduction des jeux complexes de médiations qui la tissaient naguère encore, à l’aide de techniques de diffusion qui se sont déployées sur cinq registres qu’on peut repérer.
- Le premier de ces registres est celui du temps. On l’a souligné plus d’une fois, il existe un nouveau rapport entre communication et temps à travers le rapport à l’éphémère – on pourrait dire qu’il s’agit ici du blog contre le Web : le blog comme retraçant le fil du temps à mesure, le Web stabilisant ce qui a été écrit ou montré. Certes une certaine pérennité s’instaure, par exemple lorsque des échanges, même les plus superficiels, ont été conservés. On a alors ici un schéma de survivance plus que d’éternité qui se manifeste dans le fait qu’un web peut exister après la mort de son créateur. Le fil de conversation n’est plus simplement suivi dans l’échange, mais il est prélevé dans une consultation : dans un forum des informations s’échangent sur un fil, ce fil est conservé en archive, puis consulté pour les informations qu’il contient sans référence à l’échange qui a eu lieu effectivement.
- Une autre technique d’abaissement du coût social de la communication tient à la diminution des médiations d’autorité : concrètement, ce sont elles qui décident de qui a le droit à la parole. On rencontre certes des sélections à l’entrée possibles (par exemple lorsqu’un forum ou une liste de diffusion sont modérés ou réservés). Il n’en reste pas moins que l’accès à la publication de son opinion demeure beaucoup moins rigidifié que dans un espace public.
- Un autre facteur joue son rôle : l’absence de face à face. Elle met en quelque sorte à la fin de la dialectique hégélienne du maître et du valet qui régit les rapports ordinaires de la communication : on peut s’affirmer sans référence à l’autre, sans même attendre une réaction de sa part. L’autre est une abstraction qui rend possible l’expression, tout en maintenant un groupe virtuel bien présent. Ce n’est pas une « démocratie de la solitude », mais une recomposition des rapports entre soi et le groupe, sur des affinités définies par exemple par la thématique d’un forum.
- La nécessité d’organiser des lieux de communication (les médias, les réunions, les manifestations) constitue une part importante de la formation de l’espace public (d’où l’importance des salons pour Habermas au siècle des Lumières). Avec l’Internet, l’espace de communication est toujours disponible tant que l’on a un ordinateur connecté. La mise à disposition d’outils de plus en plus simples pour créer son site Web contribue à faciliter une expression qui autrement demanderait de lourdes médiations organisationnelles.
- Dès lors, l’information devient une interface universelle, au lieu d’être rendue possible par des interfaces locales de type organisationnel (une manifestation dans l’espace public est une telle interface). D’où un renversement de la perspective : c’est la communication qui nous met en contact, non la possibilité d’être en contact avec autrui qui autorise l’expression. La communication est donc, dans le domaine des réseaux informatiques, un préalable à l’échange alors que dans l’espace public, elle en est le résultat. Nous nous exprimons parce que nous communiquons (tant qu’on a un « accès » au réseau), au lieu de communiquer parce qu’on s’est exprimé et qu’on a été entendu.
24À ce point, on doit affronter un dernier renversement : si les publics ont « explosé » sur les réseaux, cela veut dire qu’en même temps que la sphère publique se désagrège, le statut de la sphère privée se transforme, s’il est bien vrai que public/privé s’auto-définissent dans leur exclusion. Il faut en effet du public pour qu’un espace sans publicité soit créé et si ce qui est public disparaît, ce qui est privé risque aussi bien de s’évanouir. On le constate empiriquement dans l’intrusion des interactions de communication dans notre vie privée : ce fait a donné de beaux thèmes à l’angoisse de se voir envahir chez soi par le télétravail et par son aliénation potentielle – angoisse qui peut être compensée par le fait que les contraintes sociales pesant sur le télétravail sont moindres que sur le travail en « face à face » [15] – mais qui donne souvent l’impression à certains travailleurs qu’ils doivent être joignables 24 heures sur 24.
25Pour autant, ce phénomène d’intrusion dans la sphère privée n’est peut-être pas le phénomène majeur de l’atteinte à l’individu, et à coup sûr, n’est pas un phénomène récent. Arendt disait dès Condition de l’Homme moderne qu’une telle invasion était consubstantielle à l’extension d’une sphère sociale intercalée entre privé et public [16]. En revanche, la pénétration de l’univers du réseau chez soi, à sa table de travail, est la contrepartie d’un mouvement autrement plus radical qui vient remettre en cause ce qui l’a constitué traditionnellement, sur les deux plans de son intérêt et son identité. En effet, ce que nous nommons « individu » se caractérise comme « quelqu’un » qui possède des caractéristiques propres (son identité, donc) et qui est mû par des intentions, désirs, opinions… singuliers (globalement ses intérêts). Dans la conception désormais reçue de l’individu, à la fois cette identité, et ces intérêts sont stables et cohérents. C’est ce qui rend en quelque sorte l’individu « prévisible » [17]. Il est peu probable qu’il (ou elle) achètera au plus cher le même produit, qu’il (ou elle) passera d’une opinion à une autre, d’un mode de vie à un autre, sans transition et quand bien même cela serait le cas, ces ruptures au fond ressembleraient à ce qu’il (ou elle) est au fond.
26Les réseaux informatiques par un jeu complexe de masquages des identités (on ne sait jamais totalement à qui on a affaire) et d’ouverture (on peut s’intéressera à beaucoup plus de choses, et pour des temps plus éphémères en ligne qu’en « réalité ») détruisent cette double ressemblance à soi et à ses intérêts. La démultiplication des avatars – pseudo-choisis, images de référence, personnages de jeu en ligne, auto description fallacieuse sur un forum – n’est pas un phénomène marginal, mais exprime le cœur de l’interactivité sur un réseau dans ce qu’on peut représenter comme la liberté par rapport à soi. Hors ligne, je suis grand ou petit (physiquement comme socialement), jeune ou vieux, majeur ou non (point important pour la consultation de sites « chauds »), d’un pays ou d’un autre… Bref, je suis limité et façonné par un petit nombre de déterminations. Contrairement à une idée répandue, l’individualisme moderne n’a pas modifié cet état de fait, et l’a même aggravé en développant des formes de conformisme et de standardisation auxquelles l’économie de masse et les médias – qui ne sont rien d’autre que l’économie de masse de l’information – ont puissamment contribué à la fabrique de cette société « unidimensionnelle » qui n’a pas été dénoncée seulement par les gauchistes, mais aussi par des conservateurs et des libéraux [18] effarés du peu de diversité et de goût que manifestaient les sociétés modernes. En ligne, les choses se modifient et pour tout ce qui dépend de l’interactivité dans la communication, je peux modifier nombre d’informations sur mon compte, ce qui du reste change complètement la donne en matière d’identification [19].
27Il ne s’agit pas ici de « mensonge » ou d’un jeu marginal sur la personnalité, mais bien d’une façon de remodeler le rapport à soi dans toute la mesure où l’identité donne des indications (donc des informations) sur soi : le fait de donner des informations, le fait de créer des informations, sur ce que je suis ou prétends être est donc une manière de se donner à voir comme identité sur un réseau. Certes, il est d’usage dans les médias de s’inquiéter de ce qui peut aller jusqu’au « vol d’identité » (je puis prétendre non seulement que je suis autre, mais encore que je suis un autre) possède à l’ordinaire une forte dimension ludique qui exprime une liberté tout à fait nouvelle sur les réseaux, la liberté par rapport à soi, la liberté de ne pas être ce qu’on est dans la vie quotidienne, la liberté de ne pas se réduire aux cohérences sociales qui font de nous, plus ou moins, des personnes « unidimensionnelles ». Mais dans ce bougé qui affecte les identifications, c’est ce qui est au cœur de l’entreprise libérale, la stabilité de l’individu, qui se voit affectée. À partir du moment où il n’y a d’autres moyens de corroborer l’identité de quelqu’un que par les traces qu’il ou elle a laissé sur l’Internet, l’identité de l’individu devient, non pas floue, mais polymorphe et se prête à une distribution inédite qui fait éclater la notion même d’individu au sens stable et formé. Aussi bien, ces réseaux qui font exploser les publics comme dimension organisée de la communication par l’insistance sur la diffusion de l’information, remettent symétriquement en jeu l’individu comme base constituante de la communication sous la forme de la production d’une information identifiable.
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29Les transformations qui affectent la communication moderne sont trop profondes pour qu’on se limite au pronostic de l’apparition des « nouveaux médias ». En réalité c’est la logique des médias qui se trouve remise en cause, à partir d’une déconnection entre communication de masse que les réseaux peuvent assurer, et communication médiatique qui n’était au fond que la manière dont la communication généralisée s’est développée dans une première étape. Il faut y insister : les médias ne sont qu’une manière, une manière qui a longtemps paru unique mais qui ne l’est plus, de généraliser les actes de communication. Cette généralisation elle-même, me semble-t-il, est ce qu’on appelle l’espace public. En cela, les réseaux informatiques tournent le dos aux formes sociales traditionnelles de cet espace. Pour autant ces formes ne sont pas totalement désactivées et l’interactivité informatique s’est plutôt ajoutée aux interactions de communication constatées jusqu’ici, qu’elle ne les a remplacées. On peut généraliser le propos : derrière les réseaux et leur renouvellement, il y a, pour ainsi dire en « tâche de fond » le social car l’absence de médiation sur les réseaux est aussi le produit de médiations sociales. Dans le monde informatique, il faut savoir écrire, disposer d’un accès, connaître par divers moyens, y compris… les magazines papier, les sites intéressants…) À l’évidence, si l’Internet n’est pas un nouvel espace public, il constitue une zone franche et en marge d’une sphère publique traditionnelle qui lui donne encore, et probablement pour longtemps, une partie de son sens.
Notes
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[1]
Simon Nora, Alain Minc, L’Informatisation de la société, Seuil 1978, (Poche).
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[2]
Thierry Leterre, Les Micro-mandarins, Paris, Médiations, juin 1997.
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[3]
Sur la signification de ce modèle, cf. Thierry Leterre, Le repérage par la trace électronique, in Xavier Crettiez, Pierre Piazza (dir.), Du Papier à la biométrie, Identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, p. 284-302.
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[4]
Yochai Benkler : The Wealth of Networks, How social production transforms markets and freedom, Yale University Press, 2006.
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[5]
Jürgen Habermas, L’Espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot 1978 (1ère édition en allemand 1962).
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[6]
Cf. Du Contrat social, Livre IV, chap. 2 : « Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur: chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus… ».
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[7]
C’est une erreur commune des sites institutionnels que de présupposer que les consultations s’effectuent non pas pour des informations spécifiques mais pour des pages, voir pour le site lui-même. Si l’on met à part le phénomène des blogs, il semble bien que le mode de consultation majoritaire soit la recherche d’information à partir d’un moteur de recherche, et non la consultation à partir d’un site. Un exemple frappant est celui de Wikipédia : autant il est aisé de consulter cette encyclopédie collaborative en ligne à partir d’un moteur de recherche, autant le moteur interne est relativement peu puissant, signe que ce qui est privilégié est le lien à l’information particulière et non l’organisation générale du propos.
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[8]
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Pocket 1994 (1re édition en anglais, 1958).
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[9]
Fournisseurs d’Accès Internet, autrement dit, les entreprises qui vendent des accès au réseau.
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[10]
« En fait d’opinion, de croyances, de lumières, il y aura neutralité complète de la part du gouvernement (…) On lui accordera tout au plus la faculté de réunir et de conserver tous l es matériaux de l’instruction, d’établir des dépôts, ouverts à tous, dans lesquels chacun la puise à son gré, pour en faire usage à sa guise, sans qu’une direction lui soit imprimée. » (Préface aux Mélanges politiques et littéraires, 1829). Ici, à l’évidence, ce n’est pas tant le rôle du gouvernement qui m’intéresse, que le fait que l’éducation soit elle-même comprise non comme un processus institutionnel, mais comme une activité qui « puise » dans des « dépôts ».
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[11]
Daniel Cohen cite Mitchell Resnik, professeur au célèbre Medialab du MIT, qui prend conscience de la proximité entre néo-libéralisme et idéologie auto-gestionnaire de gauche. (Daniel Cohen, Nos temps modernes, Paris, Flammarion 1999, p. 79).
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[12]
On a longtemps critiqué les médias en termes de manipulation plus ou moins consciente de l’information. Désormais, il faut saisir que ces effets de manipulation nous apparaissent plutôt comme des effets pervers du caractère grossier et rudimentaire des techniques de communication que représentent les médias.
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[13]
Le fait est authentique.
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[14]
Prenons un exemple trivial : sur un forum, on me cite en incise une phrase (qui n’est pas liée au thème de la discussion) que je ne connais pas et qui me frappe. Je réponds sur le « fil » en demandant d’où vient cette citation. Mon interlocuteur ne le sait pas, il en a juste entendu parler. Nous nous lançons alors dans quelques recherches qui nous font dénicher une référence assez vague à cette citation par quelqu’un sur un site où son adresse courriel est laissée. Nous nous adressons à lui qui va nous renvoyer etc. etc. Ce que cette dernière personne a dit n’a peut-être aucun rapport avec ce que la citation disait – pas plus que ce que nous disions. Mais l’information est intéressante même hors de son contexte en tant que telle.
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[15]
Ce qu’exprimait sobrement Nicholas Negroponte dans Being Digital, en disant que pour sa part il préférait traîner chez lui en pyjama en réglant ses affaires par courriel plutôt que de se déplacer au bureau pour traiter les mêmes informations par fax.
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[16]
Un exemple moins noble mais très illustratif du fait que l’invasion de l’espace privé par le travail social est une série américaine des années 60-70 Bewitched (Ma Sorcière bien-aimée en français) dont un des ressorts comiques est l’interférence entre vie professionnelle et vie privée, le patron ne cessant de venir frapper à la porte de son employé pour un oui ou un non.
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[17]
Cette attente d’une prévisibilité liée à la cohérence de la personnalité est si forte dans la vie institutionnelle ordinaire qu’un professeur comme Michael Nelson (il enseigne la science politique à Rhodes, États-Unis), après s’être lancé dans des recherches sur les politiques publiques du jeu, alors qu’il est connu comme spécialiste des affaires institutionnelles de la présidence américaine, peut raconter que de nombreux collègues croyaient qu’il s’agissait d’un autre Michael Nelson (cf. Diary of a political Scientist, I, Spring 2006, Baseball, Blackjack, and Bill Clinton PS, Political Science and politics, Vol. 39, n° 4, Octobre 2006, p. 896).
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[18]
Le constat d’uniformité a été toujours été tiré dans les périodes d’individualisation. L’Homme uni-dimensionnel est un titre de Marcuse n’était pas sans annoncer mai 68 (Herbert Marcuse, L’Homme uni-dimensionnel, Paris, Seuil, 1968 [Première édition en anglais 1963]) mais auparavant une première phase d’individualisation avait apporté des remarques d’un même style chez les libéraux comme Tocqueville, Constant ou Mill. Un libéral conservateur comme Rougier au xxe siècle n’aura pas de mots assez durs pour dénoncer ce conformisme, même s’il est un fervent partisan du capitalisme moderne auquel un Marcuse s’oppose.
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[19]
Cf. Le repérage par la trace électronique, in Xavier Crettiez, Pierre Piazza (dir.), Du Papier à la biométrie, Identifier les individus, Paris, Presses de Sciences Po, p. 284-302.