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Article de revue

(Dé)nominations et constructions identitaires au Cameroun

Pages 101 à 115

Notes

  • [1]
    Il faut ajouter que le Cameroun se présente comme une mosaïque de peuples, de langues et de cultures, qui font de lui un cas singulier en Afrique.
  • [2]
    Entendons la praxématique.
  • [3]
    Ce travail a pour support un corpus constitué au terme d’une enquête de terrain menée par les étudiants du cycle de Doctorat du Département de français de l’Université de Yaoundé I, promotion 2005-2006, dans trois provinces du Cameroun (Ouest, Centre et Littoral).
  • [4]
    Par exemple Tsofack et Tandia (2003), Tandia et Tsofack (2006).
  • [5]
    La province de l’Ouest comporte huit départements répartis sur deux grands groupes ethniques, les Bamiléké et les Bamoun issus de vastes flux migratoires. Les Bamileké par exemple ont formé des lignages par essaimage autour des chefferies ou des grandes familles avec un dialecte central qui comporte de nombreuses variantes dialectales. On peut se reporter à cet effet à Tchawa (2006).
  • [6]
    Tribu formée de 6 villages qui se reconnaissent comme étant « ceux qui vont doucement ».
  • [7]
    Nous entendons ici les peuples des provinces du Centre, du Sud et de l’Est.
  • [8]
    Langue véhiculaire dominante dans la région.
  • [9]
    Même si le cosmopolitisme urbain, pour ce qui est du cas de Yaoundé, fait qu’il y a de plus en plus dilution, du fait de l’arrivée d’autres groupes humains de même ethnie ou d’ethnie différente.
  • [10]
    Rassemble une partie du Centre et une partie du sud-ouest anglophone autour du noyau qu’est Douala.
  • [11]
    Il est, dans ce cas, l’équivalent de Ndocki.
  • [12]
    Variantes résultant par exemple des transcriptions opérées par les Allemands, comme Sombo (à la base Song Mbock).
  • [13]
    Problématique reprise aussi dans Tandia et Tsofack (2006).
  • [14]
    Ngog Ekélé, quartier de Yaoundé.
  • [15]
    Le toponyme se réfère alors à une partie du corps de l’homme ou de l’animal.
  • [16]
    Jour de la semaine où toute activité économique ou agropastorale est interdite dans le village. C’est un jour de repos où généralement les grands sorciers « protègent » le village contre les malfaiteurs et les mauvais esprits.
  • [17]
    Portugais camarão « crevette ».
  • [18]
    Certains partis politiques d’obédience nationaliste continuent d’utiliser cette forme pour marquer un retour aux sources.
  • [19]
    Tout en reconnaissant dans la mouvance des recherches actuelles l’affirmation de plus en plus forte des français « régionaux » africains multicentristes ou polynomiques (De Robillard) comme vecteurs d’identités plurielles et étape de la gestion in vivo (Calvet) des plurilinguismes.

Introduction

1Si, de manière générale, la (dé)nomination ou l’acte de nommer se présente à la fois comme un acte de catégorisation et de référentiation d’une portion quelconque de l’univers, il y a lieu de dire qu’au Cameroun en particulier, il est loin d’être perçu comme une entité « vide de sens », c’est-à-dire un simple « acte de baptême » (Gouvard, 1998 : 62) sémantiquement et symboliquement gratuits, relevant d’une coquetterie de langage ou d’un fait d’élégance linguistique. On peut ainsi observer que la macro-toponymie (noms de quartiers ou des villages) et l’anthroponymie (noms de personnes) reposent sur des liens de causalité avec les structures sociales, culturelles, linguistiques, historiques ou mentales qui les génèrent, et leur fonctionnement lexico-sémantique met en évidence les relations qui se tissent entre « pratique de l’espace, pratique langagière et pratique sociale » (Dorier-Apprill et Van Den Avenne, 2002 : 151). Autrement dit, la (dénomination repose sur des constructions identitaires façonnées par l’environnement socioculturel et sociolinguistique polyphonique [1] qui les conditionnent. Étant entendu que les identités sont des « constructions » comme le dit Eboussi Boulaga (2006 : 5), c’est-à-dire « des opérations spécifiques de quelque art de construire » qui reposent sur un lieu, un « milieu de vie, de pensée et d’action dans lequel un groupe se reconnaît, dote ce qui l’entoure de sens et se dote lui-même de sens, met en route un processus identificatoire et identitaire » (Ibidem : 8).

2Cet article a pour objectif de montrer, dans l’option d’une « linguistique de la production de sens » [2] (Siblot, 1999 : 30), les liens qui se tissent au Cameroun entre la (dé)nomination, la praxis sociale (histoire des peuples, pratiques culturelles) et la praxis linguistique (histoire et vie des langues) [3]. Elle exprime des « visions », se veut ainsi le point de rencontre entre la (socio)linguistique, la géographie et l’histoire, et témoigne des différentes activités humaines, des différentes langues, et donc des différents peuples. Elle comporte ainsi de façon obligée des « points de vue », d’autant plus que l’acte de nommer « est non seulement constitution d’identité de l’objet nommé, mais aussi constitution de soi, autrement dit, on classe soi-même à travers les noms qu’on donne » (Akin, 1999 : 95). Ceci nous amènera à examiner tour à tour les formes sémiotiques de la macro-toponymie, ensuite les enjeux sociolinguistiques dans la perspective d’une glottopolitique ouverte et assumée.

Le Cameroun : un patchwork d’identités et de cultures

3« Le Cameroun c’est le Cameroun », déclarait Jean-Claude Bruneau (2003 : 529) pour reprendre une très célèbre formule patriotique assez récurrente. En effet, ce pays de taille moyenne, 475 000 km2 et 15 millions d’habitants en 2000, frappe par sa diversité (culturelle, ethnique et linguistique). On parle d’une société complexe « dont le patriotisme recouvre les consciences identitaires diverses, une nation dont l’unité consensuelle repose sur de délicats équilibres, et qui tire de sa pluralité même un poids géopolitique envié » (Ibidem). Cette caractéristique qui fait « l’exception camerounaise » se manifeste de manière évidente dans les pratiques discursives, la communication commerciale par exemple (Tsofack, 2004), et plus particulièrement dans les discours sociaux (comme l’onomastique), qui doivent s’imposer au sein de ce cosmopolitisme ambiant. Autant de traits qui font qu’il n’y a pas du tout d’unité géographique, encore moins linguistique, dans ce pays dont les frontières ont été délimitées depuis 1921 par La Société des Nations (SDN). Au cœur de cette mosaïque de peuples se trouve donc l’ethnie, fondée sur une souche commune : la langue, un territoire plus ou moins mythifié, le « village », et des traits socioculturels incluant coutumes, modes d’agir et de penser (Jean-Claude Bruneau, op. cit.).

4Les rapports affinitaires (croyances, modes de vie, etc.) et de voisinage entre les différents groupes ethniques amènent le Cameroun à être divisé en 3 grandes zones géographiques calquées sur les macro-régions culturelles : le grand Nord (qui s’étend de la cuvette du Tchad au sud de L’Adamaoua, et qui couvre administrativement les provinces du Nord, de l’Extrême-Nord et de l’Adamaoua) est l’aire du fufulde à côté duquel gravitent des langues locales périphériques réparties entre les Peuls, les Arabes « choa », les Toupouri, les Mandara etc. Le grand Sud forestier (Centre, Sud et Est) est l’aire du beti-fang, sous la forme du « petit ewondo » fixé par l’Église catholique. Enfin le grand Ouest (Ouest, Nord-ouest et le Littoral) qui rassemble les « grassfields » est l’aire du pidgin english en deux versions : un anglais pidginisé dans l’ouest anglophone et un pidgin plus distant de l’anglais dans l’ouest francophone (et en diaspora Bamileke).

5Autant de paramètres qui moulent et conditionnent les pratiques discursives, et plus particulièrement l’onomastique. C’est ainsi que chaque nom (du quartier, du village ou de personne) « se voit attacher une représentation qui concourt à spécifier l’entité qui est conventionnellement désignée ainsi » (Gouvard, op. cit. : 69). On parlera de la « nomination expressive » (Guiraud, 1972 : 56), ou encore de la « nomination identitaire » (Siblot, 1999 : 32), socialement ou culturellement motivée tant dans sa matérialité que dans ses formes sémiotiques.

Dénominations et formes sémiotiques

6L’onomastique est restée assez longtemps un domaine marginal dans les recherches linguistiques, en raison de sa dimension interdisciplinaire et de l’hétérogénéité des éléments qui la constituent. Ferdinand de Saussure (1971 : 237) est l’un des premiers à avoir évacué le nom propre et surtout les noms de lieux des considérations linguistiques, en ce sens qu’ils ne « (…) permettent aucune analyse et par conséquent aucune interprétation de leurs éléments ». Mais, à bien y regarder, l’originalité du nom propre réside justement dans son asémantisme (Wilmet, 1991), c’est-à-dire sa transparence et sa porosité sémantiques. Il peut reposer sur un lien social ou historique quelconque qui lui confère une certaine signification dans une aire culturelle ou linguistique particulière. Illustrant ce principe, Marie-Noelle Gary-Prieur (1994) oppose le contenu dénotatif du nom en langue à d’autres contenus contextuels, ne limitant plus son sens au « prédicat de dénomination », mais à « des propriétés qui caractérisent le nom propre en tant qu’il est lié à son réfèrent initial » (Kleiber, 1981). Ainsi, dans une perspective praxématique, on ne peut plus réduire le nom propre à une simple forme linguistique dépourvue de sens, mais à une entité qui prend en compte et restitue des données liées à l’histoire ou à la culture d’un peuple, quand on sait que « la théorie sur les peuples aboutit donc toujours à une théorie de l’histoire » (Simo, 2006 : 55).

7À l’observation, le fonctionnement lexico-sémantique des dénominations au Cameroun rend compte de formes sémiotiques variées tant d’un point de vue lexical que d’un point de vue sémantique. Mais si déjà la micro-toponymie (noms des bâtiments, des résidences, etc.) a été largement étudiée [4], la macro-toponymie reste encore à découvrir, tant elle dévoile sa richesse comme marqueur d’identités. Chaque nom a une histoire et est lié à l’histoire, se présente différemment d’une aire culturelle à l’autre. C’est donc dire que la dénomination est loin d’être une opération gratuite d’un point de vue symbolique, un simple acte de baptême d’un point de vue référentiel. Cette richesse est déjà manifeste dans les constructions lexicales où la préfixation se présente comme un mode récurrent.

Les constructions métaplastiques

8La plupart des noms relevant de la macro-toponymie au Cameroun sont le produit d’opérations métaplastiques, constitués dans la plupart des cas des particules signifiantes : un préfixe désignant quelque chose et un radical issu d’une dénomination particulière (sociale, géographique ou historique). Pour mieux comprendre leur fonctionnement on doit se situer à un double niveau sémantique : au niveau de la structure profonde (réalité étymologique) et au niveau de la structure de surface (réalité lexicale). Ce qui nous intéresse ici c’est le premier niveau, susceptible d’être porteur d’une signification due à certains événements ou phénomènes (Kristol, 2005). On dira donc qu’au moment où le toponyme est constitué, il a un « sens » que lui confèrent les discours locaux en circulation qui les distinguent.

9Sur les Hautes terres de l’Ouest [5] par exemple, la plupart des noms des villages ou des quartiers ont à la base un préfixe qui renseigne sur l’origine de la population, du lieu ou des langues qui les constituent. Le premier grand trait, c’est l’ensemble des noms formés à partir du préfixe ba qui signifie « les gens de quelque part, d’un lieu précis », ce qui donnera des noms comme Baloum formé à partir de loum en yemba (mal de ventre, colique), Bamendou, de mendou (maigre, faible), Bafou, de fou (fouiller, creuser) etc. On observe la même configuration avec des noms comme Bafounda issu de mfeu’nda (en ngiembong) qui signifie le reste des nda[6]. Bangang est formé à partir de ngan (je dis non). Ce territoire a été plusieurs fois occupé, mais les gens ne s’avouaient jamais vaincus, ils disaient toujours ngan (non) à toutes les propositions de pacification qu’on leur faisait. Batcham est formé à partir de ntsa’a (avoir pitié, porter secours). On explique que dans l’histoire et pendant les guerres, les gens de ce village venaient en aide aux réfugiés et leur accordaient l’hospitalité. On les appela alors mpo’ntsa’a (gens hospitaliers), et c’est par traductions successives qu’on obtient le toponyme français actuel (Batcham).

10Bamena qui vient de mena ou meuh noh (la viande). Le village a été fondé par trois chasseurs, mais lorsqu’il fallut choisir le chef, on demanda à chacun d’eux de ramener un gibier par temps de chasse difficile. Le plus intelligent se rendit dans un village voisin et vola une chèvre afin de devenir le chef. C’est pourquoi on désigna aussi les habitants de ce village sous le nom de « voleurs de chèvres ». Bangoulap est issu de ngum be be la (les gens sages sont là, ou « vous êtes chez les gens sages »). Bahouan vient de wang, déformation lexicale de weing dérivé de weintche (« éviter » en ngemba), ce qui donne littéralement « les gens qui évitent » ou « les gens qui fuient les problèmes ». Bayangam lui aussi est issu de yongam (qui a vu les sauterelles), nom donné ainsi à ceux qui les premiers ont aperçu les sauterelles. Bakambe provient de kam (provoquer) et de be (maison), nom donné à ceux qui littéralement « ont provoqué la maison », c’est-à-dire qui s’en sont pris aux frères.

11Le deuxième grand groupe est celui des noms formés à partir du préfixe fo et ses dérivés fu’u, fon suivis d’un radical qui est soit un nom de lieu, soit un nom de personne ou l’un et l’autre assimilés, à l’exemple de Fokoue issu de M’koukoue (gibier, et dans une certaine mesure chasseur), Foreke (Dschang) de Likeu (nom de personne et diminutif de Likane), ce qui a donné par traductions successives Folikane, Folikeu et enfin Foreke. Fombele est issu de mbe (« maison » en fe’fe) et le (ci), d’où littéralement « le chef de la maison-ci ». De toute évidence, les Bamiléké de l’Ouest-Cameroun sont remarquables par leur organisation sociopolitique dans chaque région, qui se révèle autour des « chefferies » organisées en véritables états. La chefferie est donc le centre de gravité qui polarise les représentations et donc les velléités d’investissement. On « ne s’identifie pas seulement à la chefferie, mais aussi à un parler qui traduit la différence et indique en même temps d’où l’on vient » (Tchawa, 2006 : 221-222).

12Avec les peuples de la forêt [7] on a des toponymes formés à partir des préfixes nkol (montagne), elig (héritage, patrimoine), mvog (clan, famille) récurrents en ewondo [8] et caractéristiques du paysage socioculturel. C’est sur cette base que naîtra la macro-toponymie qui exprime dans l’ensemble l’appartenance à un clan ou à une famille. Les noms précédés des particules mvog et elig sont « solidaires d’une même idée d’abandon, et plus exactement de transfert par abandon généralement après la mort d’une personne » (Athanase Bopda, 1986 : 248). Les noms précédés de mvog ont trait à l’héritage humain, à la descendance d’une personne. On y retrouvera des noms comme Mvog Ada, Mvog Mbi, Mvog Atangana Mballa, Mvog Betsi, etc. qui traduisent respectivement la descendance de Ada (nom propre de personne), de Mbi, de Atangana Mballa etc. Les villages ou les quartiers ainsi dénommés abritent ces différentes descendances [9]. Pour ce qui est du cas spécifique de Mvog Atangana Mballa, il s’agit d’un quartier dominé par les descendants de Atangana Mballa, fils aîné de Eson-Ndana, ancêtre des Ewondo, installés dans la moitié Sud de Yaoundé.

13Les noms construits avec elig ont pour origine étymologique lîg (abandonner quelque chose) et tiga (ce que l’on garde en souvenir de quelque chose). Pour l’Abbé Tsala (1958), elig signifie « emplacement, ancienne place d’une case, place d’un édifice, d’un village, d’un domicile disparus ». Bref, toutes ces particules étymologiques confirment le sens donné à ce préfixe dans la (dé)nomination des lieux, ce qui corrobore l’idée d’un patrimoine, d’un héritage matériel laissé par un disparu. On aura ainsi des noms de quartiers comme Elig Belibi, Elig Effa, Elig Essono, Elig Edzoa, etc. Si l’on prend à titre d’exemple le toponyme Elig Essono, il signifie « localité où reste encore quelques éléments de l’héritage abandonné par Essono après sa mort » (Laburthe Tolra, 1981). Il en est ainsi de tous les autres noms formés de la même manière, avec elig qui renvoie toujours à l’image du patriarcat, au chef de famille ou du clan. Les noms précédés de nkol, à la différence des précédents, tirent leur sens de l’origine géographique, et plus exactement des éléments du relief comme les montagnes ou les collines. Ce qui donne des toponymes Nkol Eton, Nkol Bissong, Nkol Bikok, Nkol Afeme, Nkol Ewe, etc. Le préfixe nkol signifie « colline », et il est comme dans les cas précédents suivi d’un patronyme, d’un nom de chose ou de clan. Nkol Eton par exemple est la colline envahie par les Eton, clan originaire du Département de la Lekie, voisin.

14Dans la région du grand Littoral [10], on observe la même configuration des noms formés à partir des préfixes signifiants, dont les plus dominants sont ya dans le Nkam qui a le sémantisme de « ceux de », « qui viennent de », « de la tribu de », « descendants de » … avec ses allomorphes ou équivalents sémantique qui sont ba (comme à l’Ouest-Cameroun), ndo, ndog ou ndok, bona ou bonè. Le toponyme Yabassi par exemple est formé de ya (descendants de) et de « Bassi » (nom de personne), ce qui donne, sur le plan morphologique, un toponyme complexe caractérisé par une double préfixation ayant signifié « ceux de ». Pris comme racine, le morphème bassi lui-même draine des sens multiples et peut traduire littéralement « ceux qui sont en bas » [11] ou encore, du point de vue anthropologique, les « esprits des morts », avec pour antonyme balop (qui sont debout, les vivants). Sur le plan socio-politique, Yabassi fait penser à la notion de classes : d’une part la classe des gouvernants (ceux d’en haut) et d’autres part la classe des gouvernés à laquelle correspond bien évidemment « ceux de bassi ».

15Quant aux autres préfixes, on aura par exemple des noms comme Bonépoupa (ceux de, ressortissants de Epoupa, patronyme), Badjop (ceux de, ressortissant de, descendants de Dieu), Nkongdjock (de Nkong « colline » et ndjock » « éléphant » c’est-à-dire la colline des éléphants). Pour ce dernier cas, on trouvera des variantes de nkong en kon comme dans Nkondok (colline des sourds), Nkongmalang (colline des nouvelles ou des palabres), Nkong-Ngoc (montagne de pierres, de rochers ou de grottes). Les préfixes ndo, ndog ou ndok qu’on a dit être l’équivalent de ba, ya, log, lok et long, bona ou bone ont non seulement les significations relevées plus haut, mais également d’autres significations comme « patrimoine de », « héritage de », « le lot de », « la part de » etc. Ce deuxième sens tire son origine des différents partages de butins ou d’autres ressources effectués généralement après les victoires de guerre, les séances de pêche ou du patrimoine foncier légué par les ancêtres, contrairement à la réalité chez les peuples du Centre, d’où des toponymes comme Ndobian qui signifie « la part de, le patrimoine de… » Bian, Ndokollo, Ndobaring, Ndog mbang, Ndokbong, etc.

16Dans le Département voisin (le Nyong et Ekelle de la même aire culturelle) on a, de manière générale, deux sous-groupes de toponymes préfixés : ceux qui sont précédés de song avec les variantes [12] soni, som, sond et soh qui signifient « tombe », c’est-à-dire en propre et par extension le lieu où a été enterré l’ancêtre, et donc le lieu de résidence d’un individu. Ils ont donné lieu à des noms comme Song Bayang, Song Mbong, Soniyanga, Sondibanga, et Sombo. Ainsi, les toponymes précédés de song attestent-ils de la réalité d’un territoire appartenant à l’individu spécifié par le second terme qui est d’office un patronyme renvoyant à l’ancêtre ou au fondateur du clan. Certains patriarches associent même la particule song à un espace baptisé et / ou titré et assimilent ainsi tous les descendants dudit ancêtre. Ensuite on a les toponymes formés à partir de boum, équivalent sémantique de ndog évoqué plus haut, qui renvoie à l’espace ou territoire appartenant à un même ancêtre ou chef de clan, ce qui donnera des noms comme Boumnyebel et Boumykok. Mais on verra que sur le plan culturel, ndog évoque le territoire commun, song la mort de l’ancêtre et boum le déplacement de celui-ci.

17Au total, on peut dire que la macro-toponymie formée par préfixation atteste de la réalité socio-historique des peuples, facteur d’identités multiples en même temps qu’elle spécifie et singularise un lieu déterminé soit par ses qualités physiques, soit par ses déterminations biologiques. On comprend bien que si sur un plan morphologique elle n’est pas innocente, elle ne l’est davantage sur le plan sémantique, d’autant plus que la (dé)nomination prend en compte le modèle des « conditions nécessaires et suffisantes » dont parle Georges Kleiber (1990 : 23).

La transparence sémantique comme stratégie de légitimation

18Contrairement à la micro-toponymie (toponymie urbaine ou « lieux de ville ») qui manifeste dans l’ensemble une certaine « opacité référentielle » du fait de la « rupture entre l’univers linguistique de dénomination et l’univers de référence contextuelle » (Tsofack et Tandia, 2003 : 125) [13], la macro-toponymie au Cameroun participe toujours d’une production du sens qui exclut de son champ opératoire l’arbitrarité. Elle est fondée, du point de vue sémiologique, sur un lien de causalité qui trouve à l’origine des sens socialement réglés qui s’établissent dans le couplage du (dé)nommant/désignant au désigné/(dé)nommé, le réel extralinguistique. On verra par exemple que beaucoup de noms ont des motifs événementiels, historiques, géographiques ou socio-culturels qui sont à la base de leur création et légitiment leur utilisation.

Les noms à base géographique

19Il s’agit ici des villages ou des quartiers qui tirent leur dénomination et leur signification des éléments du cadre physique comme le relief, l’hydrographie, la végétation, la faune etc. Parmi les toponymes hérités des éléments du relief, on peut relever déjà ceux dont les préfixes sont nkol (montagne ou colline) que nous avons évoqués supra dans la région de Yaoundé : Nkol Bong (colline de manioc), Nkol Ndongo (colline des précipices), Nkol Bissong (montagne des fourmis), etc. Dans la région du littoral, les noms formés à partir des préfixes nkon(g) (colline) ou ngog (rocher) à l’exemple de Ngog Mba (rocher éternel), Ngog Mapubi (rocher lumineux), Ngog Tos (rocher cylindrique), Ngoa Ekelle[14] (rocher suspendu) etc. évoquent une réalité ou un repère naturel bien précis qui est ici le rocher. On comprend tout le sens donné dans la localité au nom Dibang (gravier), sans doute du fait que ce village est riche en minerais. Dans la ville de Yaoundé, beaucoup de quartiers tirent leur nom d’une localisation précise, comme c’est le cas avec Etug-Ebé (de etug vieux et ebe trou, quartier situé à côté d’un ravin), Ekoualekanga (de ekou « pont » et lekanga « pourri »).

20Pour ce qui est de l’hydrographie, on peut citer, à côté de quelques noms à Yaoundé (cf. Bopda, 2003), Mapoka (lieu de rencontre des cours d’eau), Dihep (fièvre, froid, mais aussi vent ; cours d’eau caractérisé par sa fraîcheur, puisque prenant sa source sur les hautes terres de l’Ouest), Mahou (mousse, écume, issus des chutes qui parsèment le cours d’eau en question), dans la région du littoral. À l’Ouest on aura aussi des toponymes formés à partir des préfixes shi (eau) comme Shi Lua Sua (la rivière au long pont), Pa’Shi (rivière à eau rouge), Shi Ngalli (la rivière du jardin), Shi Nzingu (la rivière du jour du marché).

21Quant aux noms issus de la végétation et de la faune, on trouve bien des exemples à Douala et à Yaoundé. Ainsi de Melen (de « me » les et « alen » palmier à huile) dont sont issus les noms dérivés comme Nsimalen (de « nsi » mystique, délicat et « alen » palmier, mais « nsi » a aussi le sens de terre, ce qui donne la terre des palmiers, qui est la signification la plus probable) ; Nlongkak (de « nlong » savane et « kak » bœufs, la savane des bœufs), Messa (pluriel de « asa », safoutiers), et son dérivé Messa-Nsi (terre des safoutiers), Kondengui (de « kondo » cour, pente, domaine et « ngi » gorilles, arène des gorilles) etc.

Les noms à base historique

22L’histoire (conquêtes guerrières, migrations, activités socio-politiques etc.) a profondément influencé la macro-toponymie. Ainsi, comme nous l’avons noté pour ce qui est des noms préfixés par Fo(n) (le chef) à l’Ouest-Cameroun, beaucoup de toponymes sont issus des victoires guerrières ou des vagues migratoires à travers le temps. Par exemple Fondjomoko, nom d’un village dont l’un des descendants de Fondjomekwet, avide de terre et d’espace, conquit de nouveaux territoires sous les montagnes et se déclara « chef de la brousse ». Certains (dont on relèvera la plupart dans les régions du Centre et du Littoral) cristallisent l’histoire politico-administrative de la région ou du pays en général. C’est le cas par exemple de la construction de la ligne des chemins de fer Douala-Yaoundé qui a vu la naissance de nombreux villages dont les noms sont assez significatifs. C’est le cas de Matomb ou de « Awae » (je suis fatigué), Makot (je vais retourner), Maholè (je vais me dépêcher), Manyaï (je vais gronder) etc. qui se sont mués en désignateurs rigides (noms propres). Selon la légende, l’ancêtre fondateur de Matomb appelé Nken se trouva, après trois jours de marche, face à la colline Baguen et déclara « me tomb » (je suis fatigué), puis s’installa à cet endroit pour fonder un village. Par ailleurs, Ntogo (la canne du viellard), Makak (promesse), Bandjop (le pardon de Dieu), Mboglam (bon séjour), Nguibassal (qui manque de cultivateurs) renforcent les constats faits lors des migrations, ou les souhaits émis par les populations concernées. La plupart des noms de quartiers à Yaoundé ont un fondement historique, comme par exemple Etoa Meki (la place sanglante) qui tire sa dénomination de la pendaison d’un des chefs rivaux du roi Charles Atangana, condamné pour conspiration en 1907. Son corps dégagea beaucoup de sang qui resta incoagulé pendant près de deux ans. Nsimeyong (effroi du peuple) tire son nom de l’agglutination des chefs Ewondo sous l’initiative de Charles Atangana qui voulait bâtir l’unité du peuple Beti en 1922. Obili (contrainte, coercition) est le nom donné à un quartier du sud-ouest de Yaoundé dont les populations furent déplacées de force en 1939, depuis leur site d’origine sous l’ordre de l’administration coloniale allemande. Emana quant à lui désigne la zone dans laquelle la tribu Etudi livra une « bataille finale » qu’elle remporta contre les Mvog Tsoungui qui occupaient déjà les sites avancés de la région de Yaoundé.

Les noms à base biologique

23On regroupe dans cette catégorie les noms de lieux qui ont un réfèrent humain ou animal [15]. C’est le cas de Mom (trompe d’éléphant) qui désigne une zone jadis riche en éléphants, Mboui et Ngoung qui renvoient respectivement à « buffle » et « pélican » et furent des zones de chasse par excellence. Quant à Bomb (crâne ou tête de singe), il tire son origine de la chasse, la zone présentant une grande richesse en gibier de cette espèce.

24*

25Ainsi, la macro-toponymie au Cameroun affiche fièrement ses sources anthropo-sociologiques, géographiques et historiques. Elle cristallise donc l’identité ou l’appartenance sociale des individus qui meublent un espace précis, ainsi que le confirment les désignations anthroponymiques. En effet, tout comme les toponymes, les patronymes ont un fonctionnement sémantique évident qui leur confère non seulement une fonction identitaire, mais aussi une fonction sociale, d’autant plus qu’ils prennent la plupart leur origine dans les profondeurs des pratiques sociales ou culturelles.

26Chaque nom, comme dans le cas précédent a une histoire, bref retrace l’histoire et dit le monde. A l’Ouest par exemple, beaucoup de noms de personnes sont attribués à partir de faits culturels attestés ou ayant un motif événementiel connu. C’est ce que l’on examine à présent.

Les noms ayant un motif culturel

27Il s’agit des noms attribués à partir des pratiques culturelles ou de la coutume. Par exemple, une personne née le lié’djè (jour de l’interdit) [16] portera le nom Talié’djè (l’homme du jour de l’interdit) ou Mèlié’djè (femme du jour de l’interdit). Les jumeaux ont des noms qui se terminent par moé (homme), megne (femmes) dans la région de Bandjoun (Ngomala) ou fack (pour les deux sexes) dans la région de Dschang (yemba), à l’exemple de Kemmoé / Kemmogne, Nganmoé / Nganmegne, Youmoé / Youmegne, Kenfack, Donfack, Tsafack etc. Les parents qui ont donné naissance aux jumeaux se voient attribuer, à côté de leur patronyme initial, le préfixe de Magne / Magni (pour la femme) et Tagne / Tagni (pour l’homme). Les enfants nés immédiatement après les jumeaux ont aussi leurs dénominations, soit Kenmoé / Kenmogne, soit Kenfack en fonction des localités. Un enfant sorti du ventre par les pieds sera Tchimtchoua et les jumeaux ou l’un des deux né dans les mêmes conditions sera appelé Tchimmoé (de tchim « éjecter »).

28Les premiers et deuxièmes fils des chefs, nés immédiatement après l’intronisation, portent des noms assez symboliques. Le premier (homme ou femme) est désigné sous le nom de Tou’Kem (de tou « corne de bœuf et kem « notable ») ou de Sa’a / Saha, le deuxième porte le nom de Po’kem (le champignon des notables).

Les noms ayant un motif événementiel

29Certains événements sociaux et familiaux marquent de leur empreinte la vie de certaines familles (succès scolaire, naissance, décès, handicap mental ou physique), ce qui fait que certains parents ne manquent pas de traduire ces situations dans les désignations onomastiques.

30On aura ainsi des noms à tonalité euphorique et des noms à tonalité dysphorique.

31Dans le premier cas, le nom traduit la joie, la satisfaction, bref, la reconnaissance à Dieu, avec les particules comme Sie / Si / Shi ou Dem (Dieu) en fonction des dialectes, d’où Simeu / Simo / Demmoua (Dieu de quelqu’un), Dassie / Dassi / Da’ssie / Ndadem (Dieu seul sait, Il n’y a que Dieu, Dieu est grand), Sitchoma (Dieu a eu pitié de moi), Noumbissi / Noumboudem (Dieu a la parole), Sieyapdjè (Dieu a mis la route), Aboudem (C’est entre les mains de Dieu), Kouo Shi (Le tabouret de Dieu) etc.

32Dans le deuxième cas, les noms reflètent la tristesse, la mélancolie ou la déception des parents, comme par exemple Mimbé / Passo (détester pour rien), Guewou (enfant qui a perdu ses parents à la naissance), Nguèhèla / Menga (qu’ai-je fait ?), Lewuitekong (amitié de façade), entre autres. Mais, dans une moindre mesure, il peut y avoir des noms ayant une tonalité neutre, relevant de la fantaisie des parents, ou du snobisme, par exemple Kembou (notable), Ngwonpèmeu (le monde de quelqu’un, pour dire ses enfants), Fezeu (chef de la danse sacrée).

33Dans la région du Centre, les noms sont aussi révélateurs des relations sociales, familiales ou claniques, ou dénotent un événement familial, par exemple Abena (qui refuse), Ze (la panthère), Olounou (la colère), Samba (se réjouir), Etoa (la chaise), Ateba (le refus), Ntolo (l’aîné), Avomo (égaré), Essono (poivre sauvage), Atangana (bon parleur), Ntsama (queue), Nkoa (tronc d’arbre), Messi (les terres) etc.

34En conclusion, on peut dire que les (dé)nominations au Cameroun sont remarquables par leurs motivations sémantique et référentielle. Elles puisent dans les profondeurs de l’âme des peuples et mènent une aventure sémantique incontestable. Dans un cas comme dans l’autre, la langue est au cœur de l’activité de dénomination et mène elle aussi une véritable aventure, dans cet environnement polyphonique où les cultures se côtoient comme autant de façons de vivre. Elle traduit, comme nous l’avons vu, des identités multiples, et ceci nous amène à nous interroger sur la portée et les enjeux sociolinguistiques de ce type de discours social.

(Dé)nommer en situation d’insécurité linguistique : quelle glottopolitique ?

35A bien y regarder, la (dénomination au Cameroun pose un problème à la base, celui de l’insécurité linguistique, né du plurilinguisme, de la gestion et de la politique linguistique dans ce pays siège d’un melting pot linguistique On se rend compte que la plupart des toponymes sont des traductions plus ou moins réussies (tradutore tradittore ?) qui marquent et renseignent sur le parcours de ce qu’on peut appeler la glossogenèse. Il faut noter que le Cameroun compte à lui seul plus de 300 unités-langues auxquelles il faut ajouter le français et l’anglais langues officielles, les véhiculaires que sont le pidgin-english et le camfranglais, sans compter d’autres parlers plus ou moins standardisés marquant l’histoire. Cette histoire commence justement avec l’arrivée des peuples bantous qui s’installent dans l’Ouest du territoire de l’actuel Cameroun dès le premier millénaire avant notre ère (Tikars, Bamouns et Bamilékés). Ensuite les côtes camerounaises sont explorées en 1471 par les Portugais qui, en baptisant l’estuaire du Wouri « Rio dos Camarões » [17] (la rivière des crevettes) donnent au Cameroun son appellation actuelle. A partir de 1845, des missionnaires anglais s’installent sur le littoral camerounais et y exercent des activités d’évangélisation en utilisant le duala, à l’exclusion des autres langues camerounaises.

36En 1884, Gustav Nachtigal explore la région et signe à la demande du Chancelier Otto von Bismarck des traités avec les souverains de la côte camerounaise. Les Allemands imposent donc le duala et l’allemand aux dépens de l’anglais, ce qui provoque le premier conflit linguistique. La nouvelle politique linguistique allemande met fin à l’enseignement de l’anglais et réduit le rôle et l’expansion du duala. Dès le début de la Première Guerre Mondiale, Français, Belges et Britanniques attaquent le Kamerun (nom allemand) et en 1914, la ville de Douala tombe ainsi que toute la région côtière l’année suivante. Le Traité de Versailles (1919) fixe les conditions de paix et entérine le partage franco-britannique du « Kamerun » qui devient un territoire sous mandat de la SDN, confié à la France et à l’Angleterre. Au lendemain de l’indépendance en 1960, l’État camerounais adopte le français et l’anglais comme langues officielles au détriment de la multitude des langues nationales. En effet, peu enclin à prendre le risque de cristalliser sur des choix malheureux des susceptibilités tribales nombreuses, l’État, plus soucieux de la « politogenèse » (Renaud, 1987 : 23) s’est refusé de s’aventurer dans ce « marécage » (Ibidem) pour se consacrer à une seule entreprise, l’implantation des deux langues officielles données pour symbole et ciment de l’unité nationale.

37On voit donc que le Cameroun est passé de politique linguistique en politique linguistique, ce qui a crée une situation d’insécurité qui a déteint sur les pratiques discursives. Les toponymes par exemple sont passés de traduction en traduction (en fonction de l’idéologie dominante), d’interprétation en interprétation, de transcriptions en transcriptions. Ce fut d’abord en dialecte local, puis soit en portugais (pour les noms de la région de la côte), soit en allemand, puis en français ou en anglais, puis en pidgin-english etc. ou l’inverse, pour ne laisser parfois, qu’une forme vide, un désignateur « vide de sens ».

38Le nom du pays est lui-même victime de ces traductions plus ou moins heureuses, de « camarões » (crevettes) portugais à « Kamerun » [18] allemand, puis à « Cameroon » anglais et « Cameroun » français (formes actuelles).

39Pour des raisons d’écriture ou de transcriptions phonologiques mal saisies, la colonisation a également réécrit certains noms en les rendant opaques, laissant voir l’état de diglossie existant entre le français et les langues camerounaises réduites à un usage oral. C’est ainsi que Konzok est devenu Nkongdjock, Folekeu, Folikane (Dschang) est devenu Foreke, et Mvol Oye (promesse difficile) est devenu Mvolye. Nkam est une déformation française de Nkeu (matière jaunâtre que l’on retrouve au bord de l’eau), tout comme Ngalli (de Shi Ngalli) est une déformation en langue locale de garden anglais. Babadjou est une transcription française de Bad bad du allemand qui signifie « vous êtes puissants », Bamboutos est une déformation de Mbou’tueh (terre inoccupée), Bafoussam est la version française de (ba)fu’sap (trésor de la tranchée).

40Ces transcriptions n’ont aucun caractère d’homogénéité, et donnent à voir une véritable tour de Babel (linguistique). Ainsi, pour le même nom existent toujours plusieurs versions : l’ethnonyme Bassa, par exemple, présente plusieurs formes : bassaa – bassa’a – bassa. Même chose pour Boulou avec les variantes bulu, bulú, Bamoun – bamun, ou Ngemba – ngiemba.

41Quelques exemples concernant les patronymes : Foulifack, Folefa, Folifack, Efelefack, Fofack ou Fouelefack ; Tsofack, Tchoufack, Tsafac, Tchafack ou même Ntsafack ; Ondoua, Ondua, Ondou ; Nguidjol, Nguijol, Nguindjol, Ngijol ; Oum et Um, Ndongmo, Dongmo, Donghou, Dongmou, Dogmo etc. Les prénoms ne font pas exception : Ebenizer ou Ebénézer ; Matthias ou Mathias… Ainsi, Edjenguèle Mbonji (2006 : 82 et suiv.), pour ce qui est du cas du Littoral, a montré l’influence de la culture occidentale sur la langue et les dénominations chez les Sawa. Les noms bassa et bakoko ont cédé place aux noms duala qui se sont anglicisés pour épouser l’air du temps. Ainsi, à la suite de Brusch (1950 : 212-213), il précise que les chefferies de Bonanjo, Bonaku, Bonebela et Bonaberi sont devenues respectivement Bell Town, Aqua (Akwa) Town, Dido et Hickory Town. Même tendance avec les noms de personnes hybrides comme Looking Glass, Black Akwa, London Bell, Scott Joss … qui traduisent l’influence de l’anglais sur les dénominations locales. De nos jours, si la forme anglaise n’est plus de mise pour l’ensemble des noms et prénoms duala, des survivances persistent dans certaines familles, à l’instar de Akwa, Belle, Dayas, Fuller, Joss, Black, et bien d’autres.

42Mais ce qu’il y a lieu de relever dans l’ensemble, c’est que l’onomastique au Cameroun révèle une grande richesse, caractéristique de la multiculturalité et du multilinguisme fondateurs d’identités. Chaque nom a une histoire inhérente à son origine et à sa matérialité, il est à la fois un discours sur le monde, un discours sur lui-même et un discours sur sa langue et sa culture. La mosaïque des langues à la base des créations toponymiques ou onomastiques remet sur la sellette la nécessité de la définition d’une véritable glottopolitique en faveur des langues nationales longtemps ignorées au profit d’une « homogénéisation des ethnies appelées à se dépasser pour constituer une société individualisée par une culture propre, la culture camerounaise » (Renaud, op. cit. : 23-24) ou tout au moins en faveur d’un « parler commun » (Bruneau, op. cit.) pour sortir de la situation d’insécurité. Comment alors démêler cet « écheveau camerounien » (Homburger, 1957 : 39) dès lors que le champ refusé aux langues vernaculaires, celui de l’expression de la culture et de l’appartenance nationale avait été par avance confié aux langues officielles qui sont par ailleurs des langues étrangères ? La solution ne viendrait-elle pas peut-être du « français du Cameroun » [19] dont la « greffe » serait en train de prendre ? L’extension de ses domaines d’emploi à toutes les fonctions de la langue maternelle pour bon nombre de jeunes est l’un des indices que le français, initialement (seulement) langue officielle, est en train d’acquérir les attributs et d’assurer les fonctions d’une véritable langue nationale. Autant donner raison à Patrick Renaud (op. cit. : 33) pour qui « s’il faut chercher dans la dynamique des langues au Cameroun l’expression de sa politogenèse, c’est dans celle du français que l’on en trouve la meilleure expression ». L’État camerounais est peut-être entrain de gagner son pari sur l’unité nationale mais au prix sans doute de ses identités linguistiques et culturelles gommées par les colonisations successives. La toponymie, ou l’onomastique en général, en sont une illustration patente.

Conclusion

43En guise de conclusion, on peut dire qu’au Cameroun il est très aisé de concilier (dé)nomination et identité culturelle ou linguistique. La sédimentation de la toponymie laisse apparaître différentes couches historiques. La toponymie y est fluctuante et cette fluctuation est liée à des facteurs géographiques, linguistiques ou sociolinguistiques, rapidement parcourus dans cette contribution. Le nom n’a plus simple fonction de dénomination, n’est plus désignateur rigide, mais communique des savoirs sur la culture ou sur les communautés. La variété des formes dénominatives montre que celles-ci puisent dans les profondeurs de l’environnement socioculturel immédiat, fondé sur la langue ou le dialecte local, et ceci amène à se réinterroger sur le sort de cette multitude de langues dans une politique linguistique qui, au Cameroun, est encore mal définie ou du moins mal gérée. N’est-il pas déjà temps de concevoir une glottopolitique ouverte et assumée au sein de laquelle les langues nationales auraient une place prépondérante dans l’expression de la culture ? Même si, dans un monde en pleine mutation l’autochtonie (l’insularité) linguistique n’est plus envisageable, on comprend mal le développement durable et exclusif d’un pays dans une langue étrangère. Autrement dit, est-il concevable de maintenir une politique linguistique fondée uniquement sur le sentiment national comme le souligne fort judicieusement Foued Laroussi (2003 : 4) ?

Bibliographie

Indications bibliographiques

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  • Wilmet, M. (1991), « Nom propre et ambiguïté », in Langue française, n° 92.

Notes

  • [1]
    Il faut ajouter que le Cameroun se présente comme une mosaïque de peuples, de langues et de cultures, qui font de lui un cas singulier en Afrique.
  • [2]
    Entendons la praxématique.
  • [3]
    Ce travail a pour support un corpus constitué au terme d’une enquête de terrain menée par les étudiants du cycle de Doctorat du Département de français de l’Université de Yaoundé I, promotion 2005-2006, dans trois provinces du Cameroun (Ouest, Centre et Littoral).
  • [4]
    Par exemple Tsofack et Tandia (2003), Tandia et Tsofack (2006).
  • [5]
    La province de l’Ouest comporte huit départements répartis sur deux grands groupes ethniques, les Bamiléké et les Bamoun issus de vastes flux migratoires. Les Bamileké par exemple ont formé des lignages par essaimage autour des chefferies ou des grandes familles avec un dialecte central qui comporte de nombreuses variantes dialectales. On peut se reporter à cet effet à Tchawa (2006).
  • [6]
    Tribu formée de 6 villages qui se reconnaissent comme étant « ceux qui vont doucement ».
  • [7]
    Nous entendons ici les peuples des provinces du Centre, du Sud et de l’Est.
  • [8]
    Langue véhiculaire dominante dans la région.
  • [9]
    Même si le cosmopolitisme urbain, pour ce qui est du cas de Yaoundé, fait qu’il y a de plus en plus dilution, du fait de l’arrivée d’autres groupes humains de même ethnie ou d’ethnie différente.
  • [10]
    Rassemble une partie du Centre et une partie du sud-ouest anglophone autour du noyau qu’est Douala.
  • [11]
    Il est, dans ce cas, l’équivalent de Ndocki.
  • [12]
    Variantes résultant par exemple des transcriptions opérées par les Allemands, comme Sombo (à la base Song Mbock).
  • [13]
    Problématique reprise aussi dans Tandia et Tsofack (2006).
  • [14]
    Ngog Ekélé, quartier de Yaoundé.
  • [15]
    Le toponyme se réfère alors à une partie du corps de l’homme ou de l’animal.
  • [16]
    Jour de la semaine où toute activité économique ou agropastorale est interdite dans le village. C’est un jour de repos où généralement les grands sorciers « protègent » le village contre les malfaiteurs et les mauvais esprits.
  • [17]
    Portugais camarão « crevette ».
  • [18]
    Certains partis politiques d’obédience nationaliste continuent d’utiliser cette forme pour marquer un retour aux sources.
  • [19]
    Tout en reconnaissant dans la mouvance des recherches actuelles l’affirmation de plus en plus forte des français « régionaux » africains multicentristes ou polynomiques (De Robillard) comme vecteurs d’identités plurielles et étape de la gestion in vivo (Calvet) des plurilinguismes.
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