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Article de revue

Le nom propre : identification, appropriation, valorisation

Pages 9 à 26

Notes

  • [1]
    Prolégomènes à une théorie du langage. Paris, Minuit, 1968.
  • [2]
    Le Bon Usage. Paris, Duculot-Hatier, 1969, p. 373.
  • [3]
    La raison dans l’Histoire. Paris, UGE 10/18, 1965.
  • [4]
    La question de l’état européen. Paris, Gallimard (NRF, « essais »), 2000. Dans le même sens, voir l’article âme du monde in Godin Christian, Dictionnaire de philosophie. Paris, Fayard, Editions du temps, 2004.
  • [5]
    Terme proposé par M. Valkhoff sur le modèle de substrat, superstrat, faisant partie de ce que André Martinet a appelé la théorie des « strats », notamment dans la préface à l’ouvrage de Uriel Weinreich, Languages in contact. La Haye, Mouton, 1963.
  • [6]
    Les actes de langage. Paris, Hermann, 1972, p. 219.
  • [7]
    Christiane Olivier, Les enfants de Jocaste – L’empreinte de la mère. Paris, Denoel/Gonthier, 1981.
  • [8]
    En castillan : lengua propia.
  • [9]
    « Foro de debat : el secessionisme linguístic ». Levante, EMV digital, novembre 1998.
  • [10]
    C’est moi qui souligne.
  • [11]
    On passe les aspects non liés directement au patronyme.
  • [12]
    La Vie des mots étudiée dans leurs significations. Paris, Delagrave, 1887.
  • [13]
    Parcours de la reconnaissance. Paris, Stock, 2004.
  • [14]
    C’est toujours moi qui souligne dans cet extrait.
  • [15]
    Paul Ricœur : ouvrage cité, p. 281.
  • [16]
    Paul Ricœur : ouvrage cité, page 366.
  • [17]
    Province de langue catalane, rattachée à la France depuis le Traité des Pyrénées (1659). Auparavant région espagnole.
  • [18]
    Paul Ricœur : ouvrage cité, page 361.
  • [19]
    Sur la déconstruction : Jacques Derrida, Entretien avec Le Monde du 19/08/04 : Je suis en guerre contre moi-même. Voir également Christian Godin (ouvrage cité) article Déconstruction, « concept central de la philosophie de Jacques Derrida… ».
  • [20]
    Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité. La Haye, Nijhoff, 1961.

Introduction

1En langue, tous les mots, donc tous les noms, contractent des relations. Ils constituent ainsi une grille lexicale. Dans la terminologie de Hjelmslev [1], ce sont des fonctifs. Leur valeur sémantique étant relationnelle et les relations étant amenées à se modifier constamment, en fonction des apparitions ou disparitions de mots ; par voie de conséquence, tous les noms sont polysémiques. Ceci explique que chaque année les dictionnaires mentionnent de nouveaux sens aux items enregistrés. Cependant les noms dits propres, semblent devoir échapper à cette évolution permanente, puisqu’ils ont en principe, selon une définition classique, pour fonction d’individualiser l’être ou l’objet désigné. Il y aurait là comme un étiquetage, un arrêt de la dynamique structurale, ces mots étant affectés à une seule fonction de désignation.

2Dans sa grammaire intitulée « Le Bon Usage [2] », Maurice Grévisse par exemple, définit le nom commun comme « celui qui s’applique à un être ou à un objet, en tant que cet être ou cet objet appartient à une espèce ». Et il donne notamment comme exemple Cheval.

3Quant au nom propre, c’est « celui qui ne peut s’appliquer qu’à un seul être ou objet ou à une catégorie d’êtres ou d’objets pris en particulier ; il individualise l’être, l’objet ou la catégorie qu’il désigne ». Il donne comme exemple Anglais.

4Mis à part le fait que, dans ce dernier cas, il s’agit d’une espèce de culture et non de nature, d’êtres humains et non d’animaux, la fonction du nom semble identique : il dénomme, il identifie de la même manière, qu’il s’agisse d’une espèce de nature ou de culture.

5Dans la parole d’Adam : « tu t’appelleras Lion », ce qui est maintenant pour nous un nom commun a d’abord été un nom propre avec cette particularité de représenter non pas un individu mais d’emblée une espèce.

6Si l’on ajoute que Grévisse précise « qu’il peut se faire qu’une espèce ne comprenne qu’un seul individu : Lune, soleil, nature… Le nom qui désigne cet individu n’en est pas moins un nom commun », on s’aperçoit alors que les définitions traditionnelles du nom propre et du nom commun ne sont pas vraiment des définitions, puisqu’elles ne font pas de distinction véritable entre les deux catégories. La frontière est poreuse. Ce qui est confirmé par une « Remarque » de l’auteur : « Le langage ne met pas de barrière entre le domaine des noms communs et celui des noms propres : le passage de l’un à l’autre est fréquent » ; et de citer notamment : « un Judas (un traître), un judas (ouverture pratiquée à un plancher), un gibus, une poubelle etc… ».

7Cette confusion entre les catégories se vérifie même dans le cas des patronymes, puisque comme le dit Grévisse « les noms de famille trouvent pour un grand nombre leur origine dans la désignation d’un trait physique ou moral : Lebrun, Ledoux, Petit – d’une profession : Marchand, Leverrier, Letourneur, Charpentier – d’un lieu d’habitation ou d’origine : Dumont, Dupont, Lesuisse, Langlois – Beaucoup ne sont que des prénoms : Louis, Vincent, Benoît, Mathieu ».

8Il convient alors de s’interroger sur cette situation apparemment paradoxale. Car dans la vie de tous les jours, il est bien évident que, sauf rares exceptions, le locuteur natif sait parfaitement quand il a affaire à un nom commun et quand il est en face d’un nom propre.

9L’explication de cette clairvoyance, surprenante, si l’on s’en tient aux seules marques linguistiques, s’explique par le fait que le nom propre n’a pas seulement des caractéristiques proprement langagières, son usage ne dépend pas uniquement de règles grammaticales. Il s’inscrit également dans le domaine social et le domaine que l’on peut qualifier d’éthique, la Sittlichkeit, la « vie éthique », de Hegel [3]. En effet, le terme de propre, utilisé dans la lexie nom propre, est lui-même polysémique.

10On peut comprendre ce mot au moins de deux manières. D’abord d’un point de vue proprement linguistique, celui de la grammaire, où l’on peut essayer de dégager les marques spécifiques du nom propre qui, dans la langue, le différencient du nom commun. Mais le nom est aussi propre au sens de « bien propre », c’est à dire qu’il marque, cette fois, une appropriation sociale voire économique, une prise de possession. Enfin le nom propre et plus particulièrement le patronyme, peut-être ce qui permet la reconnaissance ou la méconnaissance, par les autres, de notre propre personne, de notre identité véritable.

11En fonction de l’approche choisie, les caractéristiques de ce que l’on appelle toujours le « nom propre », ne seront pas nécessairement les mêmes. Une certaine forme de déconstruction est, pensons-nous, heuristique.

12On s’attachera plus particulièrement aux aspects sociaux et moraux après quelques remarques sur les aspects grammaticaux de la question.

Nom propre, nom singulier

13De par le simple fait qu’un nom est nécessairement un nom d’une langue, puisqu’il n’existe pas de langue universelle, il est propre en ce sens qu’il est propre à une langue particulière. Cette remarque est également valable dans le cas d’une langue nationale. Dans ce dernier cas, ce sont les variétés dialectales, patoisantes, locales, qui vont identifier, individualiser tel ou tel mot, le rendre propre à telle ou telle région, tel ou tel milieu social.

La propriété idiomatique

14L’existence de mots internationaux, comme taxi, restaurant, hôtel, comme il existe également une cuisine dite « internationale », ne vient nuancer cette affirmation qu’à la marge. Il n’y a pas vraiment d’usage international d’hôtel ou de restaurant. Seulement un certain territoire commun, fréquenté par des voyageurs effectivement internationaux.

15Même en Allemagne, à côté du restaurant, ou de l’hôtel-restaurant, il y a le Gasthaus qui est spécifique de ce territoire, comme il y a le parador en Espagne.

16Ce caractère identificateur, idiosyncrasique, de noms par ailleurs définis en langue comme noms communs, se retrouve notamment dans tous ces mots dits intraduisibles que l’on rencontre dans toutes les langues.

17C’est le cas pour Gemütlichkeit en allemand par exemple, qui n’a pas d’équivalent direct en français et qui pour cette raison est rendu dans les dictionnaires bilingues, par un grand nombre de correspondants français. Il en va de même pour Geist, traduit par « esprit » dans la citation fameuse de Hegel sur « l’esprit du temps », le Zeitgeist, et par « âme » lorsque le même Hegel contemplant Napoléon à Iéna, croit voir en la personne de ce dernier, l’âme du monde : le Weltgeist. C’est, par exemple, la traduction de Jean Marc Ferry qui rapportait cet épisode il y a quelques années [4]. Mais un auteur comme Jacques Attali, se référant cette fois à Marx, dans le titre d’un ouvrage récent parle, lui, de « l’esprit du monde ».

18On trouve un autre exemple de cette spécificité très singulière de certains noms par ailleurs communs en grammaire, dans le terme espagnol desengaño qui évoque toute une conception morale de l’existence développée notamment par un auteur comme Gracián. Le fair de My fair lady ou de fair play (en ce cas en fonction d’adjectif), est propre au Royaume Uni et pour cette raison est utilisé sans traduction. On connaît également la saudade des Portugais, sentiment dominant dans le fado, terme ici encore non traduisible.

19On trouve dans ce type d’usage des noms, une référence à la singularité, à l’identité d’une civilisation, soit dans le domaine de la culture, comme les exemples que l’on vient de citer, soit parfois par référence à la singularité et à l’unicité d’une partie d’un territoire comme les noms de villes ou de quartiers, qui eux, non plus, ne se traduisent pas. Sauf par ignorance du fait qu’ils sont une marque de propriété. L’avenue Janvier, à Rennes, ne désigne pas le mois de l’année, mais un hispanophone a pu, de bonne foi, en parler comme de la avenida Enero.

20On ne traduit pas Broadway par « grande avenue », pas plus que « gran vía » à Madrid.

Noms en copropriété

21Lorsque les noms de villes se traduisent, ce qui arrive parfois, comme Londres pour London ou Burdeos en espagnol pour Bordeaux, cela est bien la preuve que justement, il n’y a pas dans ce cas d’identification trop singularisée. Les Français ont longtemps fréquenté leur ennemi héréditaire, de même que les Espagnols ont été nombreux à Bordeaux, lieu de passage et de résidence pour des Espagnols depuis de très nombreuses années. Il s’agit là de lieux et d’histoires partagés. Que Charlemagne ait été commun aux Français, aux Allemands et aux Espagnols, explique que Aachen est pour nous Aix la Chapelle et pour les Espagnols Aquisgrán. Il s’agit dans ce dernier cas d’un exemple de ce que l’on pourrait appeler un nom en « copropriété ». Cette appropriation sociopolitique, qui constitue, on va le voir plus loin un des aspects très importants du nom propre, au sens de « bien propre », se manifeste également dans les cas de revendication nationale et régionale d’un même territoire ou d’une même ville. Rennes est également Roazhon, Fougères est aussi Felger, quant il s’agit de la route de Fougères, rendue par Straed Felger. Propre au breton le nom identifie la région, en entrant en quelque sorte en conflit avec le nom français. Traduit comme dans le cas de Londres ou de Aix La Chapelle, il rapproche.

22Paradoxalement, un mot grammaticalement bien formé dans une langue bien définie et donc propre à cette langue, peut en venir à désigner de façon appropriée un lieu ou une chose propre à une autre culture. C’est une autre forme de copropriété qui marque cette fois l’influence d’une culture sur une autre, faisant partie du domaine qu’à l’époque d’Ascoli on appelait un adstrat [5]. Il est remarquable, par exemple qu’un mot comme gratte-ciel, emprunté à l’anglais skyscraper, a été en quelque sorte nationalisé français, par une traduction terme à terme des composants, dans ce que l’on définit généralement comme un calque. Cependant alors que skyscraper, pour les Américains, est un terme américain qui s’applique à des choses, ici des constructions, américaines… gratte-ciel, terme grammaticalement français, formé de composants français, ne sert plus qu’à désigner des choses spécifiquement américaines. Il a donc non seulement, en amont, subi l’influence de la langue américaine puisqu’il apparaît comme un calque du terme américain, mais, en aval, il restreint encore ses effets de sens, en réservant son usage à des réalités américaines. Ici encore il y a copropriété. Mot français, composé d’autres mots français, mais construction morphologique américaine et, en discours, désignation d’une réalité culturelle américaine spécifique des États Unis. Nos immeubles de grande hauteur ne s’appellent plus des gratte-ciel, mais des tours : la tour Montparnasse, les tours de La Défense etc. On n’utilise plus gratte-ciel que lorsque l’on parle de l’Amérique ou plus précisément des États Unis. Ce métissage grammatico-social est typique des situations de contact.

23Le simple fait de parler de gratte-ciel permet donc l’évocation immédiate des États Unis au même titre que si l’on mentionnait explicitement New York ou Hollywood. Ce qui montre bien que gratte-ciel est devenu une sorte de nom propre bilingue, qui participe au pouvoir d’évocation du nom propre, qui par sa seule mention, peut condenser toute une histoire ou une culture. Comme le dit John Searle, citant Frege [6] : « les noms propres constituent ‘un type de description abrégé’ ».

24Par rapport au nom commun, le nom propre, et parce qu’il participe justement à une histoire ou à un mythe, a un grand pouvoir d’évocation. Lorsque Nietzsche oppose Apollon et Dionysos, en deux mots il oppose toute une conception de la vie, de la morale et de l’art, sans avoir besoin de développer davantage. L’évocation des Atrides ou des Labdacides, le titre d’un ouvrage comme Les enfants de Jocaste[7], nous introduisent immédiatement dans le vaste domaine de la civilisation grecque et les troubles profondeurs de la psyché Freudienne.

Les marques de l’indétermination

25Cette personnalisation des noms qui tient à l’existence de langues plurielles nous amène logiquement à étudier le deuxième point de notre propos, à savoir, le nom propre comme cas particulier du bien propre.

26Mais auparavant, et pour conclure ce bref survol des caractéristiques du nom propre en langue, on mentionnera l’existence de marques spécifiques qui ont pour fonction de contester, de nier, la propriété du mot, dans le sens d’individualisation, de singularisation. A contrario l’existence de ces marques spécifiques prouve l’existence de noms propres, que ces marques ont justement pour fonction d’ignorer ou de contester.

27Ce sont les marques de l’indétermination, celles qui correspondent, on le verra, à la méconnaissance sur le plan moral.

28On citera ces noms bien connus : Les Un Tel, pour la France, Fulano de tal, pour l’Espagne, John Doe pour les USA, John Bull, pour le Royaume Uni etc.

29C’est le nom propre de l’anonyme.

30Avec la même intention, celle de dénommer sans individualiser, de désigner sans désigner, on trouve des expressions comme Le Machin, utilisée par le Général de Gaulle, à propos de l’ONU.

31Mais on voit bien, dans le passage de Un tel à Machin, la connotation morale qui s’instaure et qui fait que, si sur le plan strictement grammatical on a affaire à un même refus de la propriété, au maintien dans l’anonymat, le deuxième vocable traduit en outre une forme de mépris que le premier terme n’évoque pas.

32Mais le nom propre n’est pas seulement ce qui individualise ou personnalise ce qu’il désigne. Il marque aussi ce qui appartient à une personne physique ou morale, ce qui peut être possédé ou revendiqué comme bien personnel.

Le nom propre comme bien propre

33Pour mieux faire comprendre ce passage tout naturel de la discrimination, la singularisation, opérée par le nom propre, à la propriété, comprise cette fois comme propriété d’un bien, il peut être pertinent d’examiner le cas de ce l’on appelle, en droit, la « langue propre ».

34La singularisation idiomatique qui fait que tout nom est situé dans un lieu et inscrit dans un temps, ne vaut pas seulement pour les mots de la langue, mais pour la langue elle-même. Ceci nous amène, à côté de la question du nom propre, à évoquer le cas de ce que des sociolinguistes, appellent « la langue propre », dont l’emploi est normalisé par les différentes « lois de normalisation linguistique », qui existent notamment dans les régions espagnoles bilingues.

Mot propre, langue propre et nom propre

35La langue propre [8] est définie comme la langue démolinguistiquement dominante sur un territoire et composée d’un groupe de langue maternelle (GLM) stable. En Espagne, il s’agit en fait de la « langue du territoire », c’est à dire le territoire régional. Position contestée par d’autres linguistes qui font remarquer que les castillanophones sont démolinguistiquement les plus nombreux dans toutes les régions du territoire espagnol et que pourtant aucune région bilingue, n’a attribué au castillan le statut de langue propre sur son territoire. Seule, la langue régionale, distincte de la langue nationale : catalan, basque, galicien, voire valencien, s’est vue attribuer cette qualification.

36Ce dernier cas est particulièrement intéressant, car il fait apparaître la même signification de propre dans l’emploi des lexies : nom propre et langue propre. On emploie ici propriété dans le sens de possession d’un bien. Dans le cas de la langue propre, c’est un bien essentiellement culturel ; dans le cas du patronyme, par contre, la référence au bien matériel existe parfois, on le verra.

37Pour en revenir au valencien, pour la quasi-totalité des linguistes et notamment ceux de l’Université de Valence elle-même, ce que l’on appelle valencien est une variété du catalan. Pour les militants de la cause du valencien c’est une langue originale. Les membres de l’association Lo Rat Penat (la chauve-souris) considèrent en effet que le valencien est une langue distincte du catalan. Ils invoquent à cet égard des exemples littéraires, historiques, voire grammaticaux. Ce n’est pas le lieu ici d’en débattre, mais nous retiendrons seulement de ce conflit, la façon dont les tenants de l’autonomie linguistique valencienne abordent le problème des mots considérés comme catalans ou valenciens.

38Comme les ressemblances entre valencien et castillan sont très importantes, les défenseurs de l’existence d’une langue valencienne ne se risquent pas à contester ces ressemblances, mais ils en tirent paradoxalement argument pour justifier l’existence d’une langue valencienne authentique.

39Dans un article de 1998, évoquant un fals secessionisme (une fausse sécession), Joan Batista Sancho Gea compare le valencien et le catalan à deux sœurs jumelles [9]. Ce n’est pas parce qu’elles se ressemblent qu’il faut les confondre, mais il convient au contraire de respecter la personnalité de chacune. La marque de l’oppression du valencien par le catalan consiste, selon lui, à institutionnaliser dans les institutions et les écoles le mot catalan à la place du mot valencien : doncs au lieu de puix, dues au lieu de dos, petita au lieu de chicoteta, tenir ou venir pour tindre ou vindre, condueix pour conduix (morphologie verbale) etc.

40Comme on le voit dans ce cas particulier, le nom propre c’est ici, celui de la langue propre. Et cette langue c’est celle du territoire, en l’espèce le territoire valencien. Et cette langue propre fait l’objet d’une revendication de propriété. Il est exclu qu’elle se fonde en une autre, qui lui ressemble, et qu’elle disparaisse en tant que telle.

41On a donc trois emplois du mot propre. Dans le premier cas on rencontre le mot propre, c’est à dire, en rhétorique ou en discours, le mot parfaitement approprié à l’objet désigné ou au contexte particulier. C’est ce qui caractérise notamment le langage technique. Le profane a « mal aux dents », le praticien soigne la molaire ou l’incisive.

42Le deuxième cas, c’est celui du nom propre, au sens traditionnel, c’est à dire celui qui individualise.

43Enfin il y a un troisième emploi possible.

44C’est celui qui fait de propre un marqueur de propriété privée avec la connotation de bien revendiqué comme un bien propre, que ce bien corresponde à une chose de valeur marchande, ou, comme c’est le cas le plus souvent, à une valeur de nature culturelle ou éthique.

Le nom propre, patrimoine propre

45Ce que l’on vient de voir dans l’exemple du valencien, qui relie le nom de la langue au territoire régional et en fait une marque de propriété, au sens de particularité mais en même temps d’héritage culturel, s’applique également, et paradoxalement, au patronyme.

46Paradoxalement disons-nous, parce que, comme on va le voir également, le nom de famille, le nom propre, le patronyme, par définition, échappent juridiquement à la sphère de l’échange marchand. Mais historiquement, ce lien existe. Car il y a un lien dès l’origine entre le patronyme et le patrimoine.

47On voit apparaître ce lien, notamment, dans la tradition occidentale, à l’époque des monarchies. Le titre nobiliaire est bien quelque chose qui s’apparente au nom propre. Mais ce titre nobiliaire n’allait pas sans un patrimoine, en l’espèce un patrimoine foncier, un domaine attribué au récipiendaire. Être duc ou marquis c’était, du moins en principe, être propriétaire d’un domaine. Dans le conte de Perrault, le chat botté profite de ce lien entre le titre et le domaine, pour énumérer devant les voyageurs ébahis, les terres qu’il dit appartenir au marquis de Carabas, reconnu de ce fait, comme grand seigneur.

48Ce lien était reconnu par le droit positif, qui, avant la loi du 6 fructidor an II, incorporait le nom de terres nobles au nom patronymique (Cassation 1° chambre civile 23 juin 198). La loi du 6 fructidor précitée a mis un terme à cet usage puisqu’elle dispose qu’« aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son bulletin de naissance … ». C’est là une innovation révolutionnaire, c’est à dire récente.

49Un usage remarquable qui manifeste ce lien entre nom, titre et biens, notamment fonciers, est celui du mot espagnol hidalgo. L’hidalgo est un noble. Ce qui est curieux, c’est que le terme n’évoque pas la filiation personnelle : fils de tel ou tel, mais littéralement l’héritage matériel de biens propres. L’hidalgo est littéralement le « fils de quelque chose ». Le quelque chose en question se réfère à un bien matériel, une richesse. Comme le dit J. Corominas dans son Dictionnaire étymologique : « par imitation de l’arabe ibn : hijo et algo qui comme c’est courant au moyen âge, veut dire richesse, biens ».

50Avant d’aborder l’évolution du statut du patronyme dans l’histoire et le droit, il convient pour conclure provisoirement ce passage sur les liens du nom propre et de la propriété marchande, d’évoquer le cas particulier des noms de marques, ceux que l’on qualifie parfois « d’appellations contrôlées ».

51On donnera un exemple qui nous paraît particulièrement éclairant. Champagne est incontestablement un nom propre qui désigne, identifie, individualise, une région française. Mais de cette région provient un produit alimentaire fameux, qu’on appelle le champagne. Il ne s’agit pourtant pas ici, dans l’usage socioéconomique qui en est fait, d’un nom commun comme vin. Certes en grammaire, on boit du champagne comme on boit du vin. Mais si le terme vin peut s’appliquer à tous les vins, y compris le champagne, il n’est ni possible ni légal d’utiliser le terme champagne pour désigner tous les vins mousseux comme du champagne. Les Espagnols qui parlaient d’abord de champán à propos du « vin méthode champenoise » qu’ils fabriquaient, ont dû inventer un nouveau mot : cava, pour éviter toute confusion avec le champagne de France. Mais la protection de l’identité du champagne, va au-delà de ce qui pourrait s’interpréter comme une protection contre la contrefaçon. Christian Dior qui avait voulu appeler un de ses parfums « champagne » a dû y renoncer, et l’appeler finalement « ivresse ». Les producteurs de Champagne ont en effet estimé que l’usage cosmétique du champagne était de nature à entraîner des confusions et à atténuer l’irréductible identité du vin de champagne.

52Dans le champ des noms de domaine (et c’est également vrai pour Internet), il y a propriété de biens susceptibles d’échange marchand, il y a un lien entre le nom et une valeur matérielle, marchande.

53Un cas particulièrement éclairant sur ces rapports entre le patronyme et la valeur marchande nous a été offert dernièrement à l’occasion de la célébration de l’anniversaire de la naissance de Mozart.

54Lors d’un débat télévisé consacré à cet événement, une journaliste de Challenges, la revue financière, faisait observer qu’une étude d’un institut spécialisé avait calculé que le chiffre d’affaires de tous les produits avec la marque « Mozart », ce que l’on appelle généralement produits dérivés, dépassait celui d’une société comme L’ORÉAL, une des plus grosses capitalisations de la place de Paris.

55Parmi ces produits, citons notamment les fameux Mozart Kugeln, sortes de boules (kugeln) en chocolat, praline … très réputées et très vendues en Allemagne et en Autriche.

56La fine « Napoléon » n’aboutit probablement pas à un tel résultat. C’est la revanche d’Austerlitz.

57On pourrait penser qu’à notre époque ce lien du nom avec une valeur marchande a disparu. Il existe cependant un cas qui mériterait de plus amples développements, mais qui constituerait à lui seul un objet d’étude, c’est le conflit qui se produit fréquemment entre propriétaires d’un même nom propre. On voit naître un litige entre le nom comme patrimoine et le nom comme marque d’identité.

58On peut prendre d’abord l’exemple d’Inès de la Fressange. Mannequin modèle de haute couture, elle crée sa propre ligne de produits dérivés et vend son nom, qui est également sa marque, à un fonds d’investissement. A partir de là, elle s’est engagée à ne plus se prévaloir de son nom pour des utilisations commerciales. Insatisfaite de la façon dont ledit fonds utilise sa marque, qui est également son nom, elle fait un procès et regagne le droit de pouvoir utiliser à nouveau son nom à des fins commerciales.

59Autre cas intéressant, le procès entre le fils d’Alain Delon et Alain Delon lui-même, pour savoir si le fils a le droit d’écouler une ligne de blousons avec la marque « Delon », qui est quand même son patronyme. Selon les dires du fils, c’est le père qui a perdu.

60Autre exemple pittoresque, celui de Zavatta : « le clown le plus payé du monde » (ce qui n’était pas un exploit quand on sait qu’il était également le propriétaire du cirque où il se produisait). Il avait fait un procès à ses enfants pour leur interdire de donner le nom de Zavatta, leur patronyme, à leur propre cirque. Le jugement de Salomon a été rendu. Seul Achille Zavatta, le père, a pu appeler son cirque « Achille Zavatta », les enfants devant se contenter du patronyme seul : « Cirque Zavatta ».

61Tous ces cas sont intéressants parce qu’ils démontrent l’aptitude de catégories considérées d’abord comme homogènes et relevant du seul domaine grammatical, à se fractionner progressivement en un certain nombre d’autres catégories, en fonction du rôle qu’elles peuvent jouer dans la société.

62De nos jours cependant, si un nom a de la valeur, on y voit d’abord une valeur d’ordre moral, pas une valeur marchande.

Le patronyme entre l’être et l’avoir

63Le lien d’origine féodale avec la propriété foncière est en effet en contradiction avec la caractéristique moderne du nom propre, celle qui nous vient de notre héritage révolutionnaire. En effet le patronyme c’est ce qui identifie comme personne, comme sujet de droit et tout particulièrement comme citoyen. Avoir un nom, c’est bien une forme de possession, mais c’est une possession un peu particulière, ce qu’en droit on appelle « la possession d’État », l’état dont il s’agit ici, c’est l’état des personnes.

64La définition juridique de la possession d’état dit bien à quel point le nom, inscrit la personne dans la société et dans l’histoire.

65Voici la définition qu’en donnent les articles 311-1 et 311-2 du code civil.

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311-1 – La possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui indiquent le rapport de filiation et de parenté entre un individu et la famille à laquelle il est dit appartenir.
La possession d’état doit être continue.

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311-2 – Les principaux de ces faits sont :
Que l’individu a toujours porté le nom[10] de ceux dont on le dit issu ;
… [11]
Qu’il est reconnu pour tel dans la société et par la famille ;
Que l’autorité publique le considère comme tel.

68On voit ici de façon éclatante, la différence qui existe entre le nom propre comme patronyme, et le nom commun.

69Si sur un plan purement lexical ou grammatical, il est en principe difficile de faire la distinction entre nom propre et nom commun, si, avons-nous dit, à ce niveau, les frontières sont poreuses… il en va tout autrement au niveau social et juridique.

70Il ne s’agit plus ici de « la vie des mots » pour reprendre l’expression d’Antoine Darmesteter [12] mais de la vie des personnes et de leur insertion dans la société et dans l’histoire.

71On connaît la fameuse réplique de Voltaire au Grand Seigneur qui lui reprochait sa roture : « Mon nom, Monsieur, je le commence, vous finissez le vôtre ».

72Quand on utilise l’expression, « se faire » un nom, cela veut dire, inscrire ce nom et sa personne dans l’histoire, acquérir de la renommée, atteindre à la célébrité.

73Mais avant que la personne se fasse un nom, c’est le nom qu’elle porte qui l’a déjà socialement inscrite dans la société à laquelle elle appartient.

74Comme l’écrit Paul Ricœur [13], « Dès l’autodésignation de la forme : « moi, un tel, je m’appelle… » l’autoassertion présuppose un acte d’adoption par autrui sous la forme de l’assignation d’un nom propre ; par le truchement de l’état civil, tous me reconnaissent comme sujet, avant même que j’aie, par éducation, déployé la capacité de me désigner moi-même ».

75Cette inscription dans le lignage est justement ce qui va entrer en contradiction avec l’aspect patrimonial du patronyme. En fait, dans les deux cas, il s’agit bien d’un héritage : des biens matériels, de la richesse, un nom et un domaine dans le cas du titre nobiliaire, mais cette fois, il s’agit, en quelque sorte d’un héritage d’être, qui échappe à la notion de valeur marchande. Il s’agit comme le rappelle Ricœur après Pierre Legendre, de « l’inestimable objet de transmission ».

76

-« Le projet parental dont je suis issu… s’inscrit dans le mot transmission : transmission de la vie, transmission de la légende familiale, transmission d’un héritage de biens marchands et non marchands, transmission enfin résumée dans l’assignation d’un nom : je m’appelle…, mon nom est …c’est cette contraction du trésor de la transmission dans la nomination qui autorise à parler une première fois de reconnaissance dans le lignage… En un sens toute naissance accueillie est une adoption, non seulement par le père mais aussi par la mère. L’un et l’autre ont été autorisés par le système à me transmettre un patronyme et à me choisir un nom. En retour de cette autorisation à me nommer, je suis autorisé à continuer à mon tour la transmission, au nom de ceux qui m’ont fait leur héritier et à occuper le moment venu la place du père ou de la mère… En bref parce que j’ai été reconnu fils ou fille de, je me reconnais tel, et, à ce titre, cet[14] inestimable objet de transmission, je le suis »…

77Ce caractère inestimable du nom fait que dans nos sociétés, le patronyme échappe à l’échange marchand, il n’a pas de prix ; c’est pourquoi aussi la transmission du patronyme a sa traduction dans l’ordre juridique. Les noms sont inaliénables. Les achats, par certains, de titres de noblesse monténégrins ou autres, sont sans valeur juridique pour l’état civil. On ne vend pas plus son nom que son corps ; par contre le don est possible, par l’adoption ou à la science dans le deuxième cas. Le nom est juridiquement imprescriptible et inaliénable.

78Les exigences de la conjugalité voire de la parité entre hommes et femmes viennent cependant quelque peu atténuer la rigueur du principe.

79Même sur le plan strictement grammatical, le lien conjugal vient modifier les règles d’une certaine forme d’accord.

80C’est le cas des rapports entre nom et prénom. On peut trouver ainsi un prénom masculin accolé au nom de la femme, le tout étant précédé du mot Madame. Il suffit de lire les pierres tombales pour s’en rendre compte. Madame Alexandre Dupont, Madame Joseph Durand, indiquent que Madame Durand ou Dupont était l’épouse de Monsieur Alexandre Dupont ou Joseph Durand.

81Mais cette fusion entre le nom de la femme qui n’est plus reconnue comme telle que par le mot Madame, et le nom du mari, qui si l’on peut dire prend toute la place, est actuellement contrebalancée par l’exigence moderne de la parité et de l’autonomie féminine.

82C’est ainsi qu’une loi du 4 mars 2002 dispose dans son article 4 :

83

« Lorsque la filiation d’un enfant est établie à l’égard de ses deux parents… ces derniers choisissent le nom de famille qui lui est dévolu : soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés dans l’ordre choisi par eux dans la limite d’un nom de famille pour chacun d’eux ».

84Cependant une enquête récente faisait apparaître que peu de familles avaient usé de cette possibilité nouvelle. Il y a à cela une raison facile à comprendre. La propriété du nom comme possession d’un bien propre, entre ici en conflit avec le nom comme grammaticalement discriminant, individualisant. Sans entrer dans le détail on reprendra ici une description que donne Ricœur des liens entre lignage et conjugalité [15] :

85

« La famille recroise des liens verticaux de filiation avec les lignes horizontales de la conjugalité… Au premier regard jeté sur le système généalogique, ce qui frappe, c’est la position de l’ego au bas d’une échelle ascendante qui se divise selon deux lignes, paternelle et maternelle, lesquelles se dédoublent à leur tour, à mesure qu’on remonte la chaîne des générations, doublant chaque fois des places elles-mêmes doubles, patri et matri linéaires (avec sur chaque ligne, des relations de fratrie), à leur tour impliquées dans des relations verticales de lignage. Des noms sont attribués à ces places : père, mère grand-père et grand-mère, oncle, tante, neveu, selon les degrés de parenté accessibles au comptage ».

86Si l’on ajoute à cette situation familiale type, l’existence récente, mais de plus en plus répandue, des familles recomposées ou éclatées (suivant le point de vue), il va devenir de plus en plus difficile de repérer dans ces relations complexes, la coïncidence d’une place et d’un nom. À l’éclatement familial correspondent l’éclatement et la dispersion lexicale.

87Pour aller, justement, dans le sens d’une identification facile de la famille et des enfants on comprend le développement limité de cette nouvelle loi.

88C’est également la raison pour laquelle le législateur a cru bon de tempérer lui-même l’application de la loi.

89

« Toute personne à qui le nom d’un de ses parents a été transmis en application [de la loi précitée] peut y adjoindre en seconde position le nom de son autre parent, dans la limite, en cas de pluralité de noms, d’un seul nom de famille.
Lorsque l’intéressé porte lui-même plusieurs noms, il ne conserve que le premier de ses noms de famille portés à l’état civil ».

La reconnaissance par le nom

90Identifier une personne c’est précisément la reconnaître. Mais cette forme de reconnaissance n’est pas la seule. Être reconnu, c’est non seulement être identifié, c’est également comme le fait remarquer Paul Ricœur, être apprécié, estimé à sa juste valeur. Dans les deux cas, la nomination est importante. Ce qui me prouve que j’ai correctement identifié une personne c’est, comme on dit familièrement, que je peux mettre un nom sur sa figure. Mais c’est également par le nom que l’on accède à la célébrité, à la reconnaissance collective.

Être méconnaissable, être méconnu

91Après un accident, ou suite aux atteintes du temps, il arrive parfois que l’on dise d’une personne : « J’ai rencontré un tel, mais j’ai failli ne pas le reconnaître, il était méconnaissable ».

92A propos d’un artiste, d’un écrivain ou d’un savant, il arrive que l’on dise aussi : « c’est un génie méconnu ».

93Comme on le voit, l’absence de reconnaissance qui est commune aux deux situations précédentes n’est pas du même ordre.

94Dans le premier cas, on dira qu’il s’agit d’une identification incertaine ou problématique, de la personne, à partir, notamment, de son aspect physique.

95Dans le deuxième cas, ce qui est en question, c’est la personnalité et la reconnaissance d’une valeur (en l’espèce valeur morale ou intellectuelle), que les autres, la nation, ses confrères ou le reste du monde, n’ont pas perçue chez la personne en question. C’est le cas bien connu des peintres ou des auteurs dits maudits.

96Dans ce dernier cas de figure, le nom propre joue un rôle important, car c’est par lui que la personne est nommée, mais aussi pourrait-on dire également renommée ou au contraire ignorée.

97L’oubli, l’altération, volontaires ou involontaires, du patronyme, constituent un cas particulièrement significatif de ce que Ricœur appelle « méconnaissance », terme qui sur le plan éthique fait pendant à « reconnaissance » dans le deuxième sens où nous l’avons employé. Il correspond à la « méprise », lorsqu’il y a erreur sur la personne, c’est à dire erreur d’identification.

98Nous avons précédemment fait une rapide allusion à cette méconnaissance en évoquant le mot « Machin » utilisé par le Général de Gaulle pour désigner l’ONU. Le mépris est évident. Le même mépris apparaît quand on ignore volontairement le nom propre de quelqu’un en utilisant un pantonyme du genre de celui employé par de Gaulle. Que l’on songe par exemple au titre d’un roman d’Alphonse Daudet : Le petit Chose.

99Chose ou Machin expriment le même dédain, la volonté de ne pas reconnaître la personne morale ou physique par son vrai nom. Celui qui sert ou devrait servir à l’identifier.

100L’importance de la prononciation correcte du nom propre comme marque de l’attention que l’on porte à la personne, donc marque de reconnaissance de sa valeur personnelle, se remarque facilement. La simple erreur d’identification, l’erreur sur la personne qui fait que l’on appelle quelqu’un par le nom d’un autre (ce qui n’est logiquement qu’une méprise), est déjà ressenti comme une forme de méconnaissance, même si elle est involontaire. On sait bien que chacun d’entre nous réagit assez mal, soit par une certaine irritation, soit par un commentaire ironique, lorsque la personne qui s’adresse à nous « écorche » notre nom.

101Il y a bien là en effet, quelque chose de l’ordre de la blessure. On se sent blessé.

102Une excellente publicité pour une banque internationale britannique, a été récemment diffusée sur les écrans télévisuels et cinématographiques. Il s’agit d’un homme d’affaires, Monsieur Langlois, que ses fonctions appellent à voyager un peu partout dans le monde. L’image nous montre alors la séquence des différents accueils qu’il reçoit dans les hôtels, les officines de location de voiture ou les banques. A chaque fois son nom est déformé par un interlocuteur qui ne maîtrise pas suffisamment le français. Jusqu’au moment où il arrive à la Banque HSBC, pour ne pas la nommer, où celui qui l’accueille prononce cette fois correctement son nom. Et la publicité conclut en substance : HSBC, la banque qui vous reconnaît… pour ce que vous êtes, c’est à dire conformément à votre identité authentique, à votre juste valeur.

L’honneur du nom

103On peut utiliser le terme de valeur tant dans le domaine matériel que moral ou culturel. Nous avons précédemment évoqué les liens qu’entretenait le patronyme avec les biens ou les richesses matérielles, les domaines.

104C’est le moment maintenant de montrer les liens encore plus étroits que le nom entretient avec l’idée que l’on se fait de soi, avec l’honneur qui est souvent l’honneur du nom.

105Des affaires célèbres qui ont défrayé la chronique judiciaire ont mis en relief le lien entre le nom de famille et le regard qu’autrui porte sur la personne qui porte ce nom. A chaque fois, ce qui est en question c’est la responsabilité de la personne, l’imputabilité qui lui est faite d’être responsable de tel ou tel acte mettant en jeu son honorabilité, son honneur, en général tout ce qui fonde l’estime de soi. C’est l’affaire Calas où Voltaire intervient en défense de Calas condamné injustement. C’est l’affaire Dreyfus où dreyfusards et anti-dreyfusards ont opposé l’honneur du capitaine et celui de l’armée française.

106Enfin tout récemment, c’est le cas de l’affaire Seznec. Le premier moment de cette affaire c’est la condamnation de Seznec pour un meurtre qu’il aurait commis dans des circonstances non élucidées. Condamnation sans preuves directes, mais fondées sur des présomptions.

107Cette affaire qui a fait grand bruit à l’époque, est de nouveau devenue célèbre, depuis que le petit-fils du condamné, devenu avocat, a tout entrepris pour faire reconnaître l’innocence de son grand-père. Il convient en effet de saluer le talent et l’opiniâtreté de quelqu’un capable d’obtenir le principe d’une révision d’un procès.

108Il s’agit bien dans cet exemple d’une atteinte à la réputation d’un lignage, identifié par son nom : les Seznec, et de la volonté de l’héritier de recouvrer l’honneur de ce nom. Il s’agit bien d’être reconnu, dans sa dignité, dans l’estime de soi, qui ont été méconnues à partir d’un jugement supposé non fondé. Dans les trois cas cités on assiste à une procédure de réhabilitation, l’actuel porteur du nom de Seznec, pour reprendre la formule de Ricœur « se reconnaît dans le lignage ».

109A ce niveau, il convient donc d’élargir la remarque de Frege qui ne vise que la valeur descriptive du nom propre. Sur le plan existentiel, il synthétise également l’inscription de la vie dans l’histoire.

110Comme l’écrit encore Ricœur : « une histoire de vie se rassemble sous un nom propre, qu’un autre a prononcé avant qu’il le soit par la bouche qui se nomme »[16].

111Rappelons également l’opprobre qui frappait, il n’y a pas encore si longtemps, les enfants qui ne portaient pas le même nom que leur père. L’injure « bâtard », qui discrédite immédiatement une filiation, discrédite indirectement un nom propre (celui de la mère).

112Selon le niveau d’analyse, la reconnaissance de l’identité peut conduire à des contradictions apparentes.

113Arago, le célèbre physicien, astronome, mais également homme politique français s’était fait apostropher par un : « Vous n’êtes pas français Monsieur Arago », remarque qui prenait en compte l’aspect du nom Arago, qui semble venir d’une langue ou d’un dialecte d’outre Pyrénées. Arago était effectivement né dans le Roussillon [17]. Le nom propre à une langue, qui identifie par sa forme, un dialecte originaire, s’oppose ici à l’autre aspect du nom propre qui, comme patronyme, sert à identifier un individu. On peut s’appeler English, Poniatowsky, Sarkozy ou Arago et être citoyen français. C’est la reconnaissance du statut juridique de la personne comme citoyen et sujet de droit, qui est ici méconnue par une reconnaissance perverse de l’origine linguistique du nom.

Conclusion

114Cet aspect de la reconnaissance de la personne par le nom, par le patronyme, correspond à ce que Ricœur appelle : « la reprise du sens logique de l’identification dans son sens existentiel et sa récapitulation dans l’être reconnu à la faveur des expériences de lutte pour la reconnaissance… »[18].

115Ce passage du sens logique au sens existentiel n’est pas une évolution chronologique ou théorique. Dans toute identification par le nom propre, il y a également, plus ou moins marqué, un jugement de valeur sous-jacent, une reconnaissance au sens existentiel, tacite ou explicite.

116Le nom propre est donc susceptible d’être analysé à plusieurs niveaux. Pour reprendre l’expression de Jacques Derrida [19], il est utile de déconstruire la notion.

117D’un point de vue proprement linguistique, le nom propre est à la fois un signe et comme tel, il est, avons-nous dit, défini par différence avec les autres signes, il est donc polysémique, ce qui est contradictoire de son usage en discours. A ce niveau, en effet, il vise à la fixité, à la précision monosémique. Il tend à être une étiquette. Mais sa valeur de signe en grammaire lui interdit cet idéal de l’identification, et nous avons vu quelles frontières poreuses existaient entre le nom propre et le nom commun dans la grammaire traditionnelle.

118Jamais un signe ne sera une étiquette. Peut-être s’en rapproche-t-on lorsque le nom propre accède dans certains cas (très rares) à la dignité de paradigme, au sens platonicien du terme, c’est à dire lorsqu’il devient un mythe : « C’est un Casanova, c’est un Don Juan, un Tenorio. C’est un nouveau Pic de la Mirandole ». Ou encore, s’appliquant cette fois à tout ce qui apparaît extraordinaire dans l’expression espagnole déjà ancienne : « Es de Lope », c’est à dire digne de ce génie extraordinaire qu’était Lope de Vega.

119Par contre une identification parfaite, et définitivement non équivoque nous est donnée par les chiffres et plus précisément par le matricule. Ici plus de méprise possible. Au matricule R 220, par exemple, correspond un individu et un seul. Mais on observera alors que l’on sort du langage pour entrer dans l’arithmétique, et qu’on quitte les mots pour les lettres. Paradoxalement, au comble de la précision dans l’identification ainsi produite, correspond le comble de la méconnaissance, du mépris, sur le plan existentiel. Réduite à un matricule, la personne n’est plus une personne. C’est ce que démontre assez l’épisode effrayant des camps de la mort.

120Dans un registre plus apaisé, on se souvient peut être de ce cri : « je ne suis pas un numéro » lancé par le héros de la série culte télévisée intitulée Le prisonnier. Le héros, ancien agent secret, se retrouve dans une sorte de petit village prison où personne n’a de nom mais possède un numéro qui sert à l’identifier.

121Le nom se trouve donc situé en équilibre instable, dans la dynamique lexicale, avec une propension à passer instantanément du nom commun au nom propre et vice versa. La visée en discours tend à arrêter l’incessante mobilité du signe dans la dynamique de la structure. Comme on l’a vu dans la définition juridique de la possession d’état « la possession d’état doit être continue ». L’identification est d’autant plus sûre qu’elle remonte plus loin dans le temps. C’est la reconnaissance dans le lignage précédemment évoquée : « … L’individu a toujours porté le nom de ceux dont on le dit issu ». Le nom propre accédé ainsi à la permanence qui est refusée au signe en tant que tel.

122Si l’on rapproche cette caractéristique du fait, précédemment évoqué, que la propriété d’un domaine foncier accompagnait généralement la possession d’un titre nobiliaire, on s’aperçoit que l’intégration du nom propre dans la vie sociale en tant que patronyme, aboutit à donner au nom propre une étendue, celle du domaine, et une permanence, celle du lignage. On remarquera que cette double caractérisation correspond aux deux définitions modernes de la substance en philosophie : l’étendue chez Descartes et la permanence chez Kant.

123L’usage social du nom propre nous ramène ainsi paradoxalement à la définition aristotélicienne et traditionnelle du nom, celle de « substantif », même si chez Aristote ce n’est plus la même définition de la substance.

124La substance dont le patronyme est la manifestation, est dans ce cas une personne. A l’instar du visage chez Emmanuel Levinas [20], il est permis de dire que le patronyme est l’épiphanie de la personne. Si de façon naturelle et immédiate, c’est le visage qui, pour Levinas, a cette fonction, dans le monde social c’est le nom qui annonce et révèle la personne. Et si le visage, comme le reste du corps, finit un jour par disparaître, le nom lui demeure, et suffit à provoquer dans la mémoire l’apparition de la personne disparue.

125*

126Pour terminer sur une note plus festive, on pourrait évoquer ici les manières variées par lesquelles se fait appeler un héros emblématique de notre temps, à savoir ce fameux agent secret qu’est James Bond.

127Ce dernier décline en effet toutes les formes d’appellation que nous avons eu l’occasion d’évoquer précédemment.

128C’est d’abord un nom commun dans le domaine financier, au sens de « bon », de « titre financier », on se souvient de ces fameux Junk-Bonds, nés de la crise de la bourse et de l’éclatement de la bulle financière.

129Mais James Bond est surtout connu et exactement identifié par son matricule : 007. Et l’on sait qu’il demande parfois des nouvelles de 006 ou 005. Cette identification nous révèle l’existence d’un agent secret dont la véritable identité demeure en principe cryptée.

130Lorsque cet agent rencontre ses supérieurs de la Royal-Navy à laquelle il appartient, on l’accueille par son titre, c’est à dire ici, par son grade : « Commandeur ».

131Dans les épisodes sentimentaux, lorsqu’on lui demande son identité, il répond sobrement :

132

« Appelez-moi James »…

133On identifie enfin le personnage mythique, la légende, lorsqu’il ajoute après un instant de silence : « Je m’appelle James … James Bond ».


Date de mise en ligne : 09/03/2014

https://doi.org/10.3917/csl.0601.0009

Notes

  • [1]
    Prolégomènes à une théorie du langage. Paris, Minuit, 1968.
  • [2]
    Le Bon Usage. Paris, Duculot-Hatier, 1969, p. 373.
  • [3]
    La raison dans l’Histoire. Paris, UGE 10/18, 1965.
  • [4]
    La question de l’état européen. Paris, Gallimard (NRF, « essais »), 2000. Dans le même sens, voir l’article âme du monde in Godin Christian, Dictionnaire de philosophie. Paris, Fayard, Editions du temps, 2004.
  • [5]
    Terme proposé par M. Valkhoff sur le modèle de substrat, superstrat, faisant partie de ce que André Martinet a appelé la théorie des « strats », notamment dans la préface à l’ouvrage de Uriel Weinreich, Languages in contact. La Haye, Mouton, 1963.
  • [6]
    Les actes de langage. Paris, Hermann, 1972, p. 219.
  • [7]
    Christiane Olivier, Les enfants de Jocaste – L’empreinte de la mère. Paris, Denoel/Gonthier, 1981.
  • [8]
    En castillan : lengua propia.
  • [9]
    « Foro de debat : el secessionisme linguístic ». Levante, EMV digital, novembre 1998.
  • [10]
    C’est moi qui souligne.
  • [11]
    On passe les aspects non liés directement au patronyme.
  • [12]
    La Vie des mots étudiée dans leurs significations. Paris, Delagrave, 1887.
  • [13]
    Parcours de la reconnaissance. Paris, Stock, 2004.
  • [14]
    C’est toujours moi qui souligne dans cet extrait.
  • [15]
    Paul Ricœur : ouvrage cité, p. 281.
  • [16]
    Paul Ricœur : ouvrage cité, page 366.
  • [17]
    Province de langue catalane, rattachée à la France depuis le Traité des Pyrénées (1659). Auparavant région espagnole.
  • [18]
    Paul Ricœur : ouvrage cité, page 361.
  • [19]
    Sur la déconstruction : Jacques Derrida, Entretien avec Le Monde du 19/08/04 : Je suis en guerre contre moi-même. Voir également Christian Godin (ouvrage cité) article Déconstruction, « concept central de la philosophie de Jacques Derrida… ».
  • [20]
    Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité. La Haye, Nijhoff, 1961.

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