1Philippe Blanchet
2Si j’ai bien compris, l’une des façons d’identifier ces personnes, peut-être même l’une des seules façons, c’est de s’appuyer sur des indices linguistiques : soit le nom qu’elles portent ou qu’elles ont porté, soit la langue qu’elles parlent. La question est : est-ce qu’il n’est pas pensable que, de ce point de vue-là, les Welsches soient capables de se fondre dans la population, tout simplement parce que, très probablement, ils apprenaient à parler le moyen de communication de l’endroit où ils vivaient et, de fait, on peut aboutir à l’idée qu’éventuellement, cela a considérablement minorisé l’évaluation de leur présence, parce qu’on ne les repérait plus dès lors qu’on leur avait mis un nom alsacien ou qu’ils s’étaient donné un nom alsacien et qu’ils parlaient alsacien. Comment les reconnaît-on ? Ils ne sont pas peints en vert !
3Georges Bischoff
4Il y a une furtivité croissante au fur et à mesure que le temps passe, une intégration.
5Philippe Blanchet
6Il y a un moment où on ne les a plus repérés du tout alors.
7Georges Bischoff
8C’est très difficile. Alors, comment faire pour essayer de les repérer ? Effectivement, l’abandon du patronyme est quelque chose de pratiquement systématique. Donc, il s’agit de faire une enquête, qui est pratiquement une enquête généalogique où l’on aboutit à des résultats qui sont tout à fait palpitants. Quand vous avez des gens qui portent comme patronyme simplement « Lothringer », qui veut dire « Lorrain », là, l’identification crève les yeux. Pas de problème. Quand vous avez une famille qui porte le nom assez curieux de Latscha – Latscha, c’est un nom alpin – on peut les suivre à la trace à condition de tomber sur le document où ils apparaissent pour la première fois. Puis, après, ils s’intègrent. Donc, là, je crois que cette intégration se fait parce qu’il n’y a pas, dans la durée, de réflexe communautaire. Le réflexe communautaire aurait été possible s’il y avait une identité religieuse forte. Je prends par exemple le cas des paroisses calvinistes qui existaient, une paroisse calviniste par exemple qui a été créée dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines dans les années 1550. Elle a, en quelque sorte, fidélisé un groupe autour d’une église et autour d’un certain nombre d’activités qui étaient tout à fait étrangères à la vallée. Donc là, ça a pu jouer, ça a pu être un pôle. Mais en règle générale, il n’y a pas ça, les autorités locales craignent, justement, le développement d’églises locales qui seraient une concurrence, notamment pour des raisons théologiques.
9Andrée Tabouret-Keller
10Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des personnes qu’on appelle des Welsches et est-ce qu’il y a des travaux sur ces groupes-là ?
11Arlette Bothorel
12Moi, quand je me suis mariée, pour mon père, mon mari était un Welsche.
13Andrée Tabouret-Keller
14Je suis très passionnée par ce que vous dites, car il semble quand même que cette mauvaise opinion qu’on a des Welsches ait pu se transmettre jusqu’à aujourd’hui. J’ai entendu dans ma propre famille, qui était dans le Sundgau [1], c’est-à-dire quand même assez loin, dire deux choses, « d’Welsche sin frach » [2], « ils sont effrontés », ça c’était une chose qu’on disait d’eux, c’était un stigmate et la deuxième chose, c’était pendant la guerre quand il était interdit de parler français et qu’on se demandait si les Welsches parlaient le français et qu’on a dit : « ja, das isch ke richtig Franzesch » [3].
15Georges Bischoff
16Ça, c’est la fin du texte que vous avez lu.
17Jacques Walter
18Est-ce qu’il y a un usage du mot « Welsche » comme étant un vocabulaire discriminant ou est-ce qu’il s’est appliqué à d’autres groupes ? Sous le contrôle de Freddy, je me demande si dans le dictionnaire des noms des Israélites de France de Paul Lévy aux PUF, il n’y a pas une attribution, certainement fautive, du patronyme Bloch comme dérivant de « welsche ».
19Freddy Raphaël
20C’est ‘Bloch’ de « Wallach » venant par la Pologne parce qu’en polonais, « w » est devenu « b » et c’est devenu « Bloch ».
21Jacques Walter
22Mais précisément, on fait le raccord avec « Welsche » et on voit très bien que la stigmatisation portée dans la période de référence, pour bien des aspects, peut être transférée à d’autres groupes. Donc : est-ce qu’il y a un lien sémantique et historique possible ?
23Freddy Raphaël
24J’interviens encore et tu nous réponds. Le qualificatif de Zigeuner [4], du nomade, ça m’apparaît très important. Le danger, c’est le nomade, et le dénoncer comme gitan. Et deuxièmement, la connotation de l’Autre, le danger sexuel lubrique. On le retrouve jusqu’à aujourd’hui. Travaillant à la fois sur les Juifs à un moment, mais aussi sur la représentation des Maghrébins à Bischheim, j’ai retrouvé exactement la même chose, ce danger sexuel que représente l’Autre, ce côté fantasmé. Dernière remarque, tu as été très très discret, j’aimerais que tu développes un petit peu la visibilité de l’Autre, dénoncé par les intellectuels indigènes. Ce sont les intellectuels indigènes qui sont souvent à la pointe de cette dérive.
25Geneviève Herberich
26Est-ce qu’à travers des registres paroissiaux, on pourrait au moins déceler les groupes qui se sont mariés ? Mais bon, c’est uniquement des gens qui s’intègrent.
27Georges Bischoff
28Ça fait sept questions, mais je vais essayer d’y répondre. Je crois qu’il faut quand même être prudent. Je n’ai parlé que d’une période que je connais à peu près bien. Je crois que le mot « Welsche » a continué à désigner l’étranger ou le voisin francophone, jusqu’à nos jours, c’est évident. Mais il se peut que la connotation ait pu changer. Que le côté très péjoratif que ça a pu avoir, par exemple dans le vocabulaire officiel allemand nazi, entwelschen, « défranciser » - c’est effectivement, je crois, hinaus mit dem welschen Plunder [5] - ça, c’est très révélateur. Cette connotation très négative a existé à un certain moment du XXe siècle. A-t-elle existé avec la même force au XIXe, je n’en suis pas convaincu. Au XVIIIe, je n’en sais rien, donc il faudrait faire des enquêtes. Mais ces enquêtes ne sont possibles que si on les fait en parallèle avec les autres connotations qui se rapportent à d’autres groupes de migrants. Je pense aux Souabes et c’est une question très importante. Je n’ai pas prononcé le mot de racisme, mais il existe une haine anti-souabe en Alsace au XVe, XVIe siècles, en particulier un anticléricalisme anti-souabe parce que la Souabe produisait énormément de prêtres. C’est l’une des caractéristiques des régions surpeuplées qui produit des prêtres et des lansquenets. Et effectivement une partie du clergé indigène dénonçait les prêtres souabes, au XVe, XVIe ; ça a été montré par les travaux de Francis Rapp. De même les Suisses, les Suisses en particulier, c’est un sujet passionnant et, un jour, si j’en ai le temps, je ferai une étude là-dessus. C’est effectivement l’archétype du Suisse sodomite qui a été particulièrement fort jusqu’au XVIIIe siècle en Alsace. J’ai trouvé un jour les actes d’un procès d’un Welsche qui avait insulté son voisin en le traitant de « bougre de Suisse ». Mais ça a été bien étudié par un historien suisse qui s’appelle Claudius Silberlehmann, qui a fait un très bon travail là-dessus.
29Puis le problème de contacts plus pacifiques : comme l’évoquait tout à l’heure Geneviève Herberich, on peut effectivement le suivre par une enquête dans les registres paroissiaux, tout en se souvenant que les registres paroissiaux, nous ne les avons malheureusement qu’à partir de l’extrême fin du XVIe siècle, par application du Concile de Trente. On n’a donc pas grand chose. Mais on a un cas d’un registre paroissial d’un village de la vallée de Munster, vallée luthérienne, qui est une vallée germanophone, où dans une période de référence qui doit être de 1580 à 1620, 7 % des conjoints sont des Lorrains immigrés. 7 % des hommes et des gens qui étaient au point de départ catholiques, c’est-à-dire qu’ils ont dû franchir une triple barrière, les Vosges, la langue et la religion. C’est déjà pas mal.
30Enfin, fustiger son adversaire dans la bouche d’intellectuels qui font l’opinion. Je pense effectivement que l’époque qui m’intéresse ici, la Renaissance, c’est une époque où naît une opinion qui est entretenue par un certain nombre de thuriféraires de tel ou de tel pouvoir. Je pense en particulier aux humanistes. Les humanistes sont souvent des communicants, ce n’est pas autre chose, ou des propagandistes, et effectivement, on a quelques cas d’humanistes qui dénoncent la rapacité des Français. C’est particulièrement le cas de Jacques Wimpheling, que les nazis considéraient comme l’un des ancêtres spirituels du racisme allemand. C’est un des fantasmes de Wimpheling que de dénoncer les Français qui grouillent dans toutes les régions qui lui sont proches. En réalité, bien entendu, on sait que c’est faux. On pourrait chercher également dans la littérature générale, mais je n’ai pas fait cette enquête. En revanche, pour avoir un autre point de vue, dans un sens opposé, des terrains d’entente, on peut citer des exemples intéressants que je n’ai pas encore évoqués. C’est le cas de pèlerinages qui sont fréquentés par des gens qui viennent des deux versants du massif vosgien, ou le cas par exemple d’un manuel de sermons qui date de la fin du XVe siècle qui prévoit quelques sermons en français à usage des régions francophones. Donc, ça existe. On a un autre cas, qui est assez pittoresque, c’est celui du pèlerinage de Saint-Thibaut de Thann. Saint-Thibaut de Thann, c’est la première étape sur la route qui vient de Lorraine où il y a un confesseur attitré dont la fonction est de confesser les Welsches. Donc il y a un poste budgétaire d’un prêtre interprète.