Notes
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[1]
Ce titre a été inspiré par un détail trouvé dans la B.D. Totoss’ your mother : il y figure en titre d’un livre posé sur le bureau du personnage principal (Shovel Tattoos, 2003 : 11).
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[2]
Lors de la tenue de la table ronde, un court métrage réalisé dans le cadre du festival du film étudiant a été projeté parce qu’il mettait en exergue un usage ludique et fort original des langues créoles et françaises. Je vous invite à le découvrir ainsi qu’une brève analyse le concernant sur le site du Laboratoire de recherche sur les langues, textes et communications dans les espaces créolophones et francophones (LCF - UMR 8143 du CNRS - Université de la Réunion) : http://lcf-cnrs.univ-reunion.fr/.
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[3]
Je voudrais remercier ici très chaleureusement Serge Huo-Chao-Si et Appollo, auteurs réunionnais de bandes dessinées, pour m’avoir permis de reproduire intégralement les aventures de Caca Moustique (expression réunionnaise signifiant ‘taches de rousseur’), une parodie « jeune » du Petit Chaperon Rouge (cf. Annexe 1).
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[4]
Parallèlement Régine Dupuis (2000) a mené une pré-enquête auprès de groupes de musique rock, rap et maloya du sud de l’île de la Réunion, qui a mis à jour que le mouvement rap réunionnais est le seul à produire des mélanges linguistiques dans ses textes, à l’instar des groupes métropolitains. Elle a continué ses recherches en se consacrant à l’analyse de ce mouvement dans l’île (Dupuis, 2002).
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[5]
Une variété de cactus.
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[6]
On peut en effet opposer la radio locale Radio Contact à NRJ comme le « melting-pot linguistique » réunionnais à l’« assimilation à la métropole » (Ledegen, 2002a et b).
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[7]
Plus qu’en Martinique en tout cas : « […] c’est l’une des différences entre la Réunion et la Martinique, je crois que le créole est vraiment une langue maternelle à la Réunion pour autant que je m’avance sur cette situation-là. Je veux dire la plupart des petits Réunionnais baignent dans un milieu créolophone fort, la plupart des petits Martiniquais baignent dans un milieu mixte où il y a plus de français proféré que de créole. Autrement dit un petit Martiniquais qui naît aujourd’hui en l’an 2000, et ceci depuis 25 ou 30 ans, il entend plus de français que de créole. » (Prudent, 2003 : 133)
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[8]
La publicité est d’ailleurs souvent en créole, autant pour vanter les mérites du terroir que pour s’adresser aux jeunes : ainsi, l’an dernier le basketteur Jackson Richardson était à l’affiche d’une publicité pour la téléphonie sans fil ; on lui demandait « Koman i lé, Jackson ? » [‘Comment ça va, Jackson ?’], et il répondait « Lé mobile ! » [‘Je suis mobile’], jouant ainsi sur les sens ‘téléphone portable’, ‘mobile sur le terrain de basket’, et ‘dans le coup’. Tandis qu’« un adolescent qui parlerait cauchois [dialecte du pays de Caux, près de Rouen] pour vanter les mérites de son portable n’est pas près de se voir dans un spot publicitaire » (Bulot, 2001d : 117).
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[9]
Les locuteurs jouent, à côté des formes « tu vois » ou « ou wa », avec la co-présence d’un pronom français et d’un verbe créole.
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[10]
N : nou sé par rapport A.R.T. / donc sa fé téci / si nou mèt cité sa fé pas A.R.T. / ça fait A.R.C. ([a ?® si]) (‘nous c’est par rapport à A.R.T. / donc ça fait téci / si on met cité ça fait pas A.R.T. / ça fait A.R.C.’).
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[11]
L’écoute sur My NRJ de dédicaces écrites par les auditeurs et lues à l’antenne par les animateurs, en révèle quelques rares autres (4 sur 3 heures d’émission) : tepos [t?po] (‘potes’) (employé 2x), pinecos [pinko] (‘copines’) de la part d’auditeurs et c’est tipar (‘parti’) de la part de l’animateur.
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[12]
Je signale que les termes bèz (‘tromper’), bour (‘se faire gronder’) et kouyon (‘idiot’) ne sont pas vulgaires en créole réunionnais : les deux premiers sont des survivances dialectales, le dernier, d’un usage généralisé, a perdu toute valeur triviale (Chaudenson, 1974 : 703, 712 et 934).
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[13]
En effet, les deux auteurs n’ont pas participé aux journaux lycéens et n’étaient pas encore partis en métropole à cette date-là ; le français familier était donc présent dans l’île et employé de façon productive par ces deux auteurs de B.D.
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[14]
Cf. la reproduction du texte intégral en Annexe 2.
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[15]
Un seul ne est attesté dans la narration : ‘il n’en reste plus que le Jardin de l’Etat’, plus spécifiquement dans un commentaire pseudo-historique entre parenthèses dans la narration.
-
[16]
Jouer une partie de flipper.
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[17]
Mobylette ou moto.
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[18]
Faire la course en cyclomoteur.
-
[19]
Qui se dirait aujourd’hui radin de chez radin (Gadet, 2003 : 2).
-
[20]
Paresseux, voyou, délinquant (Beniamino, 1996 : 82-83).
-
[21]
Le front de mer de Saint Denis, la capitale.
-
[22]
Samoussas et carri étant des termes culinaires et le Chaudron, le Barachois et St Gilles des toponymes réunionnais.
-
[23]
Cf. l’Annexe 1 pour la reproduction de la B.D., précédée du texte intégral et de sa traduction.
-
[24]
Comme le créole réunionnais ne dispose pas d’une orthographe standardisée, plusieurs systèmes (étymologisant, phonético-phonologique …) coexistent. Les auteurs utilisent ici une orthographe plutôt étymologisante. Dans leur dernier album, La grippe coloniale (2003), ils emploient la graphie Tangol, phonético-phonologique.
-
[25]
Mob ou meule dans la version de 1988.
-
[26]
Probable jeu avec l’expression créole fé rir la bous : ‘amuser’ (littéralement ‘faire rire la bouche’), et l’expression française se fendre la gueule.
-
[27]
Se disait pousser la meule dans la version de 1988.
-
[28]
Signalé comme Moderne dans Beniamino (1996 : 291).
-
[29]
Une étude en cours analyse les pratiques et représentations linguistiques de jeunes en partant des rituels de salutations ; elle prend, entre autres méthodes, appui sur une réécriture en version actuelle de la B.D. Caca Moustik (A. Fontaine, mémoire de maîtrise).
-
[30]
Dans les années ‘70, dans le cadre de la constitution de l’Atlas Linguistique de la Réunion, de nombreux enquêtes et entretiens ont été menés par C. Barat, enquêteur réunionnais. Parallèlement, dans un des lieux d’enquête, une recherche à l’aide d’entretiens semi-dirigés fut menée par N. Gueunier, métropolitaine. La confrontation de ces deux corpus donne dans un premier temps de précieuses informations sur les pratiques linguistiques : le fonds commun entre ces deux situations est révélateur d’informations sur le créole acrolectal d’il y a 25 ans, jusqu’alors peu étudié. Cette comparaison nous renseigne aussi sur les attitudes et représentations linguistiques des enquêtés dans ces deux situations.
-
[31]
Corpus ‘Atlas’ désigne les entretiens menés en 1978 par C. Barat dans toute l’île et Corpus ‘Plaine des Grègues’ réunit ceux réalisés la même année par N. Gueunier à la Plaine des Grègues.
-
[32]
S’atteste en – viendrait du ? – créole mauricien et seychellois. Cet exemple attesterait d’une circulation de termes entre les différents créoles de la zone Océan Indien.
-
[33]
Cette expression récemment apparue traduit la sociabilité de l’anonymat, l’indifférence aux autres découverte au lycée. Une scène musicale pour un public jeune à St Denis porte d’ailleurs comme nom « Palaxa ».
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[34]
Les dictionnaires n’attestant jamais de toutes les formes rencontrées, on voit ici l’utilité de la constitution de grands corpus oraux, comme Valirun (Variétés Linguistiques de la Réunion), sauvant et transcrivant d’anciens enregistrements. Valirun est une banque de données orales numérique sur la langue créole et française à la Réunion dont j’ai posé les jalons il y a 3 ans, avec le parrainage de M. Francard (Université Catholique de Louvain-la-Neuve, Belgique) et son équipe Valibel (Variétés Linguistiques de Belgique). Ce « grand corpus oral » réunit des documents sonores et les transcriptions, qui illustrent la variété des façons de parler dans la communauté réunionnaise, et permet d’étudier la langue créole et française dans ses aspects linguistiques et extra-linguistiques, en mettant en valeur la variété.
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[35]
Dans le même ordre d’idées, il existe des spécificités d’emploi par la fréquence dans le français de Belgique, par ex. l’adverbe fort est « employé couramment alors qu’il est plutôt rare en France, surtout dans l’usage parisien qui lui préfère très » (Klein & Lenoble-Pinson, 1997 : 204).
-
[36]
Dans le questionnaire de C. Bavoux (2000), on trouve souvent les réponses suivantes, de la part d’élèves métropolitains récemment arrivés, comme « je ne peux pas vous en [des exemples] donner, puisque je ne sais pas encore parler créole ». De plus, une formation portant sur la sociolinguistique et les « parlers jeunes » que j’ai pu donner au Greta devant un public de policiers, m’a appris que les jeunes jouent beaucoup de la langue créole devant les nouveaux fonctionnaires récemment arrivés.
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[37]
Par exemple, une étudiante de DEUG II de Lettres Modernes, lors d’un exposé sur la variation diaphasique, raconte que l’expression ça schlingue n’était pas compris par ses grands-parents.
-
[38]
Respectivement un « faux verbe tsigane [signifiant’fumer’] construit à partir de bédo (‘joint’) » (Goudaillier, 2001 : 61) et le verlan de chier, galère et casse-toi ([kastwa]>[kas twa]>[s kawat]>[sekawat]) Goudaillier, 2001 : 251).
-
[39]
Il a interrogé deux classes d’âge 10/15 ans et 60/75 ans et des informateurs à fort enracinement local pour que d’autres paramètres ne viennent pas interférer avec celui de l’âge.
-
[40]
Néerlandophone d’origine, j’ai baigné dans un autre environnement linguistique qu’un francophone : en néerlandais, ma langue maternelle, le locuteur a beaucoup de liberté morphologique : un mot n’y a pas forcément besoin d’être dans le dictionnaire pour exister, tandis qu’en français le carcan morphologique est très fort. H. Walter illustre à merveille cette attitude : « De nos jours, c’est notre propre attitude devant notre langue, qui étonne les étrangers lorsqu’ils nous entendent ajouter, après certains mots que nous venons de prononcer : « Je ne sais pas si c’est français », ou même « Excusez-moi, ce n’est pas français ». Cette phrase est si courante chez nous qu’elle n’étonne que les étrangers, surpris, par exemple, qu’un Français se demande si taciturnité ou cohabitateur sont des mots français. En effet, dans les langues voisines, les usagers fabriquent des mots à volonté sans que personne n’y trouve rien à redire, à condition qu’ils se fassent comprendre. Le Français au contraire ne considère pas sa langue comme un instrument malléable, mis à sa disposition pour s’exprimer et pour communiquer. Il la regarde comme une institution immuable, corsetée dans ses traditions et quasiment intouchable. » (Walter, 1988 : 18).
-
[41]
Les productions interlectales ne se rattachent ni véritablement au créole ni véritablement au français, mais à cet espace créatif qu’est l’interlecte, cet « ensemble de paroles qui ne peuvent être prédites par une grammaire de l’acrolecte ou du basilecte » (Prudent, 1981 : 31).
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[42]
« Aucun animal n’a été blessé durant le dessinage de cet album … » (Shovel Tattoos, 2003 : 69).
-
[43]
Expression créole désignant les taches de rousseur.
-
[44]
Petit beignet frit dans l’huile, de forme triangulaire, rempli d’une farce pimentée, consommé à l’apéritif (Beniamino, 1996 : 256).
-
[45]
La bière locale.
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[46]
« totoch », ‘sexe féminin’, est un mot polysémique utilisé autant en interjection ou mot-stop (cf. ‘putain’) qu’en insulte.
-
[47]
Comme le créole réunionnais ne dispose pas d’une orthographe standardisée, plusieurs systèmes (étymologisant, phonético-phonologique …) coexistent. Les auteurs utilisent ici une orthographe plutôt étymologisante. Dans leur dernier album, La grippe coloniale (2003), ils emploient la graphie Tangol, phonético-phonologique.
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[48]
Bruitage : zok, de gingn un zok : ‘se prendre un coup’.
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[49]
Clin d’œil à un groupe de musique réunionnais Oussa nou sava ?
-
[50]
Sac à dos en feuilles de vacoa tressées.
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[51]
Génial.
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[52]
Peut signifier aussi merde.
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[53]
Probable jeu avec l’expression créole fé rir la bous : ‘amuser’ (littéralement ‘faire rire la bouche’), et l’expression française se fendre la gueule.
-
[54]
Arèt fé le dos vert : faire son intéressant (‘dos vert’ désignant le poisson ‘macreau’).
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[55]
Insulte très grave (tandis que le verbe moukaté, moucater en français régional, signifie ‘plaisanter gentiment’).
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[56]
Faire la course en cyclomoteur (se disait pousser en meule dans la version de 1988).
-
[57]
Semer quelqu’un. (en course)
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[58]
Lé bandé se dit aussi lé totoche (cf. note 46).
-
[59]
Fumer du zamal, du chanvre indien, ressentir son effet.
-
[60]
Expression, signifiant ‘oui, ouais’, lancée par l’humoriste réunionnais Thierry Jardinot.
-
[61]
Autre terme signifiant ‘taches de rousseur’ ; vient du plumage piqueté du ‘coq d’Inde’.
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[62]
Timoré
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[63]
Cf. note 48.
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[64]
Le Chaudron est un quartier ’chaud’ de la ville de St Denis, la capitale.
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[65]
Petit beignet frit dans l’huile, de forme triangulaire, rempli d’une farce pimentée, consommé à l’apéritif (Beniamino, 1996 : 256).
-
[66]
Faire une partie de flipper.
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[67]
Plat qui accompagne le riz, composé de viande ou de poisson, de légumes, d’oignons, d’ail, de tomates (Beniamino, 1996 : 89).
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[68]
Paresseux, voyou, délinquant (Beniamino, 1996 : 82-83).
-
[69]
Le front de mer de Saint Denis, la capitale.
-
[70]
Faire la course en cyclomoteur.
Introduction
1Depuis maintenant 5 ans, des recherches sont menées sur les « parlers jeunes » réunionnais au sein du Laboratoire de recherche sur les langues, les textes et les communications dans les espaces créolophones et francophones (L.C.F. – UMR 8143 du C.N.R.S.). Elles révèlent que les « parlers jeunes », pratiques identitaires en émergence, se présentent comme un mélange de créole, de français (plus particulièrement « jeune » et familier) et de quelques termes anglais, et sont avant tout attestés en milieu lycéen.
2Dans cet article, je propose de faire un bilan de ces recherches, portant sur les représentations des jeunes d’une part et sur leurs pratiques d’autre part. Pour donner à voir ces pratiques diverses du français et du créole, et de leur mélange, je présenterai des exemples venant de l’oral non surveillé d’une part et de l’écrit (B.D. réunionnaise [3]) d’autre part, exemples qui viennent questionner nos recherches. Ensuite, je m’interrogerai, à la lumière d’anciens corpus de 25 ans d’âge, sur les particularités des parlers jeunes réunionnais : la syntaxe, le lexique et les emprunts seront passés en revue et ces domaines seront confrontés à des recherches métropolitaines sur les pratiques linguistiques des jeunes.
Historique de la recherche réunionnaise sur les « parlers jeunes »
Des représentations …
3Les « parlers jeunes » réunionnais constituent un de nos axes de travail au sein du Laboratoire de recherche sur les langues, les textes et les communications dans les espaces créolophones et francophones, depuis 1998. Une pré-enquête, menée en 1998 par C. Bavoux (2000), examinait les représentations d’un éventuel « parler jeune » auprès de collégiens, de lycéens et d’étudiants universitaires, et a mis en lumière que cette pratique identitaire en émergence se présente comme un mélange de créole, de français (plus particulièrement « jeune » et familier) et de quelques termes anglais [4], et s’atteste avant tout en milieu lycéen. Ensuite, une recherche collective au sein de notre laboratoire a mené à un numéro thématique consacrée aux « parlers jeunes » réunionnais dans la revue Travaux etDocuments (Ledegen, 2001a) : dans ce numéro est mis en lumière que c’est dans un contexte sociologique (Wolff, 2001) et sociolinguistique (Bavoux, 2001a) particulier que la catégorie « jeune », avec ses « parlers jeunes », a vu tout récemment le jour à la Réunion. En effet, l’émergence toute récente de la catégorie « jeune » à la Réunion se fait dans un contexte sociologique tout spécifique et doit être saisie à l’aide de repères ayant trait autant à la démographie, à la massification scolaire, à l’urbanisation qu’au développement de l’espace médiatique (Wolff, 2001). En termes sociolinguistiques, ces pratiques linguistiques nouvelles illustrent l’évolution de la diglossie (Bavoux, 2001a) et se répandent avec l’urbanisation, qui instille par la mobilité une modification de la sociabilité (Rémy & Voyé, 1992 ; Ledegen, 2001b) ; les « parlers jeunes » réunionnais, plus particulièrement leur caractère mélangé, attestent – pensons-nous – du dépassement du clivage diglossique ; en effet, le français familier, absent du paysage sociolinguistique des générations précédentes, commence à être approprié par les jeunes et employé par eux dans les situations de communication identitaires, familières et ludiques.
4Cette première phase d’analyses, axées principalement sur les représentations linguistiques, a été ensuite complétée par un travail d’enregistrement et d’analyse de corpus oraux « ordinaires ».
… aux pratiques effectives
5Dans le cadre du projet « Les pratiques langagières des jeunes Réunionnais (à l’école et entre pairs) », subventionné par la Délégation Générale à la Langue Française et des Langues de France, l’équipe de la Réunion s’est concentrée sur l’enregistrement des pratiques effectives, non ou peu surveillées, prises sur le vif. Ces investigations ont permis de cerner les « parlers jeunes » dans leur diversité linguistique, mais aussi dans leurs caractéristiques « ordinaires », au-delà des aspects les plus visibles socialement.
6Différents corpus ont été établis : des conversations spontanées entre pairs chez les 15-30 ans (Bavoux, 2002), des émissions de radio ciblées sur un public jeune (Ledegen, 2002), des textes de rap plus ou moins improvisés, ainsi que des joutes verbales (Dupuis, 2002), des corpus spontanés dans 4 lycées professionnels (Wharton & Tupin, 2002). L’analyse de ces corpus révèle les tendances suivantes dans les pratiques des jeunes :
7• la langue haute, le français, sert à parler d’amour, la langue basse, le créole, s’emploie pour la plaisanterie ou la gaudriole : ci-dessous un exemple de gaudriole, les allusions sexuelles en créole s’opposant au style romantique en français :
- mon chéri : me manque : : / mon chéri : me manque
- la ou la anvi d(e) koké ou la : : [rire]
- quelle vulgarité : :
- là, t’as envie de baiser
9Ou encore, lors d’un jeu de joute verbale par SMS interposés, l’animateur radio réagit ainsi, à la « vanne » « oté amoin pareil in rakèt tortue » [‘hé je suis comme une ‘raquette tortue’ [5]’] :
« non mais franchement : / finn vu out gèl koué // ton gèl pareil in korné la glas : / koinsé // ant le dan in chyen // la di koma : // ou tèt // la grandi ant deux galets : / la di koma : ou tèt pareil in gros citrouy »
(non mais franchement : / tu as vu ta gueule quoi // ta gueule est comme un cornet de glace : / coincé // entre les dents d’un chien // je le dis comme ça : // ta tête // a grandi entre deux galets : / je le dis comme ça : ta tête est comme une grosse citrouille)
12• A l’inverse, on atteste des productions où le français et le créole ont la même fonction dans le même contexte énonciatif ; l’animateur de Radio Contact, dont il vient d’être question, relance le jeu de « vannes » souvent aussi en français, passant d’une langue à l’autre dans une même interaction :
« mais par cont(re) je vais lire quand même ta blague / Gaëlle / alors / ou jou football avec le balon baskèt / sé- / non / sérieux c’est vrai / (musique) / et tu sais avec quoi tu joues au rugby toi / (musique) non tu veux vraiment savoir avec quoi tu joues au rugby non mais franchement / putain avec une balle de golf / voyons / mais t(u) es conne ou quoi / on joue pas au rugby avec une balle de golf voyons : / (musique) / je plaisante Gaëlle / OK ? / (rires) »
(tu joues au football avec le ballon de basket [c’est la vanne que Gaëlle lui envoie par SMS])
15On peut voir dans ces pratiques des indices du dépassement de la diglossie.
16• On trouve aussi des indices de diffusion d’une norme exogène sur NRJ quand un auditeur réunionnais dit : « tu peux dire aux pauvres marmailles de plus mettre du linge de marque » et se fait « corriger » [6] par l’animateur de l’émission, diffuseur d’une norme jeune exogène : « De plus se fringuer avec des vêtements de marque » (Ledegen, 2002, NRJ 3, p. 2, l. 11-12) (je souligne).
17• Le procédé de verlanisation quant à lui renvoie strictement à une norme exogène et s’avère non productif : seulement quelques emprunts de formes verlanisées, comme teuf, pineco, zicmu … circulent, et une seule création frinca [frinka] (verlan de cafrine, ‘petite amie’) a été signalée.
18• A l’inverse, on atteste des indices d’émergence d’une norme endogène : tantine est préféré à meuf. On note le dynamisme de la dérivation sur des bases endogènes : tantine > tantine la roue (‘fille qui aime les garçons à voiture’), tantine lycée (‘lycéenne’) et gars > gars la kour (‘jeune du coin’). Enfin, on atteste une régionalisation de la norme centrale jeune : gars devient un mot créole emblématisé (oté les gars !, ‘hé, les gars’), et remplace les anciens boug et bonom (Bavoux, 2002).
19• Enfin, la confrontation de nos recherches sur les représentations et celles qui viennent d’être résumées sur les pratiques des jeunes Réunionnais, a mis en avant deux profils contrastés de « jeunes » : celui du diglotte insécurisé qui établit un lien d’exclusion entre l’endogène et l’exogène, et celui du bilingue sécurisé dont la langue inclut tous les parlers exogènes et endogènes dont il dispose ; beaucoup de jeunes se situent naturellement entre ces deux extrêmes théoriques (Wharton, 2002).
Quelques exemples
20Afin d’illustrer les recherches qui viennent d’être résumés, je présente ici l’analyse de deux corpus de pratiques « jeunes ». Le premier réunit des conversations orales entre pairs ; il présente l’intérêt de contenir des pratiques « ordinaires » des mêmes jeunes, majoritairement des bilingues sécurisés, dans différentes situations d’interlocution. Le second présente deux versions d’une même B.D. réunionnaise à 12 ans d’intervalle, versions qui contiennent des éléments de « parlers jeunes », en français pour la première version et en créole pour la seconde.
Pratiques orales « ordinaires »
21Le corpus Djembé est constitué de paroles prises sur le vif lors de rencontres avec des artistes de musique participant à la préparation et à l’enregistrement du programme télévisé « jeune » Djembé, par une enquêtrice de leur âge (non présentée comme telle) ou lors de discussions entre pairs. Ces discussions de groupe se sont avérées méthodologiquement très efficaces parce que « la présence de pairs [a dissuadé] les témoins d’utiliser un autre style que celui qui leur est le plus habituel » (Auger, 1997 : 153). De plus, la diversité des enregistrements nous permet de cerner le répertoire linguistique de quelques jeunes : ainsi, certains extraits constituent des moments d’interview avec l’enquêtrice, d’autres sont des discussions plus libres avec elle (cf. extrait 6 dans l’Annexe 3) et enfin, d’autres sont enregistrés à l’insu des jeunes ; dans le feu des discussions et des déplacements de l’enquêtrice, les jeunes musiciens ne se savent en effet pas toujours enregistrés (cf. extrait 8 dans l’Annexe 3).
22Les interactions se passent presque exclusivement en créole. Le corpus révèle que ces différents artistes de musique, jeunes et branchés, parlent créole entre eux, lors de leurs discussions informelles, ainsi qu’avec l’enquêtrice qui s’est très bien fondue dans le décor de la préparation de l’émission télévisée. Le créole est en effet encore beaucoup utilisé à la Réunion [7], autant par les jeunes que par les anciens [8].
23Le français s’avère de mise lors de discussions avec l’enquêtrice quand l’enquêté vient de métropole, ou encore quand la discussion prend des allures d’interview : après une discussion plutôt informelle en créole, l’enquêtrice pose la question suivante « et / mais zot tout ([tut]) la / zot néna ant quel âge et quel âge / zot » (‘et / mais vous tous là / vous avez entre quel âge et quel âge / vous ?’), et elle se fait répondre en français « ben moi j’ai 27 ans / et puis / bon / ils doivent avoir 25 / 23 / 25 / 25 / 22 ». Ainsi, l’enregistrement révèle des discussions assez spontanées, même si les conversations avec l’enquêtrice, personne qui leur est inconnue, ne sont généralement pas des interactions totalement « naturelles ».
24L’analyse de ces interactions révèle que ces locuteurs emploient assez peu de termes d’origine anglaise, ou relevant du français familier ou « jeune » ; pour la première catégorie, on n’atteste que l’incontournable « yes I » ; pour la seconde, ce corpus a ceci de particulier que les termes attestés sont, à côté de l’ordinaire « truc », ou bien très familiers, voire vulgaires, comme « connerie », « fait chier », « putain de bordel de merde de chiasse », ou bien sont des procédés très à la mode, comme la troncation dans « instrus » (‘instruments’), la tournure « trop + adj. » (‘très + adj.’), l’expression hybride « tu wa » [9] et enfin le verlan : « téci » et « turevoi ».
25Ce dernier procédé – que ce corpus est presque le seul à révéler parmi ceux que nous avons réunis jusqu’alors – est employé lors d’une discussion où il s’avère que ces artistes ne l’apprécient guère, et ils le tournent en dérision dans des imitations de parler de banlieue. Pourtant, ils en revendiquent en même temps l’usage : ainsi frinca est une création locale, et ils se sont appropriés téci pour créer le nom de leur groupe A.R.T., ‘Aérosol Rap Téci’ [10]. Ainsi, le verlan, un des aspects lexicaux novateurs des « parlers jeunes » métropolitains par rapport aux époques antérieures (Conein & Gadet, 1998 : 115), se révèle très peu attesté dans les corpus médiatisés [11] ou informels réunionnais que nous avons pu réunir. La grande majorité des éléments de verlan attestés semble empruntée et intégrée au(x) « parler(s) jeune(s) » réunionnais plutôt qu’employés de façon productive (Ledegen, 2001b). C’est qu’ont signalé B. Conein et F. Gadet pour les parlers jeunes métropolitains : « la chose essentielle à noter sur le verlan est à quel point il fait clivage, entre locuteurs qui l’utilisent de façon créative […], et d’autres qui ne font qu’utiliser des termes répandus, ce qui ne les différencie pas des adultes ayant adopté quelques termes comme ripou » (1998 : 116). Les jeunes Réunionnais appartiennent donc surtout à cette seconde catégorie.
26Enfin, pour ce qui est des termes créoles et/ou français réunionnais « jeunes », ils en utilisent fréquemment (une expression toutes les deux minutes (10/17’)). Les termes attestés appartiennent à deux catégories distinctes : ils sont, pour 4 des 10 attestés des emprunts de français « jeune » en créole : « affol », « koué », « ou wa », « li shoot ». Les 6 termes restants sont du créole « jeune » et branché : « bel », « bèz », « bour », « frinca », « kalité », « kouyon », « totoch » (en tant que verbe) [12]. Cette dernière catégorie est très présente dans le corpus Djembé 8, le plus informel d’entre tous, où deux amis discutent de basket (cf. Annexe 3).
27Les pratiques « ordinaires » réunies ici se résument donc par les trois traits suivants : le créole majoritaire, du français très familier et dans ces deux langues des termes et/ou tournures « branchés », mais très peu de verlan et d’anglais. Il sera intéressant de continuer à creuser la piste du français très familier, fréquent dans les pratiques informelles analysées ici. S’agirait-il d’une deuxième phase dans l’appropriation de ce registre (ces jeunes voulant se démarquer de la génération précédente qui maîtrise déjà le français familier), d’une influence des textes rap qui se révèlent parfois « crus », d’un trait idiolectal propre aux groupes de jeunes musiciens qui étaient en représentation sur ce plateau d’enregistrement, et se trouvaient pendant certains enregistrements exclusivement entre garçons ? Pour le savoir, je travaille actuellement à l’analyse d’autres corpus naturels de jeunes dans des situations diverses, en m’intéressant au répertoire verbal des locuteurs, aux différents pôles de leur univers linguistique : le pôle « famille », le pôle « quartier », le pôle « pairs », … (cf. Liogier, 2002 : 52).
28Regardons maintenant le second exemple, venant du monde de l’écrit.
Les pratiques écrites de B.D.
29Une nouvelle source de données qui renseigne beaucoup est constituée des bandes dessinées réunionnaises qui s’adressent en grande partie aux publics jeunes et sont donc partiellement un reflet – certes stéréotypé et/ou exagéré – des pratiques « jeunes ». Les B.D. constituent un des vecteurs de transmission du français familier, en plus des journaux lycéens, des médias en général [13] … (cf. Ledegen, 2002b : 135-136).
30Je présente ici une analyse d’une B.D. dont les textes (i.e. le discours des personnages et la narration) renferment des éléments de « parlers jeunes » réunionnais ; dans le cadre de ce travail, il est intéressant d’avoir disposé de deux versions d’une même histoire, i.e. une première version datant de 1988 et qui est écrite en français, et une version parue en 2000 écrite en français pour la narration et en créole pour les discours des personnages. Cette comparaison de deux versions d’une même B.D. écrites à 12 ans d’intervalle renseigne sur les pratiques de jeunes en français de 1988 et en créole de 2000, et révèle le travail de réécriture qui a été effectué pour mettre le texte en adéquation avec le public – entre autres « jeune » – 12 ans plus tard.
31La première version [14] date de 1988 ; elle est écrite entièrement en langue française, et autant la narration que les discours des personnages sont agrémentés de quelques traits de morpho-syntaxe, de prononciation, et de lexique relevant du français « ordinaire » ou familier, voire « jeune » de cette époque-là :
- morpho-syntaxe : 3 omissions du ne de la négation autant dans le texte du commentaire (on savait pas – personne savait) [15] que dans le discours du personnage (t’aurais pas dû) ;
- prononciation : omission du u de tu avant voyelle : t’aurais pas dû ; t’as bien changé ; et chute du e muet : P’tit [Chaperon Rouge] (2x) ;
- lexique : les termes familiers et/ou ‘jeunes’ balles (100 ~) ; bécane ; bouffe ; con (2x) ; crécher ; flip (faire un) [16] ; fric ; meule [17] ; mob ; pousser en meule [18] ; se planter ; se taper ; vieille (la ~) ; et l’expression : (adj.) comme pas deux [19]. Quelques traces d’anglais aussi : Cagnard [20] of le Barachois [21] ; okay. Cagnard est le seul terme réunionnais [22] appartenant au monde des jeunes.
32La deuxième version [23] date de 2000 ; les dialogues y sont en créole et la narration en français soutenu (à la différence de la première version où dialogues et narration étaient en français familier). Plus que d’une traduction de la première version, il s’agit d’une véritable réécriture pour le public de 2000. Les dialogues foisonnent d’éléments actuellement attestés dans les « parlers jeunes » réunionnais :
- les emprunts au français familier et/ou « jeune » :
- affole pas [24] : t’affoles pas
- bandé : bandant
- boustère : bouster [25]
- gâté : pourri
- goûte à moin : goûte-moi ça
- goûte qqch : prends ça ; goûte-moi ça
- koué ? : quoi ?
- lé booon : c’est boooon ; cause toujours (2x)
- ou fais rire mon guèle [26] !!! : je me fends la gueule !!!
- pa comprend un merde : pas comprendre une merde
- pousser : pousser [27], faire la course
- rent’ su moin : me rentrer dedans
- trop + adj. : très + adj.
- valab’ : valable, génial
- les expressions réunionnaises « jeunes » :
- donn un lastik : donner un élastique, i.e. semer qqu. (en course)
- gingn’ un lastik : gagner un élastique, i.e. se faire semer (en course)
- mette l’effet : ressentir l’effet de la drogue
- queeel !! : quoi / merde !!
- quel train ??! : quelle affaire ??!
- tantine : fille, nénette
- té ! : hé !
- whex : expression, signifiant’ouais, oui’, lancée par l’humoriste réunionnais Thierry Jardinot.
- zamalé [28] : qui a fumé du zamal, i.e. du chanvre indien.
- les insultes :
- bel loup la peau : gros loup de mes couilles
- gros loche : gros mou
- gros zèf : gros con
- makro : salaud
- moukat : merde
- spèce couillon : espèce de couillon
- spèce makro : espèce de salaud
- ti graine touffé : petite graine étouffée, avorton
- ti moukat-là : la petite merde
- totoche ton moman’d moto : putain de bordel de moto
33Les termes « jeunes », qu’ils soient réunionnais ou visiblement empruntés au français familier et aux « parlers jeunes » métropolitains, contribuent eux aussi très fortement à la construction linguistique de cette parodie, à son inscription dans le monde « jeune » réunionnais de l’an 2000 [29]. Notons que les termes de français familier et « jeune » sont empruntés, sans modifications sémantiques majeures, et créolisés. Puis, parmi les termes réunionnais répertoriés ici comme « jeunes », figurent certes d’une part des termes qui désignent des realia plutôt « jeunes » : mett’ l’effet et zamalé font référence au monde des drogues illicites, qui sont consommées par des jeunes ; donn et gingn’ un lastik font référence aux courses en moto ou en voiture qui relèvent plutôt d’occupations de jeunes ; d’autre part, on atteste des expressions qui sont en partage – avec le même sens et le même emploi – dans toute la société réunionnaise (quel !, tantine, té, train). Au vu de cette dernière catégorie, on peut donc s’interroger sur les particularités des « parlers jeunes » réunionnais, interrogation qui sera le sujet du point suivant.
Bilan
34Des recherches menées sur des enregistrements datant d’il y a 25 ans m’ont permis de cerner que certaines tournures syntaxiques, catégorisées comme « jeunes » parce qu’interprétées comme des emprunts aux parlers jeunes métropolitains, étaient en fait attestées de longue date. Ce constat pour la syntaxe m’a permis de faire un retour sur les listes de lexique pour saisir ce qui particularise véritablement les « parlers jeunes » réunionnais (cf. aussi la remarque au dernier point) : en effet, ces listes recèlent beaucoup de mots créoles qui sont aussi employés par les adultes, et des mots de français familier et « jeune », ne présentant pas de spécificité réunionnaise. Enfin, par comparaison avec les recherches menées par F. Gadet (2003) sur les « parlers jeunes » métropolitains, je tenterai de cerner les particularités des « parlers jeunes » réunionnais en ce qui concerne tout particulièrement les emprunts.
Syntaxe
35Un travail de recherche sur d’anciens corpus [30] a mis à jour que certaines tournures interprétées au premier abord comme des emprunts aux « parlers jeunes » métropolitains étaient déjà attestées dans les années ‘70. Il en est ainsi pour « ou wa », employé par Mme R, une dame de la cinquantaine de la Plaine des Grègues : « moin la pa konu koué moin la di / èskuz amoin / ou wa » [‘je ne savais pas ce que je disais / excuse-moi / tu vois’] (Corpus ‘Plaine des Grègues’ [31], Mme R., 1978, p. 15). De plus, il était déjà très productif : 19 des 35 ou employés par Mme R. le sont dans cette expression en particulier. Il en est de même pour l’expression « je sais pas », prononcé [epa], qui semblait particulièrement « jeune » à mes yeux :
Enquêteur : enfin [?e] pas i i i dépend peut-être des jeunes parce que mi suppose que suppose que mi fasse azot écoute azot des bandes de ke nou la enregistré imaginons hein [‘enfin je sais pas ça ça ça dépend peut-être des jeunes parce que je suppose que suppose que je vous fasse écouter des bandes de que nous avons enregistrés imaginons hein’].
37Toutefois, je pense qu’on peut avancer qu’aujourd’hui cette expression se comporte souvent comme une seule unité, en quelque sorte un emprunt intégré au créole :
Jeune qui ne se sait pas enregistré : dan deux trois lékip : / dan deux trois lékip : an […] / défoi : deux trois zèn lékip : […] / an finn d(e) kont : / mi koné pa moin : : / [?e] pa lé ga lé pa motivé : : / mais [?e] pa moin : / le jour la : : pff : : / nou la fé trois tour : : [‘dans certaines équipes / dans certaines équipes en / des fois certaines jeunes équipes / en fin de compte / je sais pas moi / je sais pas si les gars sont pas motivés / mais je sais pas moi / ce jour là pff / on a fait trois tours’].
39La présence après l’expression [?epa] du pronom créole moin en dislocation à droite atteste de cette hybridation.
Lexique
40Pour ce qui est du lexique, l’analyse des listes de mots et d’expressions obtenus lors des enquêtes et enregistrements précédents révèle aussi que peu de termes sont exclusivement « jeunes ». Il s’agit des 9 termes suivants : les dépréciatifs pièg (‘faible, nul’) et spécifiquement pour les filles errèr (‘moche, mocheté’), séguesse [32] (‘fille’), steack (‘fille’), viande (‘fille’) ; les appréciatifs botte (‘meilleur’) et concernant le chanvre indien bon (‘la meilleure qualité de chanvre indien’) et kalité (‘chanvre indien’) ; l’expression pa la ek sa (‘je m’en fiche’) [33]. Ils ne sont pas attestés dans l’ouvrage de R. Chaudenson (1972), ni dans les dictionnaires de créole d’A. Armand (1987) et de D. Baggioni (1987), ou de français régional de M. Beniamino (1996) et il est donc fort probable qu’ils soient récents [34].
41En effet, parmi les mots donnés comme « jeunes » par les enquêtés, figurent beaucoup de mots et expressions qui sont créoles et employés par les parents et grands-parents. Seul le critère de la fréquence [35] ferait ici que ces mots soient « jeunes » et il nous faut donc procéder à des mesures. Il en va de même pour les emprunts au français familier et/ou « jeune » : ces mots et expressions sont repris avec le même sens ; ils constituent donc bel et bien des mots « jeunes » pour la deuxième catégorie (français « jeune ») mais non spécifiques de la Réunion ; et pour la première catégorie (français familier), elle n’est pas exclusivement « jeune » non plus étant donné qu’elle est déjà attestée dans les B.D. de 1988 (cf. Les pratiques écrites de B.D., plus haut) et sont donc en partage avec les générations précédentes. Elle atteste surtout que le registre familier est maintenant occupé par les deux langues créole et française, tandis que pour les anciens et pour beaucoup de parents, seul le créole remplit cette fonction.
42Il y a donc peu de créations lexicales attestées dans nos enquêtes et enregistrements. Je voudrais avancer ici une hypothèse explicative de ce phénomène : peut-être ce phénomène est-il dû au fait que par leurs pratiques mélangées, les jeunes se différencient, voire cachent leurs mots (fonction cryptique), de deux publics différents : d’une part, face aux métropolitains, adultes et jeunes, ils mettent en avant la spécificité réunionnaise par le créole [36] et d’autre part, face à leurs parents et aux anciens, ils emploient un français « jeune » et familier, qui est souvent encore choquant pour les premiers et obscur pour les seconds. En effet, l’analyse de P. Fioux portant sur les « nouveaux écoliers » de l’école primaire de l’entre-deux-guerres et les « écoliers de la continuité » montre que les seconds viennent de familles dans lesquels le français avait déjà pénétré et pratiquaient volontiers le français à l’oral lors des entretiens menés pour établir l’histoire de l’« école longtemps ». Les premiers ont eu un apprentissage du français essentiellement centré sur l’écrit et pratiquent fort peu le français à l’oral ; leurs connaissances du français familier sont forcément restreintes [37], permettant ainsi aux jeunes d’en faire « leur langue ».
43Ainsi, le phénomène des « parlers jeunes » est encore récent à la Réunion, et les jeunes activent la fonction cryptique dans leurs deux langues, soit deux facteurs qui peuvent expliquer le petit nombre de créations lexicales.
Particularismes et emprunts
44F. Gadet dresse un bilan des études sur les « parlers jeunes » : elle souligne que le phénomène « langue des jeunes » est signalé partout dans le monde, mais, à la différences des autres langues, européennes et autres, où il s’agit d’un argot, « le français semble touché jusque dans sa structure » (Gadet, 2003 : 2) :
Si on compare avec les données obtenues à la Réunion, on se rend compte que ces particularités phoniques sont très peu présentes (un minimum auprès des groupes de rappeurs), qu’il n’y a pas de morphologie dissimulée pour les emprunts, que le verlan n’est pas productif. Quant aux emprunts, il est à noter qu’on en atteste très peu dans les « parlers jeunes » à la Réunion, à la différence de ce qui se constate en métropole : « Les différences par rapport à l’argot traditionnel et à l’ancien français populaire résident dans l’intensification des emprunts et la diversification des sources » (Gadet, 2003 : 2). On peut s’étonner de cette absence d’emprunts dans une société où on atteste une grande diversité des langues : français et créole, certes, mais aussi les langues de Mayotte, shimaoré et shibushi, les langues des Comores, shimasiwa et swahili, le malgache, le gujarâtî, le mandarin … ainsi que des langues ancestrales utilisées dans le cadre religieux (arabe coranique, mandarin, langues indiennes …). Elles ne se retrouvent pas mélangées dans les pratiques jeunes (sauf pour le français et le créole) ; ceci se comprend pour les langues ancestrales qui sont cantonnées aux pratiques religieuses et ne constituent que peu des langues d’interlocution. Il en est de même pour le gujarâtî qui se pratique dans des cercles familiaux et commerciaux restreints, et le mandarin qui est pratiqué uniquement par les anciens. Enfin, les langues de Madagascar, de Mayotte et des Comores sont exclusivement employées par leurs locuteurs, qui forment les toutes dernières vagues d’« immigration » (au sens générique, Mayotte étant française), et appartiennent souvent aux classes pauvres de la Réunion envers lesquels existe un certain racisme social (Bédier-Roux, 2000). De plus, les jeunes de ces pays, quand ils veulent s’intégrer par la pratique de « parlers jeunes » jouent probablement la carte de l’assimilation par la pratique du créole et du français, et non celle de la différenciation. Ainsi, les « parles jeunes » réunionnais révèlent que le melting-pot « jeune » réunit surtout les langues française et créole, et qu’il n’y a pas (encore ?) de « parler véhiculaire interethnique » (Billiez, 1990) réunionnais.« Il y a quelques particularités phoniques dans l’intonation et le rythme, dans la prononciation de consonnes, ou la multiplication par le verlan de syllabes en [œ] ou [ø] (meuf, relou), qui modifie l’apparence phonique. Pour le grammatical, seules sont vraiment « jeunes » la dissimulation de la morphologie (bédav, tu me fais ièche, je lèrega, secaoit [38]) ; et les formules figées comme le modèle riche de chez riche venu de la publicité, qui permet des X de chez X à valeur superlative. Mais la particularité essentielle réside dans le lexique, où toutefois les procédés demeurent ceux de la langue commune : emprunt (à l’arabe, à des langues africaines, à l’anglais) ; troncation initiale, comme dans leur pour contrôleur, éventuellement rédupliqué en leurleur ; sinon, les métaphores (galère). Et surtout le verlan, bien sûr » (Gadet, 2003 : 2), qui se révèle « typique de la région parisienne ».
Conclusion
45Dans cet article, j’ai résumé les analyses précédentes qui partaient à la recherche des « parlers jeunes » réunionnais, attesté les principales avancées effectuées, et exemplifié ces recherches avec des exemples oraux et écrits : le corpus Djembé a illustré les pratiques « ordinaires » créoles relevées avec du français très familier, et les deux versions de Caca Moustique ont permis d’attester du français familier en 1988 d’une part, et de s’interroger sur les termes donnés pour « jeunes » d’autre part. Partant de cette interrogation, l’analyse de la syntaxe, du lexique et des emprunts m’a permis de mettre le doigt sur les limites des recherches entreprises : en effet, après une phase plutôt quantitative où nous avions réuni des « parlers jeunes », l’heure était à la phase qualitative où je me se suis posé la question de ce qui particularise les « parlers jeunes » réunionnais, dans la société réunionnaise d’une part et par rapport au modèle métropolitain d’autre part. Au terme de ce bilan, je voudrais présenter les perspectives de recherche, qui continueront à explorer les particularités des « parlers jeunes » et leur créativité.
46Actuellement mes recherches portent sur une enquête à grande échelle sur les représentations et pratiques déclarées : comme les analyses des enregistrements datant d’il y a 25 ans ont montré que ce que les jeunes présentent comme des termes ou des tournures « jeunes » s’avère souvent employé de façon toute aussi productive et avec la même signification par leurs parents et grands-parents, je donnerai la parole aux jeunes ainsi qu’aux anciens pour cerner les particularités des pratiques « jeunes ». Mesurant le parallèle possible entre l’évolution des situations linguistiques dans la région de Vannes et à l’île de la Réunion, j’ai pris modèle sur une enquête de P. Blanchet (2001), qui a cerné l’évolution d’une langue et de ses pratiques « en temps apparent » puisqu’il a comparé :
« les pratiques vivantes de personnes nées sur environ un siècle [39] […] à Vannes et dans sa proche région, lieu dont les habitants autochtones ont connu un changement massif de pratiques linguistiques entre les générations [enquêtées] (marginalisation diglossique progressive des langues régionales – breton et gallo – qui sont encore « maternelles » pour les anciens, et appropriations diverses du français dominant avec création d’un « français régional » au contact des langues locales) ».
48Un pan de cette recherche sera consacré à l’approfondissement des profils théoriques que sont le diglotte insécurisé et le bilingue sécurisé ; un autre pan important s’attachera aux communautés linguistiques comorienne, malgache, mahoraise et créolophones de la zone Océan Indien (cf. note 32) … : ces enquêtes et enregistrements de corpus oraux combleront en partie les lacunes de nos investigations antérieures, et permettront de cerner les différentes façons de parler des jeunes des ethnies nouvellement implantées (dont ils disposent sûrement, même s’ils ne les montrent guère dans les cours de récréation et avec les autres).
49A côté de l’analyse de corpus naturels de jeunes dans des situations diverses, afin de cerner leur répertoire verbal et d’étudier les différents emplois de français familier, afin de suivre l’évolution de la diglossie à la trace, je réunis, dans la base Valirun, des corpus autant écrits qu’oraux pour capter la créativité linguistique des jeunes ; une certaine liberté morphologique s’atteste en effet à l’écrit (B.D., littérature) sous la plume d’adultes, et il me semble que les « parlers jeunes » sont un terreau propice pour des créations néologiques, même éphémères ou sous la forme d’hapax. A la Réunion, on ose [40], à mon avis, d’autant plus créer que les frontières entre les deux langues française et créole sont floues (Ledegen, à paraître). En effet, le phénomène de l’interlecte [41] (Prudent, 1981 et 1984) en tant que jeu entre les deux langues en présence s’atteste aussi à la Réunion (Ledegen, 2003). Par exemple, le morphème – age (‘l’action de’) inspire fortement à la Réunion : dans la B.D. Totoss’ your mother, s’attestent les termes dessinage [42] et parlage. Puis, dans un premier roman, P.-L. Rivière, auteur dramatique, se livre aussi à un jeu morphologique créant boudage, câlinage, consolage, essayage (pour ‘essai’), graffinage (‘égratignure’), pariage, ricanage, et traficage. Seul le mot pariage est aussi attesté en créole, où le morphème – age est fréquent. Cette créativité, audacieuse quand on connaît le poids de la norme de la langue française, mérite toute notre attention.
50Tout comme les « parlers jeunes » réunionnais. Même si le bilan critique présenté ici mène à une réduction de l’étendue linguistique des « parlers jeunes », il a aussi ouvert de nouvelles perspectives sociolinguistiques enthousiasmantes dans le champ de l’interculturel d’une part, de la créativité à mon avis spécifique aux zones créolophones grâce à l’interlecte d’autre part, et enfin en ce qui concerne l’approche quantitative de l’originalité des « parlers jeunes » réunionnais.
51A suivre …
Annexes 1 : Caca Moustik (texte)
52Huo-Chao-Si & Appollo, 2000, « Caca Moustik », Le margouillat, n° 2, p.p. 3-8.
53La bande dessinée, reproduite intégralement avec l’accord de ses auteurs Serge Huo-Chao-Si & Appollo, figure après les tableaux de traduction et d’explicitation.
54Traductions et commentaires
56Ci-dessous sont repris les textes (paroles et narration) de la B.D. qui est reproduite en fin de cette Annexe 1 ; les chiffres en début de chaque cellule indiquent les pages et les cases : 1.3. = page 1, case 3. Les italiques signalent les répliques relevant du registre familier et/ou de « parler(s) jeune(s) ».
Annexe 1 : Caca Moustik (document)
Annexe 2 : Première version de Caca Moustik datant de 1988
57Huo-Chao-Si & Appollo (mai 1992). « Il était une fois », Le cri du margouillat, n° 9, p.p. 11-16.
58Cette première version de Caca Moustik se présente entièrement en français. Ci-dessous figurent les textes (narration et discours) de la B.D., avec entre crochets droits ([]) des commentaires explicatifs qui permettent de palier l’absence d’images, et un signalement en italiques des termes familiers et/ou jeunes.
Page 11 :
Case 1 :
Il était une fois, quelque part du côté du Chaudron [64], un petit garçon qu’on nommait le Petit Chaperon Rouge et on savait pas pourquoi, vu que personne savait ce qu’est un chaperon (mais c’est comme ça pour l’histoire) …
Page 12 :
Case 1 :
Or donc, le Petit Chaperon Rouge avait une vieille grand-mère qui était très très riche mais avare comme pas deux, et chaque matin, il lui amenait 2 samoussas [65] pour le midi et il avait 100 balles pour faire un flip [66] ! …
Petit Chaperon Rouge : de bécane !
Case 2 :
… Mais l’ennui, c’est que pour aller du Chaudron où il habitait jusqu’au fond de la rivière de Saint-Denis où créchait la vieille, il devait traverser une ténébreuse forêt en mob (cette forêt a aujourd’hui disparu, il n’en reste plus que le Jardin de l’Etat) …
Petit Chaperon Rouge : Aah ! [il a fini de réparer sa mobylette]
Case 3 :
… Et dans cette terrible forêt, se trouvait le grand méchant loup, qui était en fait, un prisonnier évadé du zoo municipal.
Case 4 :
Grand Méchant Loup : Je me taperai bien un carri [67] « P’tit Chaperon Rouge » aujourd’hui !!
[Sur son T-shirt : Cagnard [68] of le Barachois [69]]
Case 5 :
Grand Méchant Loup : Hin ! Hin ! Quand on parle du loup, on voit sa queue !
Page 13 :
Case 1 :
Grand Méchant Loup : Hep !
Petit Chaperon Rouge : ?!
Case 2 :
Grand Méchant Loup : [en pensées] Rusons …
Grand Méchant Loup : Euh … dis-moi petit, ça te dirait de pousser en meule [70] jusqu’à chez ta grand-mère à qui tu emmènes 2 samoussas ? … Hein ? Dis.
Case 3 :
Petit Chaperon Rouge : Whaa eeeh, dis lui … tu me prends pour …
Case 4 :
Petit Chaperon Rouge : … un con …
Case 5 :
Petit Chaperon Rouge : Ah, ouais ! Ouais ! Je prends le chemin le plus long, comme ça tu pourras arriver avant m … euh … comme ça tu iras aussi vite que moi, vu que j’ai un kit 75 !
Grand Méchant Loup : Ah ouais. Ah ouais.
Grand Méchant Loup : [en pensées] Hin ! Hin ! Ça marche !
Case 6 :
Petit Chaperon Rouge et Grand Méchant Loup : [en pensées] Quel con !!
Page 14 :
Case 1 :
Un peu plus tard … mais pas trop.
Grand Méchant Loup : Hou ! Hou ! Mère-grand ! C’est moi, le P’tit Chaperon Rouge !!
Mère-grand : Le mot de passe ?!
Grand Méchant Loup : Tire ta mobylette et ta cheville se tordra.
Mère-grand : Entre !
Case 2 :
Mère-grand : Mais ! … T’as bien changé, Chaperon Rouge !! … Je me … Aaaaaah !!
Grand Méchant Loup : [Bruitage] Crunch !! Miam ! Bouffe !
Case 3 :
Un peu plus tard … mais trop
Petit Chaperon Rouge : Hou ! Hou ! Grand Méchant euh Mère-grand !! C’est moiii !
Grand Méchant Loup : Entre !
Petit Chaperon Rouge : Le mot de passe ? Tire ta mobylette et ta cheville se tordra.
Grand Méchant Loup : Entre !!
Page 15 :
Case 1 :
Petit Chaperon Rouge : Oh, dis-moi, grand-mère, pourquoi as-tu de si grands yeux ?
Grand Méchant Loup : C’est pour mieux voir, mon petit.
Petit Chaperon Rouge : Pourquoi as-tu de si grands pieds ?
Grand Méchant Loup : C’est pour mieux marcher, mon petit.
Case 2 :
Petit Chaperon Rouge : Pourquoi as-tu de si grandes dents ?
Grand Méchant Loup : C’est parce que j’ai les dents qui poussent.
Petit Chaperon Rouge : Non, imbécile, c’est pour mieux me manger !
Case 3 :
Grand Méchant Loup : Eh. Eh. T’aurais pas dû, Petit Chaperon Rouge car j’avais oublié, je vais te manger !
Petit Chaperon Rouge : J’aimerais bien voir ça.
Case 4 :
Grand Méchant Loup : Pourquoi ?
Case 5 :
Petit Chaperon Rouge : Pour ça !! [Il lui frappe sur la tête avec une clé anglaise]
Case 6 :
Petit Chaperon Rouge : Okay, … maintenant que tu m’as bien servi, je vais pouvoir toucher le fric de l’héritage, et toi, pauvre pomme, tu vas aller en prison. Yerk yerk.
Page 16 :
Case 1 :
Et la compagnie de gendarmerie alpine, postée à St Gilles, arriva. On écouta la déposition du Petit Chaperon Rouge, et on constata le meurtre de la grand-mère par le grand méchant loup.
FIN
Case 2 :
EPILOGUE
Le grand méchant loup fut incarcéré pour violation de domicile et meurtre involontaire, il fut condamné à 377,3 ans de prison ferme.
Case 3 :
Le Petit Chaperon Rouge toucha l’héritage, il s’acheta une 900 centimètres cubes avec laquelle il se planta un soir de pluie. Tout le monde le pleura, mais c’est bien fait pour lui.
Case 4 :
Et les deux gendarmes furent récompensés, on les envoya à la compagnie de maître nageur sauveteur de St Pierre et Miquelon.
© Huo-Chao-Si & Appollo 1988
Annexe 3 : préparation de l’émission « Djembé » (RFO), 16/10/01
Légende :
Participants :
Enregistrement effectué par S : JF, 22 ans, Réunionnaise
A : Réunionnais, chanteur, 25 ans
K : Réunionnais, chanteur, 22 ans
L : Réunionnais, chanteur 23 ans
M : Réunionnais, musicien, 22 ans
N : Réunionnais, chanteur, 27 ans
TZ : métropolitain, chanteur, 26 ans
Les traductions figurent en note de fin de document
Conventions de transcription :
en gras : énoncés en créole, graphiés selon le Dictionnaire kréol rénioné/français d’A. Armand (1987) ;
réunis par accolade : transcriptions « flottantes » (Ledegen 2003) pouvant relever du créole comme du français ; si la deuxième ligne se présente entre parenthèses l’interprétation semble peu plausible ;
pas de ponctuation, les pauses étant indiquées par / (courte pause) et // (pause plus longue) ; seul le point d’interrogation sert à indiquer les interrogatives sans mot interrogatif (cf. extrait 8, ligne 5) ;
pas de majuscules, si ce n’est pour les noms propres ;
XXX : mot(s) non compréhensible(s) ;
« : » note un allongement de consonne ou de voyelle.
Extrait 6 : Discussion avec l’enquêtrice
Extrait 6 : Discussion avec l’enquêtrice
Notes de traduction1 ils sont avec nous ?
2 qui ça ?
3 lui
4 vous êtes combien dans votre association ?
5 vous êtes combien dans l’association ?
6 euh : : // il y a à peu près 6 employés / 6 gars qui travaillent pour 6 // non 3 / 3 / ouais 6 / emploi jeune ou CEC / et puis euh : // voilà sinon il y a des groupes qui viennent qui font partie d(e) Mouvman la Kour / tout ça
7 vous quoi / vous aidez les groupes à démarrer / qu’est-ce que vous faites ?
8 on essaye
9 il faut qu’on démarre déjà
10 [?epa]
11 non mais ici / ouais mais ici / c’est-à-dire ici la / la plupart des producteurs ils vont te dire comme ça / ouais arrives avec un texte là / ou bien une petite musique / un petit peu underground / ou hardcore / rap quoi / eux ils / j(e) sais pas t’expliquer ça / eux ils font en sorte que le tex(te) soit transformé voilà / que la musique soit transformé voilà / ils font un zouk love
12 ils font un zouk love ou un ragga / pour faire marcher les affaires / patati patata / et puis
13 eux ils ne voient que le côté : / c’est ça hein ? // eux ne cherchent que le côté :
14 eux ils cherchent le côté
15 ben / les gars ils arrivent avec 300 francs / tu fais ton morceau et puis voilà : / file-moi une taffe / XXX / je t’en passe après // file-moi deux taffes hé
Extrait 8 : Discussion sur le basket entre amis
Notes de traduction1 le ballon revient / le gars il fait son petit hein hein / XXX / il shoote / il a lancé deux ballons sur la tête du gars / ça l’a calmé un petit peu
2 ils
3 il y a des masses de préparation ?
4 non seulement il est gardien
5 comment il s’appelle
6 c’est ce gars-là dont j’ai besoin que j’attends dans le BR là XXX
7 qui ça ?
8 [djuk]
9 XXX Batir / je sais pas quoi / Batir : / Batir : / Batir : / il jouait / il jouait Duke / il jouait avec / euh
10 si si / si je vois hm
11 il jouait avec le petit blond là / aussi là / tu vois / Mickael Nevy
12 hé les gars ils ont la qualité / pff / fondamentaux / c’est impressionnant putain
13 hein là / ça // il y a lui / et puis / en fin de compte ces trois-là ils XXX / ils assurent sérieux // une fois il y avait les blancs-là qui menaient // (bruits) il avait une main / putain / en fin de compte il y avait un bloc devant lui / tu vois / son corps s’est lancé dedans / tu vois / il n’a pas sauté comme / comme Carter / sur / le gars / tu vois / mais il a pu ramener son bras quand même / sur la pointe / tu vois / ça a fait que son bras était XXX / était devant comme ça / vlan / hé / son papa les a baisés / XXX / son papa est entreteneur / tu vois / (onomatopée) / (rires) XXX les gars étaient affolés / hein / pff //
14 hé quand je vois la différence de niveau / qu’il peut y avoir / entre in petit bonhomme comme nous là / pff // est-ce qu’un jour / un gars de la Réunion il arrivera à faire / le truc NBI XXX
15 ç’a rien à voir
Notes
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[1]
Ce titre a été inspiré par un détail trouvé dans la B.D. Totoss’ your mother : il y figure en titre d’un livre posé sur le bureau du personnage principal (Shovel Tattoos, 2003 : 11).
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[2]
Lors de la tenue de la table ronde, un court métrage réalisé dans le cadre du festival du film étudiant a été projeté parce qu’il mettait en exergue un usage ludique et fort original des langues créoles et françaises. Je vous invite à le découvrir ainsi qu’une brève analyse le concernant sur le site du Laboratoire de recherche sur les langues, textes et communications dans les espaces créolophones et francophones (LCF - UMR 8143 du CNRS - Université de la Réunion) : http://lcf-cnrs.univ-reunion.fr/.
-
[3]
Je voudrais remercier ici très chaleureusement Serge Huo-Chao-Si et Appollo, auteurs réunionnais de bandes dessinées, pour m’avoir permis de reproduire intégralement les aventures de Caca Moustique (expression réunionnaise signifiant ‘taches de rousseur’), une parodie « jeune » du Petit Chaperon Rouge (cf. Annexe 1).
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[4]
Parallèlement Régine Dupuis (2000) a mené une pré-enquête auprès de groupes de musique rock, rap et maloya du sud de l’île de la Réunion, qui a mis à jour que le mouvement rap réunionnais est le seul à produire des mélanges linguistiques dans ses textes, à l’instar des groupes métropolitains. Elle a continué ses recherches en se consacrant à l’analyse de ce mouvement dans l’île (Dupuis, 2002).
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[5]
Une variété de cactus.
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[6]
On peut en effet opposer la radio locale Radio Contact à NRJ comme le « melting-pot linguistique » réunionnais à l’« assimilation à la métropole » (Ledegen, 2002a et b).
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[7]
Plus qu’en Martinique en tout cas : « […] c’est l’une des différences entre la Réunion et la Martinique, je crois que le créole est vraiment une langue maternelle à la Réunion pour autant que je m’avance sur cette situation-là. Je veux dire la plupart des petits Réunionnais baignent dans un milieu créolophone fort, la plupart des petits Martiniquais baignent dans un milieu mixte où il y a plus de français proféré que de créole. Autrement dit un petit Martiniquais qui naît aujourd’hui en l’an 2000, et ceci depuis 25 ou 30 ans, il entend plus de français que de créole. » (Prudent, 2003 : 133)
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[8]
La publicité est d’ailleurs souvent en créole, autant pour vanter les mérites du terroir que pour s’adresser aux jeunes : ainsi, l’an dernier le basketteur Jackson Richardson était à l’affiche d’une publicité pour la téléphonie sans fil ; on lui demandait « Koman i lé, Jackson ? » [‘Comment ça va, Jackson ?’], et il répondait « Lé mobile ! » [‘Je suis mobile’], jouant ainsi sur les sens ‘téléphone portable’, ‘mobile sur le terrain de basket’, et ‘dans le coup’. Tandis qu’« un adolescent qui parlerait cauchois [dialecte du pays de Caux, près de Rouen] pour vanter les mérites de son portable n’est pas près de se voir dans un spot publicitaire » (Bulot, 2001d : 117).
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[9]
Les locuteurs jouent, à côté des formes « tu vois » ou « ou wa », avec la co-présence d’un pronom français et d’un verbe créole.
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[10]
N : nou sé par rapport A.R.T. / donc sa fé téci / si nou mèt cité sa fé pas A.R.T. / ça fait A.R.C. ([a ?® si]) (‘nous c’est par rapport à A.R.T. / donc ça fait téci / si on met cité ça fait pas A.R.T. / ça fait A.R.C.’).
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[11]
L’écoute sur My NRJ de dédicaces écrites par les auditeurs et lues à l’antenne par les animateurs, en révèle quelques rares autres (4 sur 3 heures d’émission) : tepos [t?po] (‘potes’) (employé 2x), pinecos [pinko] (‘copines’) de la part d’auditeurs et c’est tipar (‘parti’) de la part de l’animateur.
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[12]
Je signale que les termes bèz (‘tromper’), bour (‘se faire gronder’) et kouyon (‘idiot’) ne sont pas vulgaires en créole réunionnais : les deux premiers sont des survivances dialectales, le dernier, d’un usage généralisé, a perdu toute valeur triviale (Chaudenson, 1974 : 703, 712 et 934).
-
[13]
En effet, les deux auteurs n’ont pas participé aux journaux lycéens et n’étaient pas encore partis en métropole à cette date-là ; le français familier était donc présent dans l’île et employé de façon productive par ces deux auteurs de B.D.
-
[14]
Cf. la reproduction du texte intégral en Annexe 2.
-
[15]
Un seul ne est attesté dans la narration : ‘il n’en reste plus que le Jardin de l’Etat’, plus spécifiquement dans un commentaire pseudo-historique entre parenthèses dans la narration.
-
[16]
Jouer une partie de flipper.
-
[17]
Mobylette ou moto.
-
[18]
Faire la course en cyclomoteur.
-
[19]
Qui se dirait aujourd’hui radin de chez radin (Gadet, 2003 : 2).
-
[20]
Paresseux, voyou, délinquant (Beniamino, 1996 : 82-83).
-
[21]
Le front de mer de Saint Denis, la capitale.
-
[22]
Samoussas et carri étant des termes culinaires et le Chaudron, le Barachois et St Gilles des toponymes réunionnais.
-
[23]
Cf. l’Annexe 1 pour la reproduction de la B.D., précédée du texte intégral et de sa traduction.
-
[24]
Comme le créole réunionnais ne dispose pas d’une orthographe standardisée, plusieurs systèmes (étymologisant, phonético-phonologique …) coexistent. Les auteurs utilisent ici une orthographe plutôt étymologisante. Dans leur dernier album, La grippe coloniale (2003), ils emploient la graphie Tangol, phonético-phonologique.
-
[25]
Mob ou meule dans la version de 1988.
-
[26]
Probable jeu avec l’expression créole fé rir la bous : ‘amuser’ (littéralement ‘faire rire la bouche’), et l’expression française se fendre la gueule.
-
[27]
Se disait pousser la meule dans la version de 1988.
-
[28]
Signalé comme Moderne dans Beniamino (1996 : 291).
-
[29]
Une étude en cours analyse les pratiques et représentations linguistiques de jeunes en partant des rituels de salutations ; elle prend, entre autres méthodes, appui sur une réécriture en version actuelle de la B.D. Caca Moustik (A. Fontaine, mémoire de maîtrise).
-
[30]
Dans les années ‘70, dans le cadre de la constitution de l’Atlas Linguistique de la Réunion, de nombreux enquêtes et entretiens ont été menés par C. Barat, enquêteur réunionnais. Parallèlement, dans un des lieux d’enquête, une recherche à l’aide d’entretiens semi-dirigés fut menée par N. Gueunier, métropolitaine. La confrontation de ces deux corpus donne dans un premier temps de précieuses informations sur les pratiques linguistiques : le fonds commun entre ces deux situations est révélateur d’informations sur le créole acrolectal d’il y a 25 ans, jusqu’alors peu étudié. Cette comparaison nous renseigne aussi sur les attitudes et représentations linguistiques des enquêtés dans ces deux situations.
-
[31]
Corpus ‘Atlas’ désigne les entretiens menés en 1978 par C. Barat dans toute l’île et Corpus ‘Plaine des Grègues’ réunit ceux réalisés la même année par N. Gueunier à la Plaine des Grègues.
-
[32]
S’atteste en – viendrait du ? – créole mauricien et seychellois. Cet exemple attesterait d’une circulation de termes entre les différents créoles de la zone Océan Indien.
-
[33]
Cette expression récemment apparue traduit la sociabilité de l’anonymat, l’indifférence aux autres découverte au lycée. Une scène musicale pour un public jeune à St Denis porte d’ailleurs comme nom « Palaxa ».
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[34]
Les dictionnaires n’attestant jamais de toutes les formes rencontrées, on voit ici l’utilité de la constitution de grands corpus oraux, comme Valirun (Variétés Linguistiques de la Réunion), sauvant et transcrivant d’anciens enregistrements. Valirun est une banque de données orales numérique sur la langue créole et française à la Réunion dont j’ai posé les jalons il y a 3 ans, avec le parrainage de M. Francard (Université Catholique de Louvain-la-Neuve, Belgique) et son équipe Valibel (Variétés Linguistiques de Belgique). Ce « grand corpus oral » réunit des documents sonores et les transcriptions, qui illustrent la variété des façons de parler dans la communauté réunionnaise, et permet d’étudier la langue créole et française dans ses aspects linguistiques et extra-linguistiques, en mettant en valeur la variété.
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[35]
Dans le même ordre d’idées, il existe des spécificités d’emploi par la fréquence dans le français de Belgique, par ex. l’adverbe fort est « employé couramment alors qu’il est plutôt rare en France, surtout dans l’usage parisien qui lui préfère très » (Klein & Lenoble-Pinson, 1997 : 204).
-
[36]
Dans le questionnaire de C. Bavoux (2000), on trouve souvent les réponses suivantes, de la part d’élèves métropolitains récemment arrivés, comme « je ne peux pas vous en [des exemples] donner, puisque je ne sais pas encore parler créole ». De plus, une formation portant sur la sociolinguistique et les « parlers jeunes » que j’ai pu donner au Greta devant un public de policiers, m’a appris que les jeunes jouent beaucoup de la langue créole devant les nouveaux fonctionnaires récemment arrivés.
-
[37]
Par exemple, une étudiante de DEUG II de Lettres Modernes, lors d’un exposé sur la variation diaphasique, raconte que l’expression ça schlingue n’était pas compris par ses grands-parents.
-
[38]
Respectivement un « faux verbe tsigane [signifiant’fumer’] construit à partir de bédo (‘joint’) » (Goudaillier, 2001 : 61) et le verlan de chier, galère et casse-toi ([kastwa]>[kas twa]>[s kawat]>[sekawat]) Goudaillier, 2001 : 251).
-
[39]
Il a interrogé deux classes d’âge 10/15 ans et 60/75 ans et des informateurs à fort enracinement local pour que d’autres paramètres ne viennent pas interférer avec celui de l’âge.
-
[40]
Néerlandophone d’origine, j’ai baigné dans un autre environnement linguistique qu’un francophone : en néerlandais, ma langue maternelle, le locuteur a beaucoup de liberté morphologique : un mot n’y a pas forcément besoin d’être dans le dictionnaire pour exister, tandis qu’en français le carcan morphologique est très fort. H. Walter illustre à merveille cette attitude : « De nos jours, c’est notre propre attitude devant notre langue, qui étonne les étrangers lorsqu’ils nous entendent ajouter, après certains mots que nous venons de prononcer : « Je ne sais pas si c’est français », ou même « Excusez-moi, ce n’est pas français ». Cette phrase est si courante chez nous qu’elle n’étonne que les étrangers, surpris, par exemple, qu’un Français se demande si taciturnité ou cohabitateur sont des mots français. En effet, dans les langues voisines, les usagers fabriquent des mots à volonté sans que personne n’y trouve rien à redire, à condition qu’ils se fassent comprendre. Le Français au contraire ne considère pas sa langue comme un instrument malléable, mis à sa disposition pour s’exprimer et pour communiquer. Il la regarde comme une institution immuable, corsetée dans ses traditions et quasiment intouchable. » (Walter, 1988 : 18).
-
[41]
Les productions interlectales ne se rattachent ni véritablement au créole ni véritablement au français, mais à cet espace créatif qu’est l’interlecte, cet « ensemble de paroles qui ne peuvent être prédites par une grammaire de l’acrolecte ou du basilecte » (Prudent, 1981 : 31).
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[42]
« Aucun animal n’a été blessé durant le dessinage de cet album … » (Shovel Tattoos, 2003 : 69).
-
[43]
Expression créole désignant les taches de rousseur.
-
[44]
Petit beignet frit dans l’huile, de forme triangulaire, rempli d’une farce pimentée, consommé à l’apéritif (Beniamino, 1996 : 256).
-
[45]
La bière locale.
-
[46]
« totoch », ‘sexe féminin’, est un mot polysémique utilisé autant en interjection ou mot-stop (cf. ‘putain’) qu’en insulte.
-
[47]
Comme le créole réunionnais ne dispose pas d’une orthographe standardisée, plusieurs systèmes (étymologisant, phonético-phonologique …) coexistent. Les auteurs utilisent ici une orthographe plutôt étymologisante. Dans leur dernier album, La grippe coloniale (2003), ils emploient la graphie Tangol, phonético-phonologique.
-
[48]
Bruitage : zok, de gingn un zok : ‘se prendre un coup’.
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[49]
Clin d’œil à un groupe de musique réunionnais Oussa nou sava ?
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[50]
Sac à dos en feuilles de vacoa tressées.
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[51]
Génial.
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[52]
Peut signifier aussi merde.
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[53]
Probable jeu avec l’expression créole fé rir la bous : ‘amuser’ (littéralement ‘faire rire la bouche’), et l’expression française se fendre la gueule.
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[54]
Arèt fé le dos vert : faire son intéressant (‘dos vert’ désignant le poisson ‘macreau’).
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[55]
Insulte très grave (tandis que le verbe moukaté, moucater en français régional, signifie ‘plaisanter gentiment’).
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[56]
Faire la course en cyclomoteur (se disait pousser en meule dans la version de 1988).
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[57]
Semer quelqu’un. (en course)
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[58]
Lé bandé se dit aussi lé totoche (cf. note 46).
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[59]
Fumer du zamal, du chanvre indien, ressentir son effet.
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[60]
Expression, signifiant ‘oui, ouais’, lancée par l’humoriste réunionnais Thierry Jardinot.
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[61]
Autre terme signifiant ‘taches de rousseur’ ; vient du plumage piqueté du ‘coq d’Inde’.
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[62]
Timoré
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[63]
Cf. note 48.
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[64]
Le Chaudron est un quartier ’chaud’ de la ville de St Denis, la capitale.
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[65]
Petit beignet frit dans l’huile, de forme triangulaire, rempli d’une farce pimentée, consommé à l’apéritif (Beniamino, 1996 : 256).
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[66]
Faire une partie de flipper.
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[67]
Plat qui accompagne le riz, composé de viande ou de poisson, de légumes, d’oignons, d’ail, de tomates (Beniamino, 1996 : 89).
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[68]
Paresseux, voyou, délinquant (Beniamino, 1996 : 82-83).
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[69]
Le front de mer de Saint Denis, la capitale.
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[70]
Faire la course en cyclomoteur.