Notes
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[1]
Cet ouvrage remarquablement pédagogique a heureusement été traduit par Richard Crevier et publié aux presses du réel en 2010.
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[2]
Désormais abrégé STC.
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[3]
Je reprends ici la traduction proposée par Anthony Masure dans sa thèse, intitulée « Le design des programmes. Des façons de faire du numérique », soutenue en novembre 2014 à l’université Paris 1 (dir. P.-D. Huyghe) et je le remercie pour ses suggestions concernant cet article.
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[4]
J. D. Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 2000.
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[5]
Voir sur ces questions le beau livre d’A. Galloway et E. Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.
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[6]
Désormais abrégé UDH.
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[7]
Voir aussi, du même auteur, The Philosophy of Software. Code and Mediation in the Digital Age, Londres, Palgrave Macmillan, 2011 et Critical Theory and the Digital, New York, Bloomsbury Academic, 2014.
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[8]
J. Schnapp et al., The Digital Humanities Manifesto 2.0 [2009], disponible en ligne sur http://www.humanitiesblast.com/manifesto/Manifesto_V2.pdf (consulté le 12 juin 2014). Ce texte sera traduit dans le numéro 59 de la revue Multitudes (été 2015). Voir, en continuation de ce manifeste, A. Burdick et al., Digital_Humanities, Cambridge, MIT Press, 2012.
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[9]
F. Kittler, « There is No Software » [1995], disponible en ligne sur www.ctheory.net/articles.aspx?id=74 (consulté le 12 juin 2014).
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[10]
Désormais abrégé HWT.
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[11]
J. Parikka, « Media Ecologies and Imaginary Media. Transversal Expansions, Contractions, and Foldings », The Fibreculture Journal, n° 17, 2011, p. 35, disponible en ligne sur fibreculturejournal.org.
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[12]
Pour une introduction claire et succincte, voir J. Parikka, What Is Media Archaeology ?, Cambridge, Polity, 2012.
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[13]
Voir sur ce point B. Latour, « Les médias sont-ils un mode d’existence ? », INA Global, n° 2, juin 2014.
Lev Manovich Software Takes Command | New York, Bloomsbury Academic, 2013, 358 p. |
David M. Berry Understanding Digital Humanities | Londres, Palgrave Macmillan, 2012, 318 p. |
Katherine Hayles How We Think Digital Media and Contemporary Technogenesis | Chicago, The University of Chicago Press, 2012, 280 p. |
1L’interprétation littéraire est-elle vouée à subir une obsolescence annoncée certes depuis longtemps, mais qui paraît se vérifier aujourd’hui au vu de la baisse sensible du nombre des étudiants, des postes d’enseignement, des ventes d’ouvrages et du statut disciplinaire des études littéraires ? La distraction multitâche des pratiques numériques menace-t-elle sans retour l’attention profonde requise par l’amour des Lettres ? Au nom de quoi les humanités peuvent-elles résister à l’impératif étroit et mutilant de « professionnalisation », que l’AERES et les différents ministères imposent tous azimuts de façon indiscriminée ? On ira chercher des éléments de réponse à ces questions dans ce qui est souvent dénoncé comme le vecteur principal de l’érosion des cultures de l’interprétation héritées de la tradition littéraire : le développement des cultures numériques, dont trois ouvrages récents permettent de mieux saisir les enjeux.
Méta-medium et culture logicielle
2Aux côtés des Vilém Flusser, Friedrich Kittler, Siegfried Zielinski, Matthew Fuller, Mark Hansen ou Alexander Galloway, Lev Manovich est déjà un auteur classique, grâce à la publication de The Language of New Media (2001), qui a donné une cartographie particulièrement claire et utile de ce qu’il y avait de véritablement nouveau dans l’avènement du numérique [1]. Moins renversant et plus attendu, son dernier ouvrage, intitulé Software Takes Command [2], offre une synthèse très accessible sur ce qui lui paraît être au cœur des transformations en cours : l’émergence d’une « culture logicielle [3] » (cultural software), passant par la diffusion ubiquitaire d’interfaces faisant désormais partie de notre culture commune. Manovich commence par s’étonner que les noms des grands inventeurs de logiciels et d’interfaces numériques soient restés complètement inconnus même des spécialistes : depuis les années 1960, des chercheurs et théoriciens comme Ivan Sutherland, Ted Nelson, Douglas Engelbart, Alan Kay ont instauré des gestes que nous exécutons des dizaines de fois tous les jours avec une parfaite évidence (double-cliquer, copier/coller, ctrl-Z), mais qui relèvent de cette « culture logicielle » largement impensée, dont Manovich propose une histoire et une théorie synthétique.
3Reprenant une formule d’Alan Kay, il décrit l’ordinateur non pas comme un « nouveau medium » (parmi d’autres), mais comme un méta-medium, à savoir comme un opérateur de « combinaison entre des anciens media, des media existants et des media encore à inventer », dont la propriété essentielle est de pouvoir « simuler dynamiquement les détails de n’importe quel autre medium » (STC, p. 105 et 335). À travers ce méta-medium, la « logicialisation » (softwarization) de notre culture constitue « une nouvelle dimension » déployant des possibilités inédites à l’intérieur, et en marge, de tous les autres media existants, grâce à des dynamiques incessantes d’hybridation et de remix (STC, p. 45-46). Cette nouvelle dimension a trois implications importantes pour repenser le statut des humanités et de l’interprétation.
41). D’une part, le méta-medium numérique élève à la puissance deux la dynamique de « simulation » que Jean Baudrillard identifiait dès le début des années 1980, en la distinguant des processus de « représentation » : alors que ceux-ci se contentent de produire une imitation secondaire qu’on peut toujours distinguer de son modèle premier (la carte en papier à deux dimensions reste évidemment distincte du territoire lui-même), la simulation fait advenir une (hyper)réalité nouvelle où la distinction entre représentant et représenté tend à s’abolir : un centre commercial est un plan simulé qui a reconfiguré la réalité matérielle du lieu où il est advenu à l’être. La simulation est bien entendu considérablement plus ancienne que le numérique ; la logicialisation ne fait que lui donner une puissance inédite. Si, comme l’ont bien vu McLuhan, puis Bolter et Grusin, on peut dire de tout medium qu’il a pour contenu un autre medium – selon un fonctionnement relevant de la « re-médiation [4] » – alors la puissance décuplée de simulation propre au méta-medium numérique tient à ce qu’il peut prétendre remédier tout medium préexistant et à venir.
52). D’autre part, le méta-medium numérique, de par son extensibilité illimitée, invite ses usagers à une attitude d’expérimentation permanente. La machine-ordinateur constitue un méta-medium du fait de sa flexibilité qui permet, en fonction des logiciels qu’on y introduit, de « gouverner » (selon l’étymologie de la « cybernétique ») une infinité d’opérations infiniment diverses. En principe, alors que peu d’entre nous ont la possibilité matérielle de fabriquer le hardware de nos outils informatiques, nous pourrions tous apprendre à « hacker » (bidouiller, bricoler, adapter, « customiser », améliorer) le software. De fait, les premières décennies de l’ère numérique ont connu une intense participation croisée et horizontale des utilisateurs devenant coconstructeurs des réseaux et des logiciels auxquels ils contribuaient en même temps qu’ils s’en servaient – selon une dynamique qui continue à être revendiquée par le mouvement du logiciel libre. « Les techniques du logiciel affectent notre compréhension des media à travers les opérations qu’elles nous rendent capables d’accomplir pour créer, éditer, partager et interagir avec des artefacts médiatiques » (STC, p. 122). La culture logicielle invite moins à la réception disciplinée ou à la consommation passive qu’à l’expérimentation permanente et collective [5].
63). Par voie de conséquence, grâce à la remédiation interactive permise par son extensibilité illimitée et par son expérimentation permanente, le méta-medium numérique transforme radicalement le statut des œuvres, de leurs auteurs et de leurs récepteurs, ainsi que de leurs relations mutuelles. Les esthétiques modernistes proposaient des « systèmes de formatage de l’information » à sens unique : une « œuvre », porteuse de son « langage » propre, était façonnée par un « auteur » pour être perçue par un « récepteur » qui, aussi inventive et créatrice que soit son activité interprétatrice, ne pouvait en général altérer ni l’œuvre elle-même ni le langage qu’elle instaurait. Chacun peut bien trouver les Gestalt qu’il désire dans un tableau abstrait, mais nul ne peut y repeindre en rouge une tache jaune, ni en arrondir les angles droits. Toute image passant par le méta-medium numérique peut en revanche être matériellement modifiée par son récepteur – elle l’est même sans son intervention intentionnelle, dans la mesure où les réglages de luminosité, de taille, de contraste de nos écrans varient immanquablement. L’interface, tel que le modulent nos logiciels, est un lieu d’inévitable re-création interactive, en même temps qu’il est un lieu de remédiation – induisant un déplacement progressif de la créativité depuis la production des œuvres vers celle des logiciels : « depuis la fin des années 2000, étendre le méta-medium numérique en écrivant de nouveaux logiciels, plugins, bibliothèques de programmation et autres instruments de ce genre, est devenu la nouvelle frontière de l’activité culturelle » (STC, p. 84). La créativité se relocalise depuis les auteurs (d’œuvres) vers leurs récepteurs, qui tendent à se confondre en un processus collectif de re-création (remix, collage, hybridation), en même temps que l’écriture de programmes prend le pas sur l’écriture de contenus – les deux tendant également à converger vers des œuvres consistant en logiciels d’interaction plutôt qu’en leurs réalisations concrètes.
7L’un des apports principaux de Lev Manovich, dès son premier ouvrage, est de nous avoir aidés à concevoir nos expériences esthétiques en termes de relations entre des bases de données et des dispositifs d’interfaces, qu’il contraste en ayant recours aux catégories saussuriennes de paradigme (pour les database) et de syntagme (pour l’interface). Un roman ou un film proposent un syntagme narratif, à partir duquel chaque lecteur-spectateur reconstitue un paradigme un peu différent (un langage particulier, un univers historique ou fictionnel) ; inversement, un jeu vidéo consiste en un paradigme commun (une base de données), à partir duquel chaque joueur accomplit des navigations (syntagmatiques) à chaque fois différentes. On peut dès lors affirmer que, « tel qu’il se définit par ses applications logicielles et tel que ses usagers en font l’expérience, un medium consiste en un appariement d’une certaine structure de données et des algorithmes gouvernant la création, l’édition et la visualisation du contenu emmagasiné dans cette structure » (p. 336). Cet appareil à la fois très particulier et appelé à devenir infiniment général qu’est l’ordinateur constitue un méta-medium qui nous pousse à réenvisager toutes les œuvres de notre tradition, toutes nos expériences esthétiques et interprétatives passées, présentes et à venir, en termes de rapports entre base de données et interface – c’est-à-dire dans les termes propres à la culture logicielle.
Analphabétisme littéraire et durcissement du software
8Le dernier livre de Manovich ne fait que synthétiser ce que nombre d’entre nous savent et disent depuis assez longtemps. Ce qui fait davantage problème, ce sont les conséquences à tirer de cette situation – en particulier pour penser le statut de l’interprétation, des études littéraires et de ce qui s’élabore au titre des humanités numériques. En ouverture d’un volume collectif intitulé Understanding Digital Humanities [6], David M. Berry analyse l’histoire des humanités numériques en trois strates [7]. Une première strate se bornait le plus souvent à numériser des corpus imprimés préexistants et à automatiser leur traitement quantitatif en profitant de fonctions sommaires (recherche de mots, index, annotation, hyperliens). Une deuxième strate, bien représentée par le Manifeste pour les humanités numériques 2.0 de Jeffrey Schnapp et ses coauteurs [8], faisait émerger de nouveaux objets natifs du numérique (e-texts), hybridant les corpus, associant intimement textes, sons, images et vidéos, engendrant de nouveaux paradigmes scientifiques et politiques, ainsi que de nouvelles expériences créatives et interprétatives. Berry propose d’identifier une troisième strate, qu’il caractérise par un « tournant computationnel ». Prendre la mesure des effets de l’ordinateur considéré dans sa puissance de méta-medium implique à ses yeux de mettre au premier plan de nos études « l’indéniable dimension culturelle de la computation et des affordances médiales du logiciel » (UDH, p. 5), et de reconfigurer nos institutions d’éducation supérieures autour de l’avènement d’une subjectivité et d’une agentivité computationnelles : « Le sujet computationnel saurait où retrouver de la culture au fur et à mesure qu’il en aurait besoin, en conjonction avec les autres sujets computationnels disponibles à ce moment précis – un sujet culturel à flux tendus, peut-être – de façon à nourrir une certaine forme de réflexion et de présentation visualisée connectées et computationnellement informées » (UDH, p. 14).
9Les différentes contributions à ce volume collectif font entrevoir quelques-uns des problèmes que pose un tel projet. Même si Berry précise qu’à ses yeux, il n’est pas question d’exiger des praticiens des humanités computationnelles de passer par un apprentissage de programmeur de logiciel, mais seulement de les inviter à développer une « herméneutique du code » ou des « approches critiques du logiciel » (UDH, p. 6), la contribution de Jussi Parikka, rendant compte du travail de Wolfgang Ernst, souligne à quel point les littéraires fièrement ignorants du cambouis des pratiques computationnelles risquent de passer pour les analphabètes de demain. Un article célèbre de Friedrich Kittler, dont Wolfgang Ernst se présente comme le principal héritier, affirmait dès 1995, de façon scandaleuse mais suggestive, qu’« il n’y a pas de software [9] ». Certes, une des grandes révolutions de la culture logicielle analysée par Manovich consiste à développer des couches superficielles d’interface où la programmation devient accessible aux non-initiés, avec pour résultat que plus ou moins n’importe qui peut aujourd’hui produire, nourrir et mettre à jour sa page web sur WordPress. Il n’empêche que cette accessibilité de surface repose sur des mécanismes plus profonds où hardware et software se confondent dans des mêmes « effets de boîte noire » – évoqués par une autre contribution au même volume, celle de Bernhard Rieder et Theo Röhle.
10Or ces effets de boîte noire « durcissent » le software en le fermant de facto à la plupart d’entre nous, soit parce que les logiciels sont soumis au secret et aux droits de propriété intellectuelle, soit parce que nous manquons des connaissances techniques nécessaires à les pénétrer et à les hacker. Penser cet analphabétisme malheureusement très répandu, s’efforcer d’y remédier, ou au moins d’en mesurer les conséquences multiples (qu’avaient bien entrevues Ivan Ilitch ou Vilém Flusser dès leurs écrits des années 1970), voilà qui serait sans doute à inscrire en tâche préliminaire à toute réflexion sur les humanités numériques – et plus largement sur les devenirs actuels de notre anthropogenèse.
Une conception multimodale de la lecture et de l’interprétation
11Outre une contribution au volume collectif de David M. Berry, Katherine Hayles, professeure de littérature à l’université de Duke, a publié un ouvrage important, How We Think. Digital Media and Contemporary Technogenesis [10], qui mériterait de servir de bannière de ralliement à tous ceux d’entre nous qui ressentent le besoin à la fois de mener une profonde réforme des études littéraires et de maintenir une certaine fidélité envers certaines de leurs valeurs traditionnelles. Cet ouvrage propose de refondre le champ traditionnel des études littéraires dans des « Études de media comparés » (Comparative Media Studies), dont le programme semble particulièrement prometteur pour redynamiser un champ de recherche et d’enseignement qui, au moins en France, reste passablement sclérosé dans des habitus et des revendications de plus en plus obsolètes.
12En ce début de xxie siècle, les littéraires s’agrippent à une définition, importante à défendre mais excessivement réductrice, mutilante et irréaliste, de ce qui constituerait la seule forme de « véritable » lecture : l’interprétation lente, minutieuse, à la fois rigoureuse et créative, de passages de taille réduite (entre un paragraphe et deux pages) pratiquée sous la forme canonique de l’explication de texte. Katherine Hayles reconnaît volontiers que, pour elle aussi, ce mode de « lecture rapprochée » (close reading) est absolument central dans les pratiques littéraires, et qu’il convient d’en promouvoir la pratique. Elle souligne toutefois l’aveuglement et la schizophrénie qui nous habitent lorsque, au nom de ce modèle unique de la lecture, nous condamnons nos étudiants comme étant désespérément distraits (faisant mille choses en même temps et incapables de se concentrer sur quoi que ce soit), superficiels (ne faisant qu’écumer Internet au lieu de creuser les grands auteurs) ou plagiaires (composant leurs travaux à coups de copier/coller). C’est toute leur subjectivité computationnelle que nous faisons ainsi passer à la trappe, sans même chercher à comprendre ni ses motivations fonctionnelles, ni ses formes d’intelligence propres et inédites (HWT, p. 57-59).
13À côté de l’expérience infiniment enrichissante de la lecture rapprochée, Katherine Hayles met ainsi en lumière les mérites de la « lecture distante » (distant reading), déjà théorisée par Franco Moretti ou Pierre Bayard, en l’inscrivant sous la catégorie plus générale de l’hyperattention. Autant que savoir jouer avec l’interprétation fine de la lettre d’un texte, il est (de plus en plus) indispensable de savoir regarder de loin un corpus d’informations dont l’ampleur nous dépasse et de savoir en saisir rapidement au vol quelques traits saillants (hyper-reading). Il n’y a pas tant rivalité que complémentarité entre ces deux modes de lecture. Le second ne relève pas nécessairement de la superficialité ou de la distraction, mais d’une autre forme d’attention et de lecture. Dans cette optique, les outils numériques constituent des instruments d’élargissement de vue et d’intensification de saillance devenus indispensables – instaurant un troisième mode d’attention, computationnelle, s’incarnant dans nos « lectures machiniques » (machine reading) (HWT, p. 28-29 et 69-70).
14Katherine Hayles montre très bien que ces différents modes de lecture relèvent de différents types de constructions de contextes : au contexte (monolocal) de la page ou de l’œuvre pour l’explication de texte vient s’ajouter cet autre type de contexte (multilocal) – inaccessible avant l’émergence de la culture logicielle et du méta-medium computationnel – que constituent aujourd’hui l’ensemble des volumes numérisés par Google Books, au sein desquels la lecture machinique nous permet désormais de mesurer les variations d’occurrence de certains syntagmes (HWT, p. 74).
Vers des études de media comparés ?
15On comprend pourquoi Katherine Hayles propose des Études de media comparés. Il s’agit à la fois d’intégrer et de mesurer les contrastes qui distinguent différents objets, media, régimes d’expression, de signification, d’interprétation. Contrairement à nos réflexes irréfléchis qui pensent devoir défendre la lecture rapprochée contre la lecture distante ou machinique, elle propose pour ce champ émergent une définition montrant que nous avons tous besoin de reconnaître, d’intensifier et d’élargir la nature multi-modale de nos pratiques de lecture et d’interprétation : « les études littéraires enseignent les compétences de lecture [literacies] à travers différents types de media, incluant l’imprimé et le numérique, en se concentrant sur l’interprétation et l’analyse de formes [patterns], de significations et de contextes, grâce à des pratiques de lecture rapprochée, d’hyperlecture et de lecture machinique » (HWT, p. 79).
16Plus généralement, on peut faire reposer les études de media comparés sur trois principes étroitement liés entre eux :
171) Étudier nos objets d’investigation en tant qu’ils constituent des media : qu’on travaille sur des poèmes latins, sur des tragédies raciniennes, sur des romans postcoloniaux, mais aussi sur des films, des séries télévisées, des scénographies ou des chorégraphies, tous nos objets d’étude et d’enseignements peuvent être approchés en tant que media, pour autant qu’on infléchisse la définition courante de ce terme en lui ajoutant la dimension à la fois inclusive, précise et stimulante récemment proposée par Jussi Parikka : « Les media consistent en une action de plier le temps, l’espace et les agentivités [11]. »
182) Étudier la spécificité de chacun de nos objets d’investigation en tant qu’il constitue un medium singulier. Si le premier mouvement consiste à redécrire nos objets d’étude en faisant apparaître ce qui les qualifie comme media (en général), le deuxième mouvement consiste à identifier et à faire reconnaître ce qui distingue les propriétés médiologiques d’un poème latin de celles d’un roman postcolonial, d’une série télévisée, d’une chorégraphie, ou d’un autre poème latin. Le comparatisme peut porter bien entendu sur des comparaisons entre différents media, différentes cultures, différentes langues, différents genres, différentes écoles, différents courants, différentes périodes, mais à l’intérieur de chacune de ces classes, il vise aussi à faire apparaître la singularité médiologique de chacune des œuvres analysées. Ce comparatisme invite également (pour leur enrichissement mutuel) à faire jouer les contrastes entre différentes approches méthodologiques (narratologie, études subalternes, thématique, génétique textuelle, écocritique, etc.) essayées sur la même œuvre singulière. Ce que nous comparons à travers nos diverses analyses – puisque chaque étude peut bien entendu se concentrer sur un objet particulier pour autant qu’elle l’inscrive dans un horizon comparatiste –, ce sont bien différentes façons que proposent les œuvres de « plier le temps, l’espace et les agentivités ».
193) Concevoir nos études comparatives sous l’horizon d’une archéologie des media inscrivant la prétendue nouveauté des media numériques dans la perspective à long terme de pratiques multiséculaires de médiation. L’affirmation d’une pertinence sociale des études de media comparés peut s’appuyer sur un besoin urgent de mieux identifier et de mieux comprendre – mais aussi de relativiser – ce que nos « nouveaux médias » (le numérique, Internet, la gouvernementalité algorithmique) contiennent de promesses et de menaces dans l’évolution constante de notre anthropogenèse. Que nous pratiquions les tweets, que nous ayons notre page Facebook, ou que nous nous en méfiions comme de la peste, nous autres littéraires occupons une place stratégiquement essentielle pour aider notre société à mieux comprendre et à maîtriser les dispositifs techniques et symboliques qui régissent nos interactions. Les études littéraires élaborent depuis vingt-cinq siècles des outils d’analyse qui restent de très loin les plus fins à ce jour pour rendre compte de l’efficacité et de la subtilité des médiations symboliques qui contribuent à « plier le temps, l’espace et les agentivités » humaines.
20La rhétorique antique, l’exégèse médiévale, la philologie issue de la Renaissance, la critique historique pratiquée à partir du xviiie siècle, la didactique émanée des réformateurs pédagogiques de la modernité naissante – ainsi que tous les courants disciplinaires qui se sont succédés depuis – ont accumulé un arsenal méthodologique et conceptuel qui nous met en position idéale pour aider nos contemporains à resituer nos prétendues nouveautés dans des évolutions à très long terme, ainsi qu’à mieux identifier et à mieux mesurer les implications des quelques innovations véritablement inédites dont nous sommes témoins et acteurs. C’est à ce mouvement de va-et-vient entre les innovations numériques et le recul historique apporté par la connaissance des médiations symboliques du passé lointain qu’est dédiée la discipline émergente de l’archéologie des media [12] – dont il n’est guère étonnant de constater que les pionniers émanent presque tous de formations littéraires (Marshall McLuhan, Friedrich Kittler, Siegfried Zielinski, Daniel Bougnoux, Stefan Andriopoulos).
Repositionner l’interprétation comme remédiation
21Résumons. Nos conceptions de l’interprétation ne peuvent pas ignorer l’importance à la fois centrale et ubiquitaire qu’ont acquise en moins de deux décennies l’ordinateur et la culture logicielle dans nos formes de vie contemporaines. Ce sur quoi nous nous lamentons vainement, en observant le déclin des études littéraires, tient en grande partie à l’émergence d’une « subjectivité computationnelle » dont il est plus judicieux de mesurer les potentiels plutôt que de maudire les conséquences. Approcher les cultures numériques à travers la notion de méta-medium aide à repérer des processus de « remédiation » qui nourrissent nos dynamiques culturelles à partir de rapports de simulation, d’hybridation, de reprises, d’échanges, de tensions, de contrastes et de résistances entre les différents media. Reconfigurer les humanités sous l’égide d’« études de media comparés », structurées par leurs trois axes médiologique, comparatiste et archéologique, dégage un espace propre non tant à « mettre au goût du jour » nos pratiques herméneutiques qu’à éclairer les dynamiques contemporaines de remédiation à la lumière infiniment précieuse de cultures de l’interprétation riches de raffinements multiséculaires – l’interprétation n’étant elle-même qu’une forme particulière de remédiation.
22Ainsi redéfinies, nos études peuvent revendiquer un positionnement épistémologique crucial au sein de nos pratiques sociales. Bien au-delà d’une meilleure compréhension de l’impact des nouveaux media, les humanités se repositionnent comme des spécialités de la médiation, à la fois sur le plan de son étude analytique et sur celui de ses modulations pratiques. Dans le vocabulaire de Bruno Latour, notre travail consiste à faire sentir et comprendre en quoi tout « intermédiaire » (s’efforçant d’être aussi efficace et transparent que possible) contient la présence d’un « médiateur » (doté de son agentivité propre) : une panne ou une crise symbolique ne sont rien d’autre que l’irruption du médiateur outrepassant et brouillant son rôle attendu de simple intermédiaire [13].
23Un tel repositionnement nous permet de développer des argumentaires servant de contre-feux au laminage de nos effectifs sous l’impératif calamiteux de la « professionnalisation ». Nous réclamer explicitement de la « remédiation » peut constituer un remède à notre obsolescence programmée : en analysant et en enseignant la complexité et les subtilités des pratiques de médiation, les études de media comparés opèrent évidemment à une échelle vouée à rester invisible du point de vue des débouchés professionnels. La médiation n’est localisable nulle part comme telle dans la liste des métiers ; et pourtant, la médiation est partout – mais sous forme diffuse, puisque nul ne peut être un bon collaborateur de quelque entreprise que ce soit s’il n’a pas acquis une certaine compétence de médiateur. Notre fonction sociale est d’apprendre à mieux parler les langues de la médiation – à l’heure où nos chaînes d’actions sont de plus en plus longues, complexes, intriquées, et donc de plus en plus fragilisées par les difficultés de médiation. Nos parcours ne sont ni plus ni moins « professionnalisants » que ceux qui enseignent à (mieux) parler ou écrire – dont il serait absurde de mesurer « les débouchés » au seul nombre des discoureurs ou de scribes professionnels. Qu’elles portent sur les arts du spectacle, l’histoire littéraire, la didactique, la traduction ou la création poétique, les études de media comparés proposent un apprentissage de la médiation comme médiation (analysée dans la puissance propre du medium qu’elle mobilise) – et nul savoir n’est appelé à être aussi précieux dans les transformations actuelles de nos sociétés et de nos modes de communication.
Notes
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[1]
Cet ouvrage remarquablement pédagogique a heureusement été traduit par Richard Crevier et publié aux presses du réel en 2010.
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[2]
Désormais abrégé STC.
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[3]
Je reprends ici la traduction proposée par Anthony Masure dans sa thèse, intitulée « Le design des programmes. Des façons de faire du numérique », soutenue en novembre 2014 à l’université Paris 1 (dir. P.-D. Huyghe) et je le remercie pour ses suggestions concernant cet article.
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[4]
J. D. Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 2000.
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[5]
Voir sur ces questions le beau livre d’A. Galloway et E. Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2007.
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[6]
Désormais abrégé UDH.
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[7]
Voir aussi, du même auteur, The Philosophy of Software. Code and Mediation in the Digital Age, Londres, Palgrave Macmillan, 2011 et Critical Theory and the Digital, New York, Bloomsbury Academic, 2014.
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[8]
J. Schnapp et al., The Digital Humanities Manifesto 2.0 [2009], disponible en ligne sur http://www.humanitiesblast.com/manifesto/Manifesto_V2.pdf (consulté le 12 juin 2014). Ce texte sera traduit dans le numéro 59 de la revue Multitudes (été 2015). Voir, en continuation de ce manifeste, A. Burdick et al., Digital_Humanities, Cambridge, MIT Press, 2012.
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[9]
F. Kittler, « There is No Software » [1995], disponible en ligne sur www.ctheory.net/articles.aspx?id=74 (consulté le 12 juin 2014).
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[10]
Désormais abrégé HWT.
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[11]
J. Parikka, « Media Ecologies and Imaginary Media. Transversal Expansions, Contractions, and Foldings », The Fibreculture Journal, n° 17, 2011, p. 35, disponible en ligne sur fibreculturejournal.org.
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[12]
Pour une introduction claire et succincte, voir J. Parikka, What Is Media Archaeology ?, Cambridge, Polity, 2012.
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[13]
Voir sur ce point B. Latour, « Les médias sont-ils un mode d’existence ? », INA Global, n° 2, juin 2014.