Notes
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[1]
F. Sojcher, entrée « auteur », dans A. de Baecque et Ph. Chevallier, Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2012.
-
[2]
P. Wollen, Signs and Meaning in the Cinema, Londres, Secker & Warburg, 1969, p. 167.
-
[3]
A. Sarris, The American Cinema. Directors and Directions 1929-1968, New York, Dutton, 1968 ; A. de Baecque, entrée « politique des auteurs », Dictionnaire de la pensée du cinéma, op. cit.
-
[4]
Vidor, A Tree Is a Tree [Harcourt, Brace, 1953], Hollywood, Samuel French, 1981, p. 111-112 ; trad. C. Berge et M. Doassans, La Grande Parade, Paris, Jean-Claude Lattès, 1981.
-
[5]
Ibid., p. 156-157 et 228.
-
[6]
R. Blin, « King Vidor », La Revue du cinéma, n° 11, 1er juin 1930, p. 9-18.
-
[7]
Vidor, A Tree Is a Tree, op. cit., p. 235-238.
-
[8]
Ibid., p. 116-117 et 224-225.
-
[9]
King Vidor Interviewed by Nancy Dowd and David Shepard, Metuchen (N. J.) et Londres, The Directors Guild of America and The Scarecrow Press, 1988, p. 146.
-
[10]
Vidor, A Tree Is a Tree, op. cit., p. 226.
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[11]
Traduction de l’anglais runaway production, l’expression « production désertrice » désigne les films produits, coproduits, financés ou cofinancés par Hollywood mais tournés à l’étranger. La tendance connaît un pic vers 1960, notamment en Italie et en Espagne.
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[12]
Vidor, On Film Making, New York, David McKay, 1972, p. 83-98.
1Emprunté au champ littéraire, le terme d’« auteur » a été appliqué au cinéma avec une fortune critique qui n’a d’égal que la labilité du concept. Comme le rappelle Frédéric Sojcher [1], ce transfert repose sur un premier postulat, la reconnaissance du cinéma comme un art, d’où découle le second, qui est que l’œuvre d’art cinématographique soit assignée à un créateur unique. Idées aujourd’hui couramment admises même si la seconde continue à heurter le sens commun et si la première ne concerne en réalité qu’une fraction de la production cinématographique. Inventée par Truffaut, pratiquée par les Cahiers du cinéma à couverture jaune, théorisée par l’Américain Sarris, la « politique des auteurs » qui triomphe dans les années 1960 est loin de dissiper ces ambiguïtés. Fondée en dernière analyse sur le primat de la forme et sur l’affirmation que « l’auteur d’un film, c’est le metteur en scène », elle semble minimiser les autres étapes de la réalisation, notamment celle de la création scénaristique ; elle n’hésite pas à sacrer « auteurs » des cinéastes qui ont travaillé au cœur du système hollywoodien, tels Hitchcock ou Lang (dont l’œuvre américaine, longtemps sous-estimée, est in fine jugée supérieure à l’œuvre allemande), sans parler des Dwan, Tourneur et autres Ulmer qu’elle tire de l’oubli ou de l’anonymat.
2Du cinéaste qui s’efforce de contrôler toutes les étapes de la réalisation, de l’écriture du scénario au montage final, la politique des auteurs effectue un glissement vers le « contrebandier » cher à Scorsese ou le « termite » de Manny Farber. Du « grand cinéaste » européen (le Lang allemand, Renoir, Rossellini, Bergman…), qui signe des « films d’auteur », on passe au director hollywoodien qui réalise des « films de genre ». Ce glissement semble inverser les équations traditionnelles art = Europe, industrie du divertissement = Hollywood, mais les traces de l’origine européenne de l’« auteur » ne s’effacent pas si aisément. Dans les panthéons érigés par Sarris et Wollen, on compte autant ou davantage d’Américains d’adoption, formés en Europe (comme Lang, Lubitsch et Ophuls), que d’Américains « de souche » ; au terme de son palmarès, Wollen tient d’ailleurs à préciser qu’à ses yeux, « les meilleurs films de Renoir, de Rossellini et de Mizoguchi sont sans doute supérieurs à tout ce qui a été produit aux États-Unis [2] ». Quant à Sarris, s’il affirme d’emblée que le cinéma hollywoodien compte la même proportion de films « artistiques » que les autres cinématographies, il a soin de conserver à la « politique des auteurs » son cachet exotique et intellectuel, non seulement en la qualifiant de « théorie », mais aussi en gardant la forme française du mot auteur : « the auteur theory » et non « Author Theory » comme l’écrit Antoine de Baecque, négligeant une nuance en l’occurrence essentielle [3].
3La préhistoire de la politique des auteurs, « sans doute le concept le plus célèbre de l’histoire de la critique de cinéma » (de Baecque), peut être éclairée par l’étude d’un cas singulier, bien antérieur aux débats des années 1960, celui de King Vidor. Longtemps ce cinéaste aujourd’hui mésestimé constitua l’exception qui confirme la règle, l’artiste américain qui des deux côtés de l’Atlantique faisait figure d’« auteur » dans un panorama hollywoodien dominé par les stars et les genres, les studios et les producteurs.
4Né en 1894 au Texas, Vidor, qui réalise ses premiers essais cinématographiques dès 1913 et son premier long métrage, The Turn of the Road, en 1919, garde jusqu’à sa mort en 1982 une image, authentique mais cultivée avec soin, de « cinéaste américain » : intéressé par les « grands sujets », mais plus pragmatique qu’intellectuel, dans le double sens où la solution de problèmes techniques le passionne davantage que les débats idéologiques (il a comme Hawks un côté « ingénieur ») et où il est prêt, pour pouvoir réaliser ses projets personnels, à passer les compromis nécessaires avec les studios et à s’acquitter d’ouvrages de commande. À la différence de plusieurs cinéastes hollywoodiens d’origine européenne (Stroheim, Sternberg, Lubitsch), il ne pose pas à l’artiste ou à l’esthète « sophistiqué », cynique ou incompris ; en revanche, il s’exprime assez volontiers, oralement et par écrit, en tant que créateur de ses films, et publie son autobiographie, A Tree Is a Tree, dès 1953, alors qu’il est encore en activité et près de vingt ans avant la mode des autobiographies de cinéastes et des entretiens approfondis avec eux, consécutive au triomphe de la fameuse « politique ».
5Vidor accède à la notoriété du jour au lendemain avec La Grande Parade (The Big Parade, 1925), qui dépeint l’itinéraire existentiel et sentimental de son héros américain, avec pour toile de fond le panorama de la Grande Guerre où il s’est engagé. Succès confirmé par La Foule (The Crowd, 1928), dont le héros, John Sims, né le jour de la fête nationale, le 4 juillet, se croit promis à une haute destinée mais subit une suite de désastres qui l’amène à accepter son sort d’homme ordinaire ; puis par Hallelujah (1929), premier film parlant de Vidor, qui fait un grand usage de la musique afro-américaine. Avec sa distribution exclusivement noire (une première dans une production hollywoodienne), Hallelujah retrace l’itinéraire chaotique d’un homme simple, Zeke, qui cède aussi aisément à la tentation charnelle qu’à l’exaltation religieuse, tue accidentellement son frère, se fait preacher, étrangle son rival, sort enfin du bagne pour revenir à sa famille et au champ de coton qu’il avait quittés au début du récit. Parmi les nombreux titres des quinze années suivantes, il faut citer Notre pain quotidien (Our Daily Bread, 1934), histoire d’une coopérative agricole pendant la Grande Dépression, et Romance américaine (An American Romance, 1944), épopée parallèle de l’intégration d’un immigrant tchèque et de la trempe de l’acier, car ces deux titres complètent le premier cycle vidorien.
6Vidor a expliqué comment, las de tourner des films « éphémères », il avait proposé à Thalberg, patron de la MGM, de traiter l’un ou l’autre de trois « grands sujets », la guerre, le blé, l’acier : le choix du producteur se porta sur la guerre, et ce fut La Grande Parade, à laquelle devaient succéder Notre pain quotidien et Romance américaine [4]. Vidor revendique clairement la paternité de cette trilogie, dont il est l’« auteur » : tout y est, sauf le nom. C’est lui qui en a conçu les thèmes, des thèmes très généraux, nullement anecdotiques (rien à voir avec le pitch hollywoodien), et pourtant très concrets, puisqu’ils affectent la vie matérielle et spirituelle de ses contemporains ; c’est lui qui en a développé les sujets, choisi les interprètes, assuré la mise en scène et le montage.
7Entre les trois volets de la trilogie, les rimes intérieures ne manquent pas. Les héros sont chaque fois des common men hissés par leur volonté et par les circonstances à des responsabilités hors du commun, mais qui doivent apprendre la sagesse et reconnaître leur qualité d’hommes ordinaires. Au blé ou au « pain quotidien » renvoient tant la France rurale de La Grande Parade que les paysages du Midwest que traverse Steve Dangos, le héros de Romance américaine, lorsqu’après avoir débarqué à Ellis Island, il se rend à pied jusque dans le Minnesota. Surtout, Romance américaine ne traite pas seulement de l’acier, mais revient aussi au thème de la guerre : le film évoque brièvement l’engagement et la mort du fils aîné de Dangos dans la Grande Guerre, et sa dernière partie, déclenchée par l’annonce de Pearl Harbor, prend la forme d’une ode lyrique à l’effort industriel surhumain exigé pour répondre au défi japonais et assumé par Dangos.
8Des films qui n’appartiennent pas à la « trilogie » stricto sensu peuvent et même doivent lui être rattachés. Si James Apperson (La Grande Parade) et John Sims sont assez explicitement des figures de common man ou d’Everyman, Zeke, abstraction faite de l’« exotisme » de son milieu, ne l’est pas moins que l’immigrant tchèque Dangos ; ils passent tous par le creuset des épreuves et des échecs, pour devenir des hommes d’une meilleure « trempe ». La description quasi documentaire de la récolte du coton, au début de Hallelujah, préfigure à l’évidence le thème de Notre pain quotidien, et les deux films sont structurés par l’opposition entre la terre nourricière et la ville, lieu de tentation et de perdition. Le rattachement rétrospectif de La Foule à la trilogie s’impose puisque Vidor a repris pour Notre pain quotidien le nom de son héros, John Sims (et de sa femme, Mary), allant jusqu’à s’efforcer de retrouver la trace perdue de l’interprète original, James Murray, pour lui confier cette nouvelle incarnation (selon le récit de Vidor, Murray, devenu alcoolique et clochardisé, refusa de se soumettre à la discipline qu’aurait impliquée son retour sous les sunlights). Visant à établir un lien explicite entre deux récits distincts et à constituer une « œuvre » unique et cohérente, le procédé a quelque chose de balzacien.
9Au début des années trente, la gloire de Vidor est à son comble. Il est le cinéaste américain par excellence, une sorte d’équivalent de F. Scott Fitzgerald dont il est l’ami et qui lui a servi de mentor lors de son premier voyage à Paris en 1928. Dans une nouvelle de 1932, « Crazy Sunday », Fitzgerald le dépeint sous le nom de « Miles Calman » et le décrit comme « le seul cinéaste né en Amérique qui ait une ambition artistique » ; Vidor à son tour s’inspire de Fitzgerald pour camper le personnage de l’écrivain Tony Barrett (incarné par Gary Cooper) dans Nuit de noces (The Wedding Night, 1935). Dans son autobiographie, Vidor souligne sans fard le caractère unique de son statut. Après avoir longuement cité une critique anonyme qui affirme que « La Foule est un des films les plus vrais qu’ait signés un cinéaste né en Amérique », il s’interroge : sur les marquises des cinémas européens, les noms des metteurs en scène figurent souvent de préférence à ceux des stars. En France et en Allemagne, certains de ses films, tels La Foule et Hallelujah, sont restés à l’affiche d’un même cinéma pendant des mois. Pourtant, conclut-il, ce n’est pas à cause de ma « touche européenne », car cette touche m’échappe tout à fait ; « je suis très américain dans mon approche, et ne considère jamais un sujet avec la subtilité des plus connus des artisans européens [5] ». En France où il rencontre Renoir, envisage d’adapter Les Hommes de la route d’André Chamson, et même de tourner dans le studio familial d’un « Monsieur Paul » dans lequel on croit reconnaître Pagnol, il est fêté avec éclat par La Revue du cinéma, ancêtre des Cahiers du cinéma. Une photo d’Hallelujah figure en couverture du numéro de juin 1930, qui consacre 44 pages à Vidor en général et à Hallelujah en particulier. L’article le plus fouillé est signé par le futur metteur en scène Roger Blin. Il rappelle que les premiers films de Vidor, avec leurs « détails de vie dont la chair semblait échapper à toute transposition visuelle » et leur humour « de la première fois », ont fait dire de lui que c’était « Mark Twain écrivant avec une caméra » (Mark Twain était d’ailleurs une des références explicites de Vidor à cette époque), mais qu’avec La Grande Parade, La Foule et Hallelujah, on s’était aperçu « qu’il portait en lui un monde ». Blin poursuit en comparant Vidor à Stroheim et Sternberg, qui eux aussi « portent un monde » ; mais celui de Vidor n’est pas stylisé, « c’est une surenchère de concret ». À propos de La Foule, Blin assure que « pour la découverte du mystère humain, Charlot et les Russes sont des petits garçons à côté de King Vidor » et conclut sur Hallelujah, « une de ces œuvres capables de faire changer de vie et qu’il est impossible de laisser sur le terrain de l’Art [6] ». La section consacrée à Hallelujah s’ouvre sur un diptyque contrasté, le texte de Michel Leiris, « Saints Noirs », qui célèbre dans le film un paroxysme de sainteté incestueuse, de frénésie érotique et rituelle, s’opposant à la seule voix discordante du surréaliste Jacques B. Brunius, pour qui ce que tous appellent alors le « film nègre » n’est que le masque d’un abject « film chrétien ». Suivent enfin les réactions au film d’une brochette d’intellectuels, plus ou moins prolixes, tous enthousiastes : Jean Cassou, Louis Chavance, Drieu la Rochelle, André Gide, André Maurois, Darius Milhaud, Georges Ribemont-Dessaignes.
10Si la plupart des titres cités jusqu’ici ont été produits par la MGM, les rapports de Vidor avec le studio passent par des phases diverses. Pour La Grande Parade et La Foule, la relation entre Vidor et Thalberg (modèle de Stahr dans Le Dernier Nabab de Fitzgerald) est empreinte de confiance réciproque. Vidor est alors un des principaux réalisateurs du plus opulent des studios ; ses deux projets personnels sont équilibrés par des œuvres de prestige qui s’apparentent davantage à des commandes, La Bohème (1926), d’après Murger, avec une émouvante Lillian Gish dans le rôle de Mimi, et Bardelys le Magnifique (Bardelys the Magnificent), film de cape et d’épée à la manière des Trois Mousquetaires ; dans ces deux films, Vidor dirige à nouveau John Gilbert (James Apperson dans La Grande Parade), grande star de la MGM qui va décliner avec le parlant. À une catégorie comparable appartiennent trois comédies de 1928-1930 qui sont surtout des « véhicules » pour Marion Davies, la protégée de Hearst, Une gamine charmante (The Patsy), Mirages (Show People, remarquable autoportrait hollywoodien) et Not So Dumb. Les rapports avec la MGM se compliquent lorsque Vidor revient à la charge avec le projet d’Hallelujah, un projet nourri de longue date afin de rendre hommage à la communauté afro-américaine qu’il avait connue dans le Texas de sa jeunesse ; le studio (en l’occurrence Nicholas Schenck) ne finit par accepter que grâce aux nouvelles possibilités musicales offertes par le parlant, et au fait que Vidor propose d’investir dans la production du film la totalité de son salaire théorique de cent mille dollars. En revanche Thalberg – et les autres grands studios – refusent tous le projet de Notre pain quotidien, qui leur paraît sans doute teinté de gauchisme, et Vidor ne parvient à réaliser son film que grâce à l’aide de Chaplin (United Artists en assurera la distribution), à l’hypothèque de ses propres biens et à un compromis avec le bailleur de fonds, qui le force à introduire dans le film le personnage de Sally, la blonde vénale qui séduit John Sims et menace ainsi l’existence même de la coopérative.
11C’est lors de l’achèvement de Romance américaine qu’intervient la rupture définitive de Vidor avec la MGM. Le public des previews réagit très favorablement mais se plaint de la longueur excessive du film (deux heures et demie). Vidor reçoit l’assurance qu’il pourra effectuer lui-même les coupes souhaitables mais apprend bientôt que le studio a déjà tiré de nouvelles copies après avoir procédé sans attendre à des coupes d’une demi-heure au total. Circonstance aggravante, selon Vidor ces coupes ont été effectuées, par commodité, dans les scènes (non documentaires) qui n’étaient pas accompagnées de musique, tandis que les scènes documentaires étaient laissées intactes, ce qui induit un déséquilibre dans la construction du film. Le thème du conflit entre les entrepreneurs au sens de créateurs et l’entreprise au sens capitaliste surgit dans Romance américaine, opposant Dangos et son associé, inventeurs d’un prototype d’automobile en acier moulé, à la compagnie qui souhaite leur acheter leur invention mais à seule fin d’en priver la concurrence et sans intention de la mettre en œuvre. Il est difficile de ne pas voir dans cette scène une métaphore ou une mise en abyme des démêlés de l’« auteur » Vidor avec l’entreprise MGM. Le thème est bientôt repris et développé dans le plus célèbre peut-être des films de Vidor, Le Rebelle (The Fountainhead, 1949), dans lequel l’architecte incarné par Gary Cooper dénie à ses commanditaires tout droit de regard sur son gratte-ciel au modernisme radical et préfère renoncer à la commande plutôt que d’accepter que son projet soit défiguré par l’adjonction d’ornements historicisants.
12Si Vidor a eu le sentiment d’être trahi par la MGM, à l’inverse il a su s’approprier des projets qu’il n’avait pas engagés. Il en est ainsi, à l’évidence, du Grand Passage (Northwest Passage, 1940), adaptation d’un roman historique de Kenneth Roberts relatant un épisode particulièrement sanglant des French and Indian Wars du xviiie siècle. La MGM achète les droits du roman dès 1937, W. S. Van Dyke, auquel le projet a été assigné, procède à de longs repérages, Spencer Tracy est distribué dans le rôle principal, celui du commandant Rogers, avant que la réalisation échoie en définitive à Vidor. Selon un procédé très fréquent dans les adaptations hollywoodiennes de classiques et de best-sellers, la couverture du livre de Kenneth Roberts figure en bonne place dès la première image du générique, juste après le logo de la MGM, comme celle du livre de John P. Marquand, H.M. Pulham, Esq., figurera au générique du film du même nom (adaptation de Vidor, 1941), avec l’indication « par l’auteur de The Late George Apley » : ici l’« auteur » est forcément celui du roman.
13Dans son autobiographie, Vidor se montre à nouveau sous son jour le plus pragmatique en désignant Le Grand Passage comme « mon premier film en couleurs » et en expliquant comment il a résolu les problèmes que lui posait le Technicolor, avec ses verts trop vifs et ses ciels trop bleus, qu’il lui fallait trouver le moyen d’atténuer pour que les rangers, eux-mêmes vêtus d’uniformes verts contrastant de façon saisissante avec le rouge des Britanniques et la peau nue et peinte des Indiens, se fondent dans le paysage naturel [7]. Ce paysage présente plusieurs traits vidoriens, comme la traversée d’un marécage infesté de moustiques qui évoque plutôt les great dismal swamps ou bayous du Sud qu’on voit dans Wild Oranges (Capriciosa, 1924), Hallelujah ou Ruby Gentry (La Furie du désir, 1952). Pour qui ne saurait pas qu’il s’agit d’une adaptation, le film apparaîtrait, à beaucoup d’égards, comme un libre remake de Notre pain quotidien dans un cadre historique westernien. En particulier, les séquences héroïques qui montrent la compagnie de Rogers abattre des arbres et se frayer une piste à travers la montagne pour eux-mêmes et les canots qu’ils portent afin d’échapper à la vigilance de l’ennemi français reproduisent à l’évidence la longue dernière séquence de Notre pain quotidien, les arbres qu’on abat et la tranchée qu’on creuse pour que l’eau jaillisse, fasse revivre le champ de maïs et transforme la terre desséchée en glaise édénique dans laquelle les hommes, nouveaux Adams, renaissent à leur tour, s’ébrouent et multiplient joyeusement glissades et cabrioles.
14Cette scène finale constitue en elle-même une sorte de signature, car la réputation artistique du cinéaste était d’abord fondée sur de telles séquences, comme la marche des soldats américains à travers le bois de Belleau, dans La Grande Parade : séquences certes visuelles, ne comportant pas de dialogue, mais aussi « musicales » dans leur crescendo digne du Boléro de Ravel (Vidor, qui les dirigeait au métronome et à la grosse caisse, les qualifiait de « musique muette [8] »). Ces séquences, qui célèbrent l’énergie collective et la quasi-mécanisation du corps et de l’organique individuel au service de la communauté, appellent la comparaison avec le cinéma soviétique, qui n’était pas inconnu de Vidor (lors de son séjour à Hollywood, Eisenstein lui projette La Ligne générale, et Vidor confie à Nancy Dowd qu’il a vu Turksib de Tourine juste avant d’entreprendre Notre pain quotidien [9]). Dans La Revue du cinéma, le parallèle entre Vidor et les Soviétiques est esquissé tant par Blin que par Chamson. Vidor lui-même, lorsqu’il conclut que « la séquence finale de Notre pain quotidien, comme plusieurs scènes de La Grande Parade, constitue un exemple du sens du cinéma [film sense] sous sa forme la plus complète [10] », renvoie implicitement, me semble-t-il, à la traduction américaine des écrits d’Eisenstein par Jay Leyda sous le titre Film Sense (New York, 1942). Aux thèmes et à l’approche anti-intellectuelle qui désignent Vidor comme le cinéaste américain par excellence vient donc s’ajouter un « sens du cinéma » et du rythme (plutôt que du montage) qui l’apparente aux Soviétiques et complète le portrait du creative craftsman.
15Jusqu’à Romance américaine, l’« auteur » Vidor se montre à visage découvert. La suite de sa carrière hollywoodienne, qui se poursuit jusqu’à Salomon et la Reine de Saba (Solomon and Sheba, 1959), ne compte aucun scénario original ni sujet ostensiblement personnel. Certains ouvrages posent de troublants problèmes d’authorship : alors que critiques et historiens sont nombreux à considérer que cette dernière partie de l’œuvre, à partir du Grand Passage et de sa geste surhumaine qui n’échappe que de justesse à la folie et au cannibalisme, se caractérise par la démesure, Vidor semble les démentir en attribuant au seul producteur, Selznick, les traits en effet hors norme de Duel au soleil (Duel in the Sun, 1946), qui selon Vidor aurait dû rester un « petit western » avec des inconnus dans les rôles principaux ; on pourrait s’interroger aussi sur Le Rebelle, où il paraît difficile de ne pas considérer Ayn Rand, la romancière aujourd’hui devenue la coqueluche des républicains du Tea Party, comme « co-auteur » du film. On s’accordera en tout cas à considérer que Duel au soleil, Le Rebelle et La Furie du désir regorgent de personnages, de thèmes, de paysages, de scènes typiquement « vidoriens ».
16On conclura sur Guerre et Paix (War and Peace, 1956), sans doute le dernier grand film du cinéaste, une œuvre qui après l’ambition ingénue de la jeunesse et les flamboyances baroques de la maturité montre Vidor, au seuil de la vieillesse, accéder à la sagesse et s’affirmer « auteur » non plus par une revendication d’originalité, mais par une forme d’humilité qui s’accompagne d’une sympathie profonde pour l’« auteur » Tolstoï. Comme cela avait été le cas pour Le Grand Passage, on confie à Vidor un projet déjà engagé, dans des circonstances – « production désertrice [11] » et tournage en Italie, avec une distribution cosmopolite – qui peuvent paraître tout sauf propices. Or il s’avère que Vidor, de longue date, rêve d’adapter Guerre et Paix, qu’il en a fait une sorte d’esquisse dans le film qu’il a consacré à la guerre de Sécession (So Red the Rose, 1935, qui s’ouvre comme Hallelujah sur la récolte du coton), que la distribution est presque uniformément « inspirée » (et que son cosmopolitisme reflète celui de l’Europe napoléonienne, avec les ajustements rendus nécessaires par la guerre froide : ainsi les belles Russes sont interprétées par de belles Suédoises), que Vidor, admirateur de Jung, voit dans l’interprète de Natacha, Audrey Hepburn, l’anima, la part de féminin au cœur d’une épopée guerrière essentiellement masculine, et qu’il s’entend parfaitement avec elle ; seules ombres au tableau, qui n’en sont pas vraiment, il regrette que le rôle de Pierre Bézoukhov, pour lequel il souhaitait Ustinov, ait échu à Henry Fonda (qui est admirable), et il voudrait refaire la bataille de Borodino (qui est un morceau d’anthologie) parce que le lieu de tournage prévu a été changé à la dernière minute. Même les grands artistes ne sont pas forcément les meilleurs juges de leurs propres œuvres.
17Mais où est l’humilité ? Elle se trouve d’abord dans le pragmatisme de Vidor. Avec divers scénaristes, il a bâti l’économie d’ensemble du film, les trois batailles qui le ponctuent (Austerlitz, Borodino, la Bérézina), l’opposition frontale entre Napoléon et Koutouzov, reproduite plus subtilement dans le contraste entre Pierre et le prince André, la ressemblance profonde entre les personnages qui cèdent à l’élan centrifuge (Napoléon et Natacha), entre ceux qui hésitent, réfléchissent et intériorisent (Pierre et Koutouzov), le long détour par lequel Natacha revient à Pierre après avoir sacrifié à l’amour romantique idéal (le prince André) et à la passion érotique (Anatole Kouraguine). Une fois cette structure établie, il fait entière confiance à Mario Soldati, auquel il ne craint pas de déléguer les scènes avec Napoléon et Koutouzov, mais, comme il l’explique dans On Film Making, se consacre personnellement, au contraire de toutes les habitudes hollywoodiennes, au moindre détail de la bataille de Borodino, car il sait qu’elle est la clé de voûte du film, combinant le grand spectacle historique et le drame intérieur de la prise de conscience par Pierre l’intellectuel de ce qu’est concrètement la guerre [12]. (De même, la bataille d’Austerlitz est associée à l’héroïsme aveugle du prince André et à sa glorieuse « mort » symbolique, le passage de la Bérézina au collapsus mélancolique de Napoléon.)
18Humilité sensible enfin dans la précieuse bande-annonce du film, document promotionnel et génétique qui insiste sur la collaboration entre stars hollywoodiennes (Audrey Hepburn et Mel Ferrer) et figurants et techniciens italiens, sur le caractère monumental et les difficultés techniques de l’entreprise, comparables à ceux d’une authentique bataille épique, avant de laisser la parole à Vidor : « en réalité, dit-il, la phase de préparation la plus importante de ce film a commencé il y a de nombreuses années, lorsque Tolstoï a écrit Guerre et Paix… » S’il revendique toujours sa capacité à créer (ou à traduire ?) en images mouvantes, Vidor ne craint pas de s’incliner devant l’antériorité de Tolstoï : à auteur, auteur et demi !
Notes
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[1]
F. Sojcher, entrée « auteur », dans A. de Baecque et Ph. Chevallier, Dictionnaire de la pensée du cinéma, Paris, PUF, 2012.
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[2]
P. Wollen, Signs and Meaning in the Cinema, Londres, Secker & Warburg, 1969, p. 167.
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[3]
A. Sarris, The American Cinema. Directors and Directions 1929-1968, New York, Dutton, 1968 ; A. de Baecque, entrée « politique des auteurs », Dictionnaire de la pensée du cinéma, op. cit.
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[4]
Vidor, A Tree Is a Tree [Harcourt, Brace, 1953], Hollywood, Samuel French, 1981, p. 111-112 ; trad. C. Berge et M. Doassans, La Grande Parade, Paris, Jean-Claude Lattès, 1981.
-
[5]
Ibid., p. 156-157 et 228.
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[6]
R. Blin, « King Vidor », La Revue du cinéma, n° 11, 1er juin 1930, p. 9-18.
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[7]
Vidor, A Tree Is a Tree, op. cit., p. 235-238.
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[8]
Ibid., p. 116-117 et 224-225.
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[9]
King Vidor Interviewed by Nancy Dowd and David Shepard, Metuchen (N. J.) et Londres, The Directors Guild of America and The Scarecrow Press, 1988, p. 146.
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[10]
Vidor, A Tree Is a Tree, op. cit., p. 226.
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[11]
Traduction de l’anglais runaway production, l’expression « production désertrice » désigne les films produits, coproduits, financés ou cofinancés par Hollywood mais tournés à l’étranger. La tendance connaît un pic vers 1960, notamment en Italie et en Espagne.
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[12]
Vidor, On Film Making, New York, David McKay, 1972, p. 83-98.