Critique 2013/3 n° 790

Couverture de CRITI_790

Article de revue

Chateaubriand entre le « démon de la publicité » et le démon de son cœur

Pages 254 à 267

Notes

  • [1]
    Cité par J.-C. Berchet, Chateaubriand (désormais C), p. 566-567.
  • [2]
    M. Molé, Souvenirs, Paris, Mercure de France, 1991, p. 262-265 ; cité dans C, p. 292.
  • [3]
    Je pense évidemment à l’ouvrage de François Hartog Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Éd. du Seuil, 2003).
  • [4]
    Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (désormais MOT), éd. critique par J.-Cl. Berchet, Paris, Livre de poche / Classiques Garnier (« La Pochothèque »), L. XLII, chap. xviii, vol. 2, p. 1027.
  • [5]
    Ibid., L. XIX, chap. xviii, vol. 1, p. 931.
  • [6]
    « De l’état de la France au mois de mars et au mois d’octobre 1814 », article non signé dans Le Journal des débats, 4 octobre 1814 ; cité dans C, p. 551.
  • [7]
    Chateaubriand, René, Paris, Flammarion, 1964, p. 160.
  • [8]
    MOT, L. XXXIII, chap. vii, vol. 2, p. 451.
  • [9]
    MOT, L. XLII, chap. xvii, vol. 2, p. 1026.
  • [10]
    Montesquieu, De l’esprit des lois, L. III, chap. vii, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. II, 1951, p. 257 (souligné par nous).
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    J’ai étudié cette idéologie de la gloire que se met en place au siècle des Lumières dans Napoléon et l’héritage de la gloire, Paris, PUF, 2010
  • [13]
    Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. I, p. 1019.
  • [14]
    Lettres à Baudus des 5 avril et 6 mai 1799. Baudus devait intervenir auprès de l’éditeur Fauche.
  • [15]
    MOT, L. XLII, chap. xviii, vol. 2, p. 1026.
  • [16]
    A. Dupront, Le Mythe de croisade, Paris, Gallimard, 1997, vol. 2, p. 664.
Jean-Claude Berchet
ChateaubriandParis, Gallimard, coll. « Biographies », 2012, 1050 p.
Chateaubriand ou les Aléas du désirParis, Belin, 2012, 608 p

1Écrire la biographie de l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, c’est relever un défi singulier. À l’exception de Jean-Jacques Rousseau dont Chateaubriand est si proche par bien des aspects, personne n’avait encore parlé autant de soi, avec autant d’insistance et autant d’éloquence. N’a-t-il pas déjà tout dit et bien dit lui-même ? Et pourtant personne – pas même Rousseau – n’a été autant soupçonné de mauvaise foi. « M. de Chateaubriand est dévoré du démon de la publicité » confie François de Jaucourt à Talleyrand dans une lettre écrite depuis Gand, où Louis XVIII s’est réfugié avec ses fidèles [1]. Cependant, en choisissant d’y rejoindre ce roi, Chateaubriand n’a-t-il pas de toute évidence fait preuve d’un dévouement désintéressé ? N’a-t-il pas agi par conviction plutôt que par intérêt ? Certes Chateaubriand était passé maître dans l’art de soigner sa publicité, dans toutes les pratiques de l’autopromotion, y compris celles de la mise en scène et de la fausseté. Comme le notera son ami Mathieu Molé : « Personne ne sait comme lui travailler à sa renommée [2]. » Mais ce faisant, il a su aussi dire la vérité de toute une génération et peut-être mieux que tout autre mener une réflexion profonde sur le temps, qui continue à nourrir notre compréhension des régimes d’historicité [3].

2

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, nageant avec espérance vers une rive inconnue [4].

3Dans ces temps orageux, seul Napoléon a pu faire croire pour un moment qu’il était à même de relier les deux rives. Du moins, c’est ainsi que Chateaubriand décrit un Bonaparte se précipitant d’Égypte à Paris, franchissant « les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abîmes : tout était guéable pour ce géant, événements et flots [5] ». Quant aux adeptes de l’immobilisme, ces royalistes purs et durs qui auraient voulu sortir du flux révolutionnaire en restaurant la monarchie comme si rien ne s’était passé, ils avaient oublié que « les nations, comme les fleuves ne remontent pas vers leur source [6] ».

4Pour ce Breton, fils d’armateur – tour à tour pêcheur, corsaire, négrier –, l’expérience des courants et des contre-courants constitue une donnée de l’existence, comme d’ailleurs celle des tempêtes et le besoin d’ancrage. Il existe pour lui un héroïsme de l’errance et du déracinement, celui d’un Ulysse, par exemple, que le jeune François imita si consciemment lors de son voyage en Amérique. En pleine tempête, il « se fit attacher à un mât, nous raconte Jean-Claude Berchet, afin de pouvoir, comme Ulysse, jouir des éléments déchaînés et les chanter ensuite, comme Homère [ …] » (C, p. 163). Ses textes sont comme saturés d’images de liquéfaction. Qui ne se souvient des cris fervents et emphatiques que pousse René sur son propre sort ?

5

Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur. La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes [7].

6Entre le démon de la publicité et celui de son cœur, tout chez Chateaubriand témoigne d’une instabilité qui fait de lui un être insaisissable, mais qui cherche par tous les moyens à s’imposer. Reste pourtant un problème capital : à qui au juste s’imposer dans ce monde postrévolutionnaire – et comment ? À tous ? En disant tout de soi-même ? Malgré tout ce qu’il doit à Rousseau, la carte de la transparence n’a jamais vraiment tenté Chateaubriand. Mieux vaut faire de la mise en scène de soi-même un art inimitable où le jeu de la vérité se mêle au ludisme d’une partie de cache-cache. C’est la solution qu’il finit par trouver dans les Mémoires d’outre-tombe, œuvre qui est à bien des égards plus un travail de réappropriation des images de soi que de révélation de soi. Voilà la raison pour laquelle il fallait une biographie tenant compte des nouveaux apports de la recherche concernant l’homme et l’époque. Jean-Claude Berchet était en quelque sorte l’homme de la situation, car depuis des années ce chercheur se consacre à connaître et à faire connaître le maître, si prolixe, de la rétention et de l’esquive. La collection d’articles – dont les premiers remontent à 1968 – qu’il reprend dans le volume Chateaubriand ou les Aléas du désir témoigne de la profondeur de son engagement. Son édition des Mémoires d’outre-tombe fait autorité, sa biographie se rapproche autant qu’il est possible de l’idée qu’on se fait d’une biographie « définitive ».

7Commençons par les racines, Chateaubriand est breton et aristocrate … d’une vieille famille noble, mais ruinée, dont le père par le commerce maritime a su rétablir les assises en lui donnant une certaine prospérité. Il se décrit comme le dernier témoin des mœurs féodales. En effet, sa conception de la liberté dont il se voudra le défenseur s’enracine plutôt dans une conscience nobiliaire – voire dans une tradition de frondes aristocratiques – que dans une quelconque notion d’égalité métaphysique de tous les hommes. Si Victor Hugo réussit le tournant démocratique pour devenir en quelque sorte le héros littéraire de la IIIe République, Chateaubriand, lui, choisit plutôt d’accompagner la monarchie des Bourbons dans son agonie et sa déchéance.

8Sa motivation découle d’un sentiment ô combien aristocratique : celui de l’honneur. « Gentilhomme et écrivain, j’ai été Bourboniste par honneur, Royaliste par raison et républicain par goût. » Ailleurs il se dit « démocrate par nature, aristocrate par mœurs ». Or, sa nature, ses goûts, comme le souligne Berchet, Chateaubriand est le premier écrivain à vouloir les ancrer, c’est-à-dire à vouloir ancrer son identité – le moi qu’il cherche à faire valoir – dans un paysage concret. « C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis. » Petit sauvage d’abord, homme de la nature nullement fait ni pour ni par la littérature, Chateaubriand se rattache à la rudesse guerrière ou maritime plutôt qu’aux mœurs raffinées qu’a connues une Madame de Staël, par exemple, avec qui il aura des rapports complexes d’amitié respectueuse mais aussi de rivalité parfois envieuse – surtout des richesses de la châtelaine de Coppet. En affirmant son statut de noble, Chateaubriand se place plus dans l’axe de la morale héroïque que dans celui de la civilité et de la politesse. Vu sous cet angle, son trajet prend les allures d’un long et magnifique baroud d’honneur : un combat de Roland dans un monde sans Charlemagne. Car, Roland aussi se bat pour sa renommée, et quand il refuse de sonner Olifant, c’est pour ne pas la perdre – « en dulce France ne perdreie mon los ». L’ honneur sera le dernier refuge du vicomte ; il l’affirme comme principe effectif dans son dernier discours à la Chambre des pairs, prononcé le 7 août 1830 : « Je dois rendre ma vie uniforme : après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil [8]. »

9Chez Chateaubriand l’impulsion héroïque est vécue à la fois comme un rêve et une hantise. À la fin des Mémoires d’outre-tombe, dans la « Récapitulation de ma vie », il insiste sur son rôle de champion des valeurs fondamentales : « Dans l’ordre divin, religion et liberté ; dans l’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j’ai désiré pour ma patrie [9]. » Et voilà ce qui s’appelle « rendre [sa] vie uniforme ». Quel parcours simple et droit le mémorialiste fait ainsi miroiter dans le rétroviseur ! Or dans cette biographie dont la documentation est immense, c’est le mérite de Berchet de chercher systématiquement – et de trouver souvent – l’angle mort lui permettant de faire ressortir les impasses et les apories de celui qui a tendance à se voir et à se faire voir comme un génie persécuté, d’explorer ses façons de raisonner et de ruser avec lui-même, avec ses amis, ses alliés, ses publics, ses femmes. On le voit luttant avec lui-même comme avec le monde dont il hérite et qui l’entoure ; on comprend l’art de l’esquive tel qu’il le pratique. Du coup, on apprécie mieux l’homme et son art ; Chateaubriand gagne en humanité ce qu’il perd en grandeur hiératique.

10Si l’on soupçonne tant les motivations et si l’on met en cause l’authenticité de Chateaubriand, c’est certainement parce qu’on le sait rongé par le démon de la publicité – ce qui est, par définition, une façon d’être plus pour les autres que pour soi-même. Mais que veut dire être pour soi-même en une époque où l’on change d’allégeance comme on change de chemise, où un « girouettisme » devenu caricatural ne fait plus guère l’effort de protester de sa bonne foi ni de se dissimuler sous les bonnes manières ? Peut-être n’a-t-on plus le temps d’y mettre les formes tant les choses changent vite, tellement les mœurs ont été bouleversées. Dans les immenses mouvements de ces flux et reflux, penser à soi tend souvent à prendre les allures du sauve-qui-peut. Sans le vouloir, c’est dans ce monde-là que François-René se trouve et il se sauve comme il le peut. Noble non pas de fraîche date, mais certainement d’une famille fraîchement rétablie dans son assiette, il choisit pour se sauver les valeurs aristocratiques par excellence : le principe de l’honneur et la recherche de la gloire. Or, l’honneur peut bien se concevoir comme une manière d’être pour soi-même tout en étant pour les autres et la gloire comme la reconnaissance accordée aux grandes actions utiles au royaume aussi bien qu’à la nation.

11Comme on le sait, Montesquieu avait fait de l’honneur le principe même d’une monarchie tempérée par une noblesse puissante. Dans cette monarchie idéale, « l’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers[10] ». Formulation désabusée concernant les aptitudes de l’homme à atteindre un véritable désintéressement et en même temps manière nobiliaire d’épouser un élément fondamental de la pensée libérale. Mais si l’on parle souvent du principe qu’identifie ici l’auteur de L’Esprit des lois, on insiste beaucoup moins sur ce qu’il appelle l’objet de la monarchie, à savoir la gloire. Et pourtant c’est par ce biais que nous pouvons comprendre la manière dont Chateaubriand choisit d’exprimer la cohérence de son parcours :

12

Les monarchies que nous connaissons, observe Montesquieu, n’ont pas […] la liberté pour leur objet direct ; elles ne tendent qu’à la gloire des citoyens, de l’État et du prince. Mais de cette gloire il résulte un esprit de liberté, qui dans ces États, peut faire d’aussi grandes choses, et peut-être contribuer autant au bonheur que la liberté même [11].

13Insistons sur l’association entre gloire et liberté, association qui remonte à l’Antiquité, mais qui a été pleinement intégrée à la morale héroïque aristocratique et récupérée ensuite par la Révolution.

14Chateaubriand ne se réclamerait certainement pas de la manière dont Montesquieu formule sa conception de l’honneur ; il n’avouerait jamais qu’il ne poursuit que ses « intérêts particuliers ». On peut en conclure que l’honneur tel que le pratique le vicomte se révèle au mieux miné par une certaine fausse conscience et au pire traversé par une mauvaise foi et une ambition cynique. Mais Chateaubriand eût peut-être répondu que la pratique de l’honneur, quand bien même elle serait entachée par l’ambition et la mauvaise foi, est néanmoins le signe d’une certaine grandeur de l’homme, d’une volonté et d’une capacité de dépasser sa petitesse, de se servir de sa nature – toute fautive et défectueuse qu’elle soit – pour se dépasser. Dans cette perspective, la poursuite de la gloire est une manifestation de la liberté humaine. En fait, Chateaubriand hérite non seulement d’une tradition aristocratique, mais aussi de toute la réflexion menée au long du xviiie siècle sur une économie politique de la gloire, réflexion que Napoléon s’efforcera de mettre en pratique [12]. Il s’agit de cultiver au nom de la grande nation une passion autre que celle du gain ; une passion qui, comme d’ailleurs celle de l’amour, tienne compte de l’autre tout en pensant à soi-même.

15C’est Fénelon qui, tout en développant l’idée d’une foi caractérisée par un pur amour, c’est-à-dire un amour désintéressé pour Dieu, a aussi insisté sur le fait qu’il « ne faut jamais ôter à une âme le soutien des motifs intéressés, quand on commence suivant l’attrait de sa grâce à lui montrer le pur amour [13] ». Chateaubriand, qui a tant pratiqué et décrit l’amour sous ses diverses formes, serait sans doute pleinement d’accord. Et ce qui vaut pour l’amour de Dieu vaut aussi pour l’amour de la patrie. Sans doute aussi pour l’amour d’une femme, et peut-être même pour l’amour de la littérature. Rien n’illustre mieux l’interaction de tous ces courants et contre-courants que la genèse du Génie du christianisme. La première idée remonte à 1799. Chateaubriand est à Londres, où ayant appris depuis peu la mort de sa mère, il vit dans la pénurie et se débat avec une version épique des Natchez qui n’avance pas. Par ailleurs, il entretient une relation passionnelle – Berchet parle d’une « ravageuse passion » – avec une certaine Mme de Belloy, dont on retrouve le charme ensorceleur dans le personnage d’Atala. Au mois d’avril, cherchant par tous les moyens à sortir de la misère, Chateaubriand fait des offres de service auprès du libraire-éditeur Fauche installé à Hambourg pour des traductions de toute nature et de toutes langues, payables à la feuille. Il souhaite aussi placer un pamphlet de moins de cinquante pages sur « la Religion chrétienne par rapport à la morale et à la poésie ». Il décrit cet opuscule comme « une sorte de réponse au poème du pauvre Parny », qu’il aurait commencée à la prière de son ami Louis de Fontanes [14]. C’est au mois de janvier 1799 qu’Évariste de Parny avait publié La Guerre des dieux, une épopée burlesque, libertine et anticléricale où sont tournées en ridicule les grandes figures du christianisme – la Trinité, la Vierge –, ainsi que ses pratiques et ses idéaux, y compris d’ailleurs celui du « pur amour ». Ce poème a provoqué une violente passe d’armes entre les tenants et les adversaires de la Révolution, et Chateaubriand, qui entend bien profiter de la conjoncture, insiste à deux reprises auprès de l’éditeur sur le succès commercial que son petit livre ne manquerait de rencontrer. « En ce printemps de 1799, il est encore trop tôt pour parler de conversion », explique Berchet. « Il y a une simple occasion à saisir pour renflouer à bon compte des finances chancelantes » (C, p. 289).

16Mais très vite le manuscrit enfle, atteignant fin août quelque quatre cent trente pages, et bientôt il doublera à nouveau de volume. Chateaubriand pille Les Natchez pour nourrir l’ouvrage qui s’intitule maintenant Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Manifestement ce qui était au début un gagne-pain est devenu une vraie passion ; François se prend au jeu. C’est dans cette période qu’il apprend le décès de sa sœur Julie, survenu à Rennes le 26 juillet, et il entre dans une profonde crise morale. On connaît la célèbre préface de la première édition du Génie publié en 1802. Il y évoque la mort de sa mère et de sa sœur : « Ces deux voix sorties du tombeau [me frappèrent]. Je suis devenu chrétien […]. Ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru. » Ces voix d’outre-tombe auraient provoqué, semble-t-il, un passage clair et net de l’intérêt à la conviction.

17Entre-temps son ami, protecteur et (hélas) mentor poétique, le très classique Louis de Fontanes rentre à Londres, et ils se mettent à réfléchir ensemble à l’œuvre, à sa structure, à sa portée. L’histoire se précipite. Arrive le 18 brumaire. Louis de Fontanes se rallie avec bien d’autres. Avec son appui, Chateaubriand rentre en France le 6 mai 1800 et se fait délivrer, au nom de Lassagne, un permis de séjour. Bientôt son nom sera radié de la liste des émigrés et lui aussi se ralliera. Proche des Bonaparte, Fontanes ne tardera pas à devenir le chantre officiel du régime. Berchet suit avec minutie la mise en place des organes de la gloire qui annoncent et promeuvent la carrière de Chateaubriand – le Mercure de France, par exemple, mais aussi différents réseaux sociaux et politiques. La coïncidence du Concordat et de la publication du Génie en 1802 assure à l’ouvrage un impact immense. Pour Fontanes, Napoléon serait le nouvel Auguste et Chateaubriand un nouveau Virgile. Dans la seconde édition du Génie (1803), nouvel éclat liminaire, Chateaubriand annonce au monde une autre conversion : il dédie son œuvre à Bonaparte.

18Dans une lettre du 10 février 1803 à Mme Bacciochi (Élisa Bonaparte, elle-même très proche de Fontanes), Chateaubriand lui avait demandé de supplier le Premier consul d’accepter la dédicace qui serait, promettait-il, « courte, simple et noble comme une dédicace doit être lorsqu’elle est adressée à un héros ». Il avait évoqué son « admiration profonde » et son « dévouement absolu » pour un « homme extraordinaire ». Dans un premier temps elle lui répondit en critiquant son double jeu, notamment ses amitiés staëliennes. Chateaubriand protesta de sa bonne foi, finit par convaincre le grand homme et la dédicace parut : « On ne peut s’empêcher de reconnaître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous avait marqué de loin pour l’accomplissement de ses desseins prodigieux. » La seconde édition du Génie fut mise en vente le 2 ou le 3 mai ; le 4 mai, Napoléon signa la nomination de Chateaubriand au poste de secrétaire de légation à Rome. Les voies de la Providence sont parfois moins obscures que d’autres … Ne bascule-t-on pas ici de la conviction vers l’intérêt particulier ? Berchet, dont la démarche intellectuelle est marquée au coin de la rigueur et de l’intégrité, souligne les enjeux et pose franchement la question : « François de Chateaubriand avait beaucoup à perdre à ce jeu. Voulait-il servir Bonaparte, ou se servir de lui ? » (C, p. 377). En fait, si je m’attarde sur le cas du Génie du christianisme, c’est qu’il illustre d’une manière particulièrement éclatante la question lancinante des rapports entre intérêt et conviction qui ne cesse de resurgir tout au long de la vie et de l’œuvre de Chateaubriand.

19Revenons, pour y voir plus clair, à la « Récapitulation de ma vie » que Chateaubriand place à la fin des Mémoires d’outre-tombe. Dans un paragraphe qui vaut la peine d’être cité, il résume les étapes de sa vie et ses principales convictions pour déboucher sur la conclusion que nous avons déjà citée :

20

Dans chacune de mes trois carrières je m’étais proposé un but important : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d’État, je me suis efforcé de donner aux peuples, le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe [ …] ; j’ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l’ordre divin, religion et liberté ; dans l’ordre humain, honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j’ai désiré pour ma patrie [15].

21À suivre la ligne de pensée de Chateaubriand, la génération humaine de la religion donne l’honneur ; la génération humaine de la liberté donne la gloire. Il y a pour ainsi dire une continuité entre les deux ordres et la monarchie modérée servirait de gond assurant l’articulation des deux. La cohérence de son parcours serait à l’image de cette vision du monde qu’il nous livre. Sauf que Chateaubriand a poursuivi la gloire comme exercice de liberté dans un monde où tous les mécanismes de reconnaissance étaient, par rapport à sa vision du monde, déréglés. S’il s’est rallié à Napoléon, c’est en partie parce qu’il pouvait participer à l’économie de la gloire mise en place par celui-ci. S’il s’est désolidarisé de lui, à la suite de l’exécution sommaire du duc d’Enghien, c’est certes par un acte de courage, voire de témérité étant donné sa situation financière ; mais c’est aussi en partie parce que la gloire qui dépend trop du bon vouloir d’un autre ne s’apparente plus à la liberté. En fin de compte, être libre et agir voulait dire pour lui écrire et s’imposer par l’écriture. S’il défend avec autant d’acharnement la liberté de la presse, n’est-ce pas parce que c’est aussi dans son intérêt ? Car, en tant qu’homme de lettres, c’est en écrivant et en se faisant éditer qu’il s’impose. Mais, d’après la récapitulation, la littérature n’était pas une finalité en soi, ni une manière de s’imposer et encore moins un gagne-pain. S’il a poursuivi une carrière de littérateur, c’était pour essayer « de rétablir le culte sur ses ruines ». La visée fondamentale de Chateaubriand n’est ni théologique, ni spirituelle mais politique. « La publication de ce livre, dit Berche t à propos du Génie du christianisme, fut par excellence un acte politique » (C, p. 352). Et en fait, très souvent pour Chateaubriand, la littérature semble être une continuation de la politique par d’autres moyens. S’il est vrai qu’il cherche à s’imposer par tous les moyens, c’est toujours au nom d’autre chose, d’un idéal élevé … parole d’honneur. Au fond, il veut réactualiser le modèle fénelonien : une heureuse fusion du christianisme, du classicisme, de l’esprit nobiliaire et de la monarchie modérée. Mais, les temps ne sont plus les mêmes, et, dans le monde où il se trouve, ce besoin d’agir par conviction, pour autre chose, souvent incarné par des institutions – l’Église, la monarchie – qui sont prises dans le même vortex que lui, l’empêche de se réaliser pleinement comme écrivain. Il ne peut être mû par la même spiritualité qu’un Fénelon. Sur le plan politique aussi bien que sur le plan esthétique, il est toujours tiraillé entre des tendances inconciliables.

22Sur le plan esthétique, il a révolutionné les sensibilités et ouvert le chemin vers le romantisme, mais il se conçoit et se présente « moins comme un artisan du renouveau littéraire que comme champion de la réaction néo-classique et du retour à la tradition des Racine et des Boileau » (C, p. 427). Berchet démontre comment cet engagement le met constamment en lutte avec son vrai talent d’écrivain, en lutte en quelque sorte avec lui même. L’obsession du canon épique marque toute sa carrière ; c’est comme Homère chrétien qu’il veut s’imposer. Mais son vrai talent est plus dans la peinture de la nature et dans les portraits que dans l’intrigue et le récit structurés comme ils doivent l’être par le déroulement d’une histoire cohérente.

23La pulsion héroïque le conduit à abandonner la littérature pour la politique, qui est par ailleurs plus lucrative que la littérature. Napoléon abdique le 6 mai 1814 ; Louis XVIII arrive à Compiègne le 29 avril, à Saint-Ouen le 2 mai. Le 5 mai, Chateaubriand écrit à Mme de Montcalm, « Aujourd’hui, je suis courtisan, je ne sors plus des antichambres, je veux faire mon chemin et je regarde la littérature comme au- dessous du beau rôle que je joue » (cité dans C, p. 547). Son chef-d’ œuvre en politique – sévèrement jugé par l’histoire – sera l’intervention de la France en Espagne en 1823 pour soutenir la monarchie face à la « contagion morale » du parti républicain. Il y voit le moyen de redorer le blason français, « de replacer la France à son rang en Europe », comme il l’affirme dans sa récapitulation. Mais comme le montre Berchet, Chateaubriand a le don de se mettre tout le monde à dos. Il connaîtra le discrédit et la disgrâce ; en 1824, il est chassé brutalement du gouvernement. Sa position d’ultra n’est pas conciliable avec son soutien de la Charte. « En vérité, explique Berchet, le plus ennuyé des hommes était aussi le moins capable de se soumettre à une discipline collective. Il ne possédait aucune des qualités de meneur qui permettent de gagner ou de retenir des partisans » (C, p. 801). Chez lui, l’ennui manifeste est entre autres choses une manière d’afficher une désinvolture aristocratique, et la rêverie un moyen de satisfaire son besoin de liberté. Sa déréalisation du monde est telle qu’il rentre de son voyage en Orient avec « un esprit de croisade indubitable » (C, p. 475) ; la croisade, autre élément héroïque et épique d’un imaginaire réunissant un passé commun au christianisme, à la monarchie et à la noblesse, « ce commerce de gloire », comme l’appelle Alphonse Dupront, « avec, source de valeurs, la guerre sainte [16] ». Cet « esprit », avec sa vision noire d’un islam rétrograde et dévastateur, constitue le pendant négatif du soutien que Chateaubriand apporte à l’indépendance grecque. En 1827, il conseille une alliance franco-russe, car « [p]our lui, le moment est venu de reprendre la lutte, de précipiter le déclin du vieil Empire ottoman et de partager ses dépouilles », raconte Berchet avant d’observer qu’il « est à peine besoin de souligner le caractère irréaliste de cette combinaison » (C, p. 777-778).

24Emporté par l’histoire et pris dans ses courants et contre-courants, Chateaubriand n’arrive jamais vraiment à reprendre pied. Mais cela ne l’empêche pas d’ériger dans ses Mémoires d’outre-tombe un monument à lui-même où le « gentilhomme et écrivain » révèle, sans le vouloir peut-être, la véritable portée de sa nature « républicaine ». Car ces mémoires témoignent non seulement d’une profonde méditation sur son temps mais aussi d’une puissante volonté d’autoconstitution. La revendication aristocratique de la liberté se rapproche de l’affirmation d’une certaine autonomie acquise grâce à la Révolution et Chateaubriand la met en œuvre dans ce dernier champ littéraire qu’il cultive. Du coup, il semble, vers la fin des Mémoires, dans les livres XL et XLI, se complaire dans une ironie croissante à son propre égard, comme s’il voulait prendre de la distance par rapport à la cohérence qu’il s’attribue en écrivant. C’est là qu’il raconte ses errances au service de la duchesse de Berry, cette « lectrice de Walter Scott qui se prenait pour Napoléon » et qui, dans une aventure aussi désastreuse que comique, avait débarqué dans le Midi en 1831 pour soulever le peuple et imposer la restauration des Bourbons. La polyphonie du Mémorial de Sainte-Hélène résonne à travers toutes les Mémoires d’outre-tombe, mais dans ces pages Chateaubriand semble reprendre même la structure de la dernière partie du Mémorial. Las Cases y fait le récit de ses propres errances à travers l’Europe où, fidèle à l’Empereur, il porte de capitale en capitale le message des souffrances du grand homme sur l’île de Sainte-Hélène. Chateaubriand, lui, affiche sa fidélité à la monarchie, mais il raconte en même temps la déchéance et le triste ridicule dans lesquels sont tombés les vestiges de la maison de Bourbon. Tout se passe comme s’il voulait révéler l’écart entre l’idéal monarchique, qu’il a défendu avec tant d’acharnement, et la réalité quasi bouffonne de ce qu’il sert en fin de compte. Cette dernière pirouette ne fait que rendre Chateaubriand encore plus insaisissable … et plus libre. « Personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais, personne ne connaît entièrement le fond de mon cœur », écrit-il dans la page liminaire des Mémoires de ma vie. « La plupart de mes sentiments y sont restés ensevelis ou ne sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires » … À commencer par le héros des Mémoires d’outre-tombe, a-t-on envie de conclure. Dans sa biographie magistrale, Jean-Claude Berchet explore avec finesse les libertés que Chateaubriand prend avec son histoire tout en restant fidèle à l’homme qu’il fut. Dans les études que rassemble Chateaubriand ou les Aléas du désir, libéré des contraintes de la linéarité biographique, il approfondit sa réflexion sur des thèmes clés : la « configuration adelphique », la nuit, la poésie des paysages, les voyages, la Révolution, pour conclure par une réflexion sur l’autobiographie. Études critiques et biographie convergent ainsi pour appréhender un auteur qui, comme aucun autre, illustre et décrit les effets de la fracture révolutionnaire sur le moi dans la solitude et en société.


Date de mise en ligne : 07/03/2013

https://doi.org/10.3917/criti.790.0254

Notes

  • [1]
    Cité par J.-C. Berchet, Chateaubriand (désormais C), p. 566-567.
  • [2]
    M. Molé, Souvenirs, Paris, Mercure de France, 1991, p. 262-265 ; cité dans C, p. 292.
  • [3]
    Je pense évidemment à l’ouvrage de François Hartog Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (Éd. du Seuil, 2003).
  • [4]
    Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (désormais MOT), éd. critique par J.-Cl. Berchet, Paris, Livre de poche / Classiques Garnier (« La Pochothèque »), L. XLII, chap. xviii, vol. 2, p. 1027.
  • [5]
    Ibid., L. XIX, chap. xviii, vol. 1, p. 931.
  • [6]
    « De l’état de la France au mois de mars et au mois d’octobre 1814 », article non signé dans Le Journal des débats, 4 octobre 1814 ; cité dans C, p. 551.
  • [7]
    Chateaubriand, René, Paris, Flammarion, 1964, p. 160.
  • [8]
    MOT, L. XXXIII, chap. vii, vol. 2, p. 451.
  • [9]
    MOT, L. XLII, chap. xvii, vol. 2, p. 1026.
  • [10]
    Montesquieu, De l’esprit des lois, L. III, chap. vii, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. II, 1951, p. 257 (souligné par nous).
  • [11]
    Ibid.
  • [12]
    J’ai étudié cette idéologie de la gloire que se met en place au siècle des Lumières dans Napoléon et l’héritage de la gloire, Paris, PUF, 2010
  • [13]
    Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade », t. I, p. 1019.
  • [14]
    Lettres à Baudus des 5 avril et 6 mai 1799. Baudus devait intervenir auprès de l’éditeur Fauche.
  • [15]
    MOT, L. XLII, chap. xviii, vol. 2, p. 1026.
  • [16]
    A. Dupront, Le Mythe de croisade, Paris, Gallimard, 1997, vol. 2, p. 664.

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