François Dominique Solène | Lagrasse, Verdier, 2011, 144 p. |
1Solène dérange. Ce roman au lyrisme captieux et puissant renoue avec l’inspiration gothique qui se déployait dans Romulphe, le dernier livre de François Dominique. Cette fois, sa manière devient retorse et inquiétante, plus subtile aussi, se faisant passer pour un classique roman de science-fiction. Une fiction dystopique de fin du monde raconte la survie d’une famille en laquelle nous pouvons nous reconnaître. Ceci se passe après un cataclysme nucléaire ou écologique qui n’aura laissé que quelques lieux habitables, des poches de survie qui se réduisent comme peau de chagrin. La narratrice, l’héroïne éponyme, est une petite fille qui tente de donner sens à ce monde condamné. C’est une sorte d’Anne Frank au pays de Mad Max. Elle a le don de lire dans les pensées des autres, et s’enivre de rêveries sémantiques. La langue, ses mots les plus précis et les plus évocateurs seront les seuls repères qui lui restent pour conserver intacts les mondes rassurants de l’enfance, de la famille et de la civilisation qui s’estompent peu à peu, jusqu’à l’horreur finale, cent fois repoussée mais inéluctable.
2Solène a le charme sombre des cauchemars qu’on ne voudrait à aucun prix oublier au réveil. Ils brillent et vrillent dans leurs effets de soie moirée tissée par une nuit qui se confond avec le jour. C’est ainsi que Solène nous redonne l’enfance avec ses émerveillements poétiques, ses extases lyriques, ses empathies matérielles, mais sur le mode de la catastrophe. On comprend pourquoi ce livre de l’intranquillité se conclut par une série de citations de Kafka et de Walter Benjamin, parmi lesquelles celle-ci : « L’ idéal de l’expérience vécue sous la forme de choc est la catastrophe. » J’irai plus loin. C’est le concept même d’aura, si central et si problématique chez Benjamin, qui se voit ici affecté d’un coefficient d’ombre. Comme si ce qui importait dans ce terme, qui désigne moins l’art de l’époque prébourgeoise que la distance minime qui habite le plus proche, était sa frange obscure, comme si l’aura survivait grâce à sa part condamnée, la frange de ténèbres qui ourle ce qui luit encore dans le lointain.
3Dans la parabole dystopique de Solène, le trope majeur de l’effet délétère de l’Histoire (elle aussi ne peut se vivre que sur le mode de la catastrophe) est la « maladie de l’ombre », une sorte de lèpre contagieuse qui attaque la peau et réduit le corps en poussière en quelques jours. Or, cette expression, à peine lancée, se voit reprise, discutée et modifiée par la narratrice : « Maladie de l’ombre » ? C’est vite dit ; il n’arrive rien de néfaste pendant la nuit, tandis qu’en fin d’après-midi, surtout quand le ciel est très clair, la lumière rouge sombre menace dès que le soleil touche l’horizon et que s’allongent les ombres portées. C’est alors que les choses et les êtres, atteints les jours précédents, continuent d’être rongés, petit à petit. Ils finissent par « s’effriter comme du sable » (p. 21).
4Un des drames de la petite fille qui en sait trop sera de constater les progrès de cette maladie sur les corps de ses frères qui se sont risqués au-dehors imprudemment. Mais qui ne voudrait quitter à un moment ou un autre le domaine condamné qui s’appelle justement « Les Lisières » ?
5François Dominique réussit la gageure de nous faire souffrir, vraiment souffrir de la perte du monde enchanté de l’enfance, et nous souffrons parce que nous redécouvrons cette vérité une fois de plus. Ce monde, rongé du dedans et attaqué par les monstres du dehors, se présente comme constamment menacé par la déchéance physique et l’atrophie intellectuelle ; nous suivons ainsi les progrès de ces ravages sur les corps des enfants et aussi des parents. Un avenir aussi dystopique contient pourtant la symphonie pastorale de notre monde. Il inclut notre jardin intime condamné, nous le savons, à plus ou moins brève échéance.
6Mais je ne peux tout raconter. Il y a un secret dans Solène, et sa découverte progressive donne sa tension à la narration de la petite surdouée en qui survit un temps, avant de sombrer, tout notre monde. Ce secret est presque divulgué par le bandeau de la couverture. Une photo montre un jeune enfant caressant le visage d’un bébé énorme. Il s’agit donc aussi de naissance et de métamorphose. Car, comme le dit justement la narratrice, si nous pouvons lire ce livre, s’il nous est parvenu, c’est qu’elle est morte, ou bien n’a jamais vécu que dans la littérature, tandis que nous, pensons-nous, sommes vivants. À nous de rejouer la fable de l’invention du langage, c’est-à-dire de la création du monde, comme nous le pouvons. Il est à parier que nous n’y arriverons pas aussi brillamment que François Dominique.