Critique 2012/10 n° 785

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Article de revue

Animaux ou humains ?

Pages 894 à 906

Notes

  • [1]
    Voir par exemple les récents numéros spéciaux de revues de sciences humaines qui lui sont consacrés : Critique, « Libérer les animaux ? », n° 747-748 août-septembre 2009 ; Dix-huitième siècle, « L’animal des lumières », n° 42, 2010 ; Enfances & Psy, « L’enfant et l’animal », n° 35, juin 2007 ; Espaces et sociétés, « La place de l’animal », n° 110-111, 2002 ; Esprit, « Ce que nous apprennent les animaux », juin 2010 ; Ethnologie française, « Les animaux de la discorde », vol. 39, 2009 ; Italies, « Arches de Noé », n° 12, 2008 ; Le carnet psy, « Humanité et animalité : les frontières du passage (1re partie et 2e partie), n° 139 et n° 140, 2009 ; Le Divan familial, « Les animaux familiers », n° 26, 2011 ; Philosophie, « Philosophie animale française », n° 112, 2011 ; Pouvoirs, « Les Animaux », n° 131, 2009 ; Revue française de psychanalyse, « Animal », vol. 75, 2011 ; Sociétés & Représentations, « Figures animales », n° 27, 2009 ; Sociétés, « Relations anthropozoologiques », n° 108, 2010 ; Terrain, « Les animaux pensent-ils ? », n° 34, 2000, etc. Liste à laquelle on peut ajouter les magazines destinés au grand public : L’Histoire, « Des animaux et des hommes », n° 338, 2009 ; Le Magazine Littéraire, « L’esprit des bêtes », n° 485, 2009 ; Sciences humaines, « Les animaux et nous », n° 194, 2008, etc.
  • [2]
    En se bornant aux ouvrages philosophiques français récents (c’est-à-dire à la partie la plus noble de cette littérature hétéroclite), on trouvera tout ou partie des thèses développées ci-dessous sous la plume, par exemple, de Françoise Armengaud, Florence Burgat, Georges Chapouthier, Yves Christen, Anne Dalsuet, Élisabeth de Fontenay, Dominique Lestel, Jean-Marie Schaeffer, etc.
  • [3]
    Dans un bel article de Critique (« Libérer les animaux ? », n° 747-748, août-sept. 2009), « Mon frère n’est pas ce singe », Alain Prochiantz s’est insurgé contre de tels détournements.
  • [4]
    Dans son beau livre, Nous, animaux et humains (François Bourin, 2011), Tristan Garcia montre bien comment et pourquoi l’animal est devenu le miroir de la domination : « Ce que reflète la figure animale, c’est la déception contemporaine de luttes “paraboliques” qui ne peuvent plus avoir à elles seules valeur d’exemple : il faut trouver dans le rapport de l’humain avec autre chose que lui-même l’exemple des luttes que l’humain doit engager en son sein, parce que l’animal est la figure de l’opprimé absolu » (p. 111).
  • [5]
    Tristan Garcia traduit cette incertitude du « nous » moderne en ces termes : « Le nous humain formalisé à l’époque moderne s’est défait dans le même temps, affaibli d’une part par la retraite de différents nous vers le commun ou le communautaire, et d’autre part du fait de son extension à l’animalité, jusqu’à tout ce qui vit » (ibid., p. 57).
  • [6]
    J. Proust, Les animaux pensent-ils ?, Paris, Bayard, 2003, p. 102.
Étienne Bimbenet
L’animal que je ne suis plus
Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2011, 512 p.

1L’animal est à la mode. C’est plus qu’une vague, c’est une déferlante [1]. Il ne se passe pas de semaine sans que paraissent de nouveaux ouvrages scientifiques ou philosophiques qui lui sont consacrés. Peut-on encore compter les conférences universitaires, colloques scientifiques, journées d’études philosophiques, rencontres, numéros spéciaux de revues, mais aussi expositions, suppléments de magazines, émissions de radio ou programmes de télévision portant sur l’animal ? On dit bien « l’animal » ; on ne parle pas de ce banal sujet zoologique : les animaux, autrement dit les bêtes. Car les livres qui parlent de « l’animal » (au contraire de ceux qui parlent des animaux) parlent aussi de l’homme, étant donné l’équivocité de ce concept qui à la fois inclut l’homme et l’exclut. Richesse du concept, dites-vous. Fatale ambigüité plutôt : car « l’animal » étant ce qu’il est, c’est-à-dire à la fois nous et pas nous, c’est au nom de ce qu’est l’animal qu’on prétend nous dire tout uniment ce qu’est l’homme, puisque l’homme est un animal, et la manière dont nous devons traiter les animaux, puisque les hommes ne sont pas ces animaux.

2Les livres et autres contributions intellectuelles dominantes consacrés à l’animal trouvent leur inspiration dans toutes les disciplines savantes : éthologie ou primatologie, ce qui est bien le moins, mais aussi psychologie, neurologie, biologie, philosophie (de toutes obédiences), et même paradoxalement anthropologie, preuve que désormais là où il est question d’animal, l’homme n’est pas loin. Les sources sont variées, les orientations théoriques diverses, les niveaux d’information et de sérieux hétérogènes, mais les principes et les conclusions sont souvent les mêmes. On peut les résumer en deux propositions : la première a une prétention théorique (générale ou particulière) et la seconde, que l’on pense pouvoir déduire de la précédente, a une prétention pratique.

3Thèse théorique générale [2] : « Au contraire de “tout ce que la tradition philosophique” [sic ; variante : “la tradition métaphysique” ; variante plus précise, qui dénote une prétention plus élevée : “la tradition dualiste” – Descartes, voilà l’ennemi ! – parfois on lit même que ce détestable dualisme “remonte à Aristote”… (re-sic) ; variante plus savante : “la tradition ontothéologique” ; ou plus polémique : “la tradition théologique” tout court] a toujours soutenu [le “toujours” est essentiel, il prépare la révélation de la Bonne Nouvelle, la vera ratio enfin atteinte après tant de siècles obscurs], il n’y a aucune spécificité [variantes : exception, propriété, attribut essentiel, etc.] de l’homme, comme le montrent aujourd’hui [enfin !] toutes [sic] les “théories” scientifiques [là, la liste peut être longue : celles de la biologie de l’évolution, de la biologie moléculaire, de la génétique, des neurosciences, de la psychologie évolutionniste, de la paléoanthropologie, de l’éthologie, de la primatologie, etc.]. »

4Formulation plus raffinée (application particulière de la proposition théorique précédente) : « Tout ce que la tradition [voir ci-dessus] a donc pris pour “le propre de l’homme” se trouve déjà chez l’animal [le voilà]. » Les livres vous racontent donc diverses merveilles de la nature : les abeilles, nous dit-on, les orangs-outangs, les dauphins, les baleines communiquent d’une façon hier encore insoupçonnée. Qui n’a lu, et plutôt dix fois qu’une, que les macaques du Japon se sont montrés capables de « se transmettre » la technique de lavage des patates douces, preuve qu’ils ont une « culture » ? Qui refuserait aujourd’hui de voir (sans doute seuls ces « métaphysiciens » encore embourbés dans leur dualisme obscurantiste) que certains chimpanzés sont capables de se reconnaître dans un miroir, donc qu’ils sont doués de « conscience de soi » ? Qui ignore encore qu’ils expriment de l’empathie, laquelle est le « fondement naturel de toute morale » ? (Sans doute seuls quelques anthropocentristes dominateurs.) Qui ne sait l’habileté instrumentale des singes et des oiseaux pour casser les noix ? Il arrive même que certains de ces livres nous expliquent sans rire qu’il y a des primates qui pratiquent la démocratie et d’autres qui ébauchent des œuvres d’art. Tout cela s’écrit, se vend et s’achète, tout cela émeut assez les populations et conquiert facilement le cœur et l’esprit de nouvelles générations en mal de salut commun et en quête de valeurs grandioses, c’est-à-dire aux dimensions biosphériques.

5Car des thèses précédentes, se tire une leçon éthique (il en faut toujours une : il n’y a pas d’idéologie réussie sans sa garantie éthique). Elle est la suivante : il faut être gentil avec les bêtes. Tout ça pour ça ? Qui pourrait être contre un idéal aussi vague et apparemment innocent ? C’est pourquoi il y a des variantes plus précises et des programmes plus radicaux : il faut arrêter de manger de la viande, il faut « libérer les animaux », il faut cesser de les « exploiter », voire de les utiliser, de les élever, de les domestiquer, etc.

6Tout cela n’est évidemment ni vrai ni faux, mais, comme dans toute idéologie, c’est pure illusion. Car, faut-il le rappeler ?, « la » science ne « prouve » nullement la thèse générale ci-dessus (ni d’ailleurs sa négation). Les théories scientifiques sur lesquelles on prétend s’appuyer, loin de pouvoir montrer que « l’homme n’est qu’un animal », le présupposent nécessairement. Aucune donnée scientifique ne peut montrer cette proposition, puisque c’est au contraire le principe méthodologique a priori des sciences naturelles et notamment des sciences de la vie ; c’est un principe régulateur de leur objectivité et non un résultat empirique a posteriori. Pour faire des neurosciences, de la biologie de l’évolution ou de l’éthologie humaine, il est nécessaire de tenir l’homme pour un être vivant qui s’explique comme les autres – autrement dit d’adopter une position dite « continuiste ». C’est alors « en tant qu’animal » que l’homme est étudié – le « en tant que » servant à filtrer les prédicats pertinents en fonction de la grille méthodologique et épistémologique qu’on a adoptée préalablement. Il est donc absurde de prétendre que telle discipline ou telle théorie peut démontrer une thèse qui lui a servi de prémisse. Inversement, on ne peut faire de la sociologie de l’art, de la linguistique historique, de l’histoire des sciences ou de la psychanalyse qu’en partant d’une hypothèse discontinuiste, c’est-à-dire en étudiant les phénomènes humains « en tant qu’humains », c’est-à-dire en tant qu’ils ne sont pas naturels (ce qui ne signifie pas qu’ils ne le soient pas). En d’autres termes le « continuisme » ne peut pas être un résultat, c’est un point de départ. Et on aura beau répéter, par exemple, que l’homme n’a que 1 % de différence génétique avec le chimpanzé et seulement 20 % avec la souris, cela ne prouve rien si ce n’est qu’on a défini l’humanité par ses gènes et qu’on présuppose (en outre) que leurs effets se mesurent à leur nombre [3].

7La thèse plus raffinée n’est pas non plus vraie ou fausse : elle n’est qu’un jeu de mots. On peut certes affirmer que le « langage », par exemple, n’est pas propre à l’homme ou qu’il y a des « cultures » animales, mais on peut tout aussi légitimement affirmer le contraire. Il y a forcément un concept de langage qui englobe toutes les formes de communication animales, et il y a forcément un autre concept de langage qui ne se réfère qu’au langage humain (à sa double articulation, à sa structure prédicative, son pouvoir de créativité infinie, etc.). Et de même pour l’art, la culture, la morale, la conscience de soi, toutes choses que l’on peut toujours « naturaliser » en montrant la communauté de tous les vivants (et on y gagne forcément un plan d’intelligibilité) ou se refuser à le faire pour montrer la spécificité des cultures ou des sociétés humaines (et on y gagne un autre plan d’intelligibilité).

8En fait, comme dans toute controverse idéologique, c’est à la conséquence pratique qu’il faut évaluer le principe théorique dont elle prétend se déduire. Car le continuisme ou le discontinuisme homme / animal ne nous disent rien d’intéressant sur la différence homme / animal. En effet, aucun continuiste raisonnable ne peut nier que l’espèce humaine, pour animale qu’elle soit, est aussi dépendante d’une culture, d’une histoire ou des rapports sociaux, qui agissent forcément en retour sur la nature en général, sur la sienne en particulier, ou au moins sur celle de son cerveau. Inversement, à part peut-être quelques « créationnistes » illuminés, aucun discontinuiste ne peut nier que l’homo sapiens sapiens est une espèce animale de la famille des hominidés appartenant à l’ordre des primates et qu’il est le seul représentant survivant du genre Homo. Dans ces conditions, la question de savoir si les « propres » de l’homme (l’histoire, les cultures, le langage) que le continuiste lui-même doit reconnaître sont essentiels (comme le veut le discontinuiste) ou inessentiels (comme il le prétend) demeure métaphysique au mauvais sens du terme, autrement dit vide de sens. C’est en fait la leçon éthique qui explique et justifie la position métaphysique. Ainsi, c’est généralement parce qu’on a déjà adopté telle position éthique déterminée (sur le traitement des animaux) qu’on s’estime tenu de la justifier par une position continuiste.

9Cette liaison entre continuisme et « bon traitement » est elle-même fort fragile. Certes, il est difficile de justifier des mauvais traitements vis-à-vis d’êtres qui nous seraient semblables, mais pourquoi serait-ce plus facile vis-à-vis d’êtres qui seraient dissemblables ? Il est d’ailleurs tout à fait possible, comme nous l’enseigne l’histoire, de prôner de bons traitements envers les animaux tout en exaltant une discontinuité radicale entre humains, aryens et juifs par exemple. Cela n’a rien à voir. Ajoutons que si l’on peut, peut-être, imputer au discontinuisme homme / animal une certaine responsabilité dans la chosification de l’animal induite par le productivisme contemporain et ses usines à viande, on peut aussi, inversement, soutenir que c’est à ce même discontinuisme qu’est due la montée de la conscience universaliste depuis le xviiie siècle et la pensée que l’humanité forme une seule communauté de droits et de devoirs réciproques. Symétriquement, il est peut-être possible d’imputer au continuisme la conscience de nos vrais devoirs vis-à-vis de nos amies les bêtes. (Mais lesquelles ? Ne devrait-on pas réintroduire, à l’intérieur de l’extrême variété du règne animal, une discontinuité et une hiérarchie que le continuisme voulait justement éviter, entre les « bons » animaux, ceux qui sont « comme nous », et les autres, les mauvais, justement trop Autres ?) A contrario, on peut aussi imputer au continuisme la substitution à une morale fondée sur des relations symétriques (l’échange, le dialogue) avec son cortège de vertus communautaires et réciproques (la solidarité, la justice, l’amitié, l’égalité), d’une nouvelle morale réduite à des relations asymétriques entre bourreaux en puissance et victimes potentielles, avec son cortège de vertus à sens unique (la sollicitude, le care). L’invention de l’animal libéral, voire libertarien, individu comme les autres, porteur de droits individuels, est la pointe extrême de ce tournant animaliste qui est à la fois moraliste (le « tout éthique » venant se substituer au « tout politique » antérieur [4]), individualiste (« nous autres animaux » sommes tous des individus libres, habitants de la biosphère) et asymétriste (être moral, c’est prendre soin).

10Cette mode de l’animal, porteuse de cette idéologie animaliste – avec, comme toujours, son versant théorique, plus ou moins scientifique, et son versant pratique, moral et politique – réveille en fait la vieille querelle philosophique de l’humanisme. Car dans l’offensive animaliste, « l’humanisme » prend une fois de plus une connotation péjorative mais sous une nouvelle définition. Nous assistons en fait à la troisième querelle de l’humanisme. La première, celle de l’immédiat après-guerre, se situait dans le contexte d’un débat autour de l’existentialisme : sartrien, il était centré sur l’action humaine, heideggérien, il devait se recentrer sur l’être. À la conférence de Sartre « L’existentialisme est un humanisme » répondit donc la Lettre sur (en fait contre) l’humanisme de Heidegger. La seconde querelle éclata une vingtaine d’années plus tard, autour de la correcte interprétation du marxisme : était-il ou non un humanisme ? Le marxisme authentique, à l’instar de toutes les pensées dites « structuralistes », ne devait-il pas être considéré comme « un antihumanisme théorique » (Althusser) ? « L’humanisme » décrié désignait alors l’affirmation de l’unité fondamentale de l’humanité au-delà des communautés de classe, de culture, etc. Dans la troisième querelle de l’humanisme, que nous vivons quarante ans plus tard, c’est l’inverse : il désigne l’affirmation de l’unité fondamentale de l’humanité en deçà de la communauté plus vaste de l’animalité. Autrement dit, on était antihumaniste hier parce qu’on posait que « l’humanité » était trop dire, les communautés essentielles étant en deçà de l’humain : prolétaire, bourgeois, intellectuel, ou encore colonisé ou colonialiste, ou encore femme, chinois, aborigène, juif, etc. Aujourd’hui, c’est l’inverse : on est antihumaniste parce que « l’humanité » n’est pas assez dire, la communauté essentielle étant au-delà de l’humain : l’animal – et parfois même le vivant. Parce que nous étions définis par notre classe ou notre statut social (aucune communauté ne nous liant aux hommes comme tels), nous devions être traités comme tels. Parce que nous sommes devenus des « animaux comme les autres » (une commune sensibilité nous unit, dit-on, aux bêtes), nous devons traiter les « autres animaux » comme nous devons nous traiter les uns les autres : nous nous devons (et donc nous leur devons) protection et sollicitude. Dans les querelles de l’humanisme, l’« humaniste » n’a jamais le beau rôle [5]. C’était hier un moraliste naïf qui croyait à des normes valant pour toute l’humanité : il était bête et gentil. C’est aujourd’hui un anthropocentriste étroit qui ignore les sentiments moraux valant pour tout être sensible : il est bête et méchant. Quant à l’antihumaniste, il était jadis un adversaire des droits de l’homme, il est maintenant un partisan du droit des animaux.

11*

12Face à cette déferlante animaliste, on désespérait que des philosophes se risquent encore à soutenir une position « discontinuiste » cohérente et informée. Il faut dire que la plupart étaient occupés ailleurs. Le combat semblait donc perdu d’avance : face à une armée de penseurs « progressistes » brandissant les armes de la Morale et de la Science contre le « propre de l’homme », on ne comptait plus que quelques bataillons épars de spiritualistes égarés (des « dualistes » cartésiens – l’injure suprême –, des monothéistes attardés, des freudiens rescapés et plus largement des « métaphysiciens » – à prendre au sens péjoratif que l’appellation conserve malgré une récente cure de jouvence) sacrifiant encore, mais à voix basse et en ressassant leurs vieilles écritures, au culte de la « différence anthropologique ». Avec L’animal que je ne suis plus, Étienne Bimbenet fait plus que relever le défi. Car ce livre apporte avec lui trois autres bonnes surprises. D’abord celle d’employer la stratégie philosophique appropriée : poser la question de la différence homme / animal en se débarrassant du contexte moralisateur dans lequel on l’enferme désormais trop souvent : « Il nous semble urgent, écrit-il, de démoraliser la question, s’il est vrai que le dogmatisme, en la matière, vient trop souvent de la générosité qui est spontanément la nôtre à l’égard de l’animal. Bien venue dans l’ordre des relations pratiques avec l’animal, cette sensibilité s’avère intempestive parce que prévenue, quand ce n’est pas violente, dans l’ordre théorique de la réflexion » (p. 24). La deuxième bonne surprise du livre est que la réflexion originale et personnelle qu’il nous livre sur cette « rupture abyssale » séparant l’homme de l’animal s’avère, au contraire de la plupart des spéculations « discontinuistes », fort informée : elle se confronte réellement aux expériences et aux découvertes récentes en matière d’éthologie ou de primatologie et elle affronte sérieusement les positions actuelles des neurobiologistes, des psychologues ou philosophes cognitivistes – ou même plus largement des philosophes analytiques. Troisième bonne surprise : celle de découvrir un philosophe qui renouvelle la réflexion phénoménologique, laquelle s’enferme trop souvent, soit dans une sorte de théologie néo-platonicienne, soit dans une exégétique scolastique postderridienne, soit dans un spiritualisme postheideggérien jargonnant. Voici un phénoménologue français (dans la lignée de Merleau-Ponty et de Renaud Barbaras) qui lit : c’est une bonne nouvelle pour la philosophie.

13Premier contresens à éviter : croire que réaffirmer la différence radicale de l’homme (qu’on la voie dans le langage, la raison, la conscience de soi, la politique, la morale, l’histoire, le travail, la culture, la technique, le rire, le tabou de l’inceste, le sens du beau ou de la mort, p. 43) serait en quelque façon nier que « nous sommes de part en part des êtres naturels, issus d’un processus évolutif » (p. 49). Il faut donc d’abord faire droit aux grands récits de l’anthropogenèse : comment l’homme est devenu ce qu’il est, comment il s’est arraché à son animalité. On peut raconter, à la suite d’Aristote, la conquête de la station droite telle qu’André Leroi-Gourhan en renouvela naguère l’exposé : son « animal bipède » s’affranchit de toute animalité grâce à sa « main totalement préhensible bonne à toute technologie », à sa « bouche capable de vocaliser sans frein », et à son corps de mammifère « prolongé par un corps social » (p. 61) faisant ainsi de l’homme, non pas du tout un animal comme les autres, mais au contraire une sorte d’animal hors de soi. Autre récit fondateur : l’homme comme « l’être du manque », dans le droit fil du Protagoras de Platon, mais tel que Konrad Lorenz en renouvela l’approche, faisant de l’homme cet animal déspécialisé, grâce aux deux phénomènes connexes de la « domestication et de la néoténie » (p. 69). On peut aussi rappeler comment, selon Lévi-Strauss, le symbolique érige une barrière infranchissable entre la culture et la nature. En fait, quel que soit le critère choisi de l’hominisation, « chacune de ces caractéristiques excède […] son enracinement dans la seule architecture somatique, ne pouvant se comprendre que par référence à un environnement chaque fois visé comme indéfini – indéfiniment explorable, manipulable, connaissable » (p. 93). Tel va être finalement le fil conducteur des analyses d’Étienne Bimbenet, dont l’étape suivante, logiquement, sera, en contrepoint du récit de l’anthropogenèse, « le récit phénoménologique » (de Heidegger à Husserl, en passant par von Uexküll). C’est là que se formule sa véritable problématique : comment l’attitude dite par Husserl « naturelle », celle qui nous fait croire spontanément, à nous autres hommes, que nous sommes au monde et qu’il y a bien un monde, commun à tous, un seul et total, quoique indéfini, comment cette attitude qui nous semble en effet naturelle mais qui est loin de l’être pour les autres êtres naturels est-elle possible ? Car c’est le réalisme qui est au fond étrange ; c’est lui qu’il faut expliquer. Comment peut-il surgir à partir de l’idéalisme (ou si l’on préfère du « phénoménisme ») animal, puisque aucun animal n’est « au monde » mais qu’il vit dans son milieu selon le perspectivisme propre à son espèce ?

14Tout percept animal est en effet « de part en part catégorisé, c’est-à-dire organisé depuis une signification fonctionnelle précise » (p. 153). Le « voir animal » est donc toujours un « voir comme » : un animal voit tel être comme une proie, comme une menace, comme un obstacle, comme un point d’appui, etc., sans qu’on puisse clairement distinguer le percept du concept, conformément à la fonction biologique de la perception. Certes, la perception humaine peut elle aussi primitivement s’éprouver comme « un voir de quelque part, au milieu d’un monde dont je suis primitivement le centre ». Mais « cette inhérence du vivre à un point de vue ne représente que le sous-bassement proprement vital d’une vie d’homme », car « je sais que je peux faire dialoguer mon point de vue avec d’autres, dans la discussion ; je peux faire le choix du choix et de la curiosité, contre le repli sur l’actuellement donné » (p. 187). C’est ce qui fait du voir humain « une multiplicité perspective » comme dit Merleau-Ponty, c’est-à-dire « la possibilité toujours donnée à notre point de vue de se déprendre de lui pour s’échanger avec d’autres ». Et si nous ne percevons pas comme les animaux, c’est aussi parce que, comme le montre John McDowell, « la sensibilité est [pour nous] intégrée dans la sphère véritative ou rationnelle du langage » (p. 233) s’il est vrai que nous sommes « des animaux dont la naturalité est pleine de rationalité ».

15C’est au langage qu’il convient donc, toujours et encore, de revenir lorsqu’il s’agit de la différence anthropologique. Il faut insister sur la spécificité de la structure prédicative. Parler l’humain, c’est « dire quelque chose de quelque chose », selon la formule remontant à Aristote ; c’est poser quelque chose comme étant (c’est-à-dire comme existant dans le monde et comme étant commun aux interlocuteurs) afin de pouvoir en prédiquer quoi que ce soit. Avant même de pouvoir se contredire l’un l’autre, on doit pouvoir s’entendre sur ce dont on parle. Il n’y a pas de désaccord explicite entre humains sans cet accord implicite préalable. Et l’un et l’autre ensemble, cet accord toujours nécessaire et ce désaccord toujours possible, sont la condition de toute communication humaine. Il n’y a rien, dans les « langages animaux » (sifflements-signatures des cétacés, danse des abeilles, expressions des émotions chez les mammifères, signaux ritualisés des primates) qui s’apparente à cette structure fondamentale. Bien entendu, certains systèmes de communication (chant des oiseaux ou des baleines) peuvent avoir une syntaxe ; certains peuvent renvoyer sémantiquement à quelque chose. Mais, comme le remarque Joëlle Proust, pourtant « continuiste », « il leur manque pour être un langage d’articuler la sémantique sur la syntaxe ; c’est en effet la structuration parallèle de la syntaxe et de la sémantique qui autorise la production d’un ensemble ouvert (en principe infini) de messages nouveaux, portant sur des états de choses indéterminés [6] ».

16C’est dans les deux derniers chapitres de L’animal que je ne suis plus que se trouvent les développements les plus novateurs, parce que viennent s’y conjoindre, en une synthèse originale, les résultats essentiels des analyses précédentes, celles de la perception et du langage. Comment le monde humain devient-il à la fois, par le double jeu de la perception et du langage, un monde réel et commun ? La thèse de l’auteur est que « nous devenons nous-mêmes en nous déprenant de nous-mêmes » (p. 369), par décentrement progressif. Car c’est au fond « une seule et même chose pour nous de reconnaître l’altérité d’autrui et la transcendance du monde, plus tard la réciprocité des ego et l’objectivité de l’objet » (p. 374). Ainsi en va-t-il par exemple de l’attention conjointe (c’est-à-dire de la conscience d’un voir en commun qui suppose la « capacité de détecter les intentions de l’autre » et implique « l’accès à des états mentaux qui ne sont pas les miens », p. 346), comme de la possibilité de s’identifier au congénère comme agent intentionnel.

17À plusieurs reprises, Étienne Bimbenet ne manque pas d’insister, après d’autres (Tran Duc Thao, Merleau-Ponty), sur l’importance du geste d’indication (le pointing). Le fait de montrer du doigt est pour l’enfant aussi évident à faire qu’à comprendre et il demeure opaque pour le chimpanzé. Il constitue une véritable barrière anthropologique : « Le geste d’indication nous situe d’emblée dans un espace intersubjectif, où les points de vue dialoguent les uns avec les autres » (p. 197) et où « les différents aspects de la chose se corrigent les uns les autres » (p. 198). Ce pointing, spontané chez l’enfant, devient véritablement « déclaratif » dès 12 mois (p. 321), alors qu’il demeure seulement « impératif » chez le chimpanzé à qui on s’est efforcé difficultueusement de l’enseigner (p. 326). C’est le premier geste authentiquement signifiant, comme le remarquaient déjà Karl Bühler, Heinz Werner et Bernard Kaplan. Car « l’ostension vise ainsi la chose même et à l’adresse de tous » (p. 378). Il s’agit donc bien d’« une conduite qui récapitule notre humanité même » (p. 376). Par ce premier geste, au moment même où il fait ses premiers pas de bipède, le petit d’homme manifeste qu’il n’est plus ce vivant centré sur soi, ce vivant qu’il n’a au fond jamais été puisque, animal, nul homme ne l’a jamais été. C’est là le signe qu’il devient ce qu’il est, cet être capable de contempler, de voir la chose « pour rien, elle qui est là pour tous et pour personne » (p. 387).

18Il faut donc, finalement, rompre avec ces conceptions, au fond idéalistes, qui définissent l’homme par la conscience de soi. Il faut soutenir le contraire : « L’homme se fait homme en se déprenant de lui-même, en direction de l’être comme en direction des autres. Ce qu’il conquiert n’est pas le soi mais tout au contraire l’oubli de soi ; […] non pas la présence à soi mais le monde en sa présence » (p. 391). Mais après tout, peut-on se demander, est-ce si différent ? Car que serait une « conscience de soi » qui ne passerait pas par cette médiation de l’altérité (que ce soit celle de l’objectivité ou celle d’autrui, si toutefois il est possible de les distinguer) sinon une conscience si adhérente à son acte qu’elle ne pourrait se différencier de son objet et serait donc vide de tout « soi » proprement dit ? L’essentiel tient donc plutôt en ceci : « un animal ne croit pas que le monde existe », qu’il a toujours été là et le restera à jamais, après le bref passage de sa vie sur terre (p. 404). Par opposition, « l’homme est un vivant décentré, qui jusque dans le plus grand égoïsme est porté par un acte d’abnégation fondamentale, donnant au monde ou à l’être une primauté absolue : je peux mourir, le monde restera de toute éternité ce qui existe ; il est l’existant, je suis ce qui un jour s’est mis à exister, et un jour n’existera plus ; il est le nécessaire (ce qui ne peut pas ne pas être), je suis le contingent (ce qui peut ne pas être) » (ibid.).

19Oui, Étienne Bimbenet a raison. La philosophie a encore quelque chose à nous dire qui soit convaincant sur la différence homme / animal. À condition de tenir ses promesses, c’est-à-dire de se tenir à égale distance de la raison et de l’expérience (celle que nous livrent, entre autres, l’éthologie cognitive et les sciences humaines) et de ne pas se laisser intimider par les convictions morales du moment, si généreuses soient-elles en apparence. C’est, autrement dit, et pour reprendre une bonne vieille antienne de l’époque de ce que je nommais la deuxième querelle de l’humanisme, à condition de ne pas se confondre avec une idéologie, pour dominante qu’elle soit et pour séduisante que, forcément, elle paraisse.


Date de mise en ligne : 10/10/2012

https://doi.org/10.3917/criti.785.0894

Notes

  • [1]
    Voir par exemple les récents numéros spéciaux de revues de sciences humaines qui lui sont consacrés : Critique, « Libérer les animaux ? », n° 747-748 août-septembre 2009 ; Dix-huitième siècle, « L’animal des lumières », n° 42, 2010 ; Enfances & Psy, « L’enfant et l’animal », n° 35, juin 2007 ; Espaces et sociétés, « La place de l’animal », n° 110-111, 2002 ; Esprit, « Ce que nous apprennent les animaux », juin 2010 ; Ethnologie française, « Les animaux de la discorde », vol. 39, 2009 ; Italies, « Arches de Noé », n° 12, 2008 ; Le carnet psy, « Humanité et animalité : les frontières du passage (1re partie et 2e partie), n° 139 et n° 140, 2009 ; Le Divan familial, « Les animaux familiers », n° 26, 2011 ; Philosophie, « Philosophie animale française », n° 112, 2011 ; Pouvoirs, « Les Animaux », n° 131, 2009 ; Revue française de psychanalyse, « Animal », vol. 75, 2011 ; Sociétés & Représentations, « Figures animales », n° 27, 2009 ; Sociétés, « Relations anthropozoologiques », n° 108, 2010 ; Terrain, « Les animaux pensent-ils ? », n° 34, 2000, etc. Liste à laquelle on peut ajouter les magazines destinés au grand public : L’Histoire, « Des animaux et des hommes », n° 338, 2009 ; Le Magazine Littéraire, « L’esprit des bêtes », n° 485, 2009 ; Sciences humaines, « Les animaux et nous », n° 194, 2008, etc.
  • [2]
    En se bornant aux ouvrages philosophiques français récents (c’est-à-dire à la partie la plus noble de cette littérature hétéroclite), on trouvera tout ou partie des thèses développées ci-dessous sous la plume, par exemple, de Françoise Armengaud, Florence Burgat, Georges Chapouthier, Yves Christen, Anne Dalsuet, Élisabeth de Fontenay, Dominique Lestel, Jean-Marie Schaeffer, etc.
  • [3]
    Dans un bel article de Critique (« Libérer les animaux ? », n° 747-748, août-sept. 2009), « Mon frère n’est pas ce singe », Alain Prochiantz s’est insurgé contre de tels détournements.
  • [4]
    Dans son beau livre, Nous, animaux et humains (François Bourin, 2011), Tristan Garcia montre bien comment et pourquoi l’animal est devenu le miroir de la domination : « Ce que reflète la figure animale, c’est la déception contemporaine de luttes “paraboliques” qui ne peuvent plus avoir à elles seules valeur d’exemple : il faut trouver dans le rapport de l’humain avec autre chose que lui-même l’exemple des luttes que l’humain doit engager en son sein, parce que l’animal est la figure de l’opprimé absolu » (p. 111).
  • [5]
    Tristan Garcia traduit cette incertitude du « nous » moderne en ces termes : « Le nous humain formalisé à l’époque moderne s’est défait dans le même temps, affaibli d’une part par la retraite de différents nous vers le commun ou le communautaire, et d’autre part du fait de son extension à l’animalité, jusqu’à tout ce qui vit » (ibid., p. 57).
  • [6]
    J. Proust, Les animaux pensent-ils ?, Paris, Bayard, 2003, p. 102.

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