Le 2 juin 1940, le lieutenant Louis Poirier, du 137e régiment d’infanterie, terré avec un caporal-chef dans la cave d’une maison d’éclusier, à Zyckelin (dix kilomètres de Dunkerque), près d’un pont qu’il a fait sauter avec un plaisir d’enfant, se rend à un soldat allemand dont il a entendu la voix paysanne au-dessus de sa tête, puis le pas lourd s’approchant de sa cachette. Il aura eu plus de chance que l’aspirant Grange dans son bunker sylvestre d’Un balcon en forêt. Peu glorieux, mais finalement salvateur, l’épisode met un terme à trois semaines insensées dont il nous est désormais loisible de prendre une idée aussi précise que possible grâce à deux cahiers inédits, déposés à la Bibliothèque nationale de France, que l’ayant-droit littéraire de Julien Gracq et éditrice de son œuvre dans la Pléiade, Bernhild Boie, a très heureusement décidé de publier, bien que, de son propre aveu, Gracq eût choisi de n’en rien faire et se fût tenu à ce choix.
La singularité de ces deux manuscrits tient à leur statut d’énonciation tout à fait différent, voire divergent. Liés d’une solidarité insécable, gémellaire, ces textes adoptent des points de vue dont l’évidente complémentarité, loin d’effacer leur spécificité irréductible, la souligne spectaculairement. Le premier, Souvenirs de guerre, attribué à « L. Poirier », se présente comme le journal d’un officier, rédigé a posteriori, à la première personne, et animé d’un souci constamment sensible de coller au plus près, au plus juste, au plus immédiat de l’impression cueillie à ras du réel, de témoigner de « minutes » aussi factuelles que possible, où élaboration littéraire et travail du style seraient réduits à une part délibérément congrue…