Critique 2011/12 n° 775

Couverture de CRITI_775

Article de revue

La voie singulière d'Alfred Sohn-Rethel

Pages 970 à 982

Notes

  • [1]
    À la réserve d’un article publié par la revue L’Homme et la société en 1970.
  • [2]
    Les nouvelles écuries royales, Q. G. des « marins rouges » pendant l’insurrection.
  • [3]
    A. Sohn-Rethel, Geistige und körperliche Arbeit. Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthesis, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 8.
  • [4]
    A. Sohn-Rethel, « Gespräch über die Genese der Ideen von Warenform und Denkform », dans H. D. Dombrowski et al. (éd.), Symposium Warenform-Denkform. Zur Erkenntnistheorie Sohn-Rethels, Francfort-sur-le-Main et New York, Campus Verlag, 1978, p. 14. On rappellera à ce propos que solidus était le nom de la monnaie en or, ancêtre du « sol » et du « sou » européen, créée par Constantin Ier pour lutter contre la dévalorisation des monnaies d’argent et de bronze. Sa teneur en métal précieux était garantie par l’autorité impériale, les pièces régulièrement calibrées et refondues, de sorte qu’elle peut être considérée comme le fondement solide de l’activité économique, sociale, politique et militaire de l’Empire romain jusqu’à sa chute.
  • [5]
    G. Thomson, Les Premiers Philosophes [1955], trad. M. Charlot, Paris, Éd. Sociales, 1973, p. 321 (cité par Sohn-Rethel, p. 49).
  • [6]
    Dont une partie vient de paraître en traduction française : G. Lukács, Ontologie de l’être social. Le travail. La reproduction, trad. J.-P. Morbois révisée par D. Renault, Paris, Delga, 2011.
  • [7]
    M. Postone, Temps, travail et domination sociale, trad. O. Galtier et L. Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009 (en part. p. 264-266).
  • [8]
    J.-M. Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, Paris, PUF, 1987, p. 62.
  • [9]
    Voir E. M. Lange, Das Prinzip Arbeit, Francfort-sur-le-Main, Berlin et Vienne, Ullstein, 1980.
  • [10]
    J’ai largement profité de la lecture de l’excellent article d’Axel T. Paul, « Sohn-Rethel auf dem Zauberberg », disponible sur Internet (ebookbrowse.com). Mon insistance sur la dimension anthropologique des analyses de Sohn-Rethel est aussi une tentative pour répondre à la question posée à la p. 92 de ce texte : « Pourquoi Sohn-Rethel dit-il “Kant”, quand il pense “Galilée” ? » Kant va au-delà de Galilée en ce qu’il instaure un sujet transcendantal.
Alfred Sohn-Rethel
La Pensée-marchandise
Préface d’Anselm Jappe
Trad. Gérard Briche et Luc Mercier
Broissieux, Éd. du Croquant, coll. « Altérations », 2010, 150 p.

Une vie à contretemps

1Qu’il ait fallu attendre l’an 2010 pour voir paraître une première traduction française des écrits d’Alfred Sohn-Rethel [1], voilà qui s’accorde au parcours de cet auteur inattendu. Qui est Sohn-Rethel ? Né en 1899, il appartient à une génération, on a envie de dire une famille, bien connue.

2

Ma pensée s’est nourrie de contacts avec Ernst Bloch, Walter Benjamin, Theodor W. Adorno, Siegfried Kracauer, et d’influences reçues des travaux de Georg Lukács, Max Horkheimer et Herbert Marcuse. Cette évolution commença vers la fin de la Première Guerre mondiale et dans les années suivantes, à l’époque où la révolution prolétarienne allemande se préparait, puis sans nécessité échoua pour des raisons politiques. Si étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, je n’hésite pas à dire que la pensée marxiste moderne en Allemagne, dont témoigne par exemple l’École de Francfort, est née des élans de cette époque et donc, d’une certaine manière, de la superstructure théorique et idéologique de la révolution avortée. On y entend résonner l’écho de la canonnade du Marstall[2] de Noël 1918 et la fusillade des combats de Spartakus à Berlin. Pour ce qui me concerne, en tout cas, je sais bien que vibre dans ces pages, cinquante ans après, ce profond bouleversement intérieur qui nous faisait alors courir dans les rues, nous retenait jour et nuit aux carrefours et dans les salles de réunion [3].

3Après cette initiation révolutionnaire, Sohn-Rethel s’engage dans des études d’économie politique et de sociologie à Berlin. De 1924 à 1927, il part vivre en Italie pour échapper à l’inflation. « Quand, dans une société moderne complexe, on voit l’argent se dissoudre, c’est comme un processus eschatologique. Les liens terrestres du monde humain se dénouent. Tout peut arriver [4]. » C’est en Italie qu’a lieu la première rencontre avec Adorno, Benjamin et Kracauer. Il passe ensuite sa thèse en 1928, sous la direction d’Emil Lederer (élève de Schumpeter), avec un travail sur la critique du marginalisme économique. L’année suivante, il participe aux célèbres « Entretiens » de Davos et au débat entre Ernst Cassirer et Martin Heidegger. Il se reconnaît dans la tentative heideggérienne pour ancrer les formes de conscience dans l’existence humaine et approuve en ce sens l’attaque contre le sujet transcendantal (néo)kantien, présupposé jusque dans les analyses historiques de Cassirer. Mais à la différence de Heidegger, il comprend l’existence avant tout comme inscription dans un contexte socio-historique déterminé par l’action humaine. À la suite du Lukács d’Histoire et Conscience de classe, Sohn-Rethel est dès cette époque convaincu que les analyses de Marx sur le fétichisme de la marchandise permettent de rendre compte de l’émergence de la pensée abstraite, telle qu’elle se déploie dans la philosophie, les sciences de la nature et la théorie kantienne de la connaissance. Ce projet de « retrouver le sujet transcendantal dans la forme marchandise » paraît cependant tellement excentrique qu’il lui vaut ce jugement catégorique d’Alfred Weber : « Sohn-Rethel spinnt ! » (« Sohn-Rethel perd la boule ! »).

4Employé dans un bureau d’analyse économique, il peut se maintenir à ce poste jusqu’en 1936, date à laquelle il émigre in extremis en Suisse, puis à Paris. Son travail lui permet d’étudier de l’intérieur le contexte économique, et notamment les clivages au sein de la grande industrie allemande qui ont favorisé la prise de pouvoir des nazis. On lui reprochera, dans cet exercice, de s’être un peu trop rangé au point de vue du régime, mais il pourra aussi se réclamer de contacts avec la résistance antihitlérienne. À la fin de l’année 1937, il quitte Paris pour Londres. Malgré le soutien d’Adorno, Sohn-Rethel n’arrive pas à intégrer durablement l’Institut de recherche sociale de Horkheimer. Il vivra dès lors isolé en Angleterre, travaillant d’abord comme journaliste spécialisé pendant la guerre, puis comme enseignant, et se contentera de distiller ses thèses à travers quelques publications clairsemées. Lors de l’enterrement d’Adorno en septembre 1969, il est sollicité par Siegried Unseld, le responsable des Éditions Suhrkamp, qui publiera l’année suivante son premier livre, Geistige und körperliche Arbeit (« Travail intellectuel et travail physique »). La pensée de Sohn-Rethel rencontre un écho tardif dans l’Allemagne et l’Italie d’après 68, à un moment où l’expérience chinoise donne une actualité nouvelle à ses réflexions sur la division du travail. Nommé professeur à l’université de Brême à 73 ans, il revient vivre en Allemagne, où il meurt en 1990.

Des thèses de toute une vie

5Sur le plan méthodologique, Sohn-Rethel part du constat que la théorie marxiste de l’idéologie et de la détermination matérielle des formes de conscience s’arrête en quelque sorte au pied de l’obstacle principal, puisqu’elle ne dit rien des sciences mathématiques de la nature. « Que vaut notre matérialisme historique s’il nous faut rester idéalistes en ce qui concerne la théorie de la science et de la logique ? » (p. 116). Ainsi, il entreprendra d’étudier les présupposés matériels de la pensée abstraite, et de reconstituer la genèse de ses formes les plus générales. À l’origine, le savoir est indissociablement mêlé à une pratique : la connaissance des matériaux se confond avec leur mise en œuvre, la science agronomique n’existe pas autrement que dans le travail de la terre. Avant de savoir effectuer des opérations arithmétiques, les hommes avaient du nombre et de la quantité une perception immédiate, qui couvrait leurs besoins en ce domaine. Darwin dira de la même manière que sa théorie était déjà implicitement contenue depuis des siècles dans les pratiques sélectives des éleveurs et des jardiniers. Toute pratique humaine mêle ainsi le matériel et l’idéel, et la connaissance, fondamentalement, n’ajoute rien à l’acte. Pour donner lieu à une activité autonome, dotée de ses objets et de ses méthodes propres, et à ce titre réservée à une classe de spécialistes, la connaissance doit au contraire être abstraite de la pratique. Comment s’opère cette séparation des deux composantes du travail, se demande Sohn-Rethel ? « Si nous admettons, comme l’ont fait toutes les philosophies passées et présentes, que l’abstraction est l’œuvre de la pensée et de la pensée seulement, il devient impossible de se passer de l’idéalisme [c’est-à-dire de l’hypothèse de formes pures attachées à un intellect transcendantal] » (p. 117). La question est donc : y a-t-il une abstraction qui ne relève pas de la pensée ? Une « abstraction réelle », identifiable dans le temps et l’espace ?

6Sohn-Rethel trouve la réponse dans le concept d’« abstraction marchandise ». On connaît les analyses du Capital où Marx décrit la logique de l’échange marchand. Quand des individus échangent une quantité x d’objets M contre une quantité y d’objets P, ils mettent de côté la valeur d’usage de chaque objet, fondée sur ses qualités particulières et sur les besoins spécifiques d’un sujet, au profit d’une valeur d’échange « objective », qui gomme toutes les déterminations particulières dans une appréciation abstraite. La séparation entre ces deux plans est consommée, c’est le cas de le dire, lorsqu’apparaît l’argent comme équivalent abstrait universel, permettant de mesurer toutes les marchandises entre elles et d’acquérir chacune d’entre elles. La valeur d’échange, matérialisée dans une certaine quantité d’argent, « représente » l’objet indépendamment de toutes ses qualités matérielles, indépendamment de l’usage que tel ou tel individu pourra en faire. Dans l’objet, la valeur d’échange et la valeur d’usage coexistent. Cependant, les activités correspondantes s’excluent mutuellement. Soit on utilise un objet, soit on l’échange. Cette séparation se manifeste dans l’institution de la « place de marché » (p. 55), réservée à l’échange, où l’activité d’usage est pour ainsi dire tenue à distance et reléguée à un statut idéel. Sur la place de marché on se contente de prendre connaissance de l’objet. « [Ici], la valeur d’usage n’est qu’exposée, dans une relation purement théorique. Les valeurs d’usage sont, en tant qu’objet dont on prend connaissance, séparées du sujet par un fossé infranchissable » (p. 56). Une marchandise affichée à tel ou tel prix se trouve « sous le postulat d’une identité matérielle inchangée » : « la nature, dit Sohn-Rethel, s’arrête de respirer dans le corps des marchandises » (p. 58). L’objet, identifié comme marchandise, s’élève au concept, et le concept de « substance » décrit cette identité inaltérable de l’objet dans la fiction de l’échange marchand. Les qualités d’usage sont attachées à l’objet d’échange de la même manière que les accidents sont attachés à la substance, indépendamment de tout changement dans le temps et dans l’espace. Symétriquement, ceux-ci deviennent des « formes abstraites », indifférentes aux corps qu’ils contiennent : temps non historique, espace non géographique. L’événement de l’échange demande aussi, pour être pensé, une relation qui préserve l’identité substantielle des deux termes : c’est la « causalité » scientifique, fondée sur l’équivalence mathématique entre la cause et l’effet. L’échange apparaît ainsi comme « un processus spatio-temporel » – pleinement objectif, quoique lié à des significations sociales – « qui détermine des formes de pensée » (p. 61). Par là, ce ne sont pas seulement les bases théoriques de la science, ce sont les fondements métaphysiques de la pensée occidentale, en particulier, le concept même de nature, les oppositions être / conscience, sujet / objet, qui se trouvent mis en perspective.

7Avec le développement de l’échange marchand, l’abstraction envahit le monde. Le travail, que le salariat transforme en marchandise, devient à son tour « travail abstrait », indépendant de la personne qui l’accomplit et de l’objet produit. Il n’a plus d’autre but que de produire de la valeur d’échange. La richesse ainsi produite devient une richesse abstraite, l’être humain qui possède (ou non) une telle richesse, un être humain abstrait. « Enfin, une société où la circulation des marchandises constitue le lien entre toutes choses est elle aussi une société abstraite » (p. 44) – à laquelle le triomphe du capitalisme actionnarial apporte aujourd’hui une dimension nouvelle.

8L’hypothèse épistémologique de Sohn-Rethel est que ce mouvement dans son ensemble et dans chacune de ses étapes correspond au développement de la pensée théorique. Il reconnaît ainsi dans l’invention de la monnaie en Lydie au viie siècle avant notre ère et dans la généralisation de son usage au cours des siècles suivants l’origine matérielle de l’essor de la pensée abstraite chez les grands présocratiques (Parménide, Pythagore, Héraclite) et particulièrement dans la philosophie ionienne de la nature. En inventant cet équivalent abstrait et intemporel de n’importe quel objet du monde, les anciens Grecs ont donné une existence tangible à la valeur d’échange et créé la condition matérielle de l’abstraction intellectuelle. Sohn-Rethel peut s’appuyer ici sur les travaux de l’historien marxiste anglais, George Thomson, qui écrit dans son livre sur Les Premiers Philosophes : « L’Un de Parménide, ainsi que la notion ultérieure de “substance”, peut donc être défini comme le reflet ou la projection de la substance de la valeur d’échange [5]. » L’atomisme démocritéen, le principe d’inertie de Galilée, la loi de la conservation de l’énergie dans la mécanique newtonienne seraient autant de transpositions scientifiques de l’abstraction opérée par l’échange marchand. Sohn-Rethel étend sommairement son hypothèse aux résultats de la science moderne : « nous devrions trouver dans les éléments formes socialement synthétiques du procès de travail moderne les fondements de la mécanique postclassique » (p. 71). Comme à chaque fois qu’il est question d’« idéologie », il faut ici prévenir un malentendu. Mettre en lumière la genèse socio-historique des phénomènes spirituels ne revient nullement à en contester la validité objective. En l’occurrence, les énoncés philosophiques ne se réduisent pas plus que les théories scientifiques ou les cathédrales gothiques à des instruments d’oppression d’un peuple crédule. Autant vaudrait dénoncer l’invention du langage, de l’alphabet, de la numération, sous prétexte que ces techniques sont de toute évidence liés à l’évolution des rapports de production et qu’elles ont engendré de nouvelles formes de domination. Comme tous les penseurs qui ont tenté de construire une théorie élargie de l’idéologie – on peut citer Lukács, Karl Mannheim, Max Raphael, Adorno, Henri Lefebvre –, Sohn-Rethel ne suggère pas que la science, sous les dehors d’une description rigoureuse des lois de la nature, n’a fait qu’hypostasier les conditions de la domination bourgeoise. La dimension polémique de sa construction ne porte pas sur la vérité des énoncés scientifiques, mais sur la volonté d’associer implicitement à leur universalité le type d’organisation du champ social qui a permis d’y accéder. « Le concept de connaissance [de Pythagore jusqu’à Wittgenstein et Bertrand Russell] est un concept fétichiste qui pose une figure idéale de la connaissance en général, privée de tout lien avec le contexte historique et économique » (p. 74). La « science bourgeoise » n’est pas fausse en tant que science, elle est fausse pour autant qu’elle présuppose comme universellement valide l’exercice séparé de la pensée, comme activité en soi coupée de l’être social ; elle est fausse pour autant qu’elle fait abstraction de sa genèse sociale, et elle paie cet oubli par la cécité quant aux effets de son action. Sohn-Rethel remarque ainsi :

9

Dans les sciences de la nature, on crée, et avec succès, les bases des inventions techniques dont dépend la production capitaliste […]. Mais il est totalement impossible de prévoir, à partir de ces mêmes bases scientifiques, les effets qu’aura l’application de ces inventions pour l’économie de la société. Donc les sciences bourgeoises de la nature sont effectivement aveugles quant à l’être. Dans le capitalisme, il n’existe aucune médiation intellectuelle entre les concepts épistémologiques des sciences de la nature et les catégories de l’économie.
(p. 70)

10Le programme épistémologique de Sohn-Rethel acquiert dès lors une portée pratique et révolutionnaire. En montrant les liens entre le développement de la pensée abstraite et l’évolution des rapports socio-économiques, il fait plus qu’éclairer une constellation historique : son travail « anticipe en tant que postulat méthodologique l’unification du travail intellectuel et du travail manuel dans la société future. Cela n’est possible qu’en tant que travail théorétique au service d’une pratique visant à créer une telle société » (p. 143). On ne peut comprendre la fonction réifiante de la science actuelle qu’en postulant une science désaliénée, qui ne saurait pas seulement prédire les effets de ses expériences, mais aussi leurs répercussions sur le corps social et sur la nature. Une telle science n’est possible que dans une société qui aurait aboli la division du travail intellectuel et du travail physique, dans une société où la « synthèse sociale » ne serait plus abandonnée aux rapports marchands, mais directement visée dans l’acte de production. Telle est, aux yeux de Sohn-Rethel, la condition et la définition d’une société sans classes.

La valeur d’usage de Sohn-Rethel

11Cette réflexion nous rappelle que le projet théorique ne va pas de soi, qu’il a fallu un jour consentir à isoler en l’homme la faculté de connaître. Un tel projet ressemble d’abord à une expérience de pensée : imaginons quelqu’un qui n’aurait ni famille, ni patrie, ni langue, ni travail, ni besoins, ni croyances. Comment un tel individu verrait-il le monde ? Voilà le dispositif d’où aurait pu naître la theoria. L’étonnant est qu’il a engendré un type humain, une forme d’activité et un mode de jouissance spécifiques. La fiction a si bien pris qu’il faut à présent fournir un effort d’imagination inverse pour concevoir un autre monde que celui-là, pour réintroduire dans la nature des intentions, des besoins, des appétits. La sociologie de la connaissance est une des formes que prend cet effort visant à reconstituer, à chaque pas, l’arrière-plan humain des théories : elle présuppose une réflexion sur la genèse socio-historique de la pensée théorique elle-même.

12Avant la division du travail – on peut, à l’échelle de l’histoire mondiale, dater la coupure de l’apparition des grandes civilisations de l’âge du bronze (Égypte, Mésopotamie, Chine) –, l’idée est indissociable de la pratique, tout le savoir disponible est intimement mêlé aux gestes de la vie quotidienne et à la structure même du groupe social. Au terme d’une évolution anthropologique fondamentale, marquée notamment par l’invention de l’écriture et de la numération, le savoir devient l’objet d’une activité spécifique, socialement reconnue et plus encore : intimement liée à l’exercice du pouvoir. Dans un mouvement inverse, on voit se développer une activité aveugle, une classe d’individus entièrement vouée à l’effectuation des tâches matérielles, sans perspective sur la totalité sociale et sans pouvoir décisionnel. Pour un marxiste, cette double spécialisation porte le nom d’aliénation. Or une des décisions théoriques centrales de Sohn-Rethel est de caractériser cette aliénation comme abstraction, en donnant ainsi à ce dernier terme une forte connotation morale. Il ne fait naturellement que se conformer à l’usage marxien, tant qu’il s’agit de décrire la forme du savoir ainsi coupé de la pratique, les rapports sociaux créés par la généralisation de l’échange marchand et disons l’ensemble des processus de « rationalisation » décrits par Max Weber. Marx parle en ce sens du philosophe comme « figure abstraite de l’homme aliéné ». Mais en assimilant explicitement ce processus à l’abstraction au sens propre, c’est-à-dire à l’élaboration d’un savoir universel (les principes d’Euclide, les catégories de la logique aristotélicienne ou la mécanique galiléenne) à partir de l’expérience concrète, Sohn-Rethel commet à son tour l’un de ces paralogismes jeunes-hégéliens dont Marx n’est jamais arrivé à se défaire. Dire que l’institution scientifique se constitue historiquement par un processus d’abstraction-aliénation de l’activité humaine, qu’elle participe en cela d’un vaste mouvement d’abstraction de l’existence par l’effet de la marchandise, ne permet pas d’établir un lien direct entre le développement de l’abstraction sociale et le travail de l’abstraction dans la constitution de la théorie scientifique – et cela interdit encore davantage de mesurer le rôle de l’abstraction dans la synthèse sociale. Or, comme le souligne Lukács dans son Ontologie de l’être social[6], l’outil le plus simple constitue déjà une « abstraction réelle » – en un autre sens que celui visé par Sohn-Rethel et par Marx. Le fait de fabriquer une pierre tranchante (les plus anciens choppers retrouvés datent de 2,5 millions d’années) établit un lien entre divers étants par ailleurs aussi différents que des animaux, des fruits, des branches, des lianes, qui ont en commun de pouvoir être transformés par ce moyen. L’outil et le travail organisent le monde autour de fins humaines, il rassemblent des choses différentes et séparent les choses apparentées sous d’autres rapports, ils créent des classes et des sous-classes, des principes d’équivalence, de différence, d’opposition. La pierre et le bois sont comparables au regard de l’activité de construction, se complètent dans la maîtrise du feu (la pierre produit l’étincelle et conserve la chaleur produite par le bois) et s’opposent dans la fabrication de bateaux. L’outil, en outre, matérialise les fins sociales indépendamment des intentions de l’individu qui l’a fabriqué : il « est là pour tous » et identifie ses utilisateurs potentiels comme membres du groupe (ou d’un de ses sous-groupes). C’est parce que l’abstraction est à l’œuvre dans l’acte même de travail que Lukács peut par la suite envisager le développement de la science comme un processus de « désanthropomorphisation », sans lien nécessaire avec l’aliénation.

13À cette conception de l’abstraction près, Lukács et Sohn-Rethel s’accorderaient cependant pour identifier les rapports d’échange – et non le travail lui-même – comme la source de l’aliénation. Or c’est sur ce point que porte la critique principale d’Anselm Jappe, dans sa très riche introduction à cette traduction française. À la suite de Moishe Postone [7], Jappe souligne que Sohn-Rethel rapporte le processus d’abstraction à l’échange marchand, alors que Marx le rapporte au travail, comme unité de mesure de la valeur d’échange. Sohn-Rethel, dit Jappe, « refuse le concept marxien de travail abstrait […]. Dans cette perspective, le travail en tant que tel ne peut pas être aliéné, parce qu’il est toujours un travail concret » (p. 26). Jean-Marie Vincent, il y a vingt ans, étendait cette critique au marxisme lui-même, en lui reprochant d’avoir fourni au moins les bases de cette « théologie du travail et du labeur [8] » que développeront les pays communistes. L’un des rares à avoir lu les synthèses du dernier Lukács, il y trouvait l’expression paradigmatique de cette sacralisation de l’acte de production fondé sur un rapport sujet-objet intangible.

14Il peut toutefois paraître paradoxal d’affirmer qu’il n’y a pas de travail aliéné pour un auteur qui, comme Sohn-Rethel, a passé sa vie à dénoncer la séparation du travail intellectuel et du travail manuel. Le travail est aliéné dès que s’instaure la division du travail ; antérieurement à cette coupure, en effet (mais ce n’est plus qu’une pétition de principe), le travail est la source de toute synthèse sociale authentique. La question posée par Jappe est les auteurs cités est donc celle-ci : la division du travail répond-elle d’abord à une nécessité de la production elle-même, ou à une transformation des rapports sociaux ? Et dans le capitalisme, « est-ce le travail qui est déjà aliéné, ou est-ce que ce sont les activités de vendre et d’acheter qui transforment des produits “innocents” en marchandises porteuses de l’aliénation sociale ? » (p. 25). Ce ne sont pas là des arguties byzantines, ni de pures questions de philologie marxienne, car c’est ainsi qu’on saura où intervenir « pour remédier aux maux produits par l’abstraction sociale ». À cette justification pratique, Jappe ajoute un argument théorique qui laisse perplexe : « Si l’on admet que ce qui détermine la valeur, ce n’est pas la dépense de travail abstrait, donc d’énergie humaine toujours déterminée quantitativement, mais la convention intersubjective dans l’échange, alors il n’existera aucune limite à la croissance de la valeur, et donc aucune limite interne à la croissance du capitalisme. » L’enjeu serait donc de produire un modèle théorique qui fonde en raison l’événement désiré, à savoir la chute du capitalisme ? On a là une belle illustration de cette autonomisation de la théorie qui finit par se substituer au réel : le capitalisme s’effondrera lorsque l’on aura énoncé une théorie parfaitement cohérente de son effondrement inéluctable.

15Malheureusement, l’évolution semble donner largement raison à Sohn-Rethel : dans un monde où des individus construisent des fortunes en vendant des minutes de communication téléphonique, où les consommateurs paient dans le produit acheté avant tout les campagnes publicitaires qui l’ont fait vendre en grandes quantités, la valeur n’a plus qu’un rapport très lointain avec le travail effectif des producteurs. C’est effectivement la convention intersubjective qui crée la valeur, et il n’y a aucune limite interne à la croissance du capitalisme. Il faut donc lui poser une limite externe.

16Quoi qu’il en soit, croire qu’il importe tant de savoir sur quel plan – celui de la production ou celui de l’échange – il convient de faire porter l’effort de réforme, n’est-ce pas en quelque sorte perpétuer la posture abstraite de l’homme de science ? Il s’agit du domaine par excellence où le réel est infiniment plus enchevêtré que les abstractions à l’aide desquelles on tente de l’expliquer, et où l’expérimentation seule permettra de mesurer à quel point le mode de production et le mode d’échange sont interdépendants. En établissant une sorte de cordon de sécurité autour du travail, du « principe travail » selon l’expression d’Ernst Michael Lange [9], Sohn-Rethel défend plus qu’une thèse d’économie politique. Il ne cherche pas à préserver les avantages du travail capitaliste pour une éventuelle société sans classes ; il appelle encore moins à un simple changement d’« état d’esprit » : beaucoup plus fondamentalement, il rappelle que c’est dans la transformation intentionnelle et maîtrisée de la nature que l’homme est parvenu à réaliser la double synthèse du corps et de l’esprit, de l’agir individuel et de l’intégration sociale. Contrairement à Robert Kurz, cité par Anselm Jappe (p. 25), j’estime qu’il faut bel et bien replacer Sohn-Rethel dans la perspective épistémologique qu’il revendiquait, pour lui donner toute son actualité. Bien sûr, on pourra alors lui reprocher d’établir mécaniquement des correspondances terme à terme entre le domaine socio-économique et la science, en négligeant la logique interne du progrès scientifique, ainsi que les rapports latéraux entre les différentes sphères d’expression symbolique (par exemple la religion et la science). C’était déjà en substance cette causalité schématique qui avait heurté Horkheimer en 1937, et qui à juste titre irritera encore davantage quiconque possède une connaissance réelle de la démarche scientifique. Mais la perspective épistémologique, en l’occurrence, est aussi la perspective anthropologique. Reconstituer le mouvement historique par lequel s’est formée la pensée théorique abstraite (et l’homo theoricus), c’est mesurer la profondeur du clivage qui affecte l’homme moderne et restaurer indirectement l’image d’une totalité humaine possible dans l’histoire. Car si la problématique de l’aliénation n’a pas prise sur le contenu des énoncés scientifiques, elle a de profondes implications sur leur usage social et sur la nature des activités correspondantes. Plus encore qu’une épistémologie critique, c’est une sociologie critique de l’intellectuel qui pourrait profiter des intuitions de Sohn-Rethel dans la mesure où elle exposerait leurs implications pour une meilleure compréhension de la condition humaine moderne [10].


Date de mise en ligne : 16/01/2012

https://doi.org/10.3917/criti.775.0970

Notes

  • [1]
    À la réserve d’un article publié par la revue L’Homme et la société en 1970.
  • [2]
    Les nouvelles écuries royales, Q. G. des « marins rouges » pendant l’insurrection.
  • [3]
    A. Sohn-Rethel, Geistige und körperliche Arbeit. Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthesis, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 8.
  • [4]
    A. Sohn-Rethel, « Gespräch über die Genese der Ideen von Warenform und Denkform », dans H. D. Dombrowski et al. (éd.), Symposium Warenform-Denkform. Zur Erkenntnistheorie Sohn-Rethels, Francfort-sur-le-Main et New York, Campus Verlag, 1978, p. 14. On rappellera à ce propos que solidus était le nom de la monnaie en or, ancêtre du « sol » et du « sou » européen, créée par Constantin Ier pour lutter contre la dévalorisation des monnaies d’argent et de bronze. Sa teneur en métal précieux était garantie par l’autorité impériale, les pièces régulièrement calibrées et refondues, de sorte qu’elle peut être considérée comme le fondement solide de l’activité économique, sociale, politique et militaire de l’Empire romain jusqu’à sa chute.
  • [5]
    G. Thomson, Les Premiers Philosophes [1955], trad. M. Charlot, Paris, Éd. Sociales, 1973, p. 321 (cité par Sohn-Rethel, p. 49).
  • [6]
    Dont une partie vient de paraître en traduction française : G. Lukács, Ontologie de l’être social. Le travail. La reproduction, trad. J.-P. Morbois révisée par D. Renault, Paris, Delga, 2011.
  • [7]
    M. Postone, Temps, travail et domination sociale, trad. O. Galtier et L. Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009 (en part. p. 264-266).
  • [8]
    J.-M. Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, Paris, PUF, 1987, p. 62.
  • [9]
    Voir E. M. Lange, Das Prinzip Arbeit, Francfort-sur-le-Main, Berlin et Vienne, Ullstein, 1980.
  • [10]
    J’ai largement profité de la lecture de l’excellent article d’Axel T. Paul, « Sohn-Rethel auf dem Zauberberg », disponible sur Internet (ebookbrowse.com). Mon insistance sur la dimension anthropologique des analyses de Sohn-Rethel est aussi une tentative pour répondre à la question posée à la p. 92 de ce texte : « Pourquoi Sohn-Rethel dit-il “Kant”, quand il pense “Galilée” ? » Kant va au-delà de Galilée en ce qu’il instaure un sujet transcendantal.

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