Critique 2011/10 n° 773

Couverture de CRITI_773

Article de revue

Une anthropologie du jazz

Pages 792 à 802

Notes

  • [1]
    M. Leiris, « L’Autre qui apparaît chez Vous », entretien avec M. Haggerty, Jazz Magazine, n° 325, janv. 1984.
Jean Jamin et Patrick Williams
Une anthropologie du jazz
Paris, CNRS Éditions, 2010, 382 p.

1Une anthropologie du jazz, de Jean Jamin et Patrick Williams, regroupe huit études refondues et augmentées. Pour six d’entre elles, ces études ont d’abord pris forme d’articles dans L’Homme, la revue d’anthropologie que dirige Jean Jamin. Leur unité tient à ce travail de recomposition, lié au projet qui donne lieu à publication. Plus qu’un projet, il s’agit d’un programme : le programme du séminaire « Jazz et anthropologie » que les deux auteurs ont dirigé pendant près de dix ans à l’École des hautes études en sciences sociales (2001-2009). Il n’est pas rare que d’une semblable aventure, la cohérence apparaisse après coup.

2« En guise de conclusion » – mais les conclusions scientifiques précèdent ce bilan général (p. 335-336) –, Jamin et Williams retracent les directions de leur entreprise. Directions qui l’ont orientée ; directions qui s’affirment au fil du temps et s’ouvrent à la communauté des chercheurs : le rapport existentiel – de la vie à l’œuvre ou comment l’œuvre fait vie –, propre aux artistes de jazz (féminins ou masculins). Leur art et la manière de « faire communauté », art comme pratique ou comme style de vie, qui les distingue, voire les émancipe, de la famille ou des communautés ethniques et religieuses d’origine. L’« interculturalité » enfin « que cette musique dès son départ recèle en elle-même ». Ce qui lui donne vocation à l’universalité et, hypothèse des deux auteurs, au prix d’un « défi épistémologique », s’offre à une analyse de type anthropologique.

3« Le jazz, en tant que phénomène artistique et social qu’on a volontiers associé à un peuple, une culture, une contrée, ne présente cependant aucune des aires géographiques ou ethniques, aucune “communauté de sol et de sang” (Georges Bataille), aucun des contours sociaux ou cadres symboliques, aucun espace de traditions, aucune “histoire longue” (Fernand Braudel) sur lesquels se fonde et où s’exerce habituellement toute démarche anthropologique et historique » (p. 9). « Aucune histoire longue » ou plutôt premier paradoxe digne de la physique quantique : l’histoire du jazz, qu’on la prenne – ce ne sont que truchements métaphoriques déguisés en concepts – dans son « évolution » (modèle biologique) ; dans sa constitution idéologique (modèle familial) ; sa dialectique (succession de renversements) ; ou selon une prétendue maturation des « styles » (modèle de l’histoire de l’art camouflant les impératifs de l’industrie musicale) ; l’histoire du jazz attestée par sa discographie – ce qui déjà la limite drastiquement mais envahit tout l’espace –, surprend n’importe quel observateur en ceci qu’elle se condense en un siècle, offre à la fois succession et simultanéité, s’offre généreusement à tous les mythes et raccourcis de pensée. Elle est avant tout une histoire politique. On en fait donc une histoire de divertissement ou d’art. Divertissement inséparable de sa représentation (le corps, le geste, le costume). Art que de très vertueux prosélytes s’emploient à grands jets d’exégèse à « légitimer », philosopher, rendre digne enfin.

4L’analyse de Jamin et Williams suppose autant de défi que de difficultés : difficulté d’identification et d’objectivation d’un phénomène au nom déjà problématique (le « jazz »). Difficulté à détourer par les voies éprouvées – analyse musicale, crible sociologique, visée historique (géographique), critères économiques –, un objet musical d’autant plus mal identifié que tout un chacun, à la seule irruption de son nom magique, étincelant, désirable, cinglant (Jazz !), a parfaitement l’air de savoir de quoi il retourne.

5Tout un chacun, même si, dès la deuxième phrase en général, plus personne ne s’entend.

6*

7Menus et pittoresques exemples à l’appui : le mot « jazz », mot des studios et de l’industrie musicale sur fond de pétulant racisme, a toujours fait l’objet de jugements sévères de la part des plus grands « musiciens de jazz » (Duke Ellington, Charlie Parker, Max Roach, Monk, Mingus, Miles Davis, Coltrane…). Archie Shepp lui oppose une critique radicale, avant de dire en souriant : « Je suis jazz, c’est ma vie ! »

8Jazz ?

9Lexique des bas-fonds et des bordels de Storyville ? Reste de créolisation louisianaise (« jaser ») très délicieusement propre à désigner une musique qui est aussi un art de la conversation, de la controverse et de la rhétorique ? Jamin et Williams, dans une étude où tous les aspects semblent envisagés –, à commencer par ce compost de dollars, de bouges, d’alcools frelatés, de substances, de filles et de voyous, d’où jaillit l’expression la plus inédite, la plus sophistiquée, la plus raffinée, la plus gaie, la plus tragique du xxe siècle, tout semble pris en compte, l’essentiel en tout cas. Les deux auteurs font au passage un inventaire amusé d’une étymologie particulièrement swinguante, celle du mot « jazz ». Dans le délire des interprétations proposées, ils ne mentionnent pas ce que le clarinettiste Albert Nicholas (1900-1973) avait confié au contrebassiste et critique Jacques B. Hess, qui devait – ô ! tradition orale – le répéter à Lucien Malson (auteur d’ouvrages décisifs et du Que sais-je ? sur le jazz) : jackass, en Louisiane, désignait dans le patois local, un âne, un bourricot, l’idiot du village.

10Sans qu’il soit nécessaire de s’égarer dans les premières graphies d’un mot aussi tenace qu’impur (« jass »), sans refaire un traité de l’apocope, on peut se satisfaire qu’il relève, plus ou moins mythiquement, de l’étreinte, de la langue et de la bêtise. Ce serait l’objet d’un autre travail. Remarque en passant, mais Une anthropologie du jazz en regorge (jazz et cinéma noir, par exemple) : « jazz » serait au fond une invention du même ordre que « dada ». Cette invention aurait duré plus longtemps.

11Ceci, tout de même : la bêtise ? Rien d’injurieux à en reprendre l’idée : n’oublions jamais qu’à tout instant, jusqu’à cette émancipation fantastique que représentent justement le blues et le jazz, « nous » sommes toujours dans la tête et la logique des Maîtres. Au demeurant, plutôt que de larmoyer sur les abominations trop vérifiables de l’esclavage, de l’apartheid, et du racisme toujours plus sémillant, pas seulement aux États-Unis d’Amérique, en 2011, on devrait rester confondu devant ce simple fait : donc, une gigantesque entreprise, pour bestialiser les Nègres d’Afrique – pas pour les exterminer, non : pour ne garder que leur force de travail et de reproduction –, aura échoué sur les douze misérables mesures du blues. Misérables, complexes et aussi productives, en terme de créativité, que la forme du sonnet ou la pratique de la polyphonie chez Palestrina et celle de la « moquerie » chez Josquin des Prés.

12Éloquent exemple, le nom choisi par la communauté des musiciens pour désigner Charlie Parker, « Bird », l’Oiseau, a toute une histoire. Tenu pour simplet et lourd par les bidasses qui ricanaient à le voir balayer la cour de la caserne – et sans doute l’était-il, si Noir déjà, du moins aux yeux des troufions et de leurs petits chefs, on l’appelait « Yardbird » (« bleubite »), puis, Bird. Le merveilleux de l’histoire, sa prestidigitation étymologique, c’est que Charlie « Bird » Parker (1920-1955) aura, comme à son insu (c’est moins sûr), transmué le plomb de ce surnom persifleur en majesté d’un titre. Titre de noblesse d’en bas (« Duke » Ellington, « Count » Basie…) qui aura largement contribué à l’iconographie de ses pochettes et à l’onomastique de ses compositions (Ornitology). À la description de son style aussi : envol, aérien, fluidité, vitesse, flèche, toute une mythologie lexicale…

13Quant au blues, en admettant qu’il préfigure le jazz sans en être, mais que le jazz, lui, ne saurait s’en passer, il donne lieu encore en 2010 à de très réjouissantes controverses. Le monde du jazz, au moins depuis le pianiste Pine Top Smith (né à Troy, Alabama, en 1904, mort en 1929 à Chicago), infatigable joueur de « pinochle », ce cousin de la belote qui passionnait Ellington, ce petit monde reste infatigablement pinailleur, ce qui le rend si touchant. Jamin et Williams osent-ils avancer que Giant Steps, de Coltrane (né à Hamlet, Caroline du Nord, en 1926, mort à New York en 1967), relève de la forme blues ? Alors surgissent en toge d’apparat les Grands Inquisiteurs, graves, peinés, morigénateurs, pour les tancer d’importance et leur dresser procès-verbal. Comme d’habitude, les choses sont plus simples et plus complexes à la fois, mais nul, pour se prononcer, ne sera tenu de tenir un ténor ; encore moins, d’avoir sous le coude le précieux Thesaurus of Scales and Melodic Patterns de Nicolas Slonimsky (1894-1995) : trésor d’où il ressort que, du point de vue d’une certaine orthodoxie, Jamin et Williams ont peut-être tort. Mais pour peu que l’on se place dans le droit fil des syntaxes de Coltrane (très marqué par les travaux de Slonimsky, soit dit en passant), ils ont raison d’avoir tort. Les tatillons, comme toujours, ont momentanément tort d’avoir raison.

14Ce que proposent Jamin et Williams, « une » anthropologie du jazz, marque plus de rigueur et d’exigence, qu’une réserve. Anthropologies ? il en serait d’autres, sans doute. Comment comprendre l’« une » de leur titre ? Pour l’anecdote, regardons la charnière entre 1964 et 1965 : charnière décisive dans l’activité du jazz, du free jazz, sa nouvelle révolution. Charnière clé dans l’activité scénique, la discographie et l’histoire politique. La liste des acteurs de cette époque, sans compter que vivent et exercent encore vigoureusement, de Louis Armstrong à Dizzy Gillespie en passant par Oscar Peterson ou Duke Ellington, la plupart des créateurs historiques, cette liste parle d’elle-même : Coltrane, Albert Ayler, Ornette Coleman, Eric Dolphy, Miles Davis en quintette avec Wayne Shorter, Herbie Hancock, Ron Carter, Tony Williams ; Sun Râ, Marion Brown, Don Cherry, Sam Rivers, Lee Morgan, Archie Shepp, Giuseppi Logan…

15Cependant qu’au Preservation Hall de la Nouvelle-Orléans, au même instant, de vieux messieurs cravatés jouent toujours leurs airs à la demande. When The Saints étant taxé à hauteur de sa cote.

16Le ou les « jazz » ne sont en conséquence pensables que selon leur succession simultanée. Chronologie sans durée, les principes de la mécanique quantique seraient de meilleurs secours pour penser cette logique de l’instant, sa dépense, que trusquins, queues d’aronde et autres herbiers dont se contente, faute de mieux, la critique héroïque. Nommons-la ainsi, elle a son charme. Puisqu’on ne saurait être que le contemporain de sa propre histoire, il est possible que cette charnière, 1964-1965, ait joué un rôle à part dans la formation de Jamin et Williams, comme dans celle de l’auteur de ces lignes. On avait vingt ans, on ne laissera dire à personne que c’est le plus bel âge de la vie, sauf, précisément, en jazz, en 1965. Année où La Femme mariée de Jean-Luc Godard (1964), ici se situe l’incongruité du rapprochement, est renommée par la censure, et son attentif chaperon de toujours, la grammaire : Une femme mariée. « Une anthologie du jazz » ne répond pas à de si mesquins tracas.

17Tout ce qui constitue une « expérience du jazz » conduit le séminaire de l’EHESS, d’où provient cette anthropologie, à ne se tenir qu’en présence d’un tiers inclus – pas moins qu’en club, en somme : les intervenants et les participants, souvent mentionnés dans les comptes rendus de séances aux airs de jam session critique : chercheurs en sciences humaines, ethnomusicologues, professionnels (musiciens français ou américains), journalistes-critiques, écrivains, patrons de bar, photographes…

18Comme à toute construction théorique, celle-ci étant d’importance, il faut en complément d’armature, ce que le bon docteur viennois nomme ses mauvais objets. Déclinons-en quelques-uns, en figures de repoussoirs élus : le critique, romancier et producteur de radio, Alain Gerber ; il fait l’objet d’une fixation récurrente d’autant plus injuste qu’elle épargne quatre-vingt dix pour cent de la « critique de jazz » ; lesquels n’ont pas dix pour cent des connaissances, de la capacité d’analyse et de l’« afición » d’un Gerber, il s’en faut. Keith Jarrett, maintenant, classique du genre en raison de ses petits chants dansés en cours d’exécution (p. 45). Ou encore, nettement plus datés dans l’opprobre, les « quatre barbus endimanchés » du Modern Jazz Quartet, la drôlerie de l’expression ne rendant tout de même pas Jamin et Williams sourds au swing phénoménal du MJQ. Endimanchés ? Mais tous les musiciens de leur temps l’étaient. Armstrong en tenue de soirée, Ellington malgré ses pantalons trop courts, Miles élu parmi les dix hommes les plus élégants de l’année (1957 ?). Tous les autres, les humbles, les modestes, sans avoir forcément le sens de l’économie scientifique du pianiste John Lewis, ou celui du bondissement propre à Milt Jackson (vibraphone). Alors, pourquoi eux ? En raison de leur agaçant succès auprès des non-amateurs ? L’aficionado souffre toujours deux fois : que son objet ne soit pas reconnu à sa juste valeur, et quand il l’est, qu’il le soit mal.

19Plus sérieusement, l’accent est mis, par les musiciens d’abord, sur le fait essentiel que le jazz est plus et moins qu’un art à la fois : il « déborde la musique » et ne saurait se réduire à une façon de jouer ou d’interpréter. Rencontre essentielle avec l’Autre, le jazz a pu, à lui seul – exagérons un peu – par son déchaînement imaginaire d’exotisme, d’érotisme et « l’espèce de camouflet qu’il semblait infliger à la musique et à l’art européen », conduire un Michel Leiris, au sortir du premier conflit mondial, vers l’ethnologie : « Que le jazz m’ait mené à l’ethnologie, ce serait beaucoup dire. […] Ce qui m’a rendu ethnographe, c’est le désir de connaître des civilisations non européennes, par dégoût de notre civilisation [1]. »

20L’expressionnisme, le déchaînement, l’instantanéité, l’immédiateté, tout ce qui résiste par essence à quelque tentative d’objectivation et par là, d’anthropologie, demeure pourtant, entre tensions et déséquilibres, définitions et intuitions, au centre de cette recherche. Les bornes qu’elle se donne sont, dans sa logique, prévisibles. Même si, à l’heure où paraît un saisissant portrait du saxophoniste Peter Brötzmann (Rage !, film de Bernard Josse et Gérard Rouy), lui échappe par choix consenti la musique improvisée à l’européenne. À l’européenne, à la japonaise, à la finlandaise, et un peu partout atomisée en réseaux avec retour à New York en d’autres lieux, sous d’autres formes (le Vision Festival, etc.), avec d’autres modalités d’échange, sur fond d’une autre pensée, plus libertaire. Parce qu’après tout, à relire les témoins sensibles des débuts – Ansermet, Schaeffner, Leiris, Cocteau, Desnos – on voit bien que ce qu’atteignent le free jazz avec Albert Ayler ou Ornette Coleman, puis la musique free (Brötzmann, Irene Schweizer, Derek Bailey, Akosh S., William Parker, Roscoe Mitchell), c’est le reversement des points d’écoute (habitudes rythmiques, harmoniques, disciplinaires), l’énergie, la violence de rupture qui auront sidéré ou décontenancé les premiers auditeurs. Ceux-ci ne se réfèrent qu’à leurs propres contextes culturels : grande musique européenne, folklores divers, ou même cette valse dont Cocteau est le premier à observer qu’un auditeur de jazz ne répondra plus à sa règle. Mais, à partir de sa première révolution – le be-bop des années 1940 (Parker, Monk, Gillespie), c’est à l’intérieur de l’espace même du jazz que s’opèrent les renversements. Que Jamin et Williams renforcent la posture du chercheur (délimitation, définition, interprétation) par celle de l’aficionado qui suppose une géométrie passionnée – fait leur force et leur risque. Mais c’est aussi la condition qui leur permet de ne pas vitrifier leur « objet », pas plus que de faire léviter leur science.

21Dans le cadre strict qu’elle se donne, rien n’échappe à leur problématique : ni la voyouterie des origines, ni le dandysme ; ni les paradoxes de la discographie, ni les périls du recours biographique, pourtant si tentant, si voulu, fût-il mythifié ; ni ce qui fait communauté, ni ce qui constitue répertoire (le « standard »), ni ce qui concerne la diffusion ou la réception. On ne s’étonnera pas de rencontrer, dans un ouvrage écrit à quatre mains, des chorus (soli) parfaitement reconnaissables : Billie Holiday vue par Jamin (p. 91), ou la relation de l’œuvre à la vie, avec distribution de bons et mauvais points à ses prédécesseurs ; une « étude des trois communautés » du compositeur, saxophoniste et leader David Murray, signée Williams (p. 203-224), ainsi que son passionnant chapitre sur le jazz manouche (« Un héritage sans transmission ») : rien d’étonnant, on connaît ses travaux sur la communauté tsigane, ses rites, ses vies culturelles. De même, la proximité de Leiris n’a pu que jouer, pour Jamin, en faveur d’une étude aussi complexe que complète – très neuve, surtout – de La Création du Monde, ballet de Darius Milhaud sur argument de Cendrars (p. 287-334). Dans ces deux chapitres (Django, Milhaud), les ressources de l’anthropologie, avec distance et implication – pour peu qu’on se réfère aux règles de Lévi-Strauss et à la praxis de Leiris (L’Afrique fantôme) –, sont mobilisées, tendues, et en retour ressourcées par « une » anthropologie du jazz. Objet fantôme doté d’un vrai corps, ce qui suppose une syncope aussi subtile que celle du swing dont on a longtemps fait un mystère pour la bonne raison qu’il l’est, entre l’objectivation et la prise en compte de la subjectivité.

22Cet ensemble captive et fait date dans l’histoire abondante des études sérieuses, en France tout particulièrement, consacrées à un « objet culturel », un « fait social », une « catastrophe apprivoisée », une « étincelle qui dure », qu’on n’a pas immédiatement tenus pour sérieux. Qu’on a tardé à envisager de face. Jamin, Williams et l’auteur de ces lignes sont d’une génération pour laquelle il n’était pas rare d’entendre encore le jazz qualifié de « musique de sauvages », « musique de nègres », « bruit casse-tête », par opposition à la « grande musique », etc. Ce qui ne manquait d’ailleurs pas de perspicacité effarouchée, mais pouvait aussi bien laisser sur la touche, abasourdis, butés, les esprits les plus fins : Adorno, spectaculairement, Boulez dans une moindre mesure, et tant d’autres. Ce qui a pu aussi faire en sorte que les mouvements d’« avant-garde » – comme on disait sans recourir à la force publique des guillemets – intellectuelle, philosophique, esthétique, dans les années 1960-1980, semblent avoir relativement manqué, d’un évitement qui doit plus à l’ignorance qu’au mépris, ce qui les résumait sans doute le mieux : le free jazz, la new thing, l’avant-garde du jazz (temporalité, radicalité, pratique de la citation, recherche collective, origine sans origine, théorie du sujet, etc.).

23New thing, tout ce qui bouleverse le sacro-saint pivot tempo / mélodie / harmonie et le continent des idées reçues sur le « jazz ». « Destruction nuptiale » qui exige une écoute et une attention aux signes de tous les instants, où se rejoue en abyme la première révolution des années 1940. Destruction nuptiale qui ne saurait se confondre avec une esthétique du refus, du non catégorique. Au contraire : la capacité d’acquiescement, d’intégration du « jazz » depuis ses débuts, donnerait plutôt champ libre aux expériences les plus hirsutes. Destruction positive qui efface les usantes frontières de couleur de peau : dans l’intranquille New York du début des années 1970, on ne trouvait de havre de paix que dans les lofts ouverts au public des musiciens afro-américains. Ils faisaient à la fois restaurant, galerie, club, lieu de débats (Sam Rivers, Ornette Coleman, Rashied Ali, etc.).

24En face ? Comme d’habitude, comme aujourd’hui, comme ce à quoi résistaient Armstrong ou Coleman Hawkins, en face, la musique formatée, imposée, réglée par les normes sociocommerciales plus ou moins intériorisées par les musiciens eux-mêmes. Et l’entreprise d’occupation des cerveaux, de crétinisation ou de grévinisation d’ampleur planétaire, à quoi sert l’omniprésente musique : espace public, halls d’hôtel, restaurants, parkings, rues parfois, ascenseurs, rien n’échappe à sa couverture. On a pu dire que toute musique, Monteverdi comme Parker, pouvait finir en musique d’ascenseur, l’essentiel étant de ne pas commencer par là. Voilà un inéluctable destin dont ne risquent pas d’être victimes Cecil Taylor, Sun Râ, Franck Wright ou Peter Brötzmann. Ce qui mérite réflexion.

25Penseurs, théoriciens, dans la France des années 1960 et suivantes, esquivent si légèrement le phénomène que l’on pourrait mentionner – de Gérard Genette à Yves Buin, en passant par Hubert Damisch, André Hodeir, Michel Contat, Jamin, Williams, etc. – quelques-uns de ceux qui auront tendu l’oreille. Les artistes – plus sensiblement en Italie ou à New York (Pasolini, Bertolucci), pour toute sorte de raisons idéologiques, c’est différent. Autant reconstituer de mémoire les curieux, en dehors des aficionados (encore fallait-il tout remettre en question, en jeu), présents dans une salle de la Mutualité au tiers vide, à la sono de hall de gare, le 4 novembre 1965, pour le premier concert en Europe d’Ornette Coleman – précédé d’un Sonny Rollins en trio autant qu’en colère. Sans compter le désarroi des (bons) amateurs présents ce soir-là, pris à contre-pied par « leur » Sonny Rollins et quasi désespérés à l’entracte. Si l’on ajoute que Pierrot le fou (Jean-Luc Godard) sortait le même jour aux Ursulines ; si l’on dit en passant que la veille, le 3 novembre, on pouvait voir Ornette Coleman assis à côté de Lee Konitz (alto historique), à l’Opéra, pour un Sacre du printemps (Béjart et Boulez), on relèvera l’indifférence de nombres d’intellectuels devant le grand chambardement du jazz, comme une sorte d’acte manqué. Sans doute le secret du « jazz » est-il là. Sans doute, le free jazz suppose-t-il une radicalité, une détermination politique, que l’origine de classe – pas forcément bourgeoise, d’ailleurs – ne facilitait pas.

26*

27« Une anthropologie » de l’ampleur de celle que proposent Jamin et Williams se réfère évidemment à un corpus discographique. « Évidemment », encore que cela n’aille pas de soi. Les auteurs en sont conscients et justifient leur option. Nombre de grands amateurs, de moins en moins nombreux, considèrent sans recherche maniaque du paradoxe, les premiers enregistrements comme la fin du jazz (1917…), et la musique enregistrée comme le cadavre de la musique. Position, bien entendu, impossible à penser aujourd’hui sans passer pour un fou : pour autant, on connaît par leurs noms les musiciens aussi inconnus qu’un soldat sous l’Arc de triomphe, dont les demi-dieux, les figures terrestres, les héros qui ont changé nos vies ne seraient que d’imparfaites répliques : Buddy Bolden (1877-1931), dont la légende colporte encore qu’il aurait été à Louis Armstrong, ce qu’Armstrong est à Wynton Marsalis… Ou ce Walter Knight dont le génie harmonique, la vélocité, dans les nuits de Kansas City, auraient dit-on effacé jusqu’à l’ombre de Charlie « Bird » Parker… Et Red Connors, là-bas, au bout de la rue de Fort Worth, Texas, où créchait Ornette Coleman, Red Connors inventant à lui seul au fond de son garage ce qu’Ornette et son voisin Dewey Redman appelleraient plus tard free-jazz

28Bobby Ward que l’on retrouve en 1995, gardien de parking dans sa ville, Boston, riche en immenses drummers à qui il servait de référence sans que personne s’en doutât… Et encore, ne disons rien des maîtresses de piano que nous nommerons toutes Mrs. Clinksales, du nom prédestiné de celle qui devait destiner Edward Kennedy Ellington au destin que l’on sait…

29Roger Léovingu, enfin, pianiste. Ses partenaires n’ont jamais su s’il ne savait pas jouer, ou s’il inventait l’avenir. Le 6 mars 1964, à la Cigale, brasserie de filles et de clochards à l’époque, il se fait rabrouer par tout le quintette, morceau par morceau, prenant un verre d’eau pendant les pauses, cependant que le contrebassiste et ses sbires posent au bar avec des alcools forts. Dans la nuit, Roger Léovingu se suicide dans son hôtel minable de Pigalle. Les inconnus du jazz, les défricheurs plus gauches encore que les Oiseaux de feu, les génies sans trace, sans disque, sans image, mériteraient « une autre » anthropologie du jazz, encore moins faisable que celle qu’ont pourtant réussi à brosser Jamin et Williams, aussi exacts jusqu’au bout qu’un batteur de Count Basie, sur l’impossible syncope de l’afición, de l’histoire et des sciences.


Date de mise en ligne : 22/02/2012

https://doi.org/10.3917/criti.773.0792

Notes

  • [1]
    M. Leiris, « L’Autre qui apparaît chez Vous », entretien avec M. Haggerty, Jazz Magazine, n° 325, janv. 1984.

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