Pierre Schaeffer Essai sur la radio et le cinéma Esthétique et technique des arts-relais 1941-1942 Éd. Sophie Brunet et Carlos Palombini | Paris, Allia, 2010, 128 p. |
Theodor W. Adorno Current of Music Éléments pour une théorie de la radio Éd. Robert Hullot-Kentor, trad. Pierre Arnoux | Laval (Québec) et Paris, Les Presses de l’Université Laval / Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2010, 386 p. |
1Il imagine un seul et unique travelling parcourant une rue résidentielle le soir tombé, scrutant les volets clos ou entrebâillés d’où monte et descend l’intensité d’une voix unique, la voix de la radio. Cache-cache obsédant rythmé comme les halos des réverbères, c’est une voix « tout enduite du fard de l’objectivité » que captent la caméra et son alter ego sonore, le microphone. Rien ne vient interrompre le flux de paroles si ce n’est, soudain, une musique de Wagner ou de Saint-Saëns, qu’il n’aime pas. « Si les violons s’effacent dans mon dos, déjà les cuivres me guettent au prochain coin de rue. » L’ubiquité de la radio, explique l’auteur à la caméra imaginaire, implique toujours une forme d’agression – « car violenté je l’ai été ». Arrivé à son tour chez lui, il n’a pas le temps de refermer la porte que déjà l’assaille cette même voix de la radio qu’il vient de laisser dans la rue. Son propre poste rejoint ainsi l’orchestre lointain des récepteurs du quartier. Il pourrait l’éteindre tout de suite. Il n’en fait rien : « J’ai obéi à la formule du sorcier, celle qui laisse croire, comme toutes les formules magiques, au plein usage d’une liberté aliénée » (Essai sur la radio et le cinéma [1], p. 105).
2Le passage figure dans un brouillon de 1938 que Pierre Schaeffer signalera comme l’origine de son Essai sur la radio et le cinéma, également connu sous le titre Esthétique et technique des arts-relais. C’est au printemps 1942 à Marseille qu’il dicte à sa secrétaire – une résistante et future rescapée de Ravensbrück – ce texte qui jusqu’ici jouissait d’un statut quasi mythique car, souvent évoqué par l’auteur, il restait inconnu. D’où l’importance de l’édition critique qu’à l’occasion du centenaire de l’inventeur de la musique concrète viennent de faire paraître chez Allia Sophie Brunet et Carlos Palombini, ce dernier signant une postface qui situe avec précision les sources et le contexte. Les documents, y compris d’importantes annexes, proviennent du fonds Schaeffer de l’IMEC et des archives privées de sa veuve Jacqueline Schaeffer. Le moment biographique, qu’éclairent par ailleurs les travaux de Philip Nord, est celui d’une crise personnelle, religieuse, professionnelle et idéologique qui succède à l’expérience vécue avec le groupe Jeune France et ses émissions de propagande pour la radio de Vichy – dont une audacieuse série de septembre 1940 où le pianiste Alfred Cortot avait prêté sa voix au maréchal Pétain.
3L’idée que l’irruption de la voix du monde « en souliers vernis et en veston » met à bas « le mur de la vie privée » constitue déjà, écrit Schaeffer, un lieu commun. Et l’on imagine des variantes au travelling unheimlich de 1938 où chaque fenêtre laisse filtrer non pas une voix anonyme mais la voix de Cortot, celle de Pétain, celle de Hitler. C’est toutefois dans le doute et la solitude que Schaeffer réfléchit à ces « arts mécaniques » qui à l’époque font l’objet de nombreux commentaires (par exemple ceux de Paul Valéry, méditant en 1935 aux conséquences sociales de l’électricité, ou d’André Malraux, qui dès 1940 cite avec admiration les travaux de « M. Walter Benjamin »), dont il veut en même temps se distinguer en mettant en avant la seule dimension de la forme.
Pour une théorie des arts-relais
4« Les sons et les images sont partout », écrit Pierre Schaeffer en écho à une remarque de Valéry. « Et ce phénomène d’occupation de l’éther coïncide sans jeu de mots avec cet autre phénomène politique, qu’il n’y a plus nulle part au monde d’espace vierge, de terre libre » (ERC, p. 10). C’est par le biais de cette réflexion « politique » que l’auteur introduit l’espace comme problématique formelle, désignant ainsi à la réflexion théorique le domaine unifié de ce qui ne s’appelle pas encore les médias. Dans le mot « occupation », Carlos Palombini voit une allusion aux Allemands, et donc une prise de distance par rapport à Vichy (ERC, p. 105). Ce n’est pas certain, le terme renvoyant ici plutôt à l’expansion coloniale. Quoiqu’il en soit, ce passage est exceptionnel, les allusions politiques ou historiques étant très rares dans le texte. Le retrait du monde auquel le jeune ingénieur se livre dans son bureau marseillais se traduit par le choix générique de faire une contribution à la science des formes. Une longue citation d’Étienne Souriau sur l’esthétique comme « science naissante » vient légitimer cette montée en généralité, qui vise à englober l’ensemble des « arts mécaniques » sous le concept pluriel d’arts-relais.
5La notion recouvre ainsi, outre le cinéma et la radio, le télégraphe, la photographie, le téléphone, le phonographe ou encore la télévision. Selon Schaeffer, les arts-relais que sont les arts mécaniques s’opposent aux « arts directs » ou « arts classiques » tels que la peinture ou la musique. Et cela dans la mesure où ils véhiculent des contenus déjà constitués, transmettent des objets plutôt qu’ils ne les créent – et plus précisément les signaux de ces objets. Ils supposent donc une forme de mimésis, qui toutefois n’est pas une imitation stricte mais un art de l’apparence qui modifie l’objet au profit de son simulacre, comme l’« art fantasmagorique » dont parle Platon dans Le Sophiste. « Le télégraphe simule la lettre », par exemple celle que l’amoureux, féru de fétiches mémoratifs, échange avec sa bien-aimée : bien que la nostalgie lui soit étrangère, Schaeffer partage le constat benjaminien de la perte de l’aura. Les arts-relais supposent un « renoncement essentiel » à l’original, une « mutilation des objets ». Il ne s’agit jamais que de copies, déployées grâce aux « trois dons d’ubiquité, de simultanéité, de gigantisme ».
6On le voit, l’analyse passe outre le fait que souvent les arts directs sont eux aussi des arts mimétiques du type « fantasmagorique », comme la peinture figurative moderne. Schaeffer préfère revendiquer pour la peinture en général le « domaine de la forme pure », tout en constatant le « malentendu » que représente « son rôle de représentation de l’objet ». Mais cela le conduit à admettre que la forme pure n’est le propre que de la seule musique. Les arts-relais de Schaeffer supposent à la fois des arts directs conçus d’après le modèle de la musique instrumentale, et une musique instrumentale susceptible de devenir l’objet d’une imitation « fantasmagorique ». Bref, la théorie de Schaeffer est, en quelque sorte, une esthétique musicale. Cela transparaît aussi dans le fait de parler des arts-relais comme d’instruments.
7Or, si l’on laisse de côté la dimension mécanique de ces instruments, le concept d’arts-relais peut également inclure l’écriture. C’est d’ailleurs seulement celle-ci que Paul Valéry, dans un texte sur Corot de 1934, tenait pour le « relais » des « préceptes » du peintre. Ainsi l’extension du concept valéryen amène-t-elle Schaeffer à affirmer, par exemple, que le cinéma n’est autre chose qu’une écriture de la vitesse. La radio, à son tour, est une « écriture sonore avec sa ponctuation, ses caractères, sa mise en page ». À ceci près, dit-il toutefois, qu’en tant qu’opérateurs d’images et de sons (les dialogues sont mis de côté) les arts-relais emploient seulement des « mots concrets », ils font entendre le « langage des choses », et même ils ne sont pas à proprement parler un « langage » mais un « chosage ». Parmi ces choses, Schaeffer inclut d’ailleurs à l’occasion le langage verbal lui-même, lorsqu’il décrit la différence entre annoncer à la radio que « les crues de la Garonne ont dévasté un département » et donner la parole au paysan, au maire ou à l’ingénieur concernés, comme une alternative menant de l’abstrait au concret.
8Applicable à la peinture figurative, à la littérature et – en principe du moins – au théâtre, à l’opéra ou à la musique vocale, la notion d’arts-relais apparaît ainsi bien générale ; et Schaeffer n’oublie pas d’y ajouter au passage les « arts graphiques ». Au sein des arts-relais mécaniques, toutefois, c’est le couple que forment la radio et le cinéma qui est privilégié. Et ce, en dépit de la double asymétrie que représentent le rôle du montage et celui du temps réel. Or, si en prônant le montage à la radio il œuvre au rapprochement entre les deux, Schaeffer refuse par ailleurs toute importance à la différence entre son direct et son enregistré : « Cette distinction n’a aucune utilité, tout au moins du point de vue esthétique, et ne fait qu’embrouiller les choses » (ERC, p. 20). Pourtant, la dimension mécanique de l’enregistrement semble mieux exprimer que l’idée de relais le statut d’une copie reproduite par des moyens techniques. Mais c’est le prix à payer pour tenir ce que Schaeffer appelle « l’axiome fondamental de l’identité des bandes-son et d’image » (ERC, p. 19).
9Il en dérive la paire conceptuelle que forment le cinéma, réduit par la même occasion au cinéma muet, et l’ensemble d’opérations avec le son qu’il propose d’appeler le dynéma. Ces notions doivent être distinguées des technologies qui les mettent en œuvre, car le dynéma peut être également « distribué » au téléphone, tout comme le cinéma en tant que principe formel reste le même à la télévision, cette invention récente qui, dit-il, « n’apportera rigoureusement rien qui ne soit déjà parfaitement connu et exploité par le cinéma » (ERC, p. 20)… Ce sont en tout cas les opérations techniques avec la forme qui l’intéressent. Aux côtés du montage, le premier geste retenu pour caractériser le cinéma est l’accélération ou l’inversion de la temporalité, ce « mode cinétique » inscrit dans son étymologie. Curieusement, l’auteur n’envisage pas de symétrie pour le son :
Il n’est pas intéressant de faire tourner à la radio un disque plus vite, tandis qu’il est extraordinaire de voir un géranium fleurir en quelques secondes ou le ralenti du saut d’un cheval. Il faut même remarquer que la radio n’a pas exactement pouvoir sur le mouvement (dans son élément de vitesse) car l’accélération ou le ralenti, dans le cas du disque, ne feraient que changer le débit de lecture mais le timbre de la voix resterait le même.
11En revanche, dès 1942, Schaeffer envisage une transformation radicale des sons au moyen de l’intensité ou de la dynamique, qui lui inspire le néologisme dynéma. La radio, en effet, est capable, « au milieu du triple fortissimo de l’orchestre, de faire chuchoter une voix à notre oreille » (ibid.).
12On le voit, l’équivalence entre le son et la vision s’exprime également comme différence, le mouvement étant au cinéma ce que l’intensité est au dynéma. C’est donc en suivant le fil rouge du concret tout en faisant converger sur le seul plan du son les ressources formelles du dynéma et du cinéma qu’à partir de 1948 Schaeffer inventera la musique concrète – où l’inflexion tout à fait mécanique du timbre par la vitesse deviendra d’ailleurs une opération fondamentale.
13En attendant, à ces deux principes complémentaires correspondent deux types différents de copie. Celle-ci est image dans le cas des contenus visuels, modulation dans celui des sons. Ce terme de modulation, qui signifie la transformation d’une onde électromagnétique ou un changement de tonalité musicale, sert ici à désigner les contenus sonores « relayés » par les dispositifs techniques. Aux côtés de l’image visuelle, et en lieu et place d’une éventuelle « image sonore » – terme que Schaeffer utilisera en 1964 –, c’est surtout l’acception musicale du terme qui suggère que ces dispositifs introduisent une nouveauté formelle dans les contenus qu’ils véhiculent. Il en découle que les arts-relais sont bien des arts, que leur théorie relève d’une esthétique au sens philosophique, et que leur effet sur le public est un « effet esthétique ».
14Qui plus est, ces arts sont censés suivre une évolution historique en trois phases où successivement l’instrument « déforme », « transmet » et « informe » l’Art lui-même. Et c’est uniquement le potentiel esthétique de ces instruments qui intéresse l’auteur, un potentiel qui ne s’épanouit véritablement que lors d’une « phase classique » déjà atteinte par le cinéma, dit-il, mais pas encore par la radio – un caractère programmatique qui à l’évidence retentira dans les créations à venir, à commencer, dès novembre 1942, par le Studio d’Essai.
L’écoute atomisée et la voix de la radio
15Les réflexions d’Adorno sur la radio et la musique à la radio, influencées par son dialogue à distance avec Walter Benjamin, sont un résultat direct de son arrivée à New York en 1938 pour participer au Radio Research Project mis sur pied à l’université de Princeton par un autre exilé, le sociologue Paul Lazarsfeld. Le titre anglais Current of Music [2], qui associe la musique et l’électricité, devait être celui d’un livre sur la radio qu’Adorno n’aura jamais écrit. La collaboration avec Lazarsfeld finira mal, autant à cause de tensions personnelles que de divergences théoriques, mais l’ensemble des textes écrits pour ce projet entre 1938 et 1941 constitue un volume de taille respectable, édité par Robert Hullot-Kentor en 2006 pour Suhrkamp, et récemment traduit par Pierre Arnoux pour les Presses de l’Université Laval (amputé toutefois, on y reviendra, de certains articles). Rédigés le plus souvent dans un anglais rudimentaire et pour cette raison même très abordables, parfois inachevés ou conservés à l’état de brouillons, ils se situent dans la prolongation des premiers textes sur le jazz et de l’essai de 1938 « Sur le caractère fétiche et la régression de l’audition », tout en éclairant de manière saisissante la genèse de la critique de ce qui, peu avant la rédaction avec Horkheimer de Dialektik der Aufklärung (La Dialectique de la raison), ne s’appelle pas encore l’industrie culturelle. Certains éléments seront d’ailleurs repris dans des textes beaucoup plus tardifs, notamment Introduction à la sociologie de la musique de 1962.
16En se focalisant sur la perception de la radio par l’auditeur, l’analyse de Theodor W. Adorno prend le relais de celle de Schaeffer, qui en 1942 ne fait encore qu’entrevoir les questions phénoménologiques qui, plus tard, dans le Traité des objets musicaux par exemple, seront au cœur de son œuvre théorique. Mais à la différence de Schaeffer, qui explore l’idée d’une dimension formelle intrinsèque aux arts-relais en tant que tels, Adorno s’intéresse en priorité à la réception des formes musicales existantes, à commencer par les formes musicales classiques. Son diagnostic est ce qu’il appelle une « écoute atomisée » : l’écoute radiophonique, de par sa nature fragmentaire et intermittente, rend impossible une véritable appréhension des œuvres conçues comme des totalités organiques, par exemple les symphonies de Beethoven canonisées par la théorie musicale. Si la symphonie appelle en principe une suspension temporelle qui permet de saisir d’un seul coup comme forme unique un processus déployé dans la durée, Adorno est convaincu qu’à la radio elle « retombe, pour ainsi dire, dans le temps » (CM, p. 79).
17En outre, l’acoustique précaire des espaces domestiques détruit certains traits dynamiques décisifs pour la structure même des œuvres. Que devient l’impact soudain d’un tutti d’orchestre dans une cuisine ou un living-room ? Enfin, bien sûr, la solitude de l’auditeur tranche avec l’expérience partagée de la salle de concerts. C’est pourquoi Adorno est convaincu que les velléités de certaines radios américaines de démocratiser les classiques conspirent de fait contre la destination originale du genre symphonique, qu’à la suite du critique Paul Bekker il imagine adressé à une « vaste communauté ». Or toute la difficulté est de distinguer ce point de vue d’une simple défense « réactionnaire » des biens culturels sacralisés par l’élite. La parade d’Adorno est de dire que même au concert, les détails passent désormais avant le tout, que la fétichisation du chef d’orchestre donné en spectacle obscurcit toujours la compréhension de son véritable rôle. La radio agit ainsi comme un révélateur, voire un amplificateur, de cette « régression de l’audition » déjà à l’œuvre un peu partout dans la vie musicale classique.
18Qui plus est, pour Adorno, l’atomisation de l’écoute n’est pas le lot des seuls compositeurs classiques, mais bien un phénomène caractéristique de l’époque. La critique adornienne de la radiodiffusion de la musique classique et le jugement implacable qu’il porte sur le jazz sont complémentaires. Mais alors que s’agissant de Beethoven seule la réception est mise en cause, la critique de la popular music concerne d’abord la production. Le malheur de la musique classique réside dans le fait que, de la vaste richesse formelle de la Cinquième Symphonie, le public ne retient que le motif initial, brandi comme un fétiche ou un signe de distinction ; le malheur de la musique légère, c’est que l’œuvre elle-même se résume à ce genre de fragments ou morceaux de mélodie, saillances singulières livrées comme alibi d’une standardisation généralisée.
19Or Adorno sait fort bien que les amateurs de musique légère, par exemple le swing de Benny Goodman ou le sweet de Guy Lombardo, sont capables non seulement d’établir une distinction radicale entre ces deux styles, mais encore de percevoir une vaste gamme de nuances et de variantes au sein de chacun de ces répertoires qui, pour son oreille à lui, se réduisent au simple et lancinant retour du même. Qu’à cela ne tienne, il est convaincu que les amateurs se trompent. Et peu importe que le philosophe-compositeur féru de musique atonale et tout juste débarqué d’Europe ne connaisse pas grand-chose à cette musique populaire dont chaque Américain est un expert en acte ou en puissance. L’attitude d’Adorno illustre à la perfection les approches sociologiques misérabilistes qui disqualifient la parole des acteurs sous prétexte d’en dénoncer la condition de dominés, dans ce cas, celle des « individus appartenant au type rythmiquement obéissant » que seraient les jeunes Américains de la « radio generation » (CM, p. 252).
20Cela dit, la morgue du bourgeois européen cultivé, maintes fois pointée du doigt dans la critique adornienne du jazz, n’est pas ce qu’il faut retenir au vu de ce texte étonnant qui s’intitule : « Expérience ayant pour objet la préférence accordée au matériau ou au traitement, menée sur deux chansons populaires et douze sujets ». Adorno en psychologue expérimental de la musique, l’image mérite qu’on s’y arrête. Le protocole de l’expérience en question peut paraître sommaire : face à deux versions contrastées de deux standards, présentés par paires dans toutes les combinaisons possibles, qu’est-ce qui prime, l’opposition entre les styles (swing / sweet) ou l’identification des mélodies (« Avalon » / « Lullaby ») ? Le déroulement des tests, sujet à caution : non seulement le phonographe utilisé a, paraît-il, un son exécrable, mais encore les « sujets » et l’expérimentateur lui-même semblent avoir perdu patience chemin faisant, de sorte qu’à la fin, pour aller plus vite, ils n’écoutent que le début des morceaux. Le résultat, enfin, un peu court : il semblerait que le style swing soit préféré au sweet indépendamment du morceau, mais que faut-il en conclure ? Et pourtant ce texte, et avec lui l’ensemble de Current of Music, est précieux pour saisir les motifs du scepticisme d’Adorno à l’égard des « likes et dislikes studies », ainsi que, plus généralement, pour reconstituer sa querelle avec la sociologie empirique et / ou « positiviste ». Non seulement Adorno a lui-même endossé, ne serait-ce qu’un instant, les habits du psychologue expérimental ; il a également exploré, dans le texte « Sur l’utilisation d’interviews personnelles pour le Princeton Radio Research Project », l’épistémologie des méthodes qualitatives, et prôné, dans « Le problème de l’expérimentation en psychologie de la musique », l’invention de « méthodes expérimentales entièrement nouvelles » (CM, p. 310). Vu rétrospectivement, le projet sur la radio apparaît, malgré l’échec et aussi à cause de lui, comme un tournant dans la trajectoire intellectuelle du philosophe, crucial pour comprendre le positionnement ultérieur de la théorie critique au sein des sciences sociales.
21Reste à en saisir la signification pour le rapport qu’Adorno entretenait lui-même avec la radio et la musique à la radio. C’est pourquoi on regrette que l’éditeur ait laissé de côté, entre autres, les articles « Analytical Study of the NBC Music Appreciation Hour » et « What a Music Appreciation Hour Should Be », en les jugeant « particulièrement marqués par leur contexte » (CM, p. 358) – comme si les autres ne l’étaient pas ! Ces textes montrent en effet que malgré ses objections de principe (ici adressées au célèbre chef d’orchestre et commentateur Walter Damrosch), Adorno ne renonçait pas tout à fait à l’idéal de démocratisation des grands compositeurs qu’avant la Première Guerre mondiale prônaient déjà en Europe, la radio en moins, David Josef Bach ou Paul Bekker, proches de l’avant-garde musicale et de la social-démocratie.
22Quant à la radio en général, l’important essai qui ouvre le volume, « Physiognomonie de la radio », renvoie assez clairement aux circonstances politiques et technologiques. « La forme des vieux haut-parleurs ressemble à celle de la bouche » (CM, p. 69), remarque Adorno au passage pour justifier la notion anthropomorphe d’une « voix de la radio ». La présence du récepteur dans les maisons crée une illusion de proximité qui fait oublier le caractère invisible de la source, autrement dit le statut de relais mis en avant par Schaeffer, et en fait quelque chose de comparable à une personne humaine – à ceci près que cette personne-là est en même temps tenue pour objective et infaillible. Entendu à la radio veut dire : c’est la radio qui le dit. Et cela ne va pas sans peur, ajoute Adorno, du moment que la « structure technique » fait qu’« une voix publique s’adresse en privé dans un espace privé à un particulier et que ce dernier est obligé de s’y soumettre » (CM, p. 98). « La guerre des mondes » d’Orson Welles est passée par là, mais également l’expérience de l’auteur avant son départ d’Allemagne en 1934 car, dit-il, « le mécanisme social sous-jacent au mécanisme technique qui mène à cette disproportion ne peut qu’être craint, à bon droit, et peut très bien engendrer des dictateurs, dont les hurlements réels ressemblent à s’y méprendre à la voix de l’humble commentateur dans le salon d’un particulier » (CM, p. 102).
23Seulement, et pour finir, que deviennent les hurlements réels des dictateurs lorsqu’ils sont reproduits à la radio ? La généalogie des « philosophies de la radio » ici commentées traverse cette gangue historique des totalitarismes, où la rencontre spectaculaire de la technologie avec la politique s’installe peu à peu dans le sens commun. Ce sont deux torses conceptuels qui rétrospectivement émergent du traumatisme de la Seconde Guerre mondiale comme autant de tentatives pour penser l’état de la culture par le prisme d’une esthétique de la technique. Et c’est face à ce que l’on pourrait appeler un excès de circonstances que s’insinue en retour la commune logique d’abstraction à l’œuvre dans les esquisses produites par ces deux hommes si dissemblables. Schaeffer notait qu’avec la radio « une seule voix humaine semble capable de persuader le monde entier » (ERC, p. 35). Adorno, lui, ne dit rien de définitif à ce sujet, si ce n’est une mise en garde contre l’illusion de croire que subsiste alors la liberté d’éteindre le récepteur. « Ce geste d’opposition est le plus stérile qui soit. Il crée une illusion de force et de puissance mais en vérité le rebelle ne fait que perdre le contact avec les événements publics qu’il croit altérer » (CM, p. 155).
24En dialogue avec Valéry et Benjamin, Pierre Schaeffer et Theodor W. Adorno constatent que désormais la radio – et avec elle les médias, dirait-on aujourd’hui – est devenue le relais incontournable qui met en forme non pas tel ou tel objet mais bien le réel informe lui-même, y compris le plus brutal.