Couverture de CRITI_771

Article de revue

Le « tournant démocratique » dans la philosophie africaine contemporaine

Pages 650 à 663

Notes

  • [1]
    K. A. Appiah, In My Father’s House. Africa in the Philosophy of Culture, Londres, Methuen, 1992, p. 179.
  • [2]
    E. W. Blyden, Africa and the Africans. Proceedings on the Occasion of a Banquet, Londres, s. n., 1903, p. 22.
  • [3]
    Recaptive est le terme employé en anglais pour désigner ceux qui, capturés et réduits en esclavage, eurent la chance d’être « recapturés » en mer par les vaisseaux britanniques combattant la traite et menés à Freetown (Sierra Leone) pour y être libérés.
  • [4]
    Ce document est reproduit dans J. E. Casely-Hayford, Gold Coast Native Institutions. With Thoughts Upon a Healthy Imperial Policy for the Gold Coast and Ashanti, Londres, Sweet & Maxwell, 1903 ; rééd. Londres, Frank Cass, 1970.
  • [5]
    P. Boele van Hensbroek, Political Discourses in African Thought. 1860 to the Present, Westport (Conn.), Praeger, 1999.
  • [6]
    Lamine Senghor (1889-1927), né au Sénégal, resta en France après avoir combattu pendant la Première Guerre mondiale et milita au Parti communiste français (PCF). Tiémoko Garan Kouyaté, né en 1902 dans le Soudan français, d’abord instituteur en Côte-d’Ivoire puis étudiant en France, est expulsé en 1926 pour son militantisme au PCF, dont il sera bientôt exclu ; il se rallie alors à Messali Hadj. Ouvrier ajusteur à Montluçon, il est exécuté par les nazis en 1942. George Padmore (né Malcolm Ivan Meredith Nurse à Trinidad, 1903-1959), descendant en ligne paternelle d’un guerrier Ashanti vendu comme esclave, est organisateur étudiant aux États-Unis, puis à Moscou, qu’il quitta en 1934 pour Londres. Importante figure du panafricanisme, il devint conseiller de Nkrumah après l’indépendance du Ghana en 1957.
  • [7]
    H. S. Meebelo, Zambian Humanism and Scientific Socialism. A Comparative Study, Lusaka, s. n., 1987, p. 7.
  • [8]
    Voir U. Himmelstrand et alii, African Perspectives on Development. Controversies, Dilemmas and Openings, Londres, James Curry, 1994, p. 152.
  • [9]
    P. Anyang’ Nyong’o (éd.), Popular Struggles for Democracy in Africa, Londres, Zed Books, 1987, p. 15 ; M. Sithole, « Is Multi-Party Democracy Possible in Multi-Ethnic African States ? The Case of Zimbabwe », dans U. Himmelstrand et alii, African Perspectives on Development, op. cit., p. 152-165 ; Londres, James Curry, p. 15.
  • [10]
    M. Ramose, « African Democratic Tradition :: Oneness, Consensus and Openness : A reply to Wamba-dia-Wamba », Quest. Philosophical Discussions, vol. VI, n° 2, 1992, p. 63 et 80.
  • [11]
    K. Wiiredu, « Democracy and Consensus in African Traditional Politics : A Plea for a Non-party Polity », Cultural Universals and Particulars. An African Perspective, Bloomington, Indiana University Press, 1996, p. 186.
  • [12]
    M. Mamdani, Introduction à M. Mamdani ett E. Wamba-dia-Wamba (éd.), African Studies in Social Movements and Democracy, Dakar, CODESRIA, 1995, p.16.
  • [13]
    P. Anyang’ Nyong’o (éd.), Popular Struggles for Democracy in Africa, op. cit., p. 25.
  • [14]
    M. Mamdani, « Comments on “Ideology and Social Thought” », CODESRIA Bulletin, 3, 1994, p. 23.
  • [15]
    M. Mamdani, Introduction à M. Mamdani et E. Wamba-dia-Wamba (éd.), African Studies in Social Movements and Democracy, op. cit., p. 10, 34 et 33.

1Nous ne manquons pas d’analyses sur l’état de la démocratie dans les différents pays africains ; nous en avons fort peu, en revanche, sur la manière dont la démocratie est pensée en Afrique. On constate ce déséquilibre dans la plupart des travaux consacrés à l’Afrique et à l’histoire africaine. S’agissant de l’Europe, aucun manuel d’histoire ne pourrait se dispenser de commenter les idées de Montesquieu, de Kant ou de Marx pour élucider la manière dont ce continent s’est constitué. L’histoire africaine, elle, semble pouvoir s’élaborer sans que les idées des Africains entrent en ligne de compte : même les manuels de référence ne font (au mieux) que mentionner les noms des penseurs africains les plus importants. On peut voir là une attitude sainement matérialiste vis-à-vis des processus historiques ; mais comme le souligne pertinemment Kwame Anthony Appiah : « Si l’on ne peut changer le monde seulement par preuves et raisons, à coup sûr on ne le changera pas non plus sans elles [1]. »

2Restituer les idées auxquelles les Africains ont eu recours pour tenter de changer leur univers, dresser l’inventaire des munitions intellectuelles dont ils disposent aujourd’hui pour effectuer ce changement : ce sont là de lourdes tâches et elles sont encore devant nous. Mais ces tâches, pour qui s’y engage, s’avèrent intellectuellement gratifiantes. Il suffit d’aller aux œuvres et de lire des penseurs comme Blyden, Hayford, Azikiwe, Senghor, Hountondji ou Mamdani pour rencontrer argumentations serrées, trouvailles stylistiques, perspectives séduisantes et démarches critiques originales. Nous n’explorerons ici qu’une partie de ce riche territoire pour nous concentrer sur l’évolution des discours politiques africains à partir de la fin des années 1980 et la manière dont la question de la démocratie y est posée.

3*

4Toute réflexion historique sur la pensée politique africaine se voit, dès le départ, confrontée à un certain nombre de préjugés partagés et tenaces, que l’on retrouve tant chez des auteurs non africains que chez des auteurs africains. Il y a d’abord la conviction répandue selon laquelle l’histoire intellectuelle africaine s’est construite par importation d’idées réputées « occidentales ». Ainsi présentera-t-on le nationalisme africain comme un produit dérivé des Lumières européennes, et la démocratisation des années 1990 comme inspirée par la perestroïka. Une deuxième idée reçue, toute différente, est promue par de nombreux philosophes africains : il existerait un ensemble d’idées essentiellement « africaines » ; en sorte que pour étudier la pensée politique africaine, il faudrait exhumer ces fondements essentiels plutôt qu’analyser ce que les penseurs africains bien réels ont à nous dire. Une troisième idée reçue, enfin, est que toute présentation de la pensée politique africaine devrait, en gros, être consacrée à désigner les voies d’une authentique libération et d’une prise du pouvoir par le peuple. Leur point commun est de déligitimer a priori tout effort d’analyse des discours politiques africains, puisque, dans les trois cas, on prétend savoir d’avance où se tient la pensée politique africaine et connaître son essence. Notre objectif est d’apporter à ces trois positions un démenti fondé sur des arguments historiques aussi bien que théoriques. L’intérêt d’un tel exercice est de faire apparaître un tableau remarquablement ouvert et diversifié de la pensée politique africaine. Un tel tableau, au lieu d’isoler celle-ci dans une altérité exotique ou révolutionnaire, réintroduit les intellectuels africains dans les débats contemporains comme des partenaires avec lesquels il vaut la peine de se mesurer.

Racines historiques

5Pour redresser ces perspectives biaisées sur l’histoire intellectuelle africaine et donner un cadre contextuel à notre approche des discours démocratiques contemporains, il faut d’abord présenter quelques-uns des discours clés de cette histoire. Dès les dernières décennies du xixe siècle, période où la majeure partie de l’Afrique passe sous contrôle colonial, la confrontation avec les forces politiques, militaires et technologiques venues d’Europe devient un problème central que ne peuvent éluder les penseurs politiques africains. Comment expliquer cette supériorité européenne ? Comment en évaluer la menace ou les opportunités ? Quelles contre-stratégies élaborer ? Telles sont les questions qui s’imposent alors aux dirigeants comme aux intellectuels africains.

6Un premier type de discours s’organise autour de la conviction que l’Afrique échouera si elle abjure son identité authentique. Le célèbre Edward Wilmot Blyden (1832-1912), Libérien né dans la Caraïbe, a exprimé cette idée mieux que quiconque :

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Chaque race a été dotée de talents propres, et le Créateur veille avec soin sur la personnalité, la liberté et l’indépendance de chacune d’elles. Dans la musique de l’univers, chacune jouera une note différente, également nécessaire à la grandiose symphonie. Il y a plusieurs sons qui ne sont pas encore bien sortis, et le plus faible de tous est celui qu’a produit jusqu’à présent l’homme noir ; lui seul pourtant peut le donner. Et quand il l’aura donné dans sa plénitude et sa perfection, le monde l’accueillera avec ravissement [2].

8Léopold Sédar Senghor a rendu hommage à la philosophie de Blyden, qu’il a comparée à son propre concept de Négritude. On relève des discours analogues au sein de l’UNIA (Universal Negro Improvement Association), l’organisation militante de Marcus Garvey, dans le Black Consciousness Movement de Steve Biko et dans le mouvement afrocentriste nord-américain en général. On en retrouve aussi l’écho dans les idées de Cheikh Anta Diop sur l’histoire culturelle africaine et dans l’ethnophilosophie africaine du dernier demisiècle.

9Une deuxième catégorie de discours tira de la supériorité technologique occidentale la conclusion que l’Afrique devait rapidement s’assimiler science et technologie afin de rattraper le développement général. Le « capturé-libéré [3] » Africanus Horton, de Sierra Leone, défendit cette position avec flamme dans les années 1860 ; et la remarquable Constitution de Mankessim, rédigée par les rois de la région Fante de la Côtede-l’Or, avec la collaboration de l’« élite éduquée », proposa dès 1873 un ambitieux programme de modernisation qui prévoyait la généralisation de l’enseignement primaire [4].

10Ces modernistes ont souvent été portraiturés comme des « Anglais noirs aliénés », mais une lecture attentive fait justice de l’hypothèse selon laquelle leurs idées seraient des produits d’importation européenne. Si ces Africains tournés vers la modernisation chérissent les valeurs de liberté et d’égalité, ce n’est pas particulièrement auprès des Européens qu’ils les ont apprises. L’essor de leur discours est lié à la situation de confrontation avec l’expansion européenne, dont les Africains durent évaluer les dangers et les chances possibles selon leur propre point de vue [5].

11Quelle différence lorsqu’on aborde les textes de Lamine Senghor, Frantz Fanon, Amilcar Cabral ou Kwame Nkrumah, centrés sur la libération de l’Afrique ! Leurs analyses du système colonial en termes de modes de production et de systèmes de pouvoir semblent relever de la littérature scientifique. C’est particulièrement le cas d’auteurs marxistes comme le Sénégalais Lamine Senghor et le Malien Tiémoko Garan Kouyaté dans les années 1920, et de George Padmore [6] un peu plus tard. En fait, le discours de la libération se met en place dès les années 1880, dans les documents de la Société pour la protection des droits des Aborigènes (Aborigines’ Rights Protection Society) qui se bat, dans la Côtede-l’Or, contre la législation foncière coloniale ; mais avec les œuvres remarquables d’Amilcar Cabral et Frantz Fanon, il prend en charge toute une gamme de questions (culturelles, psychologiques, identitaires) pour devenir au xxe siècle le discours politique dominant.

Le « tournant démocratique » dans la pensée politique

12La pensée politique africaine change radicalement à la fin des années 1980. Le socialisme, idée politique clé depuis le lancement, au fil des années 1960, du « socialisme africain » dans ses différentes moutures, disparaît alors brutalement de la scène intellectuelle. Le Zambien Henry Meebelo pouvait encore publier, en 1987, un livre intitulé Zambian Humanism and Scientific Socialism dans le but de susciter « une plus grande clarification idéologique et une plus haute conscience révolutionnaire au sein de la classe ouvrière de Zambie [7] » ; quelques années plus tard, les deux termes clés du titre, tout comme l’incitation à la clarification idéologique, avaient perdu tout sens politique. De nouveaux fanaux s’étaient allumés sur l’horizon politique : ils se nommaient démocratie, mouvements sociaux et société civile.

13L’un des facteurs déterminants du tournant démocratique a été l’échec retentissant des stratégies de développement étatique appliquées au cours des décennies précédentes : ajustement structural, communisme africain, socialisme africain, etc. Du côté des facteurs positifs, une source d’inspiration décisive pour le courant de démocratisation vint de la réussite de la Conférence nationale béninoise qui, au début des années 1990, se proclama instance souveraine et prit l’initiative de réformes démocratiques. Des conférences nationales se tinrent dans d’autres pays de l’Afrique francophone et l’on assista en maints endroits au développement d’une opposition civique. En 1990 fut signée, à Arusha, la Charte africaine pour la participation populaire et le développement. Des dirigeants d’opposition, des représentants de mouvements sociaux et d’ONG commencent alors à parler au nom de la population, brisant le monopole détenu par les gouvernements sur l’information. Avec ces nouveaux porteparole apparaît un nouveau vocabulaire. « Empowerment », « société civile », « grass roots », « liberté ». Ces notions, compagnes du « tournant démocratique », furent bien vite intégrées par l’establishment de l’aide internationale. La Banque mondiale se mit à parler « grass roots » et une organisation caritative aussi peu révolutionnaire que l’Association des parents adoptifs, d’« empowerment »… Le tournant démocratique a ainsi provoqué un insolite amalgame des discours institutionnels et des discours d’opposition, et placé le groupe des donateurs internationaux dans une position hégémonique. Dans tous les courants de pensée, la démocratie est devenue la notion centrale.

14Mais partager les mêmes mots ne signifie pas que l’on partage le même discours. Démocratie peut vouloir dire bien des choses. Par exemple, pour un nationaliste comme Masipula Sithole, du Zimbabwe, il y a démocratie lorsque « ceux qui exercent l’autorité politique le font avec le consentement explicite et un mandat légitime renouvelé à intervalles réguliers par les gouvernés, à travers un processus électoral ouvert, libre et honnête [8] » ; tandis que pour le Kényan Peter Anyang’ Nyong’o, « c’est le pouvoir du peuple libéré par des mouvements à large base sociale du type alliance populaire, qui peuvent restaurer la démocratie [9] ». Il faut donc examiner de plus près ces discours démocratiques dans leur diversité.

La démocratie comme « jeu réglé »

15Le discours sur la démocratie le plus présent est le discours libéral assez simpliste qui pose l’équivalence entre démocratie et multipartisme plus élections. Il est tenu dans les milieux de l’aide internationale et dans une bonne partie du monde universitaire. Aujourd’hui encore, la plupart des ouvrages universitaires sur la démocratie en Afrique se penchent sur les élections pour faire le décompte des pays où elle est déjà instituée, ou glosent de manière passablement paternaliste sur les « espoirs » de l’y voir bientôt implantée avec succès, sans lésiner sur les métaphores organiques : « croître », « prendre racine », « s’épanouir pleinement », « porter ses fruits »… On ne peut toutefois s’autoriser de ce constat pour stigmatiser comme une greffe étrangère le pluralisme électoral, ni même les principes de la démocratie libérale. Et d’abord parce que ce sont les électeurs potentiels eux-mêmes qui, dans de nombreux pays africains, ont revendiqué des élections pluralistes. Beaucoup de ces électeurs peuvent bien être déçus aujourd’hui par les résultats du multipartisme ; mais bien peu suggéreraient qu’il faut en finir avec les fondamentaux de la démocratie libérale : droits de l’homme, droits civiques, séparation des pouvoirs, droit d’association politique, droit de vote et liberté de la presse. Second point : des intellectuels africains de tendances diverses ont pris fait et cause pour un passage à la démocratie électorale et pluraliste. Pour la plupart d’entre eux, c’est la démocratie libérale qui est le premier choix. La pensée libérale représente d’ailleurs en Afrique une tradition assez constante, de Horton et Casely-Hayford au xixe siècle jusqu’aux contemporains, en passant par Azikiwe, Awolowo et Busia à l’époque coloniale ou au début de l’époque postcoloniale. Considérer l’émergence d’un lexique libéral en Afrique comme une simple imitation de l’Occident et une déviation par rapport à une pensée vraiment « africaine » revient à suggérer que les Africains seraient incapables, livrés à leurs seules forces intellectuelles, d’élaborer de telles lignes d’analyse, libérales et démocratiques. On voit mal pourquoi il en serait ainsi…

La démocratie comme palabre

16La renaissance d’un discours démocratique de type libéral ne rend compte que d’un aspect du « tournant démocratique » de la pensée politique en Afrique. Un certain nombre de théoriciens rejettent en effet la démocratie libérale : à leurs yeux, la conception libérale de la politique est à la fois indésirable et antinomique de la culture africaine ; pour que le tournant démocratique soit davantage qu’une politique des élites, il faut qu’il trouve ses racines dans les cultures populaires, qui sont porteuses d’un riche héritage en termes de valeurs démocratiques et d’institutions permettant la participation de tous et la délibération collective. Certains néo-traditionnalistes appuient leur démonstration sur un vaste panorama philosophique de la conception africaine de la politique et de l’identité, conception qui aurait des racines culturelles profondes et représenterait une manière authentique « d’être-au-monde ». Pour ces auteurs – on peut citer Anyanwu, Ntumba, Okolo, Oluwole, Momoh et Ramose –, le choix du système politique a une dimension morale, expression de l’authenticité. D’autres se font les avocats d’une démocratie à l’africaine pour la simple raison que les formes leur en semblent plus démocratiques (comme le soulignent Wiredu, Gyekye, Ayittey) et mieux comprises de la majorité des Africains ordinaires, ce qui favorise une plus grande participation politique (Wamba dia Wamba).

17La thèse développée (surtout dans le premier groupe d’auteurs mentionnés) oppose une politique « occidentale » de type agonistique à une notion africaine de politique communautaire qui ne laisse personne en dehors et vise au consensus, selon l’adage célèbre : « les sages s’assoient sous les grands arbres, et ils parlent jusqu’à ce qu’ils tombent d’accord. » Le bon fonctionnement de ce modèle politique communautaire reposant sur le consensus serait rendu possible par une identité africaine dans laquelle « le groupe constitue le point de référence dans la vie des individus membres dudit groupe » et qui fait que les Africains sont « guidés par des principes traditionnels : holisme, consensus et ouverture ». Dans ces conditions, la démocratie libérale doit échouer en Afrique « parce qu’elle y serait inauthentique [10] ».

18Pour illustrer cette vision africaine de la démocratie, on se réfère souvent à la palabre. La délibération sous forme de palabre visant à concilier tous les points de vue est alors vue comme l’essence même du processus politique tel qu’il se déroule dans les réunions communautaires (Kgotla, Ujamaa, Mbongi). Participent à la palabre des individus aux statuts bien différents : roi (ou chef), conseillers, gens ordinaires ; hommes et femmes ; vieux et jeunes. Chacun cependant peut prendre la parole et est écouté attentivement. En ce sens, la palabre va au-delà des dispositifs formels de représentation, puisqu’elle vise à créer une situation de représentation « substantielle », privilégiant les contenus, dans laquelle les arguments de chaque citoyen doivent être intégrés à la délibération. Ce que Kwasi Wiredu résume de manière frappante : « du point de vue des Ashanti, la représentation substantielle relève d’un droit de l’homme fondamental [11]. » La solution offerte par la palabre au problème de la représentation est donc tout à fait différente de celle proposée par le libéralisme. Le libéralisme veut un accord des citoyens sur les procédures démocratiques, avec pour effet de conférer aux décisions prises une légitimité indirecte, y compris pour ceux et celles des citoyens qui ne sont pas d’accord avec le contenu de la décision. La démocratie selon la palabre, elle, vise au consensus autour de la décision elle-même.

Luttes populaires pour la démocratie

19Pour les penseurs appartenant à la tradition de gauche anti-impérialiste, le tournant démocratique a constitué un véritable défi. Car d’un point de vue marxiste, après tout, la démocratie et les droits de l’homme sont des valeurs bourgeoises : ce ne sont pas les premières préoccupations dans le combat pour l’émancipation des peuples. Pour ces penseurs, le tournant démocratique s’est traduit par une évolution en deux temps : le cadre théorique marxiste a d’abord été assoupli, puis délaissé.

20Une première forme d’évolution, celle qui consiste à opérer un « tournant » modeste vers le discours de la démocratie, est bien illustrée par Samir Amin, auteur de travaux réputés en économie politique et, plus récemment, sur l’eurocentrisme. Sa conception du capitalisme comme système global exerçant partout son influence semble bien impliquer qu’on ne peut aboutir à la démocratie réelle qu’à condition de renverser ce système – ou d’en sortir par une rupture ou un dénouage. Par voie de conséquence, le tournant démocratique d’Amin est surtout verbal. Son programme substitue au « socialisme » la notion de « formation non capitaliste ». Il ne parle plus des « masses » comme du « sujet » de la révolution : ce sont désormais les « mouvements populaires nationaux » qui sont donnés pour les agents décisifs du changement. Pour porter un sens, les mouvements populaires doivent à ses yeux rester anti-impérialistes et ils doivent, sans céder à l’esprit de clocher ni de chapelle, au fondamentalisme, au tribalisme ni à la religion, maintenir des valeurs universalistes. Une autre transformation du discours traditionnellement tenu à gauche s’est manifestée dès la fin des années 1880 et au cours des années 1990 dans les publications du CODESRIA (Council for the Development of Social Science Research in Africa). La démocratisation y est analysée comme la résultante d’une poussée de la base et décrite comme « les formes présentes d’organisation et de participation, démocratiques ou autres, qui sont issues concrètement du développement historique des mouvements populaires en Afrique [12] ». Ces mouvements aboutiront à des formes de pouvoir populaire, à une « bataille politique pour le contrôle du pouvoir d’État », « à la destruction de l’État néo-colonial et à son remplacement par un État populaire démocratique [13] » ; dans ce schéma, la démocratisation implique une lutte entre deux catégories d’acteurs : les forces populaires s’opposent à l’État, qui est aux mains des classes moyennes aspirant à la propriété. Mais avec la publication en 1995 du volume African Studies in Social Movements and Democracy, le discours du CODESRIA s’ouvre et se transforme en une variante de la pensée démocratique de gauche. La démocratie désormais suppose une participation très large qui peut prendre la forme de tout une gamme de mouvements, organisations sociales et pratiques autonomes (y compris d’ordre ethnique ou religieux) aux tendances contradictoires, reflétant des expériences variées. « Je ne connais pas une seule lutte paysanne pour l’émancipation sur ce continent, qui n’ait été en même temps soit ethnique, soit religieuse [14] », affirme Mahmood Mamdani au cours d’un échange avec Samir Amin. Sont abandonnées, d’une part, l’idée que ce sont des mouvements sociaux bien précis qui font l’histoire (l’ex-sujet de la révolution) et, d’autre part, l’idée d’une opposition fondamentale entre les mouvements (des opprimés) et l’État (oppresseur) : les mouvements populaires ne sont plus conçus comme les « agents d’effectuation d’un programme transhistorique » ; la contestation doit passer « de la démonisation de l’État à une réflexion sur la manière dont le pouvoir d’État doit être organisé et sur les liens qu’il devrait entretenir avec les forces sociales [15] ». Cette reconnaissance, dans la société civile, de forces et mouvements divers, sape la conception classique de la lutte pour le pouvoir populaire. Cependant, le concept de démocratie continue d’être pris dans une large extension : loin de se limiter à la question des dispositifs institutionnels réglant la vie politique et la gouvernance, il prend en charge des problèmes comme celui de la répartition des ressources.

21Prévoir les développements futurs, après la vague démocratique, en prenant pour guide les débats internes au CODESRIA, n’est pas chose facile : on ne voit pas se dégager clairement un nouveau discours. Ces débats sont plus ouverts. On y relève en abondance des notions dérivées d’autres traditions politiques : citoyenneté, droits, identité, société civile. Ce qui semble indiquer que la prise de distance par rapport à l’héritage marxiste tend à se poursuivre et qu’une plus grande attention est accordée à la définition d’une sphère politique démocratique.

Des alternatives démocratiques viables ?

22Après ce bref inventaire des discours démocratiques disponibles, il est temps de poser quelques questions relatives aux valeurs. Quelles vues éclairantes ou erronées chacun de ces discours offre-t-il ? Jusqu’à quel point atteignent-ils leur objectif qui est de proposer des alternatives démocratiques pour l’Afrique d’aujourd’hui ?

23La force du discours libéral réside dans l’attention qu’il porte au cadre institutionnel des processus démocratiques – la démocratie étant conçue comme un « jeu » institutionalisé entre points de vue différents et intérêts divergents. Il y a ici deux niveaux : le fait de « jouer le jeu » en est un ; l’autre est celui des règles du jeu. Les désaccords dans le cadre du jeu sur des questions sociales, économiques ou culturelles ne menacent pas le jeu lui-même comme ensemble de règles. Situer le jeu politique au-delà de la compétition des opinions, intérêts et identités dans une société donnée est précisément ce qui donne à la démocratie libérale sa capacité à « créer du lien ». Ce qui permet aussi que d’autres jeux s’y déroulent : interactions dans le cadre du marché, dans l’enceinte des tribunaux ou dans des communautés fermées, selon des règles différentes, partiellement garanties par l’ensemble des droits politiquement établis. La faiblesse de la démocratie libérale, en revanche, est de postuler la quasi-universalité de son jeu et d’en faire une méthode indépendante de tout contexte, qu’il suffirait « d’appliquer » ; c’est de laisser hors-champ tout le contexte social, économique et culturel, ainsi que les joueurs eux-mêmes. L’attention portée par le libéralisme au cadre institutionnel aurait besoin d’être complétée par l’analyse des contextes dans lesquels doivent fonctionner les institutions : structures de pouvoir et de classes, élitisme, privation de citoyenneté effective pour beaucoup de citoyens. La force des discours néo-traditionnalistes réside précisément dans cette contextualisation culturelle, qui attire notre attention sur des formes indigènes démocratiques de participation et de délibération. Approche concrète et prometteuse : elle pourrait montrer la voie vers de nouveaux dispositifs démocratiques de type alternatif. Mais elle est comme paralysée par une masse de discours pseudo-philosophiques sur les racines culturelles, la race ou la personnalité africaine et s’embourbe ainsi dans le marécage des stéréotypes opposant l’Afrique à « l’Occident ». Plusieurs philosophes africains, parmi les plus incisifs et élégants, ont critiqué ce culturalisme ou indigénisme, dont ils repèrent les racines dans le romantisme européen. La promesse du discours sur la démocratie centré sur la palabre, c’est d’offrir des clés pour des innovations démocratiques concrètes en Afrique en faisant revivre certains aspects de cette politique du consensus organisée autour des formes africaines de délibération et de participation (Mbongi, Kgotla, conférences nationales) ; et peut-être – pourquoi pas ? – de faire un pas de plus et concevoir une Sphère participative de la Palabre publique englobant les communautés africaines de l’âge digital.

24La tradition de gauche d’analyse sociale offre les analyses les plus fortes, surtout en ce qui concerne les changements sociopolitiques. Son discours, on l’a vu, s’est éloigné des analyses marxistes menées en termes de classes et de révolution et a fait place aux combats démocratiques pour la participation au pouvoir. Force est pourtant de constater que discuter la démocratie dans le seul cadre des luttes populaires peut certes fournir un certain nombre de théories de la libération, mais non de la démocratie. L’accent est mis ici sur la nature des groupes détenteurs ou exclus du pouvoir, et non sur la manière dont le pouvoir peut être exercé démocratiquement – héritage, peut-être, de la promesse socialiste selon laquelle si la « bonne » classe accède au pouvoir, tous les problèmes de la démocratie sont résolus ipso facto. Il serait pourtant logique que le discours radical prenne aujourd’hui à bras-le-corps le problème des institutions démocratiques de substitution. Depuis le milieu des années 1990 au moins, ce discours reconnaît le pluralisme inhérent à la société civile, avec ses divergences entre groupes, opinions, intérêts, cultures, etc. ; il serait logique aussi de reconnaître qu’il faudra bien, même après la révolution sociale, continuer à faire avec cette pluralité.

25Il faudrait donc réfléchir sérieusement aux institutions démocratiques qui pourraient remplacer celles qui existent, au lieu de rester fixé sur les questions de classes, de pouvoir et d’affectation des ressources. Alors que tant d’énergie intellectuelle est investie dans ces analyses, presque personne ne pose la question de la construction d’une démocratie sociale ou celle de l’exercice démocratique du pouvoir en Afrique. La recherche d’alternatives démocratiques adaptées au contexte africain est donc bien l’ultime promesse du tournant démocratique, tous discours confondus.

26Traduit de l’anglais par Philippe Roger


Date de mise en ligne : 23/02/2012

https://doi.org/10.3917/criti.771.0650

Notes

  • [1]
    K. A. Appiah, In My Father’s House. Africa in the Philosophy of Culture, Londres, Methuen, 1992, p. 179.
  • [2]
    E. W. Blyden, Africa and the Africans. Proceedings on the Occasion of a Banquet, Londres, s. n., 1903, p. 22.
  • [3]
    Recaptive est le terme employé en anglais pour désigner ceux qui, capturés et réduits en esclavage, eurent la chance d’être « recapturés » en mer par les vaisseaux britanniques combattant la traite et menés à Freetown (Sierra Leone) pour y être libérés.
  • [4]
    Ce document est reproduit dans J. E. Casely-Hayford, Gold Coast Native Institutions. With Thoughts Upon a Healthy Imperial Policy for the Gold Coast and Ashanti, Londres, Sweet & Maxwell, 1903 ; rééd. Londres, Frank Cass, 1970.
  • [5]
    P. Boele van Hensbroek, Political Discourses in African Thought. 1860 to the Present, Westport (Conn.), Praeger, 1999.
  • [6]
    Lamine Senghor (1889-1927), né au Sénégal, resta en France après avoir combattu pendant la Première Guerre mondiale et milita au Parti communiste français (PCF). Tiémoko Garan Kouyaté, né en 1902 dans le Soudan français, d’abord instituteur en Côte-d’Ivoire puis étudiant en France, est expulsé en 1926 pour son militantisme au PCF, dont il sera bientôt exclu ; il se rallie alors à Messali Hadj. Ouvrier ajusteur à Montluçon, il est exécuté par les nazis en 1942. George Padmore (né Malcolm Ivan Meredith Nurse à Trinidad, 1903-1959), descendant en ligne paternelle d’un guerrier Ashanti vendu comme esclave, est organisateur étudiant aux États-Unis, puis à Moscou, qu’il quitta en 1934 pour Londres. Importante figure du panafricanisme, il devint conseiller de Nkrumah après l’indépendance du Ghana en 1957.
  • [7]
    H. S. Meebelo, Zambian Humanism and Scientific Socialism. A Comparative Study, Lusaka, s. n., 1987, p. 7.
  • [8]
    Voir U. Himmelstrand et alii, African Perspectives on Development. Controversies, Dilemmas and Openings, Londres, James Curry, 1994, p. 152.
  • [9]
    P. Anyang’ Nyong’o (éd.), Popular Struggles for Democracy in Africa, Londres, Zed Books, 1987, p. 15 ; M. Sithole, « Is Multi-Party Democracy Possible in Multi-Ethnic African States ? The Case of Zimbabwe », dans U. Himmelstrand et alii, African Perspectives on Development, op. cit., p. 152-165 ; Londres, James Curry, p. 15.
  • [10]
    M. Ramose, « African Democratic Tradition :: Oneness, Consensus and Openness : A reply to Wamba-dia-Wamba », Quest. Philosophical Discussions, vol. VI, n° 2, 1992, p. 63 et 80.
  • [11]
    K. Wiiredu, « Democracy and Consensus in African Traditional Politics : A Plea for a Non-party Polity », Cultural Universals and Particulars. An African Perspective, Bloomington, Indiana University Press, 1996, p. 186.
  • [12]
    M. Mamdani, Introduction à M. Mamdani ett E. Wamba-dia-Wamba (éd.), African Studies in Social Movements and Democracy, Dakar, CODESRIA, 1995, p.16.
  • [13]
    P. Anyang’ Nyong’o (éd.), Popular Struggles for Democracy in Africa, op. cit., p. 25.
  • [14]
    M. Mamdani, « Comments on “Ideology and Social Thought” », CODESRIA Bulletin, 3, 1994, p. 23.
  • [15]
    M. Mamdani, Introduction à M. Mamdani et E. Wamba-dia-Wamba (éd.), African Studies in Social Movements and Democracy, op. cit., p. 10, 34 et 33.

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