Couverture de CRITI_769

Article de revue

Les formules de la peur

Pages 458 à 473

Notes

  • [1]
    Un indice assez sûr de cette hypothèse est constitué par l’étymologie. Tous les mots qui dans nos langues forment le champ lexical de la peur (peur, crainte, effroi, phobie, frayeur, terreur, panique, épouvante, timor ou metus en latin, etc.) sont d’origine européenne, sans racine commune avec les langues indo-iraniennes. Les seules exceptions sont, à notre connaissance, le vereor latin et l’anglais awe dont nous parlerons plus bas à propos de Hobbes. Le premier vient d’un SWER-I impliquant l’idée de protection (sanscrit : varuta, protecteur), d’où révérence et observation, mais aussi servitude. Le second vient d’un ANG qui signifie serpent (sanscrit : ahi), d’où anguis en latin et anguille en français, et qu’il faut rattacher au grec akhos, douleur, affliction (à l’origine provoquée par un dieu-serpent ?). Awe et vereor ont des connotations religieuses, absentes si l’on considère la politique dans son autonomie, telle qu’elle fut inventée en Grèce comme mode de gouvernement du grand nombre (polloi).
  • [2]
    Voir maintenant l’ouvrage indispensable de G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, 2002.
  • [3]
    Nous nous séparons donc ici de la « réhabilitation » de Tylor par Didi-Huberman (L’Image survivante, op. cit., p. 51-70). Il est vrai que les passages choisis par l’auteur révèlent une étonnante proximité avec Warburg (et même Lévi-Strauss !). Mais à condition de passer sous silence l’idée générale de Tylor : l’évolution, envisagée comme un progrès, qui mène l’humanité du stade animiste au stade polythéiste puis (enfin) aux beautés du monothéisme. Si les vestiges de stades antérieurs « survivent » chez Tylor dans des détails dérisoires, c’est parce qu’ils passent dans une « culture populaire » méprisée par la « culture savante ». On se trouve donc dans le « modèle à deux étages », justement critiqué par Peter Brown dans The Cult of the Saints (1980). Pour éviter ces ambiguïtés, nous avions proposé, dans un article déjà ancien, de remplacer la notion de « survivance » par celle de « revenance », mot si peu employé à l’époque que nous croyions l’avoir inventé. Voir P. Cordoba, « La Revenance. Pour une pragmatique de la légende : le Vaisseau Fantôme et le Cavalier Mort », Poétique, n° 60, nov. 1984, p. 437-449.
  • [4]
    L’outil manquant aux Mythologiques est la « théorie des cata-strophes élémentaires », dont Lévi-Strauss ne disposait pas lorsqu’il « inventait » le structuralisme. Thom, Petitot ou Scubla se sont efforcés d’en montrer la fécondité pour un renouveau de la « pensée structurale ». En vain, car le structuralisme était déjà passé de mode et il ne semble plus y avoir aujourd’hui d’autre légitimité à la recherche que la soumission aux impératifs de la mode. Voir malgré tout R. Thom, Apologie du logos (1990), L. Scubla, Lire Lévi-Strauss (1998) et le numéro de L’Homme consacré à la « formule canonique des mythes » (n° 135, juil.-sept. 1995).
  • [5]
    Sur ce sujet, voir les travaux de P. Vidal-Naquet, J.-P. Vernant, F. Frontisi-Ducroux, P. Ellinger et P. Borgeaud.
  • [6]
    C’est la thèse de l’historien Richard Drayton dans « Shock, Awe and Hobbes Have Backfired on America’s Neocons », The Guardian, 28 déc. 2005.
  • [7]
    Christian Geffray a tenté de réélaborer les analyses de Freud sur la « psychologie des masses » pour expliquer l’ensauvagement de la guerre dans le monde actuel : massacre des employés par leurs maîtres dans l’Amazonie brésilienne et massacre de ses libérateurs par la population du Mozambique. Fondé sur un terrain « postcolonial », ce travail mériterait de sortir de l’oubli auquel l’a confiné la mort prématurée de l’auteur. Voir en particulier Le Nom du Maître. Contribution à l’anthropologie analytique, Strasbourg, Arcanes, 1997.
  • [8]
    Ce sont justement ces transitions brutales entre deux états opposés que permet de modéliser la théorie des catastrophes. Ce qui apparaît dans le « structuralisme traditionnel » comme une opposition binaire de type logique (A / non-A) est en réalité engendré par une dynamique sous-jacente. L’un des exemples les plus célèbres de la « fronce » est celui du chien qui recule devant une menace puis, lorsqu’une ligne invisible est franchie, attaque brusquement son adversaire : inversion d’une passion dans la passion contraire.
  • [9]
    De toute façon, et même sans avoir recours à ces cas extrêmes, l’une des règles du roman policier est que le détective doit se « mettre dans la peau » du meurtrier, essayer de penser comme lui et deviner les pulsions sombres qui l’animent s’il veut pouvoir le démasquer : identification « catastrophique » du prédateur à sa proie, comme le dit René Thom à propos du comportement animal.
  • [10]
    P. Roger, « L’homme de sang : l’invention sémiotique de Marat », dans J.-C. Bonnet (éd.), La Mort de Marat, Paris, Flammarion, 1986, p. 141-166. Cet ouvrage essentiel a échappé à la curiosité bibliographique de Carlo Ginzburg. On y trouve aussi une belle analyse du tableau par J.-R. Mantion, « Enveloppes à Marat David », p. 203-232.
  • [11]
    Ginzburg montre qu’il y a deux lignes dans ce retour au néoclassicisme : celle qui mène à David à partir de Poussin et celle qu’emprunte Picasso à partir de Greuze et Fuseli. Toujours l’opposition de Winckelmann et de Burckhardt.
  • [12]
    La résistance de Numance aux Romains fit massivement retour dans la propagande républicaine au moment de la guerre d’Espagne. On peut aussi voir dans Guernica une réponse au Numance d’Alejo Vera (1881), immense tableau académique proposé comme modèle dans toutes les écoles de beaux-arts en Espagne.
Carlo Ginzburg
Peur, révérence, terreur
Quatre essais d’iconographie politique
Trad. Martin Rueff
Dijon, Les presses du réel, 2011.

1« Je veux dater ma tristesse », disait Baudelaire. C’est à dater un autre pathos que Ginzburg consacre les quatre « études de cas » ici rassemblées en volume. Parcourant l’histoire à grandes enjambées, il retient quatre dates et quatre œuvres, chargées de jeter une lumière « oblique » sur les phobies du présent, sur ces peurs diversement déclinées à quoi la rumeur voudrait réduire la politique, depuis l’antienne sécuritaire et celle du « principe de précaution », brandi tous azimuts, jusqu’à la menace islamiste – qui a remplacé celle du communisme avant que les révolutions en chaîne du monde arabe ne montrent qu’il peut en venir autre chose que la « terreur ». Antérieur à cette nouvelle cabriole de l’histoire, le livre de Ginzburg n’est pas pour autant déjà périmé. Car c’est toujours de peur qu’il s’agit, mais d’une peur vaincue quand souffle sur tout un peuple le vent de la liberté. Renversement du pour au contre, d’une passion triste en passion joyeuse selon la bipolarité qui caractérise chez Aby Warburg, choisi comme guide par l’historien, la « survivance » des Pathosformeln.

2La série présentée par Ginzburg est évidemment très incomplète : le Léviathan de Hobbes (1651), le Marat à son dernier soupir de David (1793), le portrait de lord Kitchener avec la légende « Your country needs you » (1914) et le Guernica de Picasso (1937). Mais ces quatre occurrences suffisent à définir un « type » de pathologie politique. D’autres passions – et donc d’autres types ou d’autres séries – sont concevables : la générosité cartésienne, l’enthousiasme kantien, la furor des guerriers duméziliens, la colère de José Bergamín, ou… la tristesse de Baudelaire ; et même les passions les plus viles, dont personne ne se réclame et qui sont sans doute les plus courantes, comme l’égoïsme, l’envie et la haine. Mais il se peut que, si différents pussent-ils être dans leurs manifestations, tous ces pathoi ne soient que les dérivés d’une peur primitive, essentiellement liée à la politique dès l’apparition de cette dernière dans la Grèce antique [1].

3Le premier mérite de Ginzburg est d’en proposer une « archéologie ». Le parcours commence avec la Révolution anglaise, passe par la Révolution française et la Première Guerre mondiale et il ne se termine qu’en apparence avec la guerre d’Espagne, prélude comme on sait de celle de 1939-1945. Car Ginzburg prend soin de nous ramener au présent de son écriture : chute du mur de Berlin, attentats du 11 septembre, guerre d’Irak, sécularisation et revival religieux, etc. Curieusement, le cas-Picasso, qui nous est chronologiquement le plus proche, est le seul qui ne renvoie pas au monde actuel : sans doute Ginzburg considère-t-il – et comment lui donner tort ? – que le bombardement des populations civiles n’a pas cessé depuis Guernica et que ce tableau n’a pas à être « actualisé » puisqu’il est toujours « d’actualité ». À moins que – et Ginzburg le suggère par l’allusion finale à un article de Bataille intitulé « Numance ! Liberté » – il faille voir dans le rapprochement entre Guernica et Numance cet appel à « vaincre la peur » qui nous avait d’abord semblé absent du livre et qui retentit aujourd’hui dans tout le monde arabe.

La longue marche des petites formes

4Une formule est une petite forme comme une lunule est une petite lune et une notule, une petite note. C’est aussi une manière de procéder, une recette à appliquer telle quelle, sans initiatives ni modifications, comme dans les formules de politesse, les formules mathématiques ou les formules d’apothicaire. Qu’il s’agisse de résoudre une équation, de rendre hommage aux morts pour la patrie ou de fabriquer une potion plus ou moins magique, il y a donc toujours un aspect rituel dans les formules, quelque chose de mécanique et de figé dans ces petites formes détachables et prêtes à l’emploi. Bergson dirait qu’elles s’opposent au vivant ou que, combinées avec lui – « plaquées » sur lui – le conflit se résout en un éclat de rire. C’est pourtant dans un livre de Darwin, lequel a consacré son œuvre à étudier les phénomènes de la vie, qu’on trouve la thèse contraire : les émotions animales ou humaines trouvent à s’exprimer dans un petit nombre de formules stéréotypées qui, loin d’être inadéquates à la plasticité du vivant, lui sont inhérentes. Et c’est après la lecture de ce livre, The Expressions of the Emotions in Man and Animals, que Warburg avait noté dans son journal : « Enfin un livre qui peut m’être utile ! » La longue marche vers les Pathosformeln était ouverte.

5Les étapes en sont désormais bien connues, Ginzburg lui-même ayant apporté, dans la préface de son dernier livre, le « maillon manquant » jusqu’ici : c’est bien grâce à Darwin que Warburg a trouvé l’essai de Reynolds où apparaît l’idée d’une équivalence formelle entre l’expression de Marie-Madeleine sous la Croix et celle d’une ménade antique. La démarche empruntée par Warburg à partir de cette première « illumination » est complexe et souvent déroutante. Elle est aussi très méconnue en France, du moins jusqu’à une époque récente, et plus ou moins défigurée à force de simplifications abusives par les « gardiens du temple » warburgien [2]. Quitte à en rester à une simple énumération, il convient donc de dégager les aspects essentiels du concept de « Pathosformel ».

6Il s’agit d’abord d’une formule et, par suite, d’une petite forme incluse dans une grande forme ou, plus exactement, qui peut migrer de grande forme en grande forme. Détail prélevé sur un ensemble, la formule est donc susceptible de s’intégrer dans un autre ensemble. Cette opération peut la laisser formellement intacte tout en lui donnant par reterritorialisation un nouveau sens contextuel. Mais elle est alors soumise à un principe de réversibilité. Ou bien elle continue d’exprimer la passion initiale, ou bien elle exprime la passion contraire. Nous retrouvons ainsi l’exemple initial de sir Joshua Reynolds : la Ménade sous la Croix. Un tel renversement du pour au contre suppose évidemment un substrat commun : c’est l’intensité même de la passion ou son excès. Seuls les extrêmes (de joie ou de souffrance, de peur ou de courage, etc.) peuvent subir cet étrange couplage du positif et du négatif. Le détail formel est maintenu tandis que le premier contenu bascule dans le contenu opposé, l’exubérance de la vie dans l’exubérance de la mort ou inversement, l’extase dans l’horreur et l’horreur dans l’extase.

7Une deuxième modification est possible : elle ne concerne plus le conflit pendulaire des contenus mais un déplacement de la forme. L’exemple-type est ici la Vénus de Botticelli. Le corps et le visage sont impassibles, sereins et comme « désaffectés ». Ils correspondent à l’idéal winckelmannien de la beauté antique. Mais l’intensité de la passion trouve à se formuler dans les ondulations de la chevelure, semblable à un tas de serpents se glissant les uns sous les autres ; il en va de même des plis et des drapés, des étoffes légères que le vent soulève ou, au contraire, plaque contre le corps, l’affectant ainsi d’une érotisation bien plus troublante que la simple nudité ; ce déplacement peut aussi s’effectuer sur les éléments du décor, agitation des flots, cambrure des branchages, oscillation des feuilles, monstruosité des montagnes et des nuages ou évocation des ruines que l’on trouve déjà, bien avant le xviiie siècle mais chargée d’autres connotations, dans le Saint Sébastien de Mantegna. Ainsi déportés sur l’accessoire, les gestes expressifs obéissent alors au principe d’inutilité chez Darwin : autrefois dotés d’une fonction biologique, ils se sont émancipés au cours de l’évolution de cet enracinement dans l’immédiat mais continuent de faire partie du patrimoine héréditaire de l’espèce. On arrive ainsi à l’idée d’empreinte, que Darwin définit comme « action directe du système nerveux », indépendante de la volonté consciente et même de l’habitude. La boucle est bouclée : les petites formes qui font éternellement retour dans les contextes les plus variés sont celles qui ont laissé une empreinte indélébile dans la mémoire inconsciente de la vie. Reste à passer d’une théorie de l’évolution à une théorie de la culture. Warburg y a consacré une œuvre passionnée et foisonnante, elle-même restée à l’état de fragments dans une immense bibliothèque.

8On ne peut comprendre la notion de « survivance » chez Warburg sans prendre en compte, dans toute sa complexité, celle des « formules de pathos ». Car ce qui survit dans la culture n’est jamais un corpus doctrinal, mythique ou rituel, même dilué ou soumis par une « culture dominante ». Seules les ruines sont indestructibles parce qu’elles gardent l’empreinte de passions extrêmes, de pulsions primitives communes à l’humanité dans son ensemble. Mais elles ne survivent qu’à l’état de pièces détachées susceptibles d’entrer, par déplacement et inversion, dans de nouvelles combinaisons. Peu importe que Warburg, prisonnier comme chacun de nous de la science de son temps, ait cru bon de chercher un appui théorique chez Tylor. Nous sommes très loin de l’évolutionnisme linéaire de Primitive Culture ou du comparatisme sans frontières du Golden Bough, et il y a beaucoup plus de connexions entre Warburg et le bricolage de Lévi-Strauss qu’entre le chantier à jamais inachevé de Mnémosyne et les rêveries (dont l’histoire a montré qu’elles étaient parfois dangereuses) sur l’animisme, les mythes solaires et autres archétypes qui se seraient conservés dans les « cultures populaires » sinon dans un « esprit de la race » qu’il faudrait « exhumer » ou « régénérer [3] ».

9Il ne suffit pas non plus de chercher à concilier morphologie et histoire, comme Ginzburg s’y est essayé dans Storia notturna. Le problème n’est pas dans le rapport qu’il faudrait établir entre les « structures » et le « temps », comme on disait naguère, puisque ce rapport est toujours d’emblée donné : il n’y a que des « morpho-dynamismes » et ce qui manque aux Mythologiques de Lévi-Strauss n’est pas l’Histoire ou le Concret, mais l’outil mathématique permettant de comprendre comment un processus continu peut engendrer des formes discontinues. Le problème est donc celui du rapport entre les forces et les formes, qu’on peut aborder philosophiquement comme Nietzsche, Foucault et Deleuze, historiquement comme Warburg ou Ginzburg, ou traiter mathématiquement dans l’idiome de la topologie différentielle comme René Thom [4].

10Ginzburg n’est jamais plus à l’aise, ni plus convaincant, que dans les études de cas. Il a ainsi inventé une nouvelle « image » de la pensée historiographique d’une fécondité inouïe. Dès les Benandanti (1966), il a ouvert une voie qui semblait jusqu’alors impraticable aux historiens de l’Inquisition. Non, il n’est pas dit une fois pour toutes que la parole des accusés soit à jamais inaccessible, tamisée et brouillée par les procédures formelles de l’appareil juridique. Il est possible de la retrouver comme un archéologue reconstruit la vie d’une cité à partir de quelques ruines éparses, comme un chasseur du néolithique piste un animal à partir d’empreintes au sol et de minces brindilles cassées, comme un détective identifie un criminel à partir d’un mégot ou d’une goutte d’eau. Le « paradigme indiciaire » était déjà là, dans cette volonté d’être attentif aux inflexions les plus subtiles des discours, aux nuances à peine perceptibles dans les différents usages d’un même mot, aux petites anicroches qui viennent troubler, ne fût-ce qu’un instant, la mise en scène bien ordonnée de la procédure. Nous sommes à mille lieues de l’histoire locale traditionnelle avec laquelle certains ont d’abord confondu l’entreprise de Carlo Ginzburg. Mais très près de l’historien-chiffonnier de Benjamin, qui compile les déchets du passé pour en faire un montage salvateur. Tout près aussi des « petites oreilles » d’Ariane, dont fait un éloge éperdu le Dionysos de Nietzsche.

11À nulle autre pareille, la « petite musique » de Ginzburg est à jamais inscrite dans la mémoire des historiens comme la phrase de Vinteuil ou le pan de mur jaune dans celle des lecteurs de la Recherche. Car c’est bien un « temps perdu » qu’il s’agit de « retrouver » au terme de l’enquête. À travers des « signes », ainsi que Deleuze sut le montrer à propos de Proust, ou, plus exactement, à travers un assemblage de signes, un montage d’indices. Or ce qui fonctionne comme signe à interpréter est un déchet de l’histoire, un rebut qui devient rébus. Rien n’empêche alors d’ajouter d’autres rushes sur la table de montage et de les disposer autrement. C’est pourquoi Ginzburg est souvent revenu sur des objets déjà étudiés, invitant ses lecteurs à suivre son exemple. La fécondité de ses enquêtes ne tient donc pas seulement aux résultats obtenus mais à la possibilité de mener autant de contre-enquêtes qu’on voudra. On prendra ici le parti de faire dialoguer entre eux des textes écrits à des dates différentes et d’en prélever quelques détails pour les intégrer dans une nouvelle configuration d’ensemble. Il s’agirait de distinguer dans la pathologie politique de la peur deux lignes de force : celle qui mène à l’État, « le plus froid des monstres froids » selon Nietzsche, et celle qui mène aux incendies de la Révolution, avec leurs promesses mais aussi leurs risques, y compris leur inversion contre-révolutionnaire, comme avait su nous en avertir Benjamin.

Généalogie des monstres froids

12L’état de nature ne renvoie pas dans le Léviathan à un épisode révolu de l’histoire de l’humanité, à une histoire d’avant l’histoire, ni non plus à une simple « fiction théorique » chargée, à la façon du contrat rousseauiste, d’expliquer l’existence des sociétés humaines sans être pour autant concevable comme événement primordial. Il est à la fois l’un et l’autre et ni l’un ni l’autre, simultanément virtuel (mais actualisable) dans certains cas et toujours actuel dans d’autres. Les « discours de la guerre » en constituent le double révélateur. Car fidèle en cela à la pensée grecque, du moins à la version qu’en donne Platon en sa République, Hobbes distingue guerre extérieure (polemos) et guerre civile (stasis). Les relations internationales sont actuellement régies par le droit naturel, c’est-à-dire par le droit du plus fort. Si la polis suppose donc la substitution d’un pacte social à la guerre de tous contre tous, il n’y a pas à proprement parler de politique internationale : les relations interétatiques se réduisent à l’anarchie naturelle, où la raison du plus fort est toujours la meilleure. La guerre civile, en revanche, est une révolution au sens étymologique, c’est-à-dire un retour de la nature dans la culture et implique la dislocation du lien social. La Révolution anglaise occupe ainsi pour Hobbes la même place que la stasis pour Platon. Et de même que les rites liés à Dionysos, Pan ou Artémis visent à protéger la cité de la menace constante d’un ensauvagement possible [5], le Léviathan essaie de conjurer la hantise d’un retour du droit naturel à l’intérieur même de l’ordre de la cité, tel qu’il s’est déjà manifesté à partir de 1640.

13Deux détails minuscules, deux occurrences du mot « awe » figurent au départ de la réflexion de Ginzburg. La première se trouve dans la traduction hobbesienne du célèbre passage consacré à la peste d’Athènes par Thucydide ; la seconde, dans le nom de code du bombardement de Bagdad en mars 2003 : « Shock and Awe ». Analogon nosologique de la stasis, la peste transforme les citoyens en individus ensauvagés, mus par leurs seuls appétits naturels. Pour décrire cette « anomie », Thucydide emploie le verbe apeirgein, « retenir » au sens de « réfréner » : « Ils n’étaient plus retenus par la crainte (phobos) des dieux ni par les lois des hommes. » Hobbes rend l’idée par l’expression « to keep in awe » : ils n’étaient plus maintenus dans l’« awe ». Le mot est difficile à traduire dans les langues romanes. Ginzburg renvoie à la « terribilità » de Michel-Ange et aussi à la « reverentia » latine, une peur mêlée de déférence. Cette ambivalence se retrouve en anglais : « awesome » (grandiose) et « awful » (terrible). « Awe » est donc le mot qui désigne chez Hobbes l’effet phobique du Léviathan. La généalogie du monstre mène de la peur réciproque (« mutual fear ») qui règne dans l’état de nature et maintient les hommes dans une dispersion empêchant toute vie sociale à la « terreur sacrée » (« awe ») qui les rassemble dans une adoration commune envers l’« homme artificiel » qu’ils ont créé par le pacte. Né de la crainte, l’État tient par la terreur et peut se dissoudre dans la panique.

14L’affiche de lord Kitchener est la transposition en perspective frontale de l’emblème du Léviathan. Les spectateurs ne sont plus allégoriquement représentés dans l’image, ils sont réellement interpellés par elle. « Hep, vous là-bas ! », selon la formule qui résumait pour Althusser la fonction de l’idéologie : « Your country needs you. » Et, comme un seul homme, faisant par leur union corps de Léviathan, les jeunes Anglais répondent à l’appel de mobilisation générale. L’efficacité pragmatique du poster repose sur une inversion des lois de la perspective albertienne : le plan de l’image n’est plus une « fenêtre » ouverte sur un monde situé derrière elle, il empiète sur l’espace du spectateur. La technique rejoint celle du « trompe-l’œil » : un détail du tableau (mouche peinte, bout de papier, ici le doigt pointé dans un raccourci saisissant) donne l’illusion de s’affranchir de son lieu propre et de faire intrusion dans le monde réel. En même temps qu’il contemple l’objet représenté, le spectateur est vu par lui, comme si l’image sortait du cadre où elle était sagement maintenue par Alberti. Inquiétant phénomène de réversibilité qui justifie le désarroi de Théophile Gautier devant Les Ménines où, par un tour de force supplémentaire, Velázquez n’use pas du trompe-l’œil au sens propre : Où est le tableau ?, aurait-il dit. Mais, là encore, Ginzburg nous ramène plusieurs siècles en arrière puis nous projette en avant. La formule qui re-vient dans le poster pro-vient de Pline et aboutit au regard panoptique de Big Brother.

15Le monde a basculé entre 1984 et 1989. Dans le roman d’Orwell, il était sous l’emprise du totalitarisme. Avec la chute du mur de Berlin, on entre dans la « fin de l’histoire », celle qui verra le triomphe définitif de la démocratie libérale. Telle est du moins la fable qu’ont voulu croire les néoconservateurs américains. On sait que l’histoire elle-même s’est rapidement chargée de démentir cette croyance, aussi fragile que la prophétie inverse qui devait voir une « fin de l’histoire » marquée par la victoire universelle du socialisme et la disparition des classes sociales. La doctrine du « Shock and Awe », forgée par Ullman et Wade en 1996 est reprise du Léviathan, lu à travers Léo Strauss [6]. Mais on a vu qu’il ne saurait y avoir de communauté internationale pour Hobbes : pouvoir sans limites, l’« awe » est néanmoins limité par les frontières de l’État, auquel est réservé le nom de « Commonwealth ». Transposer la formule du Léviathan à la guerre d’Irak suppose donc que le monde est définitivement mondialisé, qu’il n’y a plus d’autre État que l’hyperpuissance américaine. Toutes les guerres sont dès lors des guerres civiles. Cela suppose aussi que les « terroristes » aient conclu un pacte implicite par lequel ils se soumettaient à la souveraineté de l’État mondial et qu’ils l’aient rompu par la suite, justifiant ainsi le recours au châtiment exemplaire du « Shock and Awe ». Trop de suppositions sans doute pour décrire ce début du xxie siècle.

16Mais c’est peut-être depuis Platon et sa distinction entre polemos et stasis que les mots sont impuissants à rendre compte des désastres de la guerre. Pouvait-on ranger la guerre du Péloponnèse dans la catégorie de la stasis ? Étrangère ou civile, la guerre est toujours la guerre et elle menace toujours de sombrer dans l’ensauvagement des guerres d’anéantissement. Artémis et Pan, dieux de la frontière entre la polis et l’agros, peuvent ainsi aveugler les hoplites en les paralysant par la terreur ou en les dispersant par la panique. Car une peur extrême peut se manifester sous ces deux formes opposées. Il suffit, disait Freud, que l’amour du Meneur qui ligotait la foule dans une adoration commune s’effondre pour que, à la faveur de cette vacance, une angoisse gigantesque se libère et provoque la dissociation instantanée de la masse [7]. On comprend mieux la réversibilité des formules de pathos chez Warburg. Si une même expression peut traduire deux passions opposées, c’est parce qu’une passion extrême est elle-même toujours susceptible de s’inverser dans la passion contraire : on passe facilement du rire aux larmes [8].

Avertissement d’incendies

17La perspective assigne un lieu au spectateur : par distance et angle de vision. Celle du Marat à son dernier soupir nous met devant la scène du crime, à la place du détective – ou de l’assassin. Tout près du corps qui a glissé dans sa baignoire ; légèrement au-dessus de lui comme il correspond à une personne qui, venant d’entrer dans la pièce ou s’apprêtant à en sortir une fois son geste accompli, se tient debout face à la victime. Ajoutons que le point de vue est aussi celui du peintre et nous sommes, au choix, devant l’identité de l’enquêteur et du coupable, dont le modèle est Œdipe Roi, ou devant celle du narrateur et du criminel dont se soutient l’intrigue du Meurtre de Roger Ackroyd[9]. Absente du tableau, Charlotte Corday se trouve au point de vue. D’où l’intensité de l’image où beaucoup voient le chef-d’œuvre de David.

18Un « détail insignifiant » n’aurait pas dû, cependant, échapper à la sagacité de l’historien-détective. À la place de Ginzburg, Sherlock Holmes l’aurait certainement perçu, avec ses yeux d’aigle. C’est qu’il y a, parmi les accessoires, une plume de trop. La première est mollement tenue par la main droite de Marat, c’est avec elle qu’il vient de rédiger l’assignat délivré à Charlotte. Mais pourquoi une deuxième plume à côté de l’encrier ? Le détail est si peu réaliste qu’il est invraisemblable. Car elle ne peut appartenir qu’à Charlotte Corday dont elle serait l’indice au même titre que le couteau ou la lettre, mais un indice venu d’un temps qui ne peut être celui du tableau. Parfum de la dame en noir ? Elle contribue en tout cas à créer cette stupéfiante atmosphère de « sensualité » évoquée dans la célèbre description de Baudelaire : « Il y a dans cette œuvre quelque chose de tendre et de poignant à la fois, dans l’air froid de cette chambre, sur ces murs froids, autour de cette froide et funèbre baignoire, une âme voltige. » L’âme de Marat ? L’âme de Charlotte ? Qu’importe. Ces deux âmes seront bientôt sœurs dans la mort. Et surtout la meurtrière et sa victime ont utilisé les mêmes armes : la main, la plume, l’écriture. L’image de la « plume sanguinaire » ne revenait-elle pas systématiquement dans la rhétorique des antimaratistes ? Réversibilité des formules de pathos…

19Un lecteur contemporain de Michelet – s’il en existe – doit avoir beaucoup de mal à comprendre quelques mots décrivant, sans la moindre explication supplémentaire, la levée en masse d’août 1793 : « La France entière devenant Decius. » C’est comme si la mort de Marat avait métamorphosé tout un peuple en… Decius. Mais qui donc est ce personnage, qui semble issu des vieilles versions latines d’autrefois ? Philippe Roger a montré qu’il s’agit de la dernière pièce de la « construction sémiotique » de Marat [10]. Elle se fait en trois temps : les emblèmes de la Raison, que Marat partage avec tous les hommes des Lumières, les stigmates de la Passion, si présents dans le tableau de David et dans les différentes formes du « culte de Marat », et ce qu’on pourrait appeler la « formule de la devotio ». Cette « ultima ratio » de la sémiotique maratiste renvoie à un épisode raconté par Tite-Live. Lors d’une révolte des Latins en l’an – 342, le consul Publius Decius Mus se dévoua pour le salut public en répétant rituellement les paroles dictées par le pontife : faisant don de sa personne aux dieux infernaux, il les obligeait en échange à octroyer la victoire au peuple romain en frappant ses ennemis « de terreur, d’épouvante et de mort ». C’est cette figure de dévouement au sens propre qu’adopte in fine Marat dans ses écrits. Faut-il s’étonner dès lors que la mort lui vienne en retour de la plume assassine de Charlotte Corday ? Faut-il s’étonner de la contagion qui s’empare aussitôt de la France tout entière, y compris Robespierre dont le modèle initial était pourtant Brutus mais que la « force des choses » finit par engager dans une « guerre d’anéantissement » ? Sous la référence christique et sous celle de la Rome classique, toutes deux présentes dans le contexte historique et dans le tableau de David, il y a une formule bien plus sombre qui remonte à la Rome archaïque : le rituel de la devotio.

20Dotés de postures ou d’expressions humanisantes, tous les taureaux de Picasso sont peu ou prou des minotaures, égarés dans leur propre labyrinthe intérieur. Celui de Guernica n’échappe pas à la règle. Datée du 1er mai, la première étude préparatoire est un simple griffonnage : un taureau et un cheval y occupent toute la place à l’exception de la femme porte-lampe surgissant d’une petite fenêtre en haut à droite. Le prodigieux travail de destruction constructive auquel se livre ensuite le peintre et dont les différentes études, ainsi que les photographies de Dora Maar, ont conservé les étapes ne modifie pas en profondeur l’idée germinale : Guernica est d’abord une tauromachie, réduite, comme souvent chez Picasso, à la conjonction du cheval et du taureau. Il n’y a pas plus de toreros dans l’arène que de Junkers dans le ciel (ou de Charlotte dans le Marat de David). Toute interprétation du tableau doit partir d’une déclaration de Picasso où il commence par dire qu’il n’y a aucun symbolisme dans sa peinture. Sauf dans Guernica, ajoute-t-il. Non sans préciser aussitôt que les animaux ne sont pas des symboles mais des allégories. En quelques mots se trouvent ainsi résumées la dévalorisation romantique de l’allégorie néoclassique au profit du symbole, puis la nouvelle inversion qui se produit sous le signe de la modernité baudelairienne. Le cheval, dit Picasso, est l’allégorie du peuple, une allégorie dont le caractère christique est clairement affirmé dans la plaie, détail ou formule qui migre de la Crucifixion de 1930. Puis le peintre nous met en garde contre toute interprétation hâtive : le taureau n’est pas le fascisme. Alors quoi ? Réponse : « la force et l’obscurité. » Mais, à peine mentionnée, l’allégorie s’éclipse : « le cheval est un cheval et le taureau est un taureau. » Ultime précision : « ce sont des bêtes massacrées. » Que reste-t-il après cet autre jeu de massacre qui affecte, un à un, tous les concepts de l’histoire de l’art ? D’une part, une nouvelle conception de l’allégorie, benjamienne et baroque, fondée non pas sur la transparence mais sur l’opacité. Au lieu que la face allégorisante renvoie sans reste à la face allégorisée, les deux faces sont prises dans une disjonction essentielle : à l’unité sym-bolique s’oppose la séparation dia-bolique de l’allégorie – Satan n’est-il pas étymologiquement le Séparateur ? Il reste d’autre part, et du fait même de cette séparation, l’autonomie de la face allégorisante, seule visible et dénuée de toute signification explicite. C’est pourquoi le taureau est un taureau et le cheval est un cheval. Les deux bêtes sont néanmoins différentes, l’une domestique et l’autre sauvage, l’une susceptible d’une interprétation simple tandis que l’autre enferme son sens éventuel dans « la force et l’obscurité ». Ambivalence du taureau dans la corrida, qui massacre le cheval et qui est massacré par l’homme. Profondément énigmatique, mais présent dans l’œuvre depuis la première esquisse, le taureau est aussi nécessaire à Guernica qu’il est impossible à interpréter. Peut-être faut-il y voir justement la réversibilité essentielle des formules de pathos. Il ne serait alors ni le fascisme ni l’antifascisme mais leur alternative ou, plus tragiquement encore, le lieu de leur bifurcation.

21Ginzburg rappelle l’hostilité, a posteriori si étonnante, que ce tableau provoqua parmi les marxistes dissidents comme Anthony Blunt. C’est qu’il était entendu que l’avant-garde se situait du côté de la Révolution et le néoclassicisme du côté de la barbarie nazie, fasciste ou stalinienne, comme en témoignait d’ailleurs l’architecture des différents pavillons de l’Exposition universelle de Paris. Or si celle du pavillon espagnol correspondait bien au modèle fonctionnaliste de l’avant-garde, la fresque de Picasso, ainsi que l’ensemble de son œuvre après la révolution cubiste, représentait pour eux un « retour à l’ordre » sous l’égide de Cocteau et de Stravinski ou, presque pire, le recours à une « mythologie privée » à l’heure des grands engagements collectifs. Il est vrai que la reprise de motifs néoclassiques est envahissante dans Guernica [11]. Mais on peut difficilement réduire la tauromachie à une affaire « privée ». Le plus intransigeant et le plus dissident des historiens de l’art, le plus résolu aussi puisqu’il s’engagea dans la guerre d’Espagne, Carl Einstein, avait montré qu’il fallait explorer des « royaumes psychiques encore sauvages » et combattre la mythologie fasciste avec une autre mythologie, qui était justement celle de Picasso. Mais aussi celle de leur ami commun, Bataille, qui s’opposait à la confiscation de Nietzsche par les nazis tout en rejetant le Front populaire. Attitude aussi ambiguë que le taureau de Guernica. Elle l’amena à signer un manifeste qui se terminait par ces mots terribles : « Nous leur préférons, en tout état de cause, la brutalité antidiplomatique d’Hitler, plus pacifique, en fait, que l’excitation baveuse des diplomates et des politiciens. » C’était en mars 1936, avant la guerre d’Espagne. Au moment de Guernica, Bataille change son fusil d’épaule. Commentant la mise en scène du Numance[12] de Cervantès par Jean-Louis Barrault, il oppose les Romains, « unité césarienne que fonde un chef », et les habitants de la ville assiégée, « communauté sans chef liée par l’image obsédante de la tragédie ». D’un côté Léviathan ou Big Brother, qui figent la foule dans une terreur hypnotique ; de l’autre, une masse qui ne se dissout pas dans la panique en l’absence du chef parce qu’elle est liée, comme les spectateurs de la tragédie, par deux passions contradictoires. Non pas la terreur et la pitié comme énonce la traduction convenue mais au plus près des mots grecs, qui sont aussi des noms de dieux, phobos kai eleos : la peur qui fait fuir (pheugein) et qui éloigne, le cri (eleleu) qui unit dans la douleur ou dans la joie. Mais il faut alors revenir aux origines dionysiaques de la tragédie, antérieures à sa rationalisation aristotélicienne, revenir à la maîtrise rituelle de l’ensauvagement de la guerre qu’on retrouve dans la devotio maratiste ou dans l’invocation d’Artémis et de Pan au moment du plus grand danger. Et aussi, autre vestige de l’eleleu grec, dans ces formules réduites à des cris que sont les olé de la corrida saluant la peur vaincue et les ay du flamenco qui accompagnent l’inversion d’une souffrance en joie. Nietzsche, Burckhardt ou Warburg nous invitent à déceler dans les formes du présent la trace de forces très archaïques, refoulées dans la tradition classique et néoclassique mais toujours agissantes et d’autant plus dangereuses qu’elles sont méconnues. Elles renvoient l’homme à sa proximité originelle avec l’animal, au conflit des pulsions – Éros, Thanatos –, au « réel impossible » de la politique et de l’art.


Date de mise en ligne : 23/02/2012

https://doi.org/10.3917/criti.769.0458

Notes

  • [1]
    Un indice assez sûr de cette hypothèse est constitué par l’étymologie. Tous les mots qui dans nos langues forment le champ lexical de la peur (peur, crainte, effroi, phobie, frayeur, terreur, panique, épouvante, timor ou metus en latin, etc.) sont d’origine européenne, sans racine commune avec les langues indo-iraniennes. Les seules exceptions sont, à notre connaissance, le vereor latin et l’anglais awe dont nous parlerons plus bas à propos de Hobbes. Le premier vient d’un SWER-I impliquant l’idée de protection (sanscrit : varuta, protecteur), d’où révérence et observation, mais aussi servitude. Le second vient d’un ANG qui signifie serpent (sanscrit : ahi), d’où anguis en latin et anguille en français, et qu’il faut rattacher au grec akhos, douleur, affliction (à l’origine provoquée par un dieu-serpent ?). Awe et vereor ont des connotations religieuses, absentes si l’on considère la politique dans son autonomie, telle qu’elle fut inventée en Grèce comme mode de gouvernement du grand nombre (polloi).
  • [2]
    Voir maintenant l’ouvrage indispensable de G. Didi-Huberman, L’Image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Éd. de Minuit, 2002.
  • [3]
    Nous nous séparons donc ici de la « réhabilitation » de Tylor par Didi-Huberman (L’Image survivante, op. cit., p. 51-70). Il est vrai que les passages choisis par l’auteur révèlent une étonnante proximité avec Warburg (et même Lévi-Strauss !). Mais à condition de passer sous silence l’idée générale de Tylor : l’évolution, envisagée comme un progrès, qui mène l’humanité du stade animiste au stade polythéiste puis (enfin) aux beautés du monothéisme. Si les vestiges de stades antérieurs « survivent » chez Tylor dans des détails dérisoires, c’est parce qu’ils passent dans une « culture populaire » méprisée par la « culture savante ». On se trouve donc dans le « modèle à deux étages », justement critiqué par Peter Brown dans The Cult of the Saints (1980). Pour éviter ces ambiguïtés, nous avions proposé, dans un article déjà ancien, de remplacer la notion de « survivance » par celle de « revenance », mot si peu employé à l’époque que nous croyions l’avoir inventé. Voir P. Cordoba, « La Revenance. Pour une pragmatique de la légende : le Vaisseau Fantôme et le Cavalier Mort », Poétique, n° 60, nov. 1984, p. 437-449.
  • [4]
    L’outil manquant aux Mythologiques est la « théorie des cata-strophes élémentaires », dont Lévi-Strauss ne disposait pas lorsqu’il « inventait » le structuralisme. Thom, Petitot ou Scubla se sont efforcés d’en montrer la fécondité pour un renouveau de la « pensée structurale ». En vain, car le structuralisme était déjà passé de mode et il ne semble plus y avoir aujourd’hui d’autre légitimité à la recherche que la soumission aux impératifs de la mode. Voir malgré tout R. Thom, Apologie du logos (1990), L. Scubla, Lire Lévi-Strauss (1998) et le numéro de L’Homme consacré à la « formule canonique des mythes » (n° 135, juil.-sept. 1995).
  • [5]
    Sur ce sujet, voir les travaux de P. Vidal-Naquet, J.-P. Vernant, F. Frontisi-Ducroux, P. Ellinger et P. Borgeaud.
  • [6]
    C’est la thèse de l’historien Richard Drayton dans « Shock, Awe and Hobbes Have Backfired on America’s Neocons », The Guardian, 28 déc. 2005.
  • [7]
    Christian Geffray a tenté de réélaborer les analyses de Freud sur la « psychologie des masses » pour expliquer l’ensauvagement de la guerre dans le monde actuel : massacre des employés par leurs maîtres dans l’Amazonie brésilienne et massacre de ses libérateurs par la population du Mozambique. Fondé sur un terrain « postcolonial », ce travail mériterait de sortir de l’oubli auquel l’a confiné la mort prématurée de l’auteur. Voir en particulier Le Nom du Maître. Contribution à l’anthropologie analytique, Strasbourg, Arcanes, 1997.
  • [8]
    Ce sont justement ces transitions brutales entre deux états opposés que permet de modéliser la théorie des catastrophes. Ce qui apparaît dans le « structuralisme traditionnel » comme une opposition binaire de type logique (A / non-A) est en réalité engendré par une dynamique sous-jacente. L’un des exemples les plus célèbres de la « fronce » est celui du chien qui recule devant une menace puis, lorsqu’une ligne invisible est franchie, attaque brusquement son adversaire : inversion d’une passion dans la passion contraire.
  • [9]
    De toute façon, et même sans avoir recours à ces cas extrêmes, l’une des règles du roman policier est que le détective doit se « mettre dans la peau » du meurtrier, essayer de penser comme lui et deviner les pulsions sombres qui l’animent s’il veut pouvoir le démasquer : identification « catastrophique » du prédateur à sa proie, comme le dit René Thom à propos du comportement animal.
  • [10]
    P. Roger, « L’homme de sang : l’invention sémiotique de Marat », dans J.-C. Bonnet (éd.), La Mort de Marat, Paris, Flammarion, 1986, p. 141-166. Cet ouvrage essentiel a échappé à la curiosité bibliographique de Carlo Ginzburg. On y trouve aussi une belle analyse du tableau par J.-R. Mantion, « Enveloppes à Marat David », p. 203-232.
  • [11]
    Ginzburg montre qu’il y a deux lignes dans ce retour au néoclassicisme : celle qui mène à David à partir de Poussin et celle qu’emprunte Picasso à partir de Greuze et Fuseli. Toujours l’opposition de Winckelmann et de Burckhardt.
  • [12]
    La résistance de Numance aux Romains fit massivement retour dans la propagande républicaine au moment de la guerre d’Espagne. On peut aussi voir dans Guernica une réponse au Numance d’Alejo Vera (1881), immense tableau académique proposé comme modèle dans toutes les écoles de beaux-arts en Espagne.

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