Couverture de CRITI_769

Article de revue

Portrait de Carlo Ginzburg : une esquisse

Pages 454 à 457

Notes

  • [1]
    A. Momigliano, Contributi alla storia degli studi classici, Rome, Ed. di storia e letteratura, 1955-1992, 9 tomes en 12 volumes ; Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, trad. É. Cohen, L. Évrard, A. Malamoud et A. Tachet, Paris, Gallimard, 1983 (trad. française partielle).
  • [2]
    C. Ginzburg, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Turin, Einaudi, 1989 ; Le Sabbat des sorcières, trad. M. Aymard, Paris, Gallimard, 1992.

1Depuis le début du xxe siècle, deux approches coexistent, tantôt en conflit, tantôt pacifiquement, dans les sciences sociales et humaines : la statistique et l’herméneutique. La première s’intéresse aux populations, la seconde aux individus. La première ne travaille qu’avec des données quantitatives, la seconde ne connaît que le qualitatif. La première prétend expliquer les êtres humains à partir de leurs comportements. La seconde aspire à les comprendre à partir de leur intériorité. La première, née à Paris, dans le sillage de Condorcet, parmi les astronomes de l’entourage de Laplace, fut appliquée aux faits sociaux par Quételet. La seconde a vu le jour à Berlin, parmi les philologues, sous le double signe de l’étude de la Bible et des recherches sur l’Antiquité. Introduite dans l’histoire de l’art par Winckelmann et codifiée initialement par Schleiermacher, elle a acquis sa forme adulte chez Droysen et chez Dilthey.

2Carlo Ginzburg pratique l’herméneutique. Ce faisant, il est fidèle à la tradition des sciences humaines italiennes. En effet, si l’Allemagne dans la deuxième moitié du xixe siècle a été le pays du conflit entre les deux approches des faits humains, et si en France ce furent les sciences sociales qui ont conquis alors une position dominante, en Italie les sciences humaines l’ont reçue tout naturellement, pour ainsi dire, faute d’une quelconque concurrence. Cela n’est pas sans lien avec l’influence de Hegel qui a inspiré deux auteurs parmi les plus grands dans la pensée italienne du xxe siècle : Benedetto Croce et Giovanni Gentile. Et c’est ce terreau hégélien qui a nourri le marxisme de Gramsci.

3Ginzburg cite volontiers Croce et Gramsci, ce qui est typique des intellectuels italiens de sa génération. Mais son vrai maître était plus proche de Gentile avant de devenir communiste et de pratiquer l’histoire religieuse, plus particulièrement celle des hérétiques, dans une perspective marxiste. Delio Cantimori, auquel Ginzburg exprime sa reconnaissance dans la préface du livre sur le nicodémisme, a joué dans ses débuts un rôle déterminant. C’est à lui que Ginzburg est redevable de son intérêt pour les croyances populaires et pour la dissimulation religieuse. Mais l’influence de Cantimori s’estompe avec le temps tandis que devient de plus en plus perceptible celle d’Arnaldo Momigliano. Obligé de quitter l’Italie à cause des lois raciales, Momigliano n’a été ni fasciste ni communiste. Il a réalisé une grande partie de sa carrière en Angleterre avant de devenir professeur à l’université de Chicago. Et il doit sa renommée internationale à des travaux sur l’histoire de l’histoire, ses Contributi alla storia degli studi classici[1] restent dans ce domaine, sans doute possible, une des publications les plus importantes du xxe siècle.

4L’évolution de Ginzburg se laisse schématiquement enfermer dans la formule : de Cantimori à Momigliano. Cela veut dire plusieurs choses. C’est d’abord le passage de l’histoire religieuse – il serait peut-être plus exact de parler de l’histoire des croyances – à une histoire culturelle et intellectuelle, qui va de pair avec le déplacement de l’intérêt de la culture populaire à la culture des élites lettrées ; de Menocchio à la littérature anglaise. Le tournant est pris, à ce qu’il semble, dans les années 1980, avec le travail sur Piero della Francesca, un peintre savant, s’il en fut. C’est parallèlement le passage de la monographie à l’essai, genre cultivé remarquablement par Momigliano. La dernière monographie de Ginzburg, Storia notturna. Una decifrazione del sabba[2], date d’il y a vingt ans. Une histoire où l’auteur s’efface derrière les faits qu’il décrit laisse place de plus en plus à une histoire où l’historien est présent, où il intervient directement. Une histoire qui se posait implicitement comme allant de soi laisse place à une histoire qui est pour soi-même un problème, mais un problème qui s’énonce en termes historiques. Une histoire naïve, autrement dit, devient une histoire réflexive, consciente de son caractère problématique et de sa propre historicité.

5Dans ce long chemin qui s’étire sur presque cinquante ans, quelles sont les constantes ? Une érudition époustouflante, d’abord, et qui se joue des prétendues frontières entre les disciplines. Le livre sur le sabbat en fournit un excellent exemple. Mais Ginzburg, au départ historien des croyances et des rites, est intervenu aussi dans l’histoire de l’art et dans celle de la littérature, dans la théorie de la connaissance historique, dans les débats idéologiques et politiques. Et il a franchi avec la même liberté les frontières entre les époques, depuis l’Antiquité jusqu’au xxe siècle. Deuxième constante : l’intérêt pour les rencontres entre la « haute » et la « basse » culture, si bien illustré par le livre sur Fouquet et sur Gonella. Et puis, il y a aussi l’exigence d’une écriture de qualité présente chez Ginzburg dès le début mais qui devient encore plus pressante avec le passage du temps. L’historien construit ses essais avec dramatisme. Il ne se contente pas de parler de la littérature – il la pratique. Ce qui n’entraîne pas le moindre relâchement des rigueurs de l’histoire savante, académique, universitaire, quelque nom qu’on lui donne. D’une histoire qui admet que le passé peut être objet de connaissance et qui sait qu’il ne saurait être connu autrement que par l’intermédiaire des sources. D’une histoire qui requiert l’application aux vestiges du passé de la critique pour qu’ils puissent être traités comme des sources. Et qui requiert aussi le respect intransigeant des règles qui permettent de tirer des sources les conclusions sur les réalités disparues avec le passé.

6Plus profondément, il y a la fidélité à l’herméneutique, qui s’exprime chez Ginzburg dans l’intérêt pour les cas exceptionnels, pour les singularités. Car les singularités, telles qu’il les voit, présentent sous une forme pliée les processus de grande envergure qui travaillent la société et la culture. Cette démarche rappelle l’étude des monstres dans les sciences du vivant, qui permet de mieux comprendre les régularités naturelles. L’herméneutique de Ginzburg est un déploiement des singularités. Parfois cela réussit remarquablement, parfois moins bien. Un exemple particulièrement réussi : « Les Européens découvrent (ou redécouvrent) les chamanes » dans le volume Le Fil et les Traces (Verdier, 2010). Au point de départ : une page d’un voyageur dans le Nouveau Monde. À l’arrivée : la redécouverte du chamanisme et ses effets dans la culture européenne.

7Il est enfin une constante que j’ai laissée pour la fin car elle est, à mes yeux, la plus importante. C’est la présence dans l’œuvre entière de Ginzburg, parfois ouvertement, parfois sous forme de présupposé tacite, de l’opposition entre histoire et fable, entre histoire et fiction, entre le vrai et le faux. Ginzburg refuse le fictionnalisme postmoderne, le nihilisme épistémologique qui prive le concept de vérité de toute signification. Et il défend le caractère constitutif pour l’histoire de la preuve sans laquelle, à moins de s’assumer comme fiction, elle n’est qu’une mauvaise littérature.


Date de mise en ligne : 23/02/2012

https://doi.org/10.3917/criti.769.0454

Notes

  • [1]
    A. Momigliano, Contributi alla storia degli studi classici, Rome, Ed. di storia e letteratura, 1955-1992, 9 tomes en 12 volumes ; Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, trad. É. Cohen, L. Évrard, A. Malamoud et A. Tachet, Paris, Gallimard, 1983 (trad. française partielle).
  • [2]
    C. Ginzburg, Storia notturna. Una decifrazione del sabba, Turin, Einaudi, 1989 ; Le Sabbat des sorcières, trad. M. Aymard, Paris, Gallimard, 1992.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions