Critique 2011/3 n° 766

Couverture de CRITI_766

Article de revue

Une lecture de Christian Prigent

Mer, mots, mémoire, matière

Pages 219 à 230

Notes

  • [1]
    Christian Prigent a naguère donné cette qualité de « roman en vers » à Peep-show, Paris, Cheval d’Attaque, coll. « TXT », 1984 ; rééd. Coutras, Le Bleu du ciel, 2006. Certaines pages de Demain je meurs (Paris, P.O.L., 2007) sont versifiées.
  • [2]
    Ce narrateur, on sait (avec toutes les prudences que ce savoir doit inclure) que c’est Christian Prigent lui-même.
  • [3]
    « L’inconnu n’est pas le “n’importe quoi”, dialogue avec Roland Barthes », publié à la suite de J. Ristat, L’Entrée dans la baie et la prise de la ville de Rio de Janeiro en 1711, Paris, Éditeurs Français Réunis, 1971 [rééd. Paris, Gallimard, 2001], p. 74-75.
  • [4]
    Entretien de Christian Prigent avec Jean-Paul Hirsch, le 20 avril 2010 (www.youtube.com/watch?v=EL53W8Eruqs).
  • [5]
    Observons que la problématique est bien, ici, celle du vers métré (du vers qui se veut tel, qui joue avec le mètre, ses principes, sa mémoire), non celle du vers libre ou du verset.
  • [6]
    Au reste, pratiqué ici avec violence, il s’agit simplement du principe d’enjambement, entendu au sens le plus large. Principe dont l’écriture versifiée, depuis toujours, tire parti. Il n’est sans doute que Céline pour avoir obtenu, en utilisant les ressources d’une ponctuation singulière, les mêmes effets dans la prose, à partir de Mort à crédit.
  • [7]
    Divagations, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 207.
Christian Prigent
Météo des plages
Paris, P.O.L., 2010, 139 p.

1« Roman en vers », indique la couverture [1]. Un narrateur, qui fait usage de la deuxième personne (ce qui s’est déjà vu), retourne à Saint-Brieuc, où il a passé son enfance ; il raconte une journée qu’occupent, pour une part, les souvenirs ; il décrit, de façon discontinue, des lieux, des événements, des personnages, des pensées [2]. Le récit se présente comme une suite de poèmes, eux-mêmes composés de quatrains et dont la longueur excède rarement les limites de la page.

2Au centre (imaginaire, réel, verbal), se trouve la mer. Plus précisément la plage, selon le mot du titre, commenté par l’épigraphe : « Rivage en pente douce, constitué de débris. » En ce lieu se rassemblent, sans ordre, morceaux de mémoire et choses d’aujourd’hui. Les souvenirs sont ceux de l’enfance (années 1950) ou d’autres époques – « photos d’été friables » dans le « ressac d’oubli ». Car la plage est aussi « plage de temps », où des corps ont passé et passent sans fin. Corps des filles d’autrefois (« Tentatives d’idylle »), corps des morts (« Ils sont là, […] les trépassés / Rigolards »), corps d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, corps des oiseaux et des plantes, cachalot pourrissant… L’érotisme (comme émotion élémentaire et basse) occupe une place essentielle : « grain des seins », « gras / De cuisses », « dsous dbras », « suées de cavités d’ombre », « fente & reins », « fissure / Bronze »… Le désir du narrateur s’attache sans fin aux « gueuses », aux « beautés jeunes », aux « chiennes », aux « Néréides », aux « Tritonnes », aux « formées d’Écume ». Ce que la mer (la plage) rassemble, ce sont « flots de matière moite de mémoire ».

3Car il s’agit bien de matière. De vase – la « vase sans nom ». Où se mêlent « pissats », « vomissements », « viandes suintantes », le « fumier de fioul » de L’Amoco Cadiz, tout l’immonde du monde. Transformations inépuisables : « Tout roule boue, goémon. » La moule, dans « ses parkings ondoyés », digère « la merde des hommes ». Mais cela est délicieux autant que répugnant. Il importe peu que la mer soit belle : elle est « émerveillée ». Comme la pente de la plage, elle est douce : tout y « fond doucement dans la mocheté ». Les amertumes sont exquises, les puanteurs succulentes. On comprend que vienne – devant ce vase, devant cette vase – la tentation de mourir, de se perdre, noyé, « estompé fade dans le démesuré ».

4Ainsi s’énonce – auprès de la mer – une pensée matérialiste. Non pas une thèse, une suite de concepts, mais une position du corps, qui nage et qui pense, qui avale et qui se souvient. Corps dans le « Grand-Tout », dans cet « énormément palpitant sonnant tour / Billon », « fétu de un parmi les nombres ». Corps éprouvant « l’amenuisement de soi », jusqu’à n’être rien, presque rien. L’hésitation, l’incertitude (sur la nature de ce rien) se lisent dans cet enjambement strophique (pause et continuité à la fois) : « qu’est-ce que c’est que penser n’être rien // Qu’agglutiné de molécules ? » Toutefois – pour éviter la pensée trop simple et l’emphase –, le texte ajoute, à la page suivante, sous le titre « mollo quand même » : « Oublie ton dissous et rassemble-toi. »

5Cette pensée (matérialiste) est à la fois effrayée et gaie. Mobile, changeante comme le temps. L’épigraphe du livre rappelle aussi l’étymologie de « météo » : « de airô (= lever, exalter, emporter, détruire…). » Il faut s’accorder au mouvement du monde, où se succèdent, se confondent exaltation et destruction, dans « le temps sans abri ». De là ces injonctions que s’adresse le narrateur: « ris », « Va ! Vite ! Respire », « avale / L’ici, le contigu », « avance à fond / Et tombe ». De là ce bonheur de se mouvoir dans l’eau (l’eau de la mer) : « Plongeons plouf dans les crémeuses / Matières », « tu / Lapes l’idée d’infini à ras ce bouillon ».

6Les métaphores disent la matérialité, la saveur double du réel, la relation sensible que le narrateur entretient avec lui. Elles corporalisent, érotisent. Elles élèvent et rabaissent en même temps. Citons rapidement ces exemples : l’« aisselle du creux de baie », le « furoncle d’or » ou les « seins luisants » des nuages, les « langues » des vagues, la « tartine de pur / Temps sous le beurre ou gel des luminosités ».

7De cette façon se trouve écarté le politique. « Sous la mécanique impensée du ressac », les leçons reçues, dans l’enfance, du père communiste se sont décomposées. Il n’y a pas de sens de l’Histoire quand souffle « un vent sans temps ». Seuls demeurent, débris parmi les autres, quelques souvenirs : la voix du père, justement (dans un imaginaire et bref « dialogue aux Enfers »), ou cette photo de l’enfant de huit ans, un jour de « manif », « en costume / Russe soviétique ». Rien de plus que ce qui peut rester du Mur de l’Atlantique, des morceaux de blockhaus sur la plage.

8Mais la matière est aussi verbale, textuelle. Matière illimitée, offerte – dès qu’on refuse de s’en tenir aux usages étroits et aux significations stables – à tous rapprochements, transformations, mélanges, glissements. Là s’exerce, systématique, aventureux, réjouissant, le travail de Christian Prigent. Par commodité, l’analyse distinguera, dans cette matière, trois ordres, ou trois niveaux : le mot, la phrase, le vers. Elle commencera par le mot.

9Signalons d’abord le plus simple. Le mélange des mots : argots, patois, langues diverses (latin, grec, breton, anglais, allemand, italien, chimie, météorologie…). L’usage abondant des interjections et des onomatopées : « gobergeons ça miam », « fondu technicolor toc », « trop glagla la baille », « vromb », « zic zac ». L’enregistrement écrit de prononciations populaires : « djà », « tiens te v’là », « si t’y glisses ton œil ». La juxtaposition, souvent très étroite, des registres : « ô chatouillis lacrima / Toires. » Le mélange des langues et des registres, incluant de surcroît invention verbale et effet de citation (l’épithète homérique) : « Exit la puëlle aux beaux aplombs » (dans un poème intitulé « râteau »). Les mots inventés, déformés, à la fois bizarres et intelligibles. Mots-valises : « immixion », « épluchiures », « minumusculaire », « sudoriparfumieuses », « éléchieries », « cop&pullulent ». Dérivations bouffonnes : « marche chewing / Gommeuse », « arc-en-ciellé », « lombes enslipées ». Graphies pour rire : « l’autreu côté », « allégoriqueus », « peuneu », « adieu aux zéroïnes ». Conjugaisons incorrectes : « ça te flapira », « majorettes plues en parachutes », « sautillées pétasses ».

10Mais il faut s’arrêter sur deux pratiques plus singulières. La première (que n’invente pas, toutefois, Christian Prigent) consiste à couper les mots. Le plus souvent, d’une ligne (d’un vers) sur l’autre. Quelquefois, l’usage de la parenthèse ou de la barre oblique décompose le mot au milieu même du vers : « (M)astique mé/moire », « ô/céan ». Ce jeu a pour effet, dans certains cas, de faire surgir – rapidement, hors syntaxe – un mot reconnaissable : « l’hu / Ile », « or / Nement », « opu / Lente », « fou / Gueux », « con / Fluent »… Si bien qu’il semble que nous nous trouvions devant trois mots en même temps : celui qui est pris dans la continuité syntaxique, qu’on entend et qu’on perd (« huîle », par exemple) ; celui qu’on reconnaît très vite, quoiqu’il ne fasse pas partie de la phrase, et qui possède un sens (île) ; celui qui n’existe pas, qui n’a pas de sens (« hu »). Il arrive que plusieurs significations (claires ou incertaines) se superposent. Dans « ce vase où tu (te) ch / (O)ies », on entend (au moins) : tu choies, tu te choies, tu chies, tu te chies (ce qui vient s’ajouter au double sens du mot « vase »). On est quelquefois tout près du calembour : « death / Struction », « immobyle dic / Tion ». Mais le cas le plus intéressant est peut-être celui de ces mots dont la coupure ne fait apparaître, précisément, aucun autre mot ni aucun sens reconnaissable. Par exemple : « raga / Zzo », « u / Lcérées », « so / Leil », « é / Cumes », « var / Iqueuses », « al / Titude », « fur / Ieusement », « a / Rrêtées ». On peut reprendre ici l’analyse proposée par Barthes, en 1971, d’un texte de Jean Ristat : « Cette opération de dépeçage syllabique » crée, non des néologismes, puisque ces mots nouveaux « ne veulent rien dire », mais « des physionomies verbales, des mots asémantiques. Ils n’ont pas de sens, mais jouent avec un sens possible. C’est une opération très riche et très justifiée [3]. » Ou, pour citer une formule de Météo des plages, ce sont des « appeaux de signification ».

11L’autre pratique (inverse, ou symétrique) consiste non plus à séparer, mais à grouper. À entasser, accumuler non seulement les phonèmes (d’où procèdent allitérations et assonances), mais, plus volumineuses et plus lourdes, les syllabes. Ce qui revient à multiplier, à intensifier le travail (très ancien) de la rime. Pratique constante dans le livre, mais d’autant plus forte, plus bruyante que la syntaxe, pour y contribuer, s’assouplit davantage (voire s’obscurcit). Citons : « À l’aine un sali d’âme sur l’amande », « Portes d’aortes écluses étiers la dévalée salée », « le semis / Sable des oyats aïe aïe aïe » (où « sable », adjectif, prend son sens héraldique, en même temps que se maintient, hors syntaxe, l’apparence du substantif). Ou cette suite de vers, dans laquelle les redoublements syllabiques sont ininterrompus :

12

[…] ce trem
Blement. Bleu menteur, pâlis ! Liqueur
De haine, enivre les cœurs de bulles
Ulcérées ! Zéro mot, mobilité nulle.
Ultime image : agis […]

13À cela s’ajoute, dans tout le livre, l’abondance des monosyllabes, qui a pour conséquence la multiplication des accents. Par exemple : « ombre sur l’émail fer bleu / Pâle », « le ciel tombe dans ce cul de fosse de sable », ou cette étonnante évocation de la peinture de Raoul Dufy :

14

Socs de foc, flic ! Floc de bâche, oh !
& flash de piafs ! & slips aux mâts ! & cris
D’spis bleus sur bleu plus bleu d’eau
& chous clip clap de gai peps du fy !

15La suraccentuation donne, entre les syllabes (ou aussi bien, en l’occurrence, les mots), cette impression d’une égalité d’atomes, joints et disjoints à la fois, provisoirement juxtaposés, leur sens comme emporté, ou menaçant de l’être, dans leur bruit.

16Ainsi, par l’effet de la coupure et de l’accumulation, qui libère les syllabes, des êtres verbaux instables, des fantômes de mots se forment sans cesse. Des mots-non-mots se mêlent aux mots. On croit souvent que les allitérations et les assonances ont pour fonction d’imiter (« Pour qui sont ces serpents… »). Cette conception est rassurante : le sens revient vers le sens, se confirme, se stabilise. Mais ce qui est en jeu est plus profond, plus inquiétant peut-être, plus réjouissant aussi. Une écriture comme celle de Christian Prigent (à des degrés divers, on peut le dire de toutes, pour autant qu’elles méritent ce nom) nous restitue la présence (lourde, légère, mobile, rugueuse) de la langue – la nôtre, toujours oubliée. Elle fait naître ainsi (naître et disparaître) du sens indécis, de la signifiance. On lit cette formule dans Météo des plages : « move syllabe & sons / Sur tringle de vers ! » Et cette autre (dans un passage qui évoque la puanteur du cachalot pourri) : « la / “Poésie” ? (son haleine bêchée au / Jardin des sons. »

17Mais, on l’a dit, le travail de Christian Prigent ne porte pas seulement sur la matière syllabique. Il touche aussi (en même temps) l’agencement des mots, la façon dont s’organise leur succession. Il faut donc en venir à la question de la phrase (de la syntaxe), avant d’examiner celle du vers.

18Il en va de la phrase comme des mots. À la fois malmenée et maintenue, reconnaissable sous les déplacements dont elle est l’objet, elle offre au lecteur sa dure présence, son étrange état, sans franchir le seuil (ou se tenant quelquefois, instable, sur lui) de l’obscurité.

19Comme Céline, Christian Prigent emprunte à la syntaxe populaire sa brièveté, son énergie, ses ruptures, ses accentuations redoublées. Le bas est syntaxique autant que lexical : « ça surexcite l’hormone pile à bloc », « Puis plus rien à voir », « le dieu pour tous est abscons pareil ». Mais, pas plus que Céline, il ne s’assujettit à la reproduction fidèle du langage populaire. Sont « littéraires », par exemple, certaines inversions : « ces désertes grèves », « can / Cérigènes eaux », « d’ivres oiseaux ». Ou bien cette façon d’éloigner l’adjectif du substantif auquel il se rapporte : « les montgolfières au vent vachard farouches », « fillette dans la fluidité / Labile du souvenir assise ». Mais, hors des modèles populaire ou littéraire, il s’agit, plus simplement et plus fortement, de disposer les mots avec toute la liberté que les principes syntaxiques, assouplis autant qu’il est possible, autorisent. On peut citer cette formule : « jeu water glapissant polo ». Ou telle suite d’adjectifs : « ces opales / Calcifiées molles coliquantes craies. »

20L’impression est, sans cesse, d’accumulation et de rapidité. La produisent, en particulier, la fréquence des phrases nominales et la parataxe. Telles qu’elles se joignent, par exemple, dans ces vers : « À peine deux bigorneaux comme tétins, la minus, / Mais becs ! Durs ! Entre deux doigts ton rêve. » Ou dans cette brève formule : « roule, / Rien, silence. » Plus généralement, le principe est celui de l’ellipse. Ellipse de syllabes, selon l’usage populaire, quelquefois notée par une apostrophe : « c’est Icare qu’agite ses pattes », « nuées d’nichons d’chiottes ». Ellipse de mots, constamment : « projo sur elle, spot lune », « pleine gueule sens son swing », « Mais gare déboires ! – ou les délices / Va savoir ». Ces ellipses sont parfois gérées par la ponctuation, c’est-à-dire par des signes sans son, du sens sans syllabe, qui orientent le message de façon ultra-rapide. Par exemple :

21

Cachalot pourri / chien écrasé (= fait
Divers) >>> donc […]

22On peut observer encore la fréquence des impératifs et des exclamations. Dans l’intensité de l’accentuation qui en procède, la parole trouve une part de son énergie :

23

Ronfle, tronc ! Fais doux ! Lèche écumes ! Bouffe !
Ouf, la fente ! Suce ! Touche vulve ! A fond
Fonce ! Sprinte la caisse ! Zappe zèle ! Fends la touffe !

24De fait, Météo des plages introduit dans la syntaxe une sorte de mouvement permanent. Dans lequel l’ordre (en ce qu’il a d’inévitable) est combattu sans cesse par le désordre. Ce qui donne des formules étranges, où le sens paraît à la fois s’offrir et se dérober. On en citera deux, qui, sans être obscures, nous laissent incertains, hésitants, parce qu’elles semblent proposer plus que nous ne pouvons saisir : « Sur ces sables // Où tu rumines mou reclus dans le rond / D’oasis d’amas promiscuité de viandes », « tout / Fonce joyeusement au désespoir ininformé du bleu ». Loin du nappé, de l’homogène, du suave, du rassurant, cette écriture est à la fois épaisse et fluide, continue et discontinue, dense, grumeleuse. Les phrases sont des suites d’éléments instables, des agrégations précipitées et éphémères. On comprend bien ou mal, on est, avec elles, parmi elles, emporté.

25Reste la question de la versification. La quatrième de couverture précise : « Ces vers sont métrés (mais impairs, non mélodiques). » Ils sont, en effet, de neuf, onze, treize, quinze, voire dix-sept syllabes. Encore faut-il noter que ce nombre est rarement sûr, en raison du statut (et de l’abondance inévitable) du e caduc. Le texte est écrit de telle façon qu’on est le plus souvent conduit, comme veut l’usage de la langue parlée (encore que cet usage ne soit pas constant), à ne pas le prononcer. Les vers de Météo des plages versent ainsi dans la neutralité – à la fois familière et soudain étrange, étant donnée la disposition versifiée de la page – de la prose. Christian Prigent déclare qu’ils ne sont pas « lisables », pas oralisables – contrairement à la prose mesurée, scandée, des textes antérieurs, en particulier celle de Demain je meurs. Il a voulu en effet, selon ce qu’il explique, écarter la mécanique pentasyllabique, devenue menaçante, et rendre impossible ou vaine la lecture publique, dont il a fini par se lasser [4]. Justement, la comparaison de Météo des plages avec Demain je meurs se trouve singulièrement éclairante.

26Le vers de Météo des plages est pour l’œil (l’aller à la ligne avant la fin de la ligne), non pour l’oreille (sauf exceptions, auxquelles on viendra plus loin). S’il n’est pas pour l’oreille, c’est pour trois raisons. La première tient, sans doute, au refus du vers pair, qui est celui que nous reconnaissons immédiatement comme vers. La deuxième, déterminante, c’est que ce vers comporte plus de huit syllabes. Or on sait qu’au-delà de huit, on ne reconnaît plus les groupes de syllabes (c’est la « loi des huit syllabes », qui permet de comprendre pourquoi dix syllabes ne suffisent pas à faire un décasyllabe, ni douze un alexandrin, et que l’un et l’autre, par conséquent, ont besoin, pour être, d’être césurés). La troisième raison, c’est que la longueur varie, ce qui empêche, de toute façon, qu’on entende le retour régulier d’aucune [5].

27En revanche, dans un livre comme Demain je meurs, qui est en prose (pour les yeux), le vers se donne à l’oreille (la régularité du pentasyllabe). Par quoi se trouve confirmé certain principe simple. Le vers-dans-la-prose (vers blanc) n’est reconnaissable que s’il s’impose à l’oreille (au souffle, à la respiration). Il doit donc être rigoureusement conforme aux modèles métriques connus, inscrits dans la mémoire sensible. C’est, par exemple, l’alexandrin de Ponge ou l’octosyllabe de Céline. Inversement, dès que la page offre la forme-vers (l’aller à la ligne avant la fin de la ligne), la dimension métrique (métrée) peut disparaître : il reste ce vers-pour-l’œil. Mais, ajoutons, il s’agit là d’une disparition sensible, respirée – laquelle, finalement, vaut comme présence. On entend qu’on n’entend pas.

28Donc, d’une certaine façon, et malgré les apparences, la prose de Demain je meurs est plus versifiée que n’est Météo des plages. Mais la versification de Météo des plages (c’est-à-dire la pratique systématique de l’alinéa) autorise des effets que celle (en prose) de Demain je meurs ne peut produire. Elle permet, d’abord, ainsi qu’on l’a vu, de couper les mots, d’en faire, d’une ligne à l’autre, deux morceaux. Mais elle met en œuvre, plus largement, deux principes simultanés et décalés d’organisation du discours. Puisque ce dernier se divise en vers et se divise en phrases. Et qu’il est rare que le vers et la phrase (la fin du vers et la fin de la phrase) coïncident. Le plus souvent, quand l’un s’achève, l’autre continue. Disposition métrique et disposition syntaxique se superposent sans régularité. Elles jouent l’une avec l’autre, l’une contre l’autre [6]. Ainsi agit, dans tout le livre, un principe de discontinuité, d’hétérogénéité – et comme de contingence. Le discours avance d’un pas toujours inégal.

29Mais il faut mener plus loin l’examen de la versification. Car on trouve aussi, dans Météo des plages, des vers réguliers, métrés (que l’oreille reconnaît comme tels). Si cette présence est rare, et de surcroît indécise, elle est précieuse à ce titre. Un classement, ici, est nécessaire.

301). Le pentasyllabe (celui-là même de Demain je meurs). Répété, ce pentasyllabe donne un décasyllabe particulier, rare dans notre poésie, césuré 5 / 5 au lieu de 4 / 6. C’est celui que choisit Baudelaire, par exemple, dans « La mort des amants ». On donnera trois exemples :

31

Hip hip hip la broche hippocampe accroche
[…] trop d’adjectifs – oui
Mais un vent sans temps oh oui frais coulis
La soupe gris poireau et ses grumeaux d’êtres
[si, comme le livre le propose avec insistance, on ne prononce pas
le e de soupe]

322). L’alexandrin. Il faut distinguer deux cas. Tantôt il ne constitue qu’une partie du vers inscrit sur la page, mais n’est pas moins reconnaissable : « Tu es dans le baquet des épidermes bleus […]. » Tantôt il constitue le tout du vers (de la ligne) : « De veines ondées bleu sur le sable et les seins ! » (si on effectue la liaison : « veines-zondées »). Ou le dernier (et très beau) vers du livre : « Percluse de partout épouvantée pensée » (si on prononce le e de « percluse »).

333). Le décasyllabe. Comme dans le cas de l’alexandrin, il faut distinguer celui qui est inclus dans un vers plus long : « ô, si coquins ces capuchons d’où sortent », et celui qui occupe toute la ligne : « L’arc étouffant de leur embrassement. »

344). Quelques cas plus complexes, dans lesquels se suivent (s’agencent) des groupes pairs (reconnaissables) de syllabes. Ce vers, par exemple, constitué de deux octosyllabes : « En ces lumières s’humilie l’ardeur obscène des couleurs » (si on prononce les e de « lumières » et d’« obscène »), ou ces deux vers devant lesquels il est permis d’éprouver, en même temps, embarras (pour cause de liaison et diérèses incertaines) et plaisir :

35

Craignez l’effacement l’oubli, la disparition des cieux
Des mondes et des corps sous ces flots bleus délicieux.

36On le voit (plus exactement, on l’entend), la difficulté principale vient du e caduc, de l’usage qu’on en fait. Dans Demain je meurs, la régularité pentasyllabique prescrit, généralement, qu’on le prononce ou non. Ici, en revanche, on se trouve en régime d’irrégularité, et, pour cette raison, l’hésitation est inévitable. Sauf à s’en remettre, simplement, à la déclaration de Christian Prigent, qui veut que ces vers soient impairs. Mais, en dépit de lui, il semble qu’on puisse entendre, ici et là, la trace de vers réguliers – fantômes de vers, parmi des fantômes de mots. On dirait volontiers, citant Mallarmé, que « la réminiscence du vers strict hante ces jeux à côté et leur confère un profit [7] ».

37Le vers français régulier, métré, tel qu’il a été pratiqué pendant des siècles, s’inscrit donc, dans la mesure même où il est effleuré (appelé, déplacé, malmené), dans la mémoire du texte. Cette mémoire est immense. Le livre est empli de citations, d’hommages, des plus explicites à ceux qui, sûrement, nous échappent. On trouve, liés ou non à la mer, la Bible, Homère, Virgile, Lucrèce, Shelley, Keats, Coleridge, Blake, Camões, Melville, Joyce, Khlebnikov… On trouve aussi, ironiquement quelquefois, Chateaubriand, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé, Proust, Ponge, Marguerite Duras, Tino Rossi, Oum Kalsoum… On voit passer Kleist et Arthur Cravan, qui sont morts noyés – comme le Quentin Compson de Faulkner. De Baudelaire, Christian Prigent réécrit « Les phares » et cite, en les dispersant, les mots de quelques vers célèbres. Il parodie Leiris : « glaire : / Il glace des graisses aquarellées dans la lumière. » Sont également évoqués des peintres : Rubens, Vermeer, Boucher, Monet, Turner, Nolde, Dufy, Chirico, Twombly… Le discours du narrateur (sa pensée) rencontre, en chemin, ces figures, ces œuvres, ces morceaux de textes. Il les prend, s’attarde ou non, les quitte. Circulation rapide, gaie des souvenirs. Mobilité de la matière-mémoire.

38On l’a observé, la bouffonnerie (en ses formes même les plus appuyées) est partout présente. On en donnera quelques nouveaux exemples : « Hourra, noces », « Hip Hip Hippolyte, hourra ! », « plus on est d’houris plus on fout ». Amoco Cadiz, par anagrammatisation, donne « Ô, maudit caca ». Le « Suave mari magno », qui ouvre le deuxième livre du De natura rerum, devient « suave, Marie, magne, ho ». Observons, au demeurant, qu’il ne s’agit pas seulement de maltraiter un incipit célèbre. Dans la transformation que ce dernier subit, se croisent bien des fils du texte : l’histoire de l’enfant, l’apprentissage du latin, la culture catholique (la Bretagne), la pensée matérialiste (atomes, dieux moqués, sexe joyeux), le goût de la littérature…

39La bouffonnerie n’est ni artifice ni supplément, mais part essentielle du livre (de la pensée du livre). Elle est d’abord rabaissement, refus de toute emphase. Elle dit, elle répète la vérité du bas (linguistique, matériel). L’écriture de Météo des plages écarte l’élégance, l’humour mondain. Elle s’installe devant (dans) l’épaisseur, non la beauté, des choses. La bouffonnerie est, en même temps, allégresse et détachement. Elle a partie liée avec l’éphémère, le cahoteux, la vie, la mort. En elle, finalement, se tiennent le sérieux, la façon juste, libre, de penser le monde.

40*

41Météo des plages nous met devant « tout ça ». Devant l’afflux constant de matières, de souvenirs, de mots – que la mer, à sa façon, métaphorise. De manière insistante, violente, désordonnée, ténue, le livre pose cette question : qu’est-ce qu’être – être dans ce lieu, ce temps, devant ce paysage, cette mer, ce ciel, ces corps, ces choses ? Étant donné qu’être, c’est être un corps (étroit, singulier), un corps qui transporte avec lui les événements de sa vie, sa culture, sa langue.

42« Tout ça », autrement dit le « Réel ». Inachevé, opaque, inévitable. Qui déborde les mots et dont les mots seuls, pourtant, peuvent donner idée. À condition qu’on les retire de leur usage paisible, ordinaire, figé. Loin du « lit puant des actus », « le sens […] est dans la furie d’eaux accélérées ». Auprès de l’extraordinaire densité mouvante de Météo des plages, beaucoup de livres ne sont rien.


Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/criti.766.0219

Notes

  • [1]
    Christian Prigent a naguère donné cette qualité de « roman en vers » à Peep-show, Paris, Cheval d’Attaque, coll. « TXT », 1984 ; rééd. Coutras, Le Bleu du ciel, 2006. Certaines pages de Demain je meurs (Paris, P.O.L., 2007) sont versifiées.
  • [2]
    Ce narrateur, on sait (avec toutes les prudences que ce savoir doit inclure) que c’est Christian Prigent lui-même.
  • [3]
    « L’inconnu n’est pas le “n’importe quoi”, dialogue avec Roland Barthes », publié à la suite de J. Ristat, L’Entrée dans la baie et la prise de la ville de Rio de Janeiro en 1711, Paris, Éditeurs Français Réunis, 1971 [rééd. Paris, Gallimard, 2001], p. 74-75.
  • [4]
    Entretien de Christian Prigent avec Jean-Paul Hirsch, le 20 avril 2010 (www.youtube.com/watch?v=EL53W8Eruqs).
  • [5]
    Observons que la problématique est bien, ici, celle du vers métré (du vers qui se veut tel, qui joue avec le mètre, ses principes, sa mémoire), non celle du vers libre ou du verset.
  • [6]
    Au reste, pratiqué ici avec violence, il s’agit simplement du principe d’enjambement, entendu au sens le plus large. Principe dont l’écriture versifiée, depuis toujours, tire parti. Il n’est sans doute que Céline pour avoir obtenu, en utilisant les ressources d’une ponctuation singulière, les mêmes effets dans la prose, à partir de Mort à crédit.
  • [7]
    Divagations, « Crise de vers », dans Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 207.

Domaines

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