Le partage de minuit. Folie et vérité chez Kant
Constantin Rauer Wahn und Wahrheit Kants Auseinandersetzung mit dem Irrationalen | Berlin, Akademie-Verlag, 2007, 377 p. |
1« La folie et l’entendement ont des frontières si mal tracées qu’il est difficile de s’avancer loin dans l’un de ces domaines sans faire de temps en temps une incursion dans l’autre », écrit Kant dans les Rêves d’un visionnaire de 1766 (Akademie-Ausgabe 2, 356). Cette phrase dit plus que le partage classi- que de la raison et de la folie, où la raison s’affirme en conjurant à l’extérieur d’elle-même les erreurs de la déraison et les errances de la démence. Elle ne dit pas que leurs frontières sont aisément reconnaissables et que ce dehors inquiétant de la raison en est d’emblée exclu. Elle ne dit pas que leur partage est placé dans la lumière vive du soleil de midi. Elle dit au contraire que leur partage est un partage de minuit ; que les ombres de la raison ne se distinguent pas facilement des ombres de la folie, et même que l’entendement ne peut s’assurer de ses possessions sans parfois outrepasser ses propres limites. Comme si le midi de la raison devait se déplacer pour faire surgir les contours et les ombres portées, celles qui la cernent et celles qu’elle comporte. Cette phrase de Kant pourrait ainsi servir à démentir la corrélation parfois soutenue entre l’enfermement historique des fous dans les asiles et le philosophème peut-être trop simple de l’exclusion de la folie par la raison. Mais elle indique surtout que ce partage de minuit est au cœur de la genèse de la philosophie kantienne dans les années 1760, et qu’il faudrait peut-être (enfin) suivre le fil de celui-ci dans les textes de Kant pour pouvoir reconstruire celle-là. Tel est l’objet de Constantin Rauer dans Wahn und Wahrheit : montrer que la « révolution dans la manière de penser » annoncée par la Critique de la raison pure tire ses racines d’une confrontation récurrente avec les phénomènes à l’œuvre dans les maladies psychiatriques.
2La première partie du volume est ainsi consacrée à une reconstruction systématique du tournant critique de la pensée kantienne entre 1759 et 1781. Affronter les questions de la périodisation de la pensée kantienne et de l’émergence de la pensée critique, questions redoutables et sans doute les plus disputées dans le commentaire, est ambitieux et risqué. Mais l’auteur propose une méthode modeste pour progresser sur ces chemins escarpés, méthode qu’il nomme « reconstructionalisme » (p. 23). Il s’agit de considérer l’ensemble des textes de la décennie 1760 (jusqu’à la Dissertation de 1770, qui inaugure la fameuse décennie silencieuse de Kant), et de reconstruire leur enchaînement problématique, en s’intéressant avant tout « au déplacement épistémologique des pensées et des disciplines » (p. 250). Si Kant passe d’une critique de la logique et de la métaphysique en 1762-1763 que l’auteur appelle une rupture avec le rationalisme compris comme correspondance de l’être et de la représentation (p. 130) à une période psychologique (1763-1766), pour revenir enfin au domaine de la logique (1768), ce n’est pas sans faire usage d’un procédé d’application (Anwendung) qui permet de comprendre comment Kant s’est successivement intéressé à ces différents objets : application de la logique à la psychologie dans l’Essai sur les grandeurs négatives (1763), suivie d’une phase psychologique, puis application de la psychologie empirique à la logique et à la géométrie dans le texte sur la distinction des régions dans l’espace (1768) et dans la Dissertation de 1770.
3Ce principe herméneutique produit de nouvelles ouvertures : au-delà du repérage atomistique de ce qui serait critique ou précritique dans tel ou tel énoncé et qui n’est toujours jugé qu’à l’aune des textes ultérieurs ; au-delà de la recherche d’un tournant décisif ponctuel dans la biographie intellectuelle de Kant ; au-delà de l’identification du véritable réveil du sommeil dogmatique (et l’auteur insiste particulièrement sur le mythe d’une phase empirique humienne chez Kant), le « tournant critique » tient dans l’application « d’une critique psychologique de la folie à une critique rationnelle de la raison » (p. 17). Par là se trouve décrite l’évolution de la pensée kantienne dans la décennie 1760.
4Cette lecture donne une place centrale à l’Essai sur les maladies de la tête (1764) et aux Rêves d’un visionnaire, expliqués par les rêves de la métaphysique (1766), deux textes qui sont souvent exclus des reconstructions un peu trop dorées de la marche triomphale vers le criticisme. Le premier texte est consacré à une nosographie des dérangements psychiatriques, et le second aux délires d’un schizographe suédois, Emanuel Swedenborg, dont les communications avec les esprits furent consignées dans les huit forts volumes in-quarto de ses Arcana Cælestia (1749-1756). Pour rendre compte de cet intérêt pour la folie, on allègue parfois les motifs psychologiques d’un Kant hypocondriaque qui aurait précisément construit la forteresse conceptuelle du criticisme et qui aurait conçu la métaphysique des limites pour s’en protéger. Et, ajoute-t-on alors, Kant n’a-t-il pas lui-même avoué dans le Conflit des facultés une « disposition naturelle à l’hypocondrie qui alla jusqu’à la lassitude de vivre » (AA 7, 104) ? Mais si, dans ces deux textes, Kant prend pour objet la folie en son sens psychiatrique, tous les textes de la décennie 1760 se confrontent en réalité à l’irrationnel. Et cela n’est pas un hasard : Kant vit à « l’époque d’un irrationalisme moderne », à l’époque d’une « folie des modernes », une époque prise entre l’irrationalisme empirique du monde de la science, l’irrationalisme idéaliste des théories philosophiques, et les délires mystiques des spirites. En somme, le tournant critique n’est pas né de la volonté de mettre la vieille métaphysique sur la voie de la science, mais d’une critique de la folie des modernes, c’est-à-dire encore d’une dénonciation des tendances irrationnelles des Lumières (p. 21-23).
5La seconde partie est consacrée à la théorie psychologique développée dans L’Essai sur les maladies de la tête et les Rêves d’un visionnaire. Rauer observe que l’Essai propose une classification nosographique qui peut tout à fait être traduite dans la terminologie actuelle des maladies mentales. En particulier la tripartition de la perturbation (Verkehrtheit) en dérangement (Verrückung : le trouble de l’entendement), divagation (Wahnwitz : le trouble de la raison) et perte de sens (Wahnwitz : le trouble de la faculté de juger) peut être rapportée à la tripartition de la schizophrénie en catatonie, hébéphrénie et paranoïa (p. 134). Or la schizophrénie, bien avant qu’elle ne serve d’exemple crucial pour mettre en question la théorie psychanalytique de l’inconscient, est un angle obtus pour poser la question de la vérité elle-même, puisqu’elle entérine la rupture de l’être et la représentation, la rupture du rationalisme. Et tel est bien le problème central auquel se confronte Kant : la distinction de la vérité et de la folie, de la veille insomniaque et du rêve éveillé, ne se laisse pas réduire par la raison elle-même (p. 142-143). Et la raison en est, selon Kant, que nous avons affaire dans les deux cas à un rapport de projection, de sorte que ce n’est pas dans le rapport de la représentation à son objet que l’on peut distinguer, d’une part, une représentation qui porte sur un objet réel des sens et, d’autre part, une représentation qui porte sur un objet halluciné des sens. Il faut alors comprendre la distinction entre folie et vérité comme deux types de projection, dont Kant fait la théorie dès l’Essai, selon que l’objet projeté, c’est-à-dire l’objet qui est au point de convergence, ou encore le focus imaginarius, remplit ou non les conditions d’une détermination dans l’espace et dans le temps (p. 145 et 189). Le concept de projection est central dans la psychologie kantienne. Il l’est aussi dans l’application de la psychologie à la logique, où il peut être vu comme le schème explicatif de la contagion de l’intelligible par le sensible analysée dans la Dissertation de 1770 (p. 278). Il fait ainsi l’objet de la troisième partie, qui achève la réinterprétation du tournant critique « comme la tentative kantienne de sauver ce qui dans le rationalisme ne pouvait en aucune façon trouver grâce dans la nouvelle mode de l’empirisme : l’a priori » (p. 235).
6Cette reconstruction de la psychologie kantienne est claire et sur bien des points convaincante. Bien sûr, le parallèle récurrent qu’elle instaure entre métaphysique et schizophrénie ne manquera pas d’irriter certains lecteurs, et aurait sans doute pu être nuancé, ici et là. En particulier, il n’est pas si clair que la « parenté » soulignée par Kant dans les Rêves d’un visionnaire entre la métaphysique scolaire et les hallucinations de Swedenborg permettent de véritablement conclure du point de vue de Kant à une assimilation de Leibniz à Swedenborg (p. 74), ni à leur commune dénomination sous les étiquettes d’irrationalisme, de néoplatonisme ou de mystique (p. 220 et 280), ni qu’ils soient redevables d’une folie comprise comme illusion (p. 101). À ce sujet, la différence entre Leibniz et la réception leibnizienne de Kant aurait pu être indiquée : la monade sommeillante (schlummernde Monade) est un concept introduit par Baumgarten dans la Metaphysica (§ 401). Par contre, le piège d’une réduction de toutes les déraisons à la folie est évité : l’auteur reconnaît que les différentes formes de déraison dans la « Dialectique transcendantale » ne se laissent pas superposer aux différents types de schizophrénie (p. 100). Au final, l’intérêt de Wahn und Wahrheit est de montrer le rôle central que la théorie psychologique kantienne a joué dans l’émergence du plan critique. L’attention précise aux textes montre que la lecture, peu avouable, sans doute, d’Emanuel Swedenborg a été plus décisive que celle de David Hume dans cette histoire, et qu’il faudrait peut-être en finir définitivement avec l’exégèse du fameux « souvenir de David Hume » (p. 44). Et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur que de nous redonner à lire ces textes, où la folie et la vérité ne s’excluent pas frontalement dans l’évidence de leurs limites, mais font l’objet, par Kant, d’un partage de minuit : « Ibant obscuri sola sub nocte per umbras » (Akademie-Ausgabe 2, 329).