Critique 2007/12 n° 727

Couverture de CRITI_727

Article de revue

Peut-on dire encore le pouvoir spirituel ?

Pages 899 à 920

Notes

  • [*]
    La première partie de cet article de Michel Serres a paru dans notre numéro précédent, daté de novembre 2007 (NdR).
Bruno Latour et Pasquale Gagliardi
Les Atmosphères de la politique
Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2006, 347 p.

1Espérant ces jours heureux et ce savoir intelligent, je puis ­ suivant toujours les interventions du livre ­ ajouter à la comparaison entre des systèmes culturels, modélisée par Giovanni Levi sur des textes, des mots et des lettres, quelques idées familières aux mathématiciens. Lorsqu’ils désirent s’adonner à ce type de mise en rapport, ils évoquent, pour les commençants, des relations évidentes, terme à terme, comme l’homothétie, la similitude ou l’équilibre mécanique de deux poids égaux tenus par des bras de levier de même longueur. Pour découvrir des équivalences de plus en plus complexes, ils recherchent alors des opérations qui relient des éléments ou des sous-ensembles qui, dans chaque système, n’ont ni la même place ni la même fonction. Il suffit, par exemple, de multiplier la longueur des bras par les poids qu’ils soutiennent pour revenir, malgré l’asymétrie, à l’équilibre ; plus vite la toupie tourne, mieux elle demeure droite sur sa pointe ; ainsi le compas gyroscopique indique-t-il le Nord. Voilà des invariants par variations. Quelque adresse que demande parfois cette recherche, enchante souvent la découverte du stable dans l’instable.

2Si vous comparez, par exemple, la manière de conduire des automobilistes en France et aux États-Unis, vous aboutissez aussitôt à ce qu’Isabelle Stengers appelle, avec juste raison, une insulte. Atroce pour l’un des pays, la comparaison perd du sens, si grande apparaît la différence. Non, vous ne ferez jamais asseoir ensemble à la même table ces deux familles de conducteurs. Posez alors une question qui, au premier abord, a moins d’évidence immédiate pour cette recherche ; par exemple : comment les habitants de ces deux pays aiment-ils se suicider ? La réponse fait apparaître un invariant intéressant : les Français, de leur côté, utilisent pour se tuer, eux-mêmes et entre eux, leur automobile et, pourquoi pas, celle des autres, alors que les habitants des États-Unis préfèrent, dans le même but et pour une efficacité semblable, un droit au port d’armes personnelles. Vous aboutissez alors à des chiffres dont le parallèle prend du sens.

3Ceux dont le métier consiste à se mettre dans l’usage et l’esprit d’une autre culture, les diplomates, par exemple, formons-les donc à l’étude des invariants intégraux.

Écriture : quatre symétries

4Je poursuis. Rien de plus passionnant que l’intervention de Derrick de Kerckhove qui, en s’aidant des techniques diverses de transmission orale ou écrite, trace un chemin précis entre le cognitif, tel que peut l’éclairer la neuro-physiologie des deux lobes du cerveau, et le collectif, que ces codes conditionnent. Il y a là une cohérence rarement aperçue qui m’amène, derechef, à la recherche d’invariants par variations. Un gaucher contrarié comme moi retentit, en effet, fortement au sens le long duquel se déroule l’écrit, sens qui ordonne et oppose, par exemple, les cultures sémitiques et les indo-européennes.

5Cela dit, je vois quatre symétries résultant de ces directions divergentes. La première se déploie sur le nom de Jésus-Christ, dont le premier prénom, hébreu, araméen, s’écrit donc de droite à gauche et le second, grec, de gauche à droite. Le trait d’union qui les relie ponte un éventail. Pontant déjà deux natures, divine et humaine, Jésus-Christ ponte deux cultures, deux façons de voir le monde, deux civilisations, deux récits, deux histoires, deux manières cognitives… Le roi régnant à son époque sur les Juifs ne s’appelait qu’Hérode. Contrairement à ce que feront les zélotes, ce dernier avait adopté les mœurs des puissants, en inversant le sens de sa propre écriture. Que, plus symétrique, le christianisme ait traduit le message monothéiste d’Abraham, purement sémite, relaté, récité selon la suite temporelle que l’on sait, dans le code polythéiste gréco-latin, plus abstrait, formel et figuré, voilà un court-circuit dont j’avais perçu la lumière, mais non encore son intensité. Du coup, notre civilisation naît sémito-indo-européenne.

6Elle le redevient, une deuxième fois, lorsque René Descartes symétrise à nouveau la figuration géométrique grecque et le discours formel de l’algèbre arabe ; son invention de la géométrie algébrique, au xviie siècle, donne une ressource nouvelle à ce court-circuit, écrit et religieux d’abord, calculé, figuré, transcrit et scientifique ensuite, en tous cas fertile. Le réseau de coordonnées cartésiennes fonctionne, en fait, comme une sorte de clavier. Descartes inventa, certes, une table de traduction des figures de l’espace à deux ou trois dimensions dans un discours linéaire et séquentiel, mais ce genre de table, les musiciens la connaissaient déjà, concrètement, et ne cessèrent, au cours du temps, de la pratiquer. Les portées de l’écriture musicale ont beau défiler à la manière indo-européenne, de gauche à droite, reste que, pour le clavier du piano ou un buffet d’orgue, même pour le pincement des cordes et la tenue de l’archet, même pour les coups portés aux percussions… les deux mains se complètent en symétrisant ­ ou non ­ leurs gestes. Aucune expressément n’a la prééminence, puisque, ici, là et parfois, pour échanger la mélodie et l’accompagnement, elles doivent se croiser. Du coup, et, de nouveau, même si, sur l’écran, l’écriture ou l’impression courent de gauche à droite, il faut bien que mes deux mains travaillent symétriquement sur le clavier de la machine à écrire ou de l’ordinateur, comme sur les touches du piano. L’informatique entière et les nouvelles technologies donnent un troisième départ à ladite symétrie.

7Notre civilisation retravaille encore ladite symétrie quand le xviie siècle anti-cartésien reprend la tradition du calcul contre celle de la géométrie. Inventeurs de la machine à calculer, Leibniz et Pascal ensemble inventent le Calcul différentiel et le Calcul des probabilités. Avant l’invention que je dis désormais plutôt indo-européenne, de la géométrie par les Grecs, régnait, tout justement, le calcul, plutôt de culture sémitique, chez les Babyloniens, par exemple. Dès le ve siècle avant J.-C., la première et ses démonstrations recouvrirent, jusqu’à le faire quasi disparaître, le second et ses procédures d’algorithmes. À l’âge classique, ces dernières réémergent, avec ces deux calculs, de l’infini et de l’aléa. Or, elles dominent désormais, avec nos ordinateurs et l’informatique. Comme, de naissance grecque, la philosophie succède à l’invention de la Géométrie et privilégie, par là même, la raison et ses démonstrations, en occultant ses prédécesseurs, comme le petit esclave du Ménon ou l’algorithme d’Euclide, j’aime demander : quel profil aurait-elle adopté si la pensée algorithmique avait imposé le calcul plutôt que les figures et le comptage au détriment de la déduction ? Pour résoudre telle question, calculemus, disait déjà Leibniz. Or, le temps de ladite symétrie sonne aujourd’hui : nous équilibrons dans nos pratiques et nos têtes l’efficace du raisonnement et celui de la combinatoire. À cette nouvelle, quoique antique, symétrie cognitive, doit correspondre une redéfinition de la philosophie. Je l’attends et m’y essaie.

8Depuis notre Antiquité, depuis aussi le premier siècle de notre ère, notre Occident travaille aveuglément à une complémentarité, que j’appelle volontiers déclarative-procédurale, dont le court-circuit, aujourd’hui, conditionne un certain renouveau touchant nos religions, nos sciences, nos pratiques et nos arts. Pourquoi pas notre politique ? Un gaucher contrarié portant un nom amphidrome le croit.

Mon et notre passage du naturalisme à l’analogisme

9J’ai gardé pour la fin l’intervention de Philippe Descola, parce que, au même titre et plus que les précédentes, elle me touche personnellement jusqu’à la gourmandise. Venue d’une distribution originale des éléments qu’oppose le dualisme âme-corps, sa classification : naturalisme, totémisme, animisme, analogisme, suscita, de la part des interlocuteurs de Venise, des questions sur le rendement et la fécondité de ses classes. Elles me permettent, quant à moi, de relire l’histoire de la philosophie occidentale sous une intense lumière, en particulier les auteurs que ma vie de travail rencontra ; d’où un réexamen de conscience que j’entreprends ici avec un plaisir extrême.

10Question, en passant : l’Occident se mit-il à même de comprendre les autres cultures parce que, mettant à la voile dans ses ports, il se lança dans cent devisements du monde, ou parce que ses philosophies visitèrent à loisir ces quatre ontologies possibles et, en lui laissant le choix, l’ouvrirent ainsi à d’autres visions de l’univers ? Mille mercis reconnaissants à Philippe Descola de m’avoir fait voir, sur le tard, dans ma propre culture et, plus intimement, dans mes propres travaux, ces visites d’anthropologie chez les totémistes, animistes, naturalistes et analogistes. Sans le savoir et sans quitter les langues d’Occident, j’avais fait, avec elles et par elles, le tour du monde des autres. Je reviendrai plus loin sur ce point, à mon sens assez sensible.

11D’abord, je tombe d’accord sur ceci que nos auteurs animistes, les Stoïciens ou Bergson, laissent, derrière leur évocation, une sorte de tautologie qui n’ouvre à aucun développement possible : nous n’irons pas plus loin que l’élan vital ni au-delà de l’âme du monde. Ne coûtant pas fort cher, ces synthèses larges ne rapportent pas grand-chose.

12Nous croyons, d’autre part, vivre enfin sous le règne du naturalisme. À un extérieur universellement soumis à des lois dures, nous opposons, en effet, des cultures douces, originales et variées. Auguste Comte, par exemple, dit que nous y parvînmes après avoir enchaîné trois états, dont l’intuition du positiviste historicise, vite et en les énonçant assez mal, quelques-unes des classes de Philippe Descola. Depuis combien de temps cette « ontologie » s’imposa-t-elle sous nos latitudes ? Depuis le Démiurge du Timée ? Depuis Lucrèce ou Galilée ? Depuis Descartes et ses animaux machines ? Depuis l’âge des Lumières ? Depuis le scientisme, depuis le positivisme même ? Depuis qu’en vue de gérer les sociétés humaines, nous abandonnâmes le « droit naturel » pour « les droits positifs » ? En tous cas, nous ne l’avons pas toujours pratiquée ; hier, sûrement, mais, avant elle, nous essayâmes d’autres options, l’animisme par exemple.

13De plus, nous en sortons, non seulement parce que, volens nolens, nous avons déjà signé un Contrat naturel qui rend poreuse la barrière entre nature et cultures, mais surtout parce que l’explosion en quantité d’information et qualité paysagère des sciences dures vient de remplir l’univers, le monde, la Terre et les vivants de singularités ; ciel, planète et espèces regorgent aujourd’hui d’îles presque irréductibles. Alors que la différence passait tantôt pour le concept clé des sciences humaines, le Paysage des sciences et le Grand Récit contingent qui le déploie l’emportent aujourd’hui, et de loin, sur quelque espoir de système ou même d’encyclopédie. Depuis quelques décennies, nous avons délaissé le naturalisme, majoritaire, en effet, depuis les dates ci-dessus évoquées, comme nous quittons l’histoire pour le Grand Récit, comme nous sortons, aussi, de la modernité récente, parenthèse en train de se fermer.

14Nous revenons donc, avec les bénéfices inattendus d’un pluralisme innombrable et d’infinies métamorphoses qualitatives, à un analogisme, dont le profil ressemble, quoique de loin, à celui dont nous avions jadis joui chez Aristote, que je connais mal, et, plus récemment, chez Leibniz, que je connais mieux, et dont les monades annoncèrent puissamment beaucoup de savoirs et de pratiques contemporaines concernant lesdites singularités. Aujourd’hui, par exemple, à nouveau fondamentale, la question de la liaison entre la physique quantique et la relativité générale relance celle qui tenta de ponter, dans ces cultures de l’analogie, le micro et le macrocosme, les monades et la monadologie. De plus, nous voici désormais devant et dans des myriades océaniques d’archipels épars dont nous ne savons pas comment les associer, devant un tsunami d’informations dont nous ne savons pas maîtriser le gigantisme. Quelle idée globale, quel Dieu ordonnateur, quelle ontologie… quelle théorie unitaire… quel ordinateur quantique… quel tyran monstrueux… parviendront-ils au rassemblement de cet éparpillement quantitatif et qualitatif sans limite ? Comment, où et dans quelle langue convoquer cette assemblée des assemblées ?

Mon et notre totémisme : La Fontaine revisité

15Jusqu’à cette ligne, je ne viens de revisiter que des idées ou publiques ou par moi publiées. Lucrèce et Auguste Comte, Leibniz et Bergson, le commencement du xxe siècle, à Paris, l’histoire des sciences occidentales et leur épistémologie… accompagnèrent mes études et ces passages somptueux entre animisme, naturalisme et analogisme. Aveu, maintenant : je ne me résolus jamais à publier mon livre sur La Fontaine. Depuis quarante ans, il me hante ; je l’écris, le laisse, fiévreusement le rédige et froidement l’oublie ; d’enthousiasme le reprends et de dépit l’abandonne ; attaché à mes guêtres, il me passionne et me désespère, je n’ai jamais su pourquoi ; de lui et en lui, je frémis de plaisir et d’incompréhension. J’ai dû attendre de lire ces pages magiques, oui vraiment confraternelles, pour comprendre enfin mon vieux collage avec les Fables, mes vieux tics de totémisme. Depuis presque un demi-siècle, je considérais ces petits haïkus ou théorèmes poétiques comme parmi les testaments les plus archaïques de notre aire culturelle, remontant du Phèdre latin à l’Ésope phrygien et de celui-là aux récits indo-européens du Pachatantra ou sémitiques de l’Abiqar assyrien, jusqu’au début de l’écriture et en deçà. Échappant finement aux emprises stériles de l’histoire littéraire, voici le plus pur reste, en nos traditions, de l’ontologie que Philippe Descola nomme totémiste. Non pas seulement que Loup, Agneau, Cigale ou Fourmi tombassent en des espèces catégorielles, mais, comme il l’indique, parce qu’elles désignent, en même temps que des groupes vivants, des qualités abstraites comme l’avaricieuse et l’insouciante, le cruel et le naïf.

16Un monde analogique, l’ancien certes, mais, pour nous, le nouveau, celui qui vient aujourd’hui d’émerger, chercherait-il toujours un point fixe, un invariant qui pourrait unifier ou, du moins, harmoniser un ensemble désormais désespérément innombrable, non seulement hautement différentié dans le domaine des cultures humaines, mais d’un ordre de grandeur astronomique dans celui des savoirs durs ? Les interlocuteurs de Philippe Descola hésitent, à Venise, à désigner trop vite une solution facile, formelle, grandiloquente, inutile en tout cas, pour une telle synopsis. Le temps du concept creux et sonore a vécu. Ils ont raison, ils ont surtout raison de prendre les choses par le menu, le concret, le détail avec quoi nous nous colletons en temps réel, au quotidien. Et si, pour leur rester fidèle et au moins par provision, nous laissions, en l’absence de toute voûte, cette quête inquiète d’une clé de voûte, pour scruter, à nouveau et d’en bas, les spécificités, les monades comme telles ? Et si le secret de notre nouvel univers se trouvait niché dans des interrogations simples sur les singularités ? Simplistes, naïves, enfantines presque. Je n’ai plus honte de mon collage fabuleux.

17Voici. Comment mes chers fabulistes convoquent-ils, souvent autour d’une table où, quelquefois, l’on mange, où, quelquefois, l’on ne peut manger, où, aussi bien, l’on se dévore allègrement les uns les autres… des vivants de flore, de faune et des objets inertes aussi disparates qu’un Lion, une Chèvre, un Estomac, des Glands, un Pot au Lait… ? Mieux encore, avons-nous jamais compris pourquoi, parce qu’il s’appelle Lion, le Lion prétend prendre toutes les parts du Cerf, attrapé à la chasse, à la Génisse, à la Chèvre et à la Brebis, dont je ne sache pas qu’elles aient jamais eu quelque envie de dévorer ce gibier. À quelle table s’attablent des espèces qui ne mangent même rien de commun ? On dirait que les Fables dirent, disent les questions de Venise. Comment faire parler ces animaux et ces choses ensemble et aussi avec une Jeune Veuve ou une Montagne qui accouche… ? En quelle langue ces hurleurs, ces aboyeurs, ces avocats et ces muets peuvent-ils dialoguer ? Oui, que disent le Chêne au Roseau, un Bûcheron à la Mort, le Statuaire à son marbre, table ou cuvette, le Villageois au Serpent et Philémon à Baucis et tous deux à des dieux déguisés en manants au moment de mourir et de se transformer en arbres ? Je crois me souvenir de mon enfance paysanne, où il ne m’aurait point paru sot de prétendre qu’un sous-langage, qu’une pré-langue, qu’un commun dialecte… unissaient bêtes domestiques et sauvages, plantes et arbres, fermiers et fossoyeurs, dieux de marbre et pot au lait… J’ouïs soudain La Fontaine chercher naguère, au Grand Siècle, comme le firent, jadis, Ésope, Pilpay, Abiqar et leurs prédécesseurs dans les traditions orales, au moins depuis l’aurore du néolithique, où s’arrêtèrent d’errer les chasseurs-cueilleurs devant l’événement de la domestication… chercher, dis-je, à poser les questions dont, en 2004, sous la voûte de San Giorgio, débattent ensemble, à langues différentes, ces grands philosophes, sociologues, historiens et linguistes, chacun d’eux specimen en son espèce de spécialiste.

18La Fontaine lui-même les maîtrisait-il, ces questions, puisqu’il fait au naturalisme de Descartes et de ses animaux machines des objections animistes, à propos des perdrix protégeant leurs petits et de l’âme des bêtes ? Mais le fleuve totémiste où il baigne, dont la source, fabuleusement archaïque, remonte plus haut que les débuts de l’écriture et dont le flot vient lécher ses rivages et maintenant les miens, nous entraîne, mes contemporains de Venise et moi-même, dans ses eaux et, peut-être nous aide à traiter les grandes questions, angoissantes au demeurant, qu’impose notre rentrée dans l’ère analogique. Oui, que peuvent dire le Chien à son ombre, la Mort au Mourant, les quantiques aux relativistes, les humanitaires aux capitalistes, Bush à Ben Laden, les antimondialistes à Davos, les sans-logis à la gauche caviar, Poutine aux Tchétchènes et l’humanité au climat ? Et moi, amoureux désespéré, à une amie qui ne comprend pas ma langue ? De quelle fabuleuse forme tailler la table où les inviter à s’asseoir pour boire, au moins, et négocier, au plus ? Enfin, j’entrevois la mangeoire des Fables, comme je verrais passer la table sainte de la Cène…

19… à quelle table, en effet, convoquer des espèces aussi disparates ? Je l’ai dit tantôt : à celle où l’on mange ? Si toutes les bouches ne s’expriment pas toujours, et si, quand elles le font, ne parlent pas forcément la même langue, et, quand elles le font, disent encore plus rarement le même sens, toutes, quelles que soient leur espèce, mangent partout et toujours. Mangent ou s’abstiennent Cigale et Fourmi, Corbeau et Renard ; boivent ou non Renard et Cigogne ; se mangent les uns les autres Lion, Cerf, Loup et Agneau…

20… s’enivrent, ailleurs, les esclaves de Plaute, dont l’un dit tout à trac à son partenaire d’ivresse un immense cogito jamais cité : Ego sum tu, tu es ego, je me change en toi, tu te transformes en moi. Boivent et mangent les bêtes qui se métamorphosent les unes dans les autres ; boivent les Compagnons d’Ulysse, à la table de Circé, avant de tourner porcs ; boivent et mangent les apôtres avec le Maître de la Cène qui sait transsubstantier pain et vin en chair et sang. Les humains se métamorphosent en bêtes et entre eux ; les animaux, les végétaux se changent en femmes et hommes. Les mots commencent par corps.

21Mais j’ai promis de revenir sur la pluralité des « ontologies » dans notre tradition occidentale, bariolée des quatre options de Philippe Descola. Sans doute, je l’ai dit, ces taches diverses sur notre peau de léopard nous permettent-elles de nous adapter aux autres cultures et de les comprendre. Je ne nous suppose pas, en outre, si exceptionnels, donc j’imagine que d’autres cultures ne restent pas, elles non plus, seulement et exclusivement analogiques, totémistes ou animistes, et qu’elles comportent en elles, aussi, des taches sur leur peau de panthère, et qu’à leur trait dominant, elles associent des traces de ces références différentes. Je ne le sais pas, je le suppose.

22Mais je sais assurément que, singularité pensante parfois, individu ému souvent, amoureux, imaginatif, raisonneur, pragmatique, fou, réaliste, extatique, désespéré… je reconnais en moi les couleurs et les contours desdites taches et que, selon le jour, le désir, l’occasion, l’herbe tendre et le Diable aussi me poussant, je me sens naturaliste, animiste, analogien ou totémiste, totémiste surtout quand je lis ou récite La Fontaine, ma constante tentation ; que ces taches me permettent de comprendre les cultures collectives, comme les femmes et les hommes individuels, adornés distributivement de ces différentes références. Je suppose, en outre, que je ne suis pas si exceptionnel, donc que d’autres individus portent aussi des taches de ce genre sur leur peau de tigre : quand ils n’adhèrent point à un dogmatisme énervé, je crois même les avoir perçues.

23Je les remarque, aussi, dans les Fables. J’emprunte d’ailleurs l’image de la tache à la Fable du Singe et du Léopard. Quant au Loup et au Chien, ils dialoguent aussi bien parce qu’ils se préparent ainsi à se métamorphoser l’un dans l’autre, comme les Compagnons d’Ulysse en porcs et autres espèces de toutes les Fables. Et le Loup devient Chien et le Chien devient Loup, l’un se domestiquant, l’autre devenant marron. D’où vient que le secret du fabuleux gît dans les Métamorphoses et qu’Ovide veille sur leur accomplissement. Comment les humains deviennent-ils des bêtes, question de morale, comment les animaux deviennent-ils des humains, histoire longue d’hominisation.

24Mais comment, derechef, se transformer ainsi ? Parce que, je viens de le dire, nous portons en nous des marques, des traces, des taches d’altérité, où s’ancrent, où commencent lesdits changements ; variés, tigrés, nués… nous sommes déjà des autres, en partie. Vieillis, séchés, penchés, cassants, Philémon et Baucis virent à l’arborescence, déjà ; affamé, voilà le Loup déjà Chien ; assoiffé de liberté, voilà le Chien déjà Loup… Et parce qu’ils peuvent se transformer les uns dans les autres, ils peuvent se connaître les uns les autres, avoir relation les uns avec les autres, avant même de parler : ils se co-naissent, ils naissent complémentairement, ils naissent réciproquement, ils contractent entre eux un pacte de renaissance, une sorte de contrat naturel, ce dernier mot disant, mieux encore, cette renaissance décidée ensemble. Tous bariolés comme tigre, panthère ou léopard, ils ont relation de tache à tache, de marque à marque ; chacune de ces traces entoure le pied où s’enracine une valence, le lieu où la relation à l’autre s’attache. Les monades ressemblent aux atomes, elles lancent des valences ; elles ressemblent aux neurones, elles rayonnent de dendrites ; nous avons des relations à l’image des synapses.

25Naturaliste d’exercice, de savoir, de formation, j’avais en moi assez d’analogiste pour revisiter la pensée de Leibniz et ensuite comprendre les nouveautés des sciences contemporaines, émergences voisines, par leur nombre et leur pluralité qualitative, du monde humain que nous cherchons à pacifier… oui, je portais sur moi des valences d’analogie ; mais je lançais, aussi bien, une valence de totémisme, dont le bras hésitait, vibrait, n’osait se lancer, que je trouvais archaïque, oui, j’avais un peu honte de ce passé paysan qui me poussait à penser à la fois le Contrat Naturel ­ cette autre manière de dire co-naître ­ et à lire Phèdre, Ésope et La Fontaine, en qui je sentais le pouvoir enchanteur de nous délivrer de nos embarras de parole. Oui, en les livrant à des enchantements, les fabulistes font parler des vivants et des choses dont les paroles, sans ces extases, s’étrangleraient, s’encombreraient.

26Si je parais quitter un peu le Descola des quatre classes, je me retrouve à ses côtés, à Venise, au Palais Cini, pour demander à ses interlocuteurs de revisiter, à leur tour et à nouveaux frais, un monde qui ne cessa de m’enchanter, où s’entend, justement, une étrange parole circulant, à l’aise et par miracle, entre Lion et Moucheron, Serpent et Lime, Huître et Plaideurs… une parole totémique à laquelle résiste le savant pas assez savant pour échapper au naturalisme, mais à laquelle s’apprête à céder le savant assez savant pour devenir analogiste.

27Avant que l’invention de l’écriture ne ferme sur elles-mêmes des cultures sinon unies au moins traductibles, que se passa-t-il donc, dans le monde, en ces temps immémoriaux, pour que l’on y rapporte l’existence, l’émergence, le Rêve même comme diraient les Aborigènes d’Australie, pour que l’on y fabule sur l’espoir, les tonalités, le chant, la musique… d’un langage commun à ces êtres disparates ?

28Et que se passe-t-il, aujourd’hui, dans le monde, quand le nouveau support de la toile nous connecte tous, que se passa-t-il, l’an passé, à Venise, pour que l’on y reprenne la même question et que l’on y rêve, à nouveau, sans trop d’espoir ni de projet, d’une telle langue commune ? Ce dont vous rêvez, ô philosophes contemporains, les Fabulistes du passé le chantèrent-ils ?

29La toile, disais-je ? Frémissant du souvenir enchanté des idées d’enfance, je retrouve le réseau de Pénélope dont l’entrelacs me permit, en effet, dès mes premiers pas dans l’univers analogique de Leibniz, de connecter ensemble les monades par points, étoiles et chemins, contrairement aux décisions du philosophe qui ne les associait qu’en Dieu. Oui, l’univers ressemble à un gigantesque treillis, hautement différencié, où certaines îles, fortement denses, portent et lancent des forêts de valences à mille et mille embranchements et donc se connectent mieux et puissamment aux autres ­ riches en monde, dirait Heidegger ­ et où d’autres, plus pauvres, s’y relient faiblement et moins. Çà et là, voici une ténuité de fils rares, alors que, là et çà, se chevauchent des branches et des ramifications interconnectées jusqu’à l’opacité… Chaque chose, chaque individu, chaque vivant, chaque espèce, chaque culture, comporte de tels pseudopodes pour se lier ainsi. Nous rayonnons tous de valences. La valeur de chacun dépend de ses valences, de ses multivalences. Peut-on imaginer des omnivalences ou totipotences, des îles d’où jailliraient toutes les valences imaginables ?

30Aux temps du Rêve, pour les Aborigènes d’Australie, les entités qui surgissent de la terre et laissent derrière elles les sources de toutes choses me paraissent, ainsi, des totipotences ; la toute-puissance du Dieu de nos monothéismes rayonne ainsi. De plus, nous concevons, créons, observons, découvrons beaucoup de ces omnivalences… dans la réalité physique ­ la lumière, les ondes ­, dans l’esthétique ­ les tons, la musique, le blanc ­, les jeux et les pratiques ­ le domino blanc et l’argent ­ l’abstrait ou le cognitif ­ les formalités de l’algèbre ou de la géométrie ­, enfin dans le vivant ­ les cellules souches… Moi-même et l’humain, la philosophie et moi-même, quêtons cette totipotence. Nous cherchons des connexions universelles, dans le réel ou le virtuel. Voilà, je le décide : j’essaierai, ailleurs, de parler de ces omnivalences : du blanc, de l’argent, du son, de la musique…

31Oserais-je, enfin, avancer que la structure des organismes et, en particulier des systèmes nerveux et des cerveaux, ont pris cette forme hyperconnectée de monde pour le mimer ou s’y adapter, ou, à force d’ainsi le co-naître, ont évolué en se métamorphosant dans cette forme hyperconnectée de monde ?

32Mais, j’y pense tout à coup : ces Fables qui relatent comment des humains, des bêtes, des plantes et des choses du monde… s’associent en communauté de discours, ne se rangent-elles pas, elles aussi, parmi les tentatives de domestication que tantôt j’évoquais ? Ne s’agit-il pas du rêve, à la lettre fabuleux, de domestiquer tout ce qui existe sur la terre et sous le ciel, et de faire parler ensemble tout ce beau monde ? J’ouïs une étrange interférence de parole entre, d’une part, les classes anthropologiques de Philippe Descola, dérivant, par mes soins, du naturalisme à l’analogisme et, de là, au totémisme, et, de l’autre, les serres de Peter Sloterdijk, conditionnées entre les fermes archaïques, au fumet tiède, et l’effet de serre. Rajeunirons-nous la politique en appelant à la rescousse La Fontaine et les Aborigènes d’Australie, pour aménager le Parc ?

33À prendre au sérieux les Fables, on observe, en effet, qu’elles racontent l’inverse des premières domestications et annoncent plutôt la dernière, c’est-à-dire la politique au sens, nouveau, du Contrat Naturel. Animaux, plantes et hommes se répandent partout et, librement, vivent, parlent et décident ensemble… comme au Yosemite, à Yellowstone ou au Parc National des Pyrénées.

34Comment donc régler nos rêves politiques ? Par trois types d’utopies : des religieuses, comme la Crèche, la Cène ou la Pentecôte ; d’autres, littéraires et anthropologiques, comme les Fables ; plus concrètes, les dernières servent même de modèles pour nos eutopies.

Mon animisme et le nôtre

35J’ai délaissé l’animisme et son point d’orgue suspendu. Les deux éléments primitifs à partir desquels Philippe Descola compose ses classes comportent la physicalité d’une part et l’intériorité de l’autre. Cette dernière, déjà, n’enracine-t-elle pas l’animisme dans l’individu ? We are all born dualists, dit-on. Si j’ai une âme, alors mon corps naquit animiste et le reste jusqu’à sa mort, où cette âme volera. L’auteur n’en fait pas mystère et retrouve ce trait en toutes cultures. Du coup, l’animisme élargirait, intègrerait en quelque sorte ce dualisme individuel au niveau des sociétés comme à celui du monde : d’où l’esprit du temps, celui des lois, celui des sciences… L’âme du monde magnifierait celle des vivants singuliers. Le vent dont je parlais plus haut souffle toujours en ces mots magiques. Ne retrouvons-nous pas, ici, le pouvoir spirituel dont nous étions partis ?

36Parler sous la métaphore de l’atmosphère, ­ encore l’air, encore le souffle ­ cela revient-il à l’animisme : anemos, le vent, anima, l’âme… ou au pouvoir spirituel : esprit, respiration ? Amis de Venise, n’allez-vous pas tomber dans l’impuissance improductive que vous remarquez ici, parallèle à celle du vitalisme, par exemple, qui, en biologie, expliquant la vie par la vie, s’enferme en tautologie ? Eh oui, nous n’irons pas plus loin que l’élan vital ni au-delà de l’âme du monde ! Mais irons-nous plus loin que l’atmosphère ? Que nous disions air, âme ou spirituel, nous ne brassons que du vent ; sauf qu’à dire atmosphère plutôt qu’âme, nous l’avouons en termes exprès. Faut-il donc quitter ces concepts creux et ces métaphores éventées ?

37Pourtant, avouons-le, ces images aériennes, ces souffles sans consistance, toutes les cultures connues en admettent la réalité ; mieux, ce vent les poussa au point que, sous son entraînement, elles érigèrent temples, ziggurats, pyramides égyptiennes ou aztèques, cathédrales. Comment de ce vent doux naquirent ces murs durs ? Sans compter ce que Proust appelle les âmes immatérielles qui font renaître Combray, place, maisons et rues, du goût et de l’odeur d’une tasse de thé. Comment de ce dur émanent des souvenirs doux ? Comment se fait-il, que des expériences, personnelles ou sociales, intimes ou publiques, aussi constantes, produisant des pierres aussi denses ou des lieux aussi précis… ne se puissent exprimer que par un concept aussi vide que le vent ? Comment parler de l’âme que Philippe Descola nomme avec pudeur intentionnalité, comment dire l’animisme en culture ou le pouvoir spirituel en politique ? La même question revient.

38Certes, le naturalisme développe et crée des concepts, ouvre à la science, alluma nos lumières ; certes encore, l’analogisme s’impose lorsque les singularités pullulent, comme elles font aujourd’hui ; certes enfin, le totémisme nous séduit comme un enchantement aimable, ou comme un appel des invités à la table cherchée par l’assemblée de Venise. Mais non, décidément, ce que recherche cette assemblée, loin des trois choix précédents, elle l’appelle atmosphère, c’est-à-dire, en précision, l’âme de l’animisme ; tout se passe comme si elle voulait l’atmosphère, mais à la condition que ce ne soit pas du vent ! Ce qu’elle quête ressemble donc étrangement à ce dont elle ne veut point, à ce concept creux, à cette image sans rigueur, oui, au souffle.

39Or, répétons-le, l’animisme ne crée ni ne développe aucun concept ; demeure immobile dans une tautologie vague, inutile, répétitive. Et pourtant, son vent, souvent brûlant, pousse à bâtir des palais, des tribunaux, des villes même, des églises et des ports, réunit des foules innombrables, meut des vies admirables, de scientifiques ou de saints, perpètre, aussi bien, des crimes abominables, bref enflamme les hommes, entraîne les sociétés, déchaîne l’histoire… Face à ces tornades, qui dirait le vent sans force et ses souffles sans puissance ? Inexplicablement, il crée, détruit, entraîne, enthousiasme… enchaîne, parfois, des passions politiques… Comment expliquer cela ?

40La Fontaine, encore lui, relate que Démade, orateur attique, se démenait, jadis, à la tribune, pour démontrer, par raisons déterminantes, à ses concitoyens, que l’ennemi se pressait aux portes. La Patrie en danger ! Mais nul n’écoutait. Redevenant alors totémiste ou animiste, façon Descola, il entreprit de raconter que Cérès, la déesse, partit en voyage, accompagnée de l’anguille et de l’hirondelle ; rencontrant une rivière en crue, l’une, à la nage, et l’autre, en volant, franchirent bientôt l’obstacle. Et Cérès, que fit-elle ? demanda, béante, la cohue des Athéniens. Imbéciles, hurla Démade, vous n’aimez donc que le vent… Morale de la Fable : qui donc entend les concepts ? Lui, le rhéteur, plus nous autres, philosophes, et pas beaucoup plus que notre petit nombre. Qui se passionne aux récits ? Tout le monde. Tout le monde attend, suspendu, si Cerès passera ou ne passera pas le ru, tout le monde plonge dans le conte dont les ondes emportent l’aronde comme le poisson catadrome et thalassotoque. Immense pouvoir de la littérature ! Ô l’immense puissance du vent ! Du spirituel !

41Les Grecs distinguaient déjà muthos, le récit, de logos, la raison. En sa nouveauté, ce logos ne se traduit point par langage, vieil usage, mais par rapport et proportion, les tout premiers concepts vraiment opératoires. Voici les formes, voilà les contes ; les premiers durs, les autres brûlants. Au moyen des premiers, se déduisent ou s’induisent de la science, de l’intelligence explicative, de la cognition, froides ; mais on insuffle des conduites sociales, politiques, religieuses avec les seconds, doux et chauds. Naturalisme et analogisme développent des concepts ; totémisme et animisme développent des récits.

42Savant et politique se différencient là.

43En passant, je succombe à la tentation de réputer totémiste à la manière Descola, le Saint-Simon des Mémoires, si attaché à distinguer, aux rituels de la Cour, la conduite des familles dominantes de celle des dominées, princes du sang et seigneurs de moindre lignage, à l’inconsciente imitation de ce que font, entre eux, chimpanzés, dingos ou lions de mer, et, pour un animiste de la même farine, notre Marcel Proust, lorsqu’il dit approuver la religion celtique dont les croyances plaçaient des âmes en captivité dans des bêtes, des végétaux ou des objets inanimés ; d’une madeleine et d’une tasse de thé soudain ressuscite le village de son enfance, avec ses rues et le chocher de son église, plus les habitants du temps perdu ; je ne peux plus ouïr ce narrateur sans noter qu’il décrit toujours de ces âmes, émanées des effluves, des murs ou des nénuphars. De ces deux visions, la littérature française tira, colossalement, le bénéfice sans prix de ses récits les plus longs et les plus exquisément détailllés. À les goûter longuement, qui osera dire que ces « ontologies » ne produisent rien qui vaille ?

44Et, de nouveau, en passant, voyez comment l’anthropologie dit cent fois plus profond sur la littérature qu’une vaine histoire littéraire.

45Pour changer la face du monde, la technique, certes, dépend des concepts ; mais vous et moi, histoire et société, malheurs et ravissements, changeons, corps et âme, par des récits et des modèles de vie, par le passage de personnages : Ulysse, don Quichotte, Gavroche… Périclès, Spartacus, Lénine… les Êtres du Rêve aborigène, Bouddha, Jésus-Christ, saint Paul, Mahomet… héros brûlants d’aventures. L’existence mute de la raconter ; la vie des gens se transforme quand, dans la vie, des gens racontent la vie des gens ; la société change quand elle chante sa propre histoire, fausse ou vraie, qu’importe. Un bon récit a vent arrière. Il emporte toutes et tous avec lui. Mais d’où vient ce vent ? Vous qui savez penser, vous qui créez des concepts, savez-vous raconter une histoire en créant des personnages ? Osez-vous, pouvez-vous raconter votre propre vie, témoigner de l’atmosphère que vous respirez, la transformer en tornade ? Où trouver les atmosphères de la politique ? Dans les souffles émanés de vos bouches. Qu’elles brûlent, que d’elles jaillisse le cyclone ! Ce feu brille, magnifique, mais embrase, mais dévore dangereusement. Raidis de concepts, ivres de raisonnements, bardés de techniques, confortables mais devenus durs et froids, nous manquons de ce vent-là ; nous éteignons ce feu-là.

46Du coup et pour en finir, j’eusse peut-être eu le courage de proposer aux penseurs de Venise le beurre avec l’argent du beurre. Car si les concepts excluent les récits, d’où leur clarté, mais leur impuissance froide et leur mépris du vent, les récits peuvent contenir les concepts : par exemple, l’Odyssée apprenait aux enfants grecs, en même temps que les aventures du roitelet d’Ithaque, la géographie, l’art de naviguer, le régime des vents, le tissage, le droit, les dieux et la politique… Jules Verne et Le Tour de France de deux enfants jouèrent le même rôle à l’école de nos parents. Or, nous disposons aujourd’hui d’un Grand Récit, où les sciences, d’elles-mêmes, racontent les temps divers et les avatars de l’univers, de la planète, des vivants et de l’homme. Le bâti solide des concepts vient de se mêler au ciel venteux des récits. Pis, et cela définit notre ère comme celle d’une nouvelle éthique, l’enfer dangereux des récits ­ car ils déchaînent aussi bien crimes, guerres et malheurs ­ vient se mêler aux risques massifs induits par les concepts et par les techniques qu’ils produisent. Cette nouvelle tresse de concepts et de récits produit le tissu des quatre « ontologies » : nous voici, aujourd’hui, naturalistes, analogiens, totémistes et animistes sans contradiction.

47Jamais le vent ne se leva de si loin, jamais il ne souffla aussi amplement, jamais il ne se multiplia en autant de brises fractales et fluctuantes, puisque ce récit peut se dire à autant de niveaux qu’il plaît, aux enfançons, le soir à la veillée, ou aux prix Nobel, dans des articles difficiles… unitaire et multiple à la fois.

Le droit anglo-saxon encadré, aval et amont, par le droit romain

48Quoique, au Contrat Naturel, j’aie conçu jadis l’audace de faire incursion dans la philosophie du droit, je n’ai que peu de compétence en matière juridique. Mais comme ma vie se déroule pour moitié dans un pays anglo-saxon et de l’autre en France, j’ai cependant fini par observer que les mœurs, les usages, les conduites, les pensées, mais surtout les politiques et les philosophies aussi, dont, justement, il est question ici, découlent, de chaque côté de l’Atlantique, de deux conceptions différentes du droit. De langue latine et d’inspiration romaine, le premier tente d’établir des principes et d’en déduire des rubriques ; il a une tendance vers l’unité, l’universel, les concepts, bref ce qu’aujourd’hui l’opinion méprise puissamment : l’abstraction. Plutôt jurisprudentiel, quant à lui, le droit anglo-saxon court de cas en cas, n’aime que les faits singuliers, multiples, tire de l’expérience passée des préceptes particuliers pour traiter celle qui se présente, ici et maintenant. Les « continentaux » aspirent aux déclarations et aux chartes ; plus procéduraux, les autres pratiquent l’empirisme casuiste.

49Les discussions, ici, poussent, entraînent, dirigent du côté de la common law et réagissent fortement aux synthèses préjugées rapides et semblent plutôt les condamner. D’où les deux légers malaises vénitiens. Le premier s’exprime à travers la première intervention, celle de Sebastiano Maffetone, italien et latin de culture, visiblement inspiré par le droit romain, et qui, du coup, exprime des concepts politiques généraux et abstraits. Aussitôt : quel courage, dit Bruno Latour, président de la séance, quel audace de parler ainsi, d’invoquer quelque abstraction, quel étrangeté d’Armagnac parmi un parti de Bourguignons !

50Quant au dernier ­ qui l’écrivit ? ­ jaillit de lui une exclamation en tout point galiléenne : eppure Venezia ! Face à toutes ces précautions, hésitations, dénégations, ces mille et un reculs et embarras de langue, justifiés pour la plupart et concrétisés en des situations incontournables, malgré ces cas et détails matériels montrant l’incapacité où nous sommes de nous réunir autour d’une table impossible à dessiner ou de bâtir une maison commune inaccessible, comment se fait-il que Venise se présente, ici construite, paradoxale sur l’eau, en un tel écart à l’équilibre que son existence et sa durée tiennent du miracle, belle aussi de ponts et de palais, de chefs d’œuvre en ses musées, depuis longtemps composite, avec son quartier juif, ses églises et synagogues, son style en partie byzantin et musulman, bâtie en un temps où régnaient plus de difficultés encore qu’aujourd’hui avec et contre l’Islam ou les schismatiques orthodoxes, comment se fait-il, dit la conclusion, qu’elle demeure encore debout, formidablement vivante devant nos propos déconstructifs ? Aurai-je même l’audace de répéter ce que le dernier texte crie, le prophétisme à la bouche : ô hommes de peu de foi !

51Comment a-t-elle donc fait ? Pour réunir, jadis, faire asseoir ensemble pour affaires et accorder les éleveurs de moutons des Baléares, les transporteurs maritimes du Golfe du Lion et de la Méditerranée Orientale, les filateurs de laine de Narbonne et de Grenade, les cardeurs de Sicile, les tisserands de draps dans le Péloponnèse, les clients asiatiques de Constantinople, les chefs d’entrepôts sur les Quais du Lido, les banquiers du Centre-Ville, prêteurs et calculateurs… tout ce petit et grand monde disparate, parlant dix langues, pratiquant autant de religions, aux intérêts farouchement opposés, mais pourtant fabriquant et vendant, à la fin du compte, les habits qu’ils contribuent à tisser, couper, bâtir, échanger… n’a-t-elle pas inventé, cette Venise-là, le format équitable, balancé, quasi algébrique, de la comptabilité ? Ces palplanches enfoncées dans la boue molle de lagune, ces dentelles de pierre, ce doge et sa police… une telle abstraction rendit-elle possible la fortune énorme de ces murs durs ? Elle a cherché, elle a trouvé des formats : l’horloge pour le temps, la perspective, en peinture, et les cartes de navigation maritime, pour l’espace, la balance et les unités de mesure, les marges et les pages de l’imprimerie, les notations et les portées de musique, la science et les Académies d’Italie, le change des monnaies, les traites et le chèque… enfin la comptabilité pour les affaires. Rien que du formel, rien que de l’abstrait ! Vive Rome !

52Mais, j’y pense tout à coup, unitaire et multiple à la fois, nécessaire en ses concepts, contingent dans ses bifurcatrions imprévisibles, le Grand Récit dont je parlais tantôt ne contente-t-il pas, diplomatiquement, les deux droits ?

Un autre non-invité, latin

53Je dois des excuses aux participants de la réunion de Venise pour mes interventions intempestives sur leur livre. J’ai le sentiment de m’être indûment imposé, comme un parasite. Du coup, je me sens presque libre d’exagérer mes importunités. J’ai envie d’entraîner, avec moi, un autre non-invité, un deuxième représentant de latinité.

54En même temps que ce livre magnifique, je lisais une autre discussion, tout aussi belle, qui, justement, oublie, elle aussi, le droit romain : celle que Candido Mendes tint récemment avec François L’Yvonnet. Devant le second, le premier décrit l’hellénistique alexandrine qu’à son sens l’Amérique latine réinvente pour reconstituer, le long du littoral atlantique sud, un nouvel œcoumène méditerranéen. Pauvre, silencieux, producteur de littératures belles et de belles musiques, le monde latin ne peut-il pas, aujourd’hui, tenir lieu de diplomate, entre les zélotes suicidaires de l’islamisme et les hérodiens dont la correction politique s’adapte si bien aux dires des hyper-puissants que, par mime, ils se fondent dans leurs usages, droit et philosophies ? Contrairement aux terroristes et aux États-Unis, cette latinité, qui me comprend comme élément, n’a plus aucune vocation à la dominance, donc ne suscite pas d’occasion de guerre. Elle n’insulte personne. Magnifique, Isabelle Stengers définit ainsi le diplomate, dans ce livre magnifique.

Pas de victoire après la défaite

55Elle ne cherche plus la puissance, politique ou militaire, ne forme des soldats que pour empêcher les autres de faire la guerre, cette latinité, faible et sans concentration, cette Europe même qui, par chance, ne forme pas un État, qui donc ne demandera jamais à ses sujets de lui donner la vie de ses enfants, car ses anciens États ne se font plus la guerre. La voici, à Venise, résumée, cette Europe, en la statue du saint Georges, au-dessus des intervenants : sainteté déchue, agriculture évanouie, armure privée de lance et de bras, toute nue… Sentez l’atmosphère, le vent qui soufflent au-dessus de la voûte et qui ont désarmé le héros, d’une pugnacité extrême jadis, mais aujourd’hui apaisé ; le voici, sous les brises de l’esprit, si dénué de pouvoir que nous venons, tout au long du livre, de chanter, pleurer, analyser, commenter, conceptualiser… sa défaite, la nôtre.

56Mais, de fait, ladite partie, l’avons-nous vraiment perdue ? À condition de ne pas regarder, drogués de fascination, les images qui saturent nos esprits, de nous détourner des grandes institutions : politiques, médiatiques, universitaires, économiques, religieuses, financières… si répétitives qu’elle virent à l’intégrisme, si vieilles et dures qu’elles ressemblent aux cuirasses de ces gigantostracés qu’abandonna l’évolution, à condition aussi de rire des pieds d’argile de ceux que l’on croit puissants… nous constatons le contraire. À voir le pullulement silencieux des projets humanitaires, le foisonnement de certains renouveaux mystiques, hors les intégrismes qui massacrent, l’élan des dons et des générosités, la brusque baisse du nombre des guerres, à voir se multiplier les institutions non gouvernementales, toutes douces… on pourrait presque affirmer que jamais une atmosphère ­ si méconnaissable que nul n’ose la nommer spirituelle ­ ne venta aussi vigoureusement et, pour la première fois peut-être, sans plus d’appui temporel que des pattes de colombe.

57Certes, les porteurs de tels messages ne viendront pas demain à la même table ; certes, ils ne parlent pas la même langue. Mais avons-nous besoin, désormais, d’une table, d’une concentration en tel lieu, en tel temps et telles circonstances, d’intermédiaires, de représentants, de messagers, de diplomates, en présentiel ? Ne suffit-il pas d’un ensemencement, ici et là, un peu partout distribué, même léger, même gratuit, à peine sensible comme brise… ne suffit-il pas de semailles tous azimuts ? Ne raisonnons point comme si nous vivions dans le même espace que nos prédécesseurs qui avaient besoin de centre pour mesurer le leur, pour l’estimer, le référer, le maîtriser, le dominer. D’où leur quête d’un point fixe, d’un lieu dit, d’une concentration, d’une banque, d’une table. D’où leur besoin de victoire. Nous vivons désormais dans un espace sans mesure ni distance, sans lieu de référence, dans un espace non cartésien, non métrique, sans référence, topologique pour tout dire.

58Du coup, je crois ouïr dans la multiplicité de voix et de vents de tantôt non seulement une critique aiguë des institutions médiatiques, politiques, financières en place, mais l’annonce même que s’en évanouit la dureté. Elles vont vaporiser. Le dur cherche la victoire en défaisant un autre dur. Le doux se mélange à l’autre doux. Ceci, doux, ne tue pas cela, dur, mais l’adoucit : cette pluralité légère d’inspirations dissout l’unité lourde des puissances centralisées. Le spirituel pur apaise le temporel. Ne cherchant pas la victoire, les idées s’expansent.

59Ce souffle vente où il veut, entre Isabelle et Bruno, entre Peter et Philippe, entre tous les participants de Venise, savants et poètes, comme dans la serre de la Pentecôte ; il vente aussi, je l’ai dit, parmi les humanitaires et les ONG, parmi les femmes qui crient pour leur égalité, parmi les misérables nombreux comme le sable, qui envahissent, irrésistibles, les sites rendus désertiques par l’infertilité des riches. Il fracassa même le bras de saint Georges, apaisé de ce coup doux. Comment ventent donc les atmosphères de la politique ? En grains ; en rafales légères ; en petites gifles de brise ; en langues de feu… Jamais en tornade, jamais en cyclone, ni en séisme ni en feu, mais en vaguelettes, mais en ondelettes. Si jamais ces grains s’unifiaient, ils prendraient la puissance temporelle et perdraient l’esprit. Ventant fractal, dispersé, le spirituel ensemence les individus. Voilà pourquoi je le sens venir de partout.

60Je sens une nouvelle politique venir des douze de Venise.


Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/criti.727.0899

Notes

  • [*]
    La première partie de cet article de Michel Serres a paru dans notre numéro précédent, daté de novembre 2007 (NdR).

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