Critique 2007/11 n° 726

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Article de revue

Peut-on dire encore le pouvoir spirituel ?

Pages 803 à 829

Bruno Latour et Pasquale Gagliardi
Les Atmosphères de la politique
Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2006, 347 p.

1Je me plains souvent que, jeune, je n’aie jamais eu de maître. Commentant indéfiniment, les professeurs de philosophie répétaient. Les anciens ressassaient Platon, Descartes et Kant ; par une révolution dite héroïque et de gauche, les nouveaux se mirent à plagier Marx, Nietzsche et Freud ; par une autre, conservatrice et de droite, dit-on, les concurrents de ces derniers citèrent Heidegger et Wittgenstein, l’école continentale d’Europe versus l’école analytique d’Amérique. Déception pérenne, plagier ne cessait. Que pensait ce monde par soi, mystère. Se lancer tout seul coûte un prix infini.

2Divine surprise : le soir de ma vie venu, je rencontre des successeurs qui enfin ne répètent plus, et dont j’aurai voulu, alors, faire mes prédécesseurs. Mais pourquoi ne pas recommencer ?

3Je viens de lire à plusieurs reprises, avec passion, les dialogues qu’à l’instigation de Pasquale Gagliardi et Bruno Latour, des chercheurs de la force de Philippe Descola, François Jullien, Gilles Kepel, Derrick de Kerkhove, Giovanni Levi, Sebastiano Maffetone, Angelo Scola, Isabelle Stengers, Peter Sloterdijk et Adam Zagajewski ont tenus, récemment, à la Fondazione Cini de Venise. Un patriarche et onze apôtres, jeunes, brillants, originaux, plus quelques hérétiques contestataires dont les interventions, bruyantes et muettes, ajoutent obligeamment au groupe, au rang douze, une traîtrise.

4Concernant la politique, il n’y a peut-être, aujourd’hui, pas de livre plus loyal, précis, adapté à notre temps, juste de ton, propre à réveiller médias et philosophes d’un sommeil dont les longues répétitions pèsent. S’il se dit là des choses d’importance dont j’aimerais pouvoir redire le détail ­ mais pourquoi en recopier les pages ? ­ s’y ajoute l’humilité douce de renoncer à désigner trop vite le lieu vers lequel converge cette multiplicité de vues.

5Comme je n’ai point participé à ces journées, puis-je me permettre d’écrire, ici, les interventions que, peut-être, le collectif, là réuni, m’aurait permises, et suivre pas à pas ses discours ? Mieux, comment aurais-je réagi si les intervenants d’aujourd’hui avaient été, à l’époque, mes prédécesseurs ? Je confesse enfin que ce livre me concerne comme auteur du Contrat Naturel et de la tétralogie du Grand Récit.

Première question

6Comment se fait-il d’abord que, à peu près tous décidés à reformuler l’ensemble des questions de la démocratie en termes écologiques, voire cosmiques, les experts ici rassemblés n’aient pas pris en compte tout ce qui entre dans le biotope : les humains, certes, et surtout leur misère, mais aussi les éléments, l’eau, la terre et l’énergie du feu, plus l’ensemble des vivants, espèces de flore et de faune, et leurs interconnexions, ­ j’apprécie mal le tic, anthropocentriste ouvertement, de les nommer non-humains ; que penseriez-vous de moi, si j’appelais non-français non seulement mes amis allemands et aborigènes, mais aussi les libellules et les marronniers ? ­ pour se limiter à l’atmosphère, même prise au pluriel, et à l’air, même pris comme métaphore ? Y a-t-il un secret dans ce choix ? Outre les cris des intervenants et des affamés, ces philosophes, sociologues, historiens, anthropologues… craindraient-ils les fleuves et l’océan, les flammèches aux puits de pétrole, les boulbènes battantes labourables et les variétés innombrables courant les mers et les forêts, pour n’avoir besoin que de l’inspiration ? Peut-on deviner leurs raisons ?

À la recherche du vent perdu

7Il s’agit donc d’abord, et dès le titre, d’atmosphère. Elle concerne le spécialiste de la Chine où le vent souffle de toutes parts, au désert et dans la langue, et l’observateur des serres, à l’air conditionné. Présent là, j’aurais dit, je crois, que la métaphore du vent et des souffles, l’Occident longuement l’exploita, comme la langue chinoise le fait ; non, il ne la minimise pas. Car nous disons tous les jours : de quoi ai-je l’air, pour signifier notre apparence, ainsi que nos émotions ; la divine Bécassine n’a-t-elle pas débuté au service de la Marquise de Grand-Air ? À la campagne et à la plage, nous buvons un grand bol d’air, pendant que nous arborons sur notre visage un air de grandeur ou de timidité, de franchise ou d’hypocrisie… Ne trouvez-vous point à Cyrano et à Tartuffe un air conditionné ? Et, j’y pense, ne trouvez-vous pas, de même, le même air, et fort conditionné, à la tête de nos politiques, de nos vedettes médiatiques et publiques ? Voilà une définition possible des atmosphères de ce livre.

8Mieux, cet air, tous nos grands portraitistes l’ont vu et l’ont peint sur leurs toiles. Aucun maître d’autrefois ni Vélasquez au Prado, ni Vermeer ni Rembrandt au Reijksmuseum d’Amsterdam, ni Watteau du côté du Louvre, ­ encore des serres ­ ni, au couvent San Marco de Florence, Fra Angelico… ne manquent le halo tout autour des visages, ni le nimbe ni l’auréole pour le faire voir, en le soulignant. Si vous n’en croyez pas l’existence, approchez votre visage de celui d’un inconnu : à partir de quelle distance, reculera-t-il le sien ? Preuve qu’une enveloppe transparente habille ou recouvre les deux. Circulant avec la matérialité d’un masque, cet air individue les saints et les voyous, les anges et les diables, rois et roturiers ; il marque les distances dans les queues d’attente.

9Principe d’individuation, il matérialise l’âme, l’anima latine, issue elle-même d’anemos, le vent des Grecs. Leur pneuma spirituel, nous en gonflons nos pneumatiques. Avant même toute ruagh hébraïque, soufflant du haut de la transcendance, le vent, dans les langues d’Occident, fait vivre et personnalise, même les animaux, admirablement nommés par lui. De lui descend l’animisme, dont parlera Philippe Descola. Combien de fois dit-on de moi, philosophe, que je ne vends que du vent, flatus vocis… Notre psychè, encore un coup, signifie premièrement ce vent, souffle et haleine ; séparée du corps des morts, les Grecs la matérialisaient en une fumée, venue, dit-on, des chamans de Sibérie. Ulysse, Énée, Dante lui-même, tous ceux qui descendirent aux Enfers virent leurs ancêtres à travers ces ombres aériennes. Croire que cette métaphore de bonne brise ne mobilise pas nos langues européennes revient à oublier ce que l’on appelait jadis et naguère le spirituel, terme une fois encore tout matériel, mot précis disant que l’esprit souffle, aussi bien la respiration pulmonaire que l’inspiration du génie. Cités par François Jullien, les feng chinois se traduisent donc dans nos langues par le tic, si fréquent autrefois, qui consistait à évoquer le nouvel esprit scientifique, à chercher comment l’esprit venait aux belles, à considérer, gravement, l’esprit des peuples ou des civilisations, et même l’esprit des lois… Un certain vent grec soufflait en rafale chez nous.

10Air du visage et du spectacle, haleine dans le porte-voix du masque d’acteur appelé, en latin, persona, auréole ou halo individuels, vent d’âme, souffle d’esprit… ce n’est pas fini, car nous y voilà, tout justement : le livre tout entier recherche, avec patience et ténacité, ce qu’il nomme intelligemment les atmosphères de la politique ; donc, concrètement, les airs, donc les vents, donc les souffles aériens, donc, en grec, latin, italien, anglais, français… bref dans nos langues indo-européennes ­ comme en chinois ? ­ le pouvoir spirituel. Cette dernière expression, fort classique, ne fait que traduire ou dire, mais un peu autrement, le titre lui-même et ce développement raffiné sur le vent. Réduire donc les questions de politique écologique à l’atmosphère, en éliminant la terre, l’eau, les vivants et les cristaux, en taisant aussi la tradition de nos langues sur cette image, cela veut-il dire qu’il s’agit de discuter, entre gens inspirés ­ cela se lit, cela s’entend, cela se voit et me réjouit ­, mais sans le dire ni l’avouer, de ce pouvoir spirituel, aussi difficile à concevoir qu’à exercer ? Aurais-je donc deviné ?

La fin des oulemas et des intellectuels

11François Jullien poursuit, en éclairant avec magnificence la déroute des oulemas dont le pouvoir, en terres musulmanes, tenait à la connaissance du Coran et à l’illettrisme du peuple. Conseillers des puissants, ceux dont l’on pourrait dire qu’ils constituaient le haut clergé tempéraient, d’une part, la tyrannie possible de ces forts, pendant que, de l’autre, au bas clergé, tentait d’apaiser les révoltes possibles de la masse, basse aussi. Bref, ils tenaient le pouvoir spirituel. Dépossédés aujourd’hui de cette fonction par l’expansion de la toile, les voilà remplacés par les extrémistes qui font semblant de posséder une expertise sur les textes sacrés, en camouflant leur ignorance par des discours, dit-il, aussi enflammés qu’abscons.

12Cette exacte analyse éblouit par l’oblique lumière qu’elle jette sur l’Occident, qui vient précisément de connaître la même défaite. Certes, l’Église avait perdu depuis longtemps le pouvoir spirituel, mais on vient de l’enlever aux intellectuels. Ô mânes de Diderot et de l’Encyclopédie des Lumières, prêchant la tolérance ; ô mânes de Victor Hugo, défiant le second empereur de son roc, en Manche, attaquant la peine de mort et défendant les Misérables ; ô mânes de Péguy apportant l’appui de sa plume polémiste au service de Dreyfus ; ô nos oulemas perdus, remplacés par le bruit et les images dérisoires de la finance et du spectacle… Nous autres savants, sociologues, philosophes, poètes, artistes, à qui les vedettes des médias, justement, ont volé le pouvoir spirituel, réunîmes à Venise, en quête d’Atmosphères et de ces souffles perdus, les plus intelligents d’entre nous.

La lance fracassée de San Giorgio

13Les voilà réunis dans une île et sous une coupole surmontée par une statue de Saint Georges terrassant le dragon, mais dont la foudre fracassa la lance. Ils réfléchissent tout d’abord sur ce site. Je les imite. Assez récemment, et pour des raisons que j’ignore, mais que je veux deviner, l’Église catholique supprima saint Georges du calendrier. Pourtant son symbole instruisait triplement : saint, il donnait lieu à des fêtes pieuses ; guerrier, cuirassé, armé jusqu’aux dents, il combattait dans l’armée ; le prénom Georges, enfin, signifie, en grec, puis en latin, le paysan, héros, en particulier, des Géorgiques de Virgile. D’où la trinité : religieux comme Jupiter ; soldat, tel Mars ; bucolique, avec Quirinus.

14À lui seul, il résumait les vieux partages de nos sociétés indo-européennes, selon l’intuition de Dumézil, Georges, justement, de son prénom. Depuis le Néolithique, nulle politique ne pouvait s’installer, au moins sous nos latitudes, sans tenir un compte rigoureusement équilibré entre le Clergé, la Noblesse et le Tiers-État, dont le partage de classes et de fonctions remonte vers les temps immémoriaux où l’on révérait un dieu dans des temples ou aux bois sacrés, un second, sur le champ de Mars et de bataille, un dernier, au pagus des paysans et des païens pacifiques ou sur la place du marché. L’effigie de saint Georges nous faisait vivre et respirer dans l’atmosphère de nos antiques et présentes politiques.

15Au moment même où, par une chute transhistorique du nombre des paysans, l’agriculture s’effondrait ; au moment où l’Europe des nations cessait de se suicider, en des guerres fratricides, et entreprenait d’oublier ses frontières… le partage susdit, s’effaça, sans que l’on puisse encore dire quelles nouvelles divisions structureront les groupes à venir et dynamiseront leur politique. Conséquente, l’Église, alors, gomma le symbole, unique et stable, de cette vieille cartographie fonctionnelle et sociale. Par un heureux hasard enfin, ressemblant à la nécessité, la foudre, je l’ai dit, cassa le bras du cavalier qui, haut perché, brandissait une lance au-dessus du couvent qui porte son nom et où la réunion du livre se tint. Plus de Georges au calendrier ; plus d’armée, au moins dans cette partie d’Europe ; reste à peine un peu de paysannerie. Du haut de la coupole de l’isola San Giorgio, in hoc signo victo, la statue trois fois vaincue, attendait une délégation des vaincus spirituels de la société d’aujourd’hui, dissociée, mais encore non recomposée.

16Plus de Quirinus agraire ; plus d’armes au bras de Mars ; mais quoi au sujet de Jupiter ? Et la même question, sans cesse, revient.

Deux lamentations de la même défaite

17Intellectuels, artistes, philosophes, religieux, savants, tous ensemble, avons perdu le pouvoir spirituel, aujourd’hui aux mains des médias, dont l’alliance avec le politique transforme tout événement en scène spectaculaire, publicitaire, bruyante, vide et nulle. Entraînant le monde entier, qui l’a donc obligé, par exemple, à fêter l’advenue du millénaire le 1er Janvier 2000, comme si nul ne savait compter sur ses doigts ? Aux siècles passés, la fête eut toujours lieu en 1601, 1701, 1801… quand l’opinion écoutait ceux qui savent calculer. La déroute des sages nous précipite dans un siècle de Ténèbres, où le monde ne sait plus compter même jusqu’à dix. Comme partout, ici, à Venise, le débat, lumineux et secret, se déroule sur fond noir.

18J’entends donc un bruit de fond réel, tenu tout au long de ces dialogues, une musique soutenue sous les arguments, une tonalité basse entre les mots. J’entends cette mélopée : nous avons perdu ; nous pleurons notre vieille ville, notre politique abandonnée, le délaissement de nos cultures. Nous voilà désenchantés. Du coup, de tout le livre, les plus belles pages traduisent en mots directs, en phrases loyales, en aveux musicaux et poétiques… ce bruit de fond désespéré. Entendez alors Adam Zagajewski réciter deux équivalents des Lamentations de Jérémie, l’une grecque, l’autre polonaise, toutes deux aux marches de l’Europe, deux poèmes beaux, écrits sous les pires des gouvernements, comme si la beauté naissait justement de cette défaite. Comment perdre avec dignité ? Oyez la leçon : les gagnants raflent la mise parce qu’ils obéissent, esclaves, aux normes les plus basses, aux injonctions ignobles du grand nombre en procession, alors que le perdant, face à sa propre déroute, découvre sa personne, en même temps que sa finitude.

19Mais, dit l’un des deux poèmes, et, de nouveau comme Jérémie devant Jérusalem, que signifie cette perte ? Devant Alexandrie, Antoine constata que les dieux l’avaient abandonné. Devant Venise, encore debout, consolez-vous, ô philosophes, mes amis, ô intellectuels battus comme moi, vous méritez Venise comme le héros latin mérita la ville d’Alexandre, alors que les dieux nous ont abandonnés. Mais, j’y pense, qui perdit qui, dans l’affaire ? N’avons-nous pas, aussi, abandonné les dieux, puisque nous n’arrivons pas même, embarrassés de langue, à prononcer le mot : pouvoir spirituel ? Qui nous a battus sinon nous-mêmes ?

20Parfois, l’un de vous l’avoue : mais qui inviter à quelle table pour quelle négociation ? La nature elle-même pour y signer, avec nous, un contrat ? Je frémis en pensant aux critiques féroces dont l’on m’abreuva, lorsque j’imaginai une audace pareille ! Qui donc inviter ? La statue du Commandeur, celle de saint Georges désarmé ? Quelle ombre vague, quelle prosopopée, quel dieu ? Je vais bientôt revenir à cette table.

La première domestication

21Mais auparavant : comme il nous reste encore, je viens de le dire, quelques haillons géorgiques, et que, d’autre part, les discussions, ici, à Venise, tournent autour d’une nouvelle politique liée à l’environnement, parlons maintenant d’agriculture, sur le très long terme. Le cultivateur fait naître des espèces et des variétés de flore ; le pasteur des espèces et des variétés de faune. Leur travail commun fait naître, à la ferme, des vivants qui, s’ils restaient sauvages, ne pourraient pas naître à la maison, mais seulement, comme l’indique le mot, dans la nature. Comme son nom aussi, strictement politique, l’indique, la natio, purement humaine, groupe ceux qui, par le passé, naquirent là, ­ natio, natus ­ issus de géniteurs déjà installés là : associant ainsi le droit du sol au droit du sang, elle s’oppose, d’une part à la nature, ­ natus, natura ­ comme le participe passé au participe futur du verbe naître, et, d’autre part, à la familia, rurale groupant fermiers, bœufs, charrue, terres et serviteurs, en latin famuli.

22Depuis quelques décennies, nous pensons les sciences humaines, en nous adossant au couple culture-nature, tout récent, inventé en Allemagne au siècle du Kulturkampf. Mais l’avaient précédé le couple grammatical natio-natura et un autre, rural, familia-natura. Le premier distingue la naissance passée de celle à venir, je viens de le dire ; le second oppose un groupe comprenant, ici même, en cette ferme, des lopins de terre, certaines bêtes et quelques humains, liés par le sol et le sang… à un autre, groupant les mêmes éléments, mais si général qu’il en devient universel, mondial, cosmique. Rappelons, en passant, que le terme politique se restreint à ne désigner qu’homo sapiens, vivant dans des appartements ou des maisons, et passant, pressé, par les rues et les places d’une cité. Sauf en Inde, plus de vaches ; sauf quelques bouquets, plus de flore.

La deuxième domestication

23Lorsque j’entendis Renan crier miracle pour décrire l’émergence de la science, en Grèce, au ve siècle avant J.C., je pensai, sans oser rien en dire, qu’il ne s’agissait que d’une deuxième rareté ; j’avais toujours jugé la domestication de certaines espèces de flore et de faune comme un exploit sans pareil, fortement improbable dans le processus global de l’hominisation. Nous ne savons toujours pas comment nos ancêtres s’y prirent pour quitter chasse ou cueillette et devenir cultivateurs. Apprivoiser ou dresser ne concerne qu’un individu, qu’un specimen, alors que domestiquer maîtrise le temps millénaire de l’espèce, tout justement cette naissance continuée, dont je viens de parler. Les brebis mettent bas et les vaches vèlent, alors que les autres bêtes ne se reproduisent pas dans les maisons construites par les hommes : réussite rarissime de reproduction.

24Lorsque je relis, maintenant, la recommandation cartésienne : devenir « maître et possesseur de la nature », je ne la comprends plus désormais, comme la tradition m’y obligea. Cette domination a une origine précise qui se lit dans le mot même : domus, cet accueil à la maison. Domination, domestication. Possesseur, propriétaire, maître, le dominus latin faisait entrer dans la ferme, dans son lieu, dans sa location, dans son domestique, dans son propre, les éléments divers qui la constitue en familia. Sans doute agissait-il comme un mâle sauvage dominant marque sa niche, mais, de plus, il inventait, en fait, un autre type de groupe que celui de la natio, où, le mot même le dit, ne se réunissaient que des humains nés, déjà là, de parents, déjà là. D’où, déjà cités, le droit du sol et celui du sang. Dans la familia, au contraire, gerbes et bœufs, pagi ou lopins de terre, charrues aussi bien, côtoyent désormais des humains, esclaves, serviteurs et enfants. Descartes écrivait donc comme un cultivateur eût parlé ou agi, du Néolithique à l’Antiquité, des agronomes latins à Olivier de Serres. Le philosophe savant projette, simplement, d’affermer la nature, de la domestiquer, entière, et non pas seulement des espèces singulières, moutons et blés. Voilà un programme pour l’avenir, qui consiste à vouloir faire naître chez soi, à l’avenir ­ natura ­ tout ce qui naissait, aujourd’hui, ailleurs. Le projet constant de la nation, celui de la famille, reste la naissance. Question : comment faire naître ici même ce qui n’y naît pas ?

25Réponse : en construisant de nouvelles maisons. Oui, en ce deuxième acte, nous recommençâmes à bâtir. À la manière des agriculteurs, les moines découpèrent, derrière l’abbaye, des jardins de simples ; les naturalistes, plus tard, cultivèrent des jardins d’acclimatation, conçurent des zoos, aménagèrent des serres… nous voilà chez Peter Sloterdijk, mais aussi, un peu, chez moi !, voilà, dis-je, nouvellement, mais sur le modèle ancien, dix maisons variées pour recevoir bientôt tous les règnes de flore et de faune, cases et boîtes qui généralisent champs, granges, basses-cours, écuries et porcheries, dont les occupants, accueillis, ne naissaient que d’espèces rares, celles, justement, qui se laissaient domestiquer.

26Et voici, maintenant, allant du Jardin des Plantes vers la Sorbonne, voici, dis-je, qu’apparaissent d’autres maisons diverses, non plus seulement pour les vivants, mais pour toutes choses du monde : les astronomes élevèrent des cadrans solaires, puis, après Galilée, érigent des observatoires ; les alchimistes construisent des fours ; de fins observateurs ouvrent, pour leurs collections, des cabinets de curiosités ; les premiers physiciens ou chimistes imaginent des embryons de laboratoire. Mieux encore, après Copernic, Mercator et Vésale, nous faisons entrer les cartes de la terre, des mers et du firmament, des planches d’anatomie dans nos bureaux, à la maison ; nous les affichons même sur nos murs. Le monde entre à la maison. Les sciences agrandissent la ferme : le zoo élargit l’écurie ou la basse-cour, les serres les champs et le labo l’atelier. Je considére donc l’avènement progressif des sciences comme une deuxième domestication. Non, je ne peux plus voir les maisons de la sagesse musulmanes, les Académies antiques et modernes, les universités médiévales, les campus contemporains… que comme des fermes modèles généralisées, où les laboratoires agrandissent les granges. Beaucoup plus tard, je veux dire aujourd’hui, nous dominons dans les premiers la mutation, comme nous dominions dans les secondes la sélection. Voici que les choses du monde viennent d’entrer toutes à la maison.

27Que se passe-t-il, dans ces maisons, pour ces espèces et ces choses ? Elles y renaissent. Ces bêtes, ces plantes naissaient ailleurs autrement, dans des forêts noires et sauvages, nous ne savions pas comment, certains d’entre nous soupçonnant même qu’elles n’y naissaient pas du tout. Nous allons bientôt réaliser le rêve de cette époque : faire naître, ici même, en laboratoire, toute la nature. Depuis le Néolithique où le premier miracle avait eu lieu, nous avions appris que la possibilité ou non de naître à la maison distinguait une espèce sauvage d’une autre, domesticable. Pour le meilleur ou pour le pire, le génie génétique domestiquera toutes les espèces dites naturelles. Nous apprenons, deuxièmement, et de même, que l’expérimentation doit pouvoir se reproduire, que nous devons pouvoir la reprendre à loisir, et que cette renaissance, découverte ou inventée à la Renaissance, distingue, tout justement, un phénomène brut du fait scientifique. Nous pouvons indéfiniment le faire naître et renaître à la maison. Pour les deux domestications, de semblables fonctions caractérisent de semblables lieux.

28L’association en famille se distingue derechef de la nation, où nous habitions tout seuls, parce que ce qui naît avec nous, par nous, dans notre lieu ou maison, se distingue de nous et s’approche de nous en entrant chez nous. L’advenue de ce que nous appelons la science me paraît même moins miraculeuse que la première, parce qu’elle se fonde simplement sur sa généralisation systématique. N’en restons point aux espèces domesticables, celles qui naissent aisément ici, celles qui, comme nous, dans nos nations, y sont toujours déjà nées, au passé. Allons hardiment vers la nature, vers ce qui, peut-être, y naîtra, au futur.

29Relisons maintenant le mot cartésien : certes, nous dominons le monde, mais comme le dominus, l’ancien maître de maison ou paterfamilias, mieux que lui, certes, mais comme lui, pourtant. Nous l’humanisons, comme nous humanisâmes le téosinte ou le mouflon pour arriver à un maïs et un mouton plus aisés à faire naître, nous en domestiquons les phénomènes mécaniques ou physiques, les éléments et combinaisons chimiques, en laboratoires, comme nous construisîmes de petites bâtisses attenantes à la ferme pour y accueillir d’autres êtres que nous, comme, parfois, nous les reçûmes dans notre propre demeure.

La troisième domestication

30Et elles y entrent, maintenant. Les hyènes du Ngorongoro, les crocodiles géants d’Australie, la canopée aux forêts pluviales, ce qui reste des tigres du Bengale… viennent de pénétrer aujourd’hui, dans notre salon, par les images de télévision. Depuis Pasteur et par l’intermédiaire des monocellulaires, dont les règnes complètent les anciennes classifications, ce que j’ai nommé ailleurs la bio-culture entre non seulement dans les laboratoires, mais dans les pharmacies et les meubles de nos demeures. Découvrant le code génétique, elle alphabétise même les espèces et, parlant leur langage, peut maîtriser la mutation, alors que la première domestication ne maîtrisait, je l’ai dit, que la sélection. Troisième manière de conjuger le verbe naître : la génétique, ses clones et ses organismes modifiés, sa manière d’inventer des espèces, son darwinisme technicisé. Tous les vivants, réels et virtuels, entrent, au moins virtuellement, à la maison ; voilà tout l’extérieur à l’intérieur, tout le sauvage domestiqué, toute la forêt fermée dans la ferme.

31Quelle maison ? La ferme généralisée, la serre généralisée de cette paysannerie généralisée. Car les applications techniques de la deuxième domestication entraînèrent de tels effluves que la planète secrète autour d’elle un toit général semblable au verre filé des ingénieurs britanniques, dont Peter Sloterdijk parle avec tant de talent. Sous ce palais de cristal, invisible et sans fissure, règne l’effet de serre, universel, qui transforme la planète entière en une seule maison, où, volens nolens, l’humanité modifie le climat. Elle habite désormais cette serre-là. Il ne s’agit pas tout à fait d’une ville, ni du village global dont Mac Luhan parlait naguère, mais exactement d’une ferme globale, où, pour le pire et le meilleur, elle entraîne avec elle-même le destin des vivants et des choses du monde. Sans s’en douter, elle a bâti sa propre ­ le propre de la propriété, comme je l’ai expliqué ailleurs, équivalant à la salissure, la pollution devient la signature de l’appropriation ­ sa propre, dis-je, demeure mondiale, où les vents et la chaleur, qu’elle conditionna, introduisent à cette ère anthropocène de la troisième domestication. L’effet de serre fait de la totalité du monde notre maison. Sale, certes, mais notre propre. Avant même d’être signé, le Contrat Naturel se trouve souillé.

Résumé en trois variations sur les serres

32Naturellement, j’éprouve de la tendresse pour les serres de Peter Sloterdijk ; au point de m’y attarder. Je crois donc que l’hominisation se fait, au moins se fit, le long de ces trois domestications. Celles-ci consistèrent à inviter dans nos maisons des vivants autres que les humains, pour former, avec eux et les choses elles-mêmes, un groupe original. Si original que nous ne savons pas encore le nommer ni l’organiser en une nouvelle politique, celle, justement que cherchent les génies de Venise. Alors que la ville ne rassemble qu’hommes, vieillards, femmes et enfants, dans des bâtiments disposés le long des rues, autour des places, alors que cette cité donna lieu à l’invention de ce que nous appelons désormais politique, du nom même de la ville et à l’exclusion de tout ce qui ne porte pas le nom d’homme, la famille rurale inventa et continue de vivre une sorte de symbiose originale, encore un peu prédatrice et parasitaire, certes, mais à vies partagées déjà, entre espèces doublement domesticables, chiens et moutons entrant à la maison des hommes, mais ceux-là entrant, comme réciproquement, dans les gîtes animaux. À chacune de ces trois domestications correspondent des actes, des groupes, des individus, des relations, un espace et des habitats bien définis. J’en reprends, vite, un résumé succinct.

33Après les nouveautés du Néolithique, apparurent progressivement, à la première domestication, à côté des bâtiments où habitait la famille, au sens latin, d’autres niches, des maisons bâties où gîtaient d’autres espèces : la porcherie pour la truie et le cochon, la basse-cour pour les poules et leurs œufs, l’écurie pour les juments et les hongres, la grange pour les bœufs, le fenil pour le foin, le hangar pour les gerbes, le champ pour la vigne et le blé, le jardin pour les fruits et légumes… je généralise naïvement mon expérience native, assuré que le mot domestication évoque les variétés d’habitats propres à l’accueil d’une espèce donnée, à l’imitation de la métairie que hantent les humains. Au commencement donc, le domaine, où, avec les bêtes et les plantes domestiquées, habite la famille dont j’ai parlé.

34Revenant sur ces bâtiments, je veux dédier aux penseurs vénitiens le souvenir d’une atmosphère communautaire, d’un air dont peu de gens, autour de moi, gardent la mémoire, et leur en faire part. Pas assez riches pour construire ces bâtis spécialisés autour de la ferme, la plupart d’entre ces paysans habitait, je l’ai dit, dans les mêmes murs que les vaches. Sous de rigoureux climats, la respiration des bestiaux, plus leur température animale, tenaient lieu de chauffage et, parfois, le foin et la paille de lit. Dans les années 1950, j’ai connu des fermes d’alpage dans le Queyras, du côté de Saint-Véran, où durait encore cette familiarité. La première serre, la voilà ; le premier air conditionné, le voilà ; et la première communauté où se rassemblèrent humains, choses et bêtes, la voilà encore. L’ancien sens du mot famille désigne ce groupe-là, où tous ensemble respiraient la même atmosphère, tiède et parfumée, de fumier.

35Plus haut encore, mais seulement dans notre histoire, plusieurs fragments, canoniques ou apocryphes, de l’un de nos anciens Grands Récits racontent aussi que, ne trouvant pas de place à l’hôtellerie, Marie accoucha d’un fils, dans une crèche, où un âne et un bœuf réchauffèrent l’enfant du souffle de leur museau, pendant qu’entraient là des bergers aux moutons et trois rois à la myrrhe ; pourquoi Matthieu ajoute-t-il que ces mages suivirent un astre qui soudain s’arrêta au lieu où était l’enfant, sinon pour y convoquer toutes choses du monde ? Pour que perdure en nous aussi longtemps cette image, devenue rituelle, de la famille, ancestrale à la fois et moderne parce qu’adoptive, ne faut-il pas que saint François d’Assise, troubadour des Fioretti, des oiseaux et du loup, ait su réveiller, en la commémorant, quelque souvenir inoubliable d’une antique expérience et de la communauté originale qui assembla cette nuit-là hommes, femme, enfant, animaux, paille et astre ?

36Voilà des serres en trois mémoires : personnelle, collective et religieuse.

La serre de Pentecôte

37Arrêté au religieux, j’en profite pour en décrire une autre, moins rurale, moins familiale et plus politique, au sens de citadine. Avant que la technique britannique du verre filé ne le fasse pour les plantes, mais après que la domestication entraîne bêtes et choses avec les hommes dans la même maison chaude, la construction, au moins virtuelle, d’une serre quasi politique, au moins ecclésiale, avait déjà eu lieu jadis, après le Noël de Béthléem, à Jérusalem, le jour de la Pentecôte. Dans un lieu fermé où les apôtres se tenaient pour célébrer la fête où les Juifs commémorent la remise, par Dieu, à Moïse, des Tables de la Loi, au sommet ouvert de la montagne Sinaï, « se produisit un bruit comme celui d’un vent impétueux, qui remplit toute la maison où ils étaient assis. Et ils virent paraître des langues séparées les unes des autres, qui étaient comme de feu et qui se posèrent sur chacun d’eux ». Vent plus flamme égale air conditionné.

38« Ils furent tous remplis du Saint-Esprit et ils commencèrent à parler diverses langues ». Entendant ce bruit et accourus en foule, dehors, tous se trouvaient stupéfaits, « parce que chacun les entendait parler dans sa propre langue » : Parthes, Mèdes, Élamites, Mésopotamiens, ceux de Judée ou de Cappadoce, ceux du Pont et de l’Asie, Phrygie et Pamphilie, Égypte et Lybie, Cyrène, émigrés de Rome, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes… je recopie la liste donnée par les Actes des Apôtres (II, 1-11) pour faire voir à quel point nos embarras de langue, pour redire le mot de Bruno Latour, embarrassaient aussi bien les immigrés divers du premier siècle de notre ère, et dans les mêmes conditions d’assemblée à réunir pour s’entendre.

39Ce génie de parler en langues, ce miracle de traduction instantanée, consiste à donner accès immédiatement à un universel propre à réunir ceux que l’on appelait, à l’époque les nations, c’est-à-dire les goyim ou gentils. La solution consiste, on le voit, à créer une serre, au sens de Peter Sloterdijk, une pièce fermée, plutôt qu’une cime ouverte sur le ciel comme le sommet du Sinaï, un vent qui s’y expanse, une atmosphère qui la remplit, une chaleur émise par des langues de feu, bref, un air conditionné propre à rendre possibles la naissance et la croissance de ceux qui ne naquirent pas ici, mais sous un tout autre climat, Pamphiliens, Crétois ou Arabes, plus un bruit de fond propre à ce que tous puissent parler ensemble. Qu’il s’agisse là d’un miracle, d’une facilité imaginaire, certes ; mais cela montre l’antiquité rassurante d’un problème captivant : qu’y a-t-il, en effet, de plus résistant, et longtemps, à l’universel que les barrières posées par les langues vernaculaires ? De plus, des Juifs aux Chrétiens, d’une Pentecôte à l’autre, l’on passe, de l’écrit, sur les Tables de la Loi, à l’oral et aux discours traductibles immédiatement. Qui inventera la traduction instantanée automatique ?

40D’où, revenant à Venise, ces discussions éperdues, bien entendu orales, sur la forme de la table ­ celle du réfectoire, celle de la Cène ou de la communion, où, avant de parler, où, au lieu de parler, où, loin de parler… l’on mange ? ­ autour de laquelle réunir ceux-là même qui refusent obstinément de discuter. J’y pense soudain : si quelqu’un vous invite à vous mettre à table, il ne vous demande pas forcément de parler : mangez donc ensemble des mets simples et universels.

41Quand reviendra la Pentecôte et comment ? Quel concile, sous la voûte de Venise, et pour quelle nouvelle Église ? Et voici que revient le pouvoir spirituel.

42Sortez maintenant, observez la voûte du ciel de nuit, parmi celles qu’aime Peter Sloterdijk et que Moïse même pouvait voir du Sinaï, mais que les Apôtres n’apercevaient qu’à peine, de leur salle fermée : y scintillent Antarès et Arcturus, aux noms grecs, Bételgeuse et Rigel, aux appellations arabes, Orion et Sirius, toutes latines : les langues de communication, celles qui ne cessèrent de se succéder dans l’histoire, se donnent rendez-vous, en paix, au firmament. Sous la serre du ciel, les astronomes et leurs successeurs ont tenté le coup de la Pentecôte. Les sciences, souvent, parlent ainsi en langues : celles de Linné, de la chimie, de l’algèbre ou des constellations.

43J’ai délaissé les mouvements de domestication ; j’y reviens. Suivirent du premier, à l’ère savante : le jardin des plantes, le zoo et le Musée d’histoire naturelle, je l’ai dit. Au retour d’expéditions lointaines, ceux que l’on appella les naturalistes inventèrent de nouveaux musées, d’autres laboratoires. La science moderne se lance dans cette deuxième domestication. Adressée, celle-là, aux espèces dites sauvages, elle fit bifurquer l’activité de bâtir. Aux champs cultivés où Flore poussait, aux jardins et parcs destinés à Pomone, succédèrent des orangeries et des serres, où un air conditionné permit aux plantes exotiques de s’acclimater, plus ou moins, aux latitudes hautes de l’Occident. Peter Sloterdijk en parle savamment. De même, des aquariums en verre acclimatèrent les poissons des mers tropicales. Et la fauverie emprisonna les lions et les tigres, pendant que, sous des grilles et derrière des fossés, girafes et singes faisaient la joie des spectateurs enfants.

44Qui habite à la maison, je veux dire en ces habitats ? Au premier moment de cette histoire, correspondent des plantes et des bêtes domesticables réunies en compagnie de ceux que les Latins groupaient sous l’appellation de familia, famille comprenant, je viens de le dire, sous l’autorité du paterfamilias, la tribu au sens du sang, plus les serviteurs, famuli, les esclaves, le cheptel et les outils, paille et volaille. Ce groupe rustique invente, là, ce groupement original dont je viens de parler, que la politique ignora, rejeta et ignore encore aujourd’hui ­ dont elle rêve, sans doute, sans savoir qu’elle en sort : la polis, je le répète, ne comprend que des humains, alors que la famille où l’on couche avec les vaches accueille à la maison d’autres espèces vivantes et des choses du monde.

45Au deuxième moment, nouvel accueil, en une reprise aiguë d’un groupement autre que strictement politique ; alors, sauvages ou exotiques, des specimens, ­ mot fort juste, exprimé par Isabelle Stengers, mot qui désigne des individus qui représentent une espèce chacun ­, se trouvent rassemblés, pour l’étude et l’exhibition, en compagnie de savants ad hoc. Paysans mêlés avec des bœufs et du blé, d’une part ; de l’autre, naturalistes mêlés avec najas et palmiers. À la première domestication correspondent des naissances continues, à l’intérieur d’une espèce vivant à la maison, alors que les specimens sauvages ne s’y reproduisent point. À la première correspond la sélection de vivants domestiqués, à la deuxième répond la sélection savante d’humains estampillés par des diplômes, des voyages et des expertises : spécialiste autre terme pour specimen.

46Je note, en outre, que la première domestication détruisit, en un lieu donné, ce que l’on appelle aujourd’hui la diversité culturelle. Les nouveaux labourages tuèrent toutes les espèces autres que celles que l’on désirait cultiver. Ici, rien que du blé ou du riz, mais aussi, à la basse-cour, rien que de la volaille, et à la bergerie, rien que des moutons, que cet enfermement protège du renard et des loups. La deuxième domestication perpétue ces choix : l’étude des espèces ne les met pas en relations, les choix des spécimens les isole, les classe et les juxtapose. Ainsi le zoo n’innove pas sur la grange, ni le jardin des plantes sur le champ, sauf échec sur la naissance, et sauf la serre pour l’environnement. Je jouis de dire, enfin, que l’école et l’université, dans ce deuxième stade, détruisent, de même, la diversité humaine et même culturelle, en sélectionnant les petits d’hommes, en les enfermant, comme l’agriculture fait avec les coqs, les pommes et les porcs. Voilà nos enfants domestiqués.

47La vraie révolution intervient dans le troisième stade, aujourd’hui.

Les Parcs

48Car nous vivons une troisième domestication. Ouverts comme eux, moins bâtis et moins fermés qu’eux, les Parcs ­ de Yellowstone, des Pyrénées, montagnard ou maritime… ­ succèdent à la ferme et au zoo, à la forêt, aux champs et aux jardins des deux premières domestications, tout en s’opposant totalement à eux, tout en inventant des nouveautés radicales. Plus de grille, plus de verre, plus de mur. Le mélange prend toute la place, finie la séparation. Côté faune et flore, côté terre et eau, on renonce aux espèces comme telles, élues, par exemple, pour leur faculté de naître à la maison ; de même, on laisse les specimens comme tels, jadis triés pour classement et connaissance ; désormais, on considère la communauté des vivants et des choses telle quelle dans un biotope donné ; côté humains, on renonce à la famille et à la communauté savante, pour considérer la politique des hommes telle quelle, dans un biotope analogue. Peu d’espèces sélectionnées habitant avec peu d’humains nés d’un même ancêtre, d’abord ; ensuite, beaucoup d’espèces sauvages, mais à l’état de specimens, groupés avec beaucoup d’humains d’une espèce sélectionnée par leur spécialité ; toutes les espèces enfin, dans un périmètre ouvert, cohabitant avec tous les hommes et toutes les femmes d’une politique donnée. Premier groupe : famille-espèces domesticables ; deuxième groupage : naturalistes-spécimens sauvages ; le troisième groupement associe les interrelations humaines dans la politique avec les interrelations écologiques dans l’environnement. Le Parc devient alors l’habitat de cette écologie politique, comme le Museum d’Histoire Naturelle est celui des sciences du vivant et la ferme la maison de l’Agriculture. À chaque domestication correspond une variété de maisons, une variété de groupements, d’actions, de relations, de savoirs et de pratiques.

49N’oublions pas, au passage, de distinguer deux sens, fort différents, de l’écologie. Quand elle conquit, récemment, la scène politique, on l’a définie, assez mal au demeurant, comme protection de la nature ; l’étymologie du verbe protéger nous engagerait-elle à lancer un toit au-dessus d’elle en vue de la préserver ? Certes, nous avons réussi ce prodige, mais, hélas, à contresens : redoutable et transparent, ce toit s’appelle l’effet de serre ! Mais avant d’entrer dans cette arène spectaculaire, l’écologie naquit, vers la fin du xixe siècle, à Madison, Wisconsin, et à Montpellier, en France, comme la science, composite et fort difficile, des interactions entre tous les vivants dans un lieu bien défini ­ la montagne solitaire du Ventoux, ici, et les hautes latitudes lacustres, aux USA. Elle développa une description mathématique, physique et biochimique complexe de ces entrelacs. Ces deux sens concernent aujourd’hui deux populations qui, souvent, hélas, ne communiquent pas. Or cette science, nouvelle et transcendante, ne fit et ne fait encore révolution que pour avoir essentiellement pour objet ces interrelations. Voilà pourquoi je viens d’insister sur la nouveauté du Parc, au titre de lieu où jouent, nouvellement, à plein les interactions des sujets politiques entre eux interagissant avec les interactions des vivants et des objets inertes entre eux.

50En tournant le dos à la politique exclusive de la polis, même de la nation, l’écologie politique, aujourd’hui observée dans les Parcs, garde, certes, des types de groupage inspirés de la famille, au sens latin, de la ferme ou de la serre, mais elle y ajoute une réalité à laquelle les précédentes ne savaient ni ne pouvaient accéder, parce qu’elles triaient ou élisaient des espèces ou des spécimens, autant dire le même mot. Cette réalité, je le répète, concerne les relations multiples qu’entretiennent dans un lieu donné tous les humains d’une part et, de l’autre, toutes les choses du monde. Le multiple treillis des relations dans l’ensemble ou le système écologique imite, accompagne, habite le treillis multiple des relations dans l’ensemble ou le groupe jadis uniquement politique. Comment définir le Parc, sinon comme l’espace ouvert, la nouvelle maison, le siège, l’habitat, l’image et la réalisation de cette réciproque intrication ?

51Comme nous ne connaissons encore aucune institution qui ait pris acte de ce mélange, à la fois archaïque et nouveau, nous voilà obligés de considérer le Parc comme un modèle réduit possible de notre rapport futur à la planète entière, bref de la politique ­ mais il faudrait trouver un autre mot ­ à venir. En ce sens, le parc fait figure de projet. Il nous montre l’avenir des hommes et du monde. Ici, l’hominisation elle-même est en jeu.

Révolution cognitive liée au renversement des parois de verre

52J’ai parlé tantôt des murailles à la ferme et de parois translucides, pour les serres et les aquariums ; j’y reviens un moment. Dans la proche banlieue d’Alice Springs, au centre de l’outback australien, vous pouvez, de l’intérieur d’un Musée si transparent et aéré que vous croyez marcher à l’extérieur, visiter la flore et la faune du désert dans le désert même. Vous les observez à travers une paroi de verre, placée là simplement pour vous indiquer de voir. Le verre de la serre se renverse ; il ne se recourbe pas pour enfermer, de sa clôture, les choses ; plat, il peut, aussi bien et au contraire, se trouver contourné par elles et par nous ; on peut même, sans inconvénient, le supprimer. Le verre de la serre entourait, délimitait, définissait, enfermait les plantes et les bêtes… et conduisait vers les concepts ! Ici libérées, ­ comment définir mieux une démocratie que par la liberté ? ­ elles vivent comme elles l’entendent et vous les regardez comme vous l’entendez. Ce renversement se comprend, certes, comme une libération réelle des bêtes, mais aussi comme un nouvel acte cognitif : des objets gisaient à l’intérieur de boîtes, objectivés comme dans des concepts délimités par elles ; si donc vous ouvrez la boîte, demeurent-ils des objets ?

53Il en va de même pour les aquariums. De Naples à Monaco, de Paris à Monterey, nous admirions, de même et depuis longtemps, les évolutions de poissons diversement colorés à travers des boîtes ou bocaux de verre ; or leur paroi se renversa selon la même révolution que celle d’Alice Springs et que j’aimerais nommer ptolémaïque, de telle sorte que notre visite passe désormais, à Sydney par exemple, à travers des couloirs de vitre transparente qui, nous conduisant, nous enferment à notre tour, pendant que requins, poulpes et raies nagent en liberté dans le volume de la baie, parmi les algues souples et la sculpture chantournée des mollusques rivés aux rochers des profondeurs.

54Au deuxième acte, décrit tantôt, de la domestication, les parois de verre entourent de leur rotondité des specimens sauvages ou, mieux encore, les définissent comme objets de science, aussi bien que d’un spectacle pour le regard des humains. La sphère de verre de la serre ou de l’aquarium découpe, en effet, chacune, un lieu fermé, comme un sous-ensemble, comme un champ sémantique, ­ nous allons même le voir : comme un concept ­ comme si elle objectivait des choses, jettent ainsi des objets au devant d’un sujet ; elles construisaient la scène cognitive ancienne que ledit sujet se donnait de ces objets. Cette scène du connaître répétait assez fidèlement celles de culture ou d’élevage qui enfermaient les poules à la basse-cour, le blé dans les champs, les pommiers au jardin et les cochons en porcherie. Vous scandaliserais-je, si je définissais, comme je viens de le promettre, un concept, dans son extension et sa compréhension, comme le correspondant formel, l’héritier ou le descendant doux de ce champ clos, de cette ferme, de ce jardin lui aussi fermé, de cette grange aux specimens ruminants, de cette porcherie entourée de planches, tous durs ? La connaissance mime, répète, affine… la domestication, en formalisant des gestes et des pratiques analogues, en construisant de semblables bâtis bouclés. Nous domestiquons aussi les petites et les petits d’hommes à l’école, je l’ai dit, et les œuvres de génie dans les Musées ; en les empilant et en les comparant, nous les émasculons.

55Voici, à l’inverse, le troisième stade : une décision collective, que l’on peut bien appeler politique, puisque l’expertise savante et l’opinion publique, mieux instruites toutes deux, la prirent, une décision collective, dis-je, laisse faune, flore ou poissons évoluer ensemble ou solitaires, dans leurs niches et leur chaîne alimentaire, les laisse, donc, à leurs relations et à leur environnement collectif, bref à leur écologie, je veux dire à leurs interactions. Voilà ce que signifie, pour le savoir et le monde, la phrase de tantôt : plus de mur ni de paroi, plus de pierre ni de verre, finie la séparation. Alimentaire ou d’élevage, cognitive, d’épistémologie ou de philosophie, la vieille asymétrie sujet-objet s’efface au profit d’un entrelacs réciproque de rapports. Il ne s’agit pas de remplacer une asymétrie par une autre, mais d’une rupture de toute asymétrie. Des groupes scolaires, des cars de touristes, des thésitifs… s’y montrent les uns aux autres des masses vivantes, des bancs de poissons ; les pêcheurs et les chasseurs, les consommateurs, les écologistes et les politiques entretiennent des relations évolutives, entre eux et avec le désert ou la baie, selon l’évolution du biotope, observée de ces nouveaux couloirs.

56Généralisant ces modèles réduits de Musées ou d’aquariums, revenons au Parc, où, sur une échelle large, des populations de gardiens et de touristes, de savants et de bergers, celles même de l’opinion publique… entretiennent des relations qui se mêlent, ouvertes, à celles, tout aussi complexes, qu’entretiennent choses et vivants. Le savoir et les pratiques, la politique même rejoignent le monde tel quel. Je n’exagérais en rien lorsque je disais tantôt qu’il s’agissait là d’un moment décisif de l’hominisation : il ne s’agit plus, en effet, des mêmes relations entre nous ni avec le monde ni avec la connaissance. Il ne s’agit plus du même monde ni de la même connaissance.

Le vieux parasite, le nouveau symbiote

57Nous avions abandonné tantôt la famille au sens rural et la communauté savante classique, nous renonçons désormais au statut exclusif de sujets. Nous nous mélangeons. Nous avançons dans une idée nouvelle de la démocratie, où d’autres que nous se trouvent accueillis, mais autrement qu’à la grange ou au zoo, autrement qu’en bocal ou en serre. Nous ne les enfermons plus en les invitant. Nul n’intervient, ni eux sur nous ni nous sur eux, laissant chacun libre de ses relations et inventant des relations entre ces deux réseaux. Du coup, ce troisième stade jette, comme en retour, une lumière vive sur nos vieux usages, à l’époque, encore hélas vivante, du deuxième. La vieille asymétrie cognitive par laquelle nous découpions, entourions, à la lettre définissions, en fait emprisonnions, ici par une frontière de verre, ailleurs par des parois, murs, fossés ou concepts… des objets, en vue de la connaissance et du bénéfice de sujets exclusivement humains, nous plaçait en position de parasite.

58Nous prenions tout aux autres et ne leur laissions rien, alors qu’ils nous donnaient tout et ne nous prenaient rien. La tradition juridique appelle cela un contrat léonin : j’ai droit à toutes les parts puisque je m’appelle Lion. Totalitaire, égocentrique, colonisateur de la nature entière, les vieux fabulistes, Ésope, Phèdre et La Fontaine, avaient déjà ainsi nommé l’homme. Au sommet de la chaîne alimentaire règnait un prédateur universel, je veux dire libre lui-même de tout prédateur. Notre connaissance, notre science, nos propriétés exclusives, nos activités sans passivité, nos prises sans échange, restaient de nature prédatrice ou parasite. Alors, le troisième stade redresse nos sciences, notre connaissance, nos pratiques et travaux, enfin et surtout notre raison : nous n’arraisonons plus les choses du monde. Elles et nous sommes sujets-objets tout à la fois. Ensemble, nous venons de signer le Contrat Naturel.

Les gardiens de la nouvelle République

59Je veux vous présenter, enfin, les gardiens d’un Parc, celui des Pyrénées, par exemple, gens excellents avec qui j’ai marché, mangé, veillé, grimpé, sué… qui m’ont instruit, que j’ai admirés. Anciens paysans, d’abord, ils gardent en mémoire la conduite de ceux qui réussirent la première domestication ; donc, comme moi, proches des cultivateurs et des bergers ; mais, comme moi, ils ne pratiquent plus la paysannerie : ne récoltent ni ne sèment ni ne trayent, car ils devinrent des guides, semblables à ceux qui me conduisirent en haute montagne, soit des prédécesseurs, sauveteurs et pédagogues. Devenus savants, ils gardent en mémoire la conduite de ceux qui réussirent la deuxième domestication, mais ne vivent plus comme des hommes de cabinet, comme ces anciens observateurs qui triaient, prélevaient, découpaient des objets singuliers, espèces ou spécimens, car ils promeuvent une science nouvelle qui a le souci de laisser en l’état les choses telles quelles, pour noter, avec la patiente lenteur de l’inerte et du vivant, leurs relations évolutives ; ils pensent et agissent, enfin, comme des hommes et des femmes de société, avertis de sciences humaines, de droit et de politique… mais non, ici je me trompe et dois recommencer ; voici donc des femmes et des hommes espérant, comme moi, construire de nouvelles sciences humaines, et, comme moi, penser un nouveau droit, appliquer un nouveau Contrat que l’on pourrait nommer Naturel, créant donc un nouveau type de groupage où l’on essaierait de tisser aux antiques relations exclusivement humaines, donc dites encore politiques, les relations réelles de l’environnement. Suivant la plus vénérable des traditions philosophiques, je les nommerais volontiers Tisserands démocratiques.

60Les gardiens de Parc, mes frères, enchaînent donc en eux les trois domestications, sous les lumières, timides encore quoique éclatantes, de la nouvelle. En eux, je vois les pères de ceux qui, demain, tenteront de renouveler la face de la planète à l’image de leur Parc. Ils inventent, aujourd’hui, des fils, dont je voudrais qu’ils m’apprennent la matière, propres à tisser la trame arlequine de nos différences humaines avec la chaîne bariolée de l’environnement.

61Amis, enseignez-moi votre nouvelle navette.

Eutopie

62Ainsi l’association d’humains, de vivants et d’objets, requise aujourd’hui, par et pour le Contrat Naturel, reprend la familia latine et la ferme rustique, en une paysannerie généralisée, sous des espèces globales, sub specie mundi.

63Espace ouvert aux interconnexions libres et où apprend à vivre une nouvelle humanité, le Parc, à mes yeux, commence à changer le statut des sciences, des connaissances et de la raison ; les savants, déjà s’en rendent compte. Il enseigne à changer la vie et nos conduites ; nos contemporains le ressentent, une opinion mondiale émerge même sur ce point. Il aide à changer le droit ; les juristes en préparent un nouveau. Surtout : il montre un changement majeur de la politique ; quand, pour l’avoir appris, la vieille abandonnera enfin le spectacle qu’en alliance avec les médias elle nous offre pour nous endormir, sera-ce trop tard ? L’effet de serre aura-t-il érigé le toit invisible d’une maison globale pour une tragique domestication ? Modèle réduit du nouveau monde, le Parc en montre, en illustre, en réalise, en commence une autre, sans frontières. Entré déjà dans l’avenir, il indique une autre politique. De ne pas vouloir en étendre l’exemple à la planète entière, les hominescents puissants, frémissant d’infinitude, détruiront-ils vallées, plaines et montagnes, fragiles de finitude ?

64Quelqu’un nomma jadis Utopie une île gérée par un gouvernement si raisonnable qu’on la jugea introuvable dans l’espace et dans le temps. Je propose pour le Parc, bien réel, bien vivant, bien géré le nom heureux d’Eutopie. Regrets, maintenant : il aurait fallu qu’un parti de gardiens, venus de Yellowstone, des Pyrénées, du Yosemite ou du Mercantour, intervinssent, à Venise, à la place de ceux que les carabiniers expulsèrent.

65Expulsèrent à grands cris et manu militari : dehors ! Question : que faire quand adviendra le Parc où il n’y aura plus de hors ?

Hors la maison

66Bruno Latour demande : où étaient les microbes avant Pasteur ? Réponse : dehors, en forêt ; hors du dôme de saint Georges, hors de la serre, hors de la ferme, hors la domestication, là où les carabiniers précipitent les intervenants. Les microbes, les espèces inconnues, les phénomènes avant toute découverte, l’insu en général… erraient en sauvagerie, comme le maïs à l’état de téosinte et comme les bœufs quand ils étaient urus. Sauvages, comment naissaient-ils ? Naturellement, je veux dire dehors, je veux dire plus tard, au participe futur ; nous ne saurons comment ils naissaient que lorsqu’ils naîtront à la maison. Domestiqués, ils renaissent à loisir, à la maison, dedans.

67Ils erraient hors la maison, ou, comme dit Maupassant, horla. Désormais, ils sont là, comme nous, dasein. Ils sont ici même. Ils vivaient dehors, en forêt, ­ fors, dehors ­ où ils étaient chassés : ou chassés hors la maison, c’est-à-dire exclus, comme les protestataires de Venise ; ou bien poursuivis par les chasseurs-cueilleurs, par les domestiqueurs, par les savants connaisseurs. Ils couraient dans des espaces vagues de non-droit, avec les délaissés, les éconduits, les exclus, les sans domicile, les misérables, les assassins, les repris de justice… Ils hantent la maison, maintenant, ou, à la rigueur, le forum. La place politique. Nous les fîmes passer de la forêt au forum, du Horlà vers l’Être-là, de la forêt où errait la Louve-Vestale dans les murs bâtis par Romulus. Nous n’avions, en effet, qu’une expérience sauvage des microbes : épidémies et infections, peste d’Athènes ou vérole américaine ; inconnus, ils surgissaient, ils surgissent encore de la ceinture forestière et tropicale.

68Opposant la maison intérieure à la forêt extérieure, la domestication connecte réalisme et idéalisme, le premier jurant que les choses existent comme telles, avant qu’elles ne soient dites ou pensées, le second prétendant qu’il n’y a aucun chameau dans le désert tant que les bédouins n’y passent pas pour les voir ; le dromadaire n’existe qu’au premier bédouin venu ; il le fait exister, il le fait naître, il le domestique. Dans l’outback australien, pullulent les chameaux marrons ; nul ne maîtrise plus la naissance de ces bêtes redevenues sauvages. Sorties brusquement du bush, elles provoquent les pires des accidents de camions.

69Et nous autres, j’y pense, humains cultivés, pis, domestiqués, politisés, où étions-nous, avant la Ville, avant la Politique, avant le droit romain, avant la fondation de Rome, avant Romulus et le meurtre de Remus ? Tite-Live dit : sous la louve, en forêt ; fors, hors, avec les putains et les forçats ; avec Rhéa Sylvia, la vestale forestière. Autant dire : en banlieue, vers les lieux de ban ou de bannissement. Avant la fondation de la ville, avant cette domestication, qui les regardait ? Ainsi, l’histoire exclut les civilisations sans écriture : dehors ! Les sauvages : en forêt ! Les plus pauvres : en banlieue ! Les contestataires : hors du dôme ! Ô amis réunis à Venise, pourquoi n’avez-vous jamais parlé des pauvres ?

70Tout ce que nous savons, tous ceux que nous recevons, accueillons, tous nos hôtes… viennent du fond de la forêt, du fond de la mer, du désert ou de la banquise, du fond de notre insu, du fond du bruit de fond. Or nous ne cessons pas de déforester, de surpêcher, de faire fondre les glaciers, de polluer les océans, nous n’entendons que nos langues, nos musiques et nos sons, enchantés seulement de nous-mêmes. Nous ne cessons pas de faire de la nature notre maison. Nous ne cessons de la faire naître dedans, sous l’effet de serre. D’où viendront bientôt nos hôtes, d’où viendra notre savoir ? Sauvons la forêt, sauvons le non savoir ! Sauvons donc les misérables.

71Sciences comprises, je comprends l’hominisation comme une domestication continuée. Y a-t-il une limite à cette domestication, à cette domination ? Grande question. Tout ne vit pas encore, et de loin, à la maison : des dizaines de milliers d’espèces non recensées errent en forêt ou en mer, dans la primitivité du hors ; combien d’insectes et de monocellulaires encore inconnus ? La matière noire semble occuper presque entièrement l’univers ; nous ne savons pas ce qui se passe avant la barrière de Planck ; tout cela gît dehors. En forêt, en mer, dans le noir, dissout dans le bruit de fond. La majorité des humains meurt de soif et de faim.

72Nos savoirs ne doivent-ils pas faire la même révolution que celle que nous voyons s’accomplir dans le Parc ? Celui-ci retourne, inverse l’ensemble des processus de domestication : il laisse libre le jeu des interrelations, les nôtres, celles des choses et des bêtes, plus celles qui relient les nôtres et les autres. Quel visage, quel profil aura la science, lorsque, à l’imitation du Parc, elle ne verra plus de différence entre les sujets et les objets, entre dedans et dehors, lorsqu’elle ne saura plus dans quel extérieur expédier les contestataires de Venise ?

73Lorsque les savants accueilleront les misérables.

La deuxième partie de l’article de Michel Serres paraîtra dans le no 727 daté de décembre 2007.

Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/criti.726.0803

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