Couverture de CRITI_721

Article de revue

Éloge de l'aube

Pages 533 à 543

Notes

  • [1]
    Notamment les deux ouvrages, Mémoires de l’origine, Paris, Galilée, 2006, et Pascal Quignard le solitaire, Paris, Les Flohic, 2001.

1Dans Le Lecteur, récit publié en 1976, Pascal Quignard décrit la manière dont la lecture absorbe jusqu’à la dépossession de soi, jusqu’à cet état limite où s’abolit non seulement toute distance entre soi-même et l’autre, mais aussi la notion même de sujet. Les pages qui suivent, extraites d’un récit inédit de Chantal Lapeyre-Desmaison, dont on connaît par ailleurs le travail critique sur Pascal Quignard[1], font écho à cet engouffrement et révèlent le pouvoir de sidération de la fusion.

2F.D.-B.

3P. est arrivé en train. Il était étonnamment juvénile sur le quai de la gare. Nous avons déjeuné sur les quais. Il s’est arrêté, tout à coup, sur le trottoir, la main levée. De l’autre côté de la route il y avait un petit barbu. P. s’est retourné vers moi : « C’est mon petit frère ! » Un peu étonné tout de même. C’était une scène de fausse reconnaissance, d’irreconnaissance. Que pouvais-je faire d’autre que sourire, sûrement un peu bêtement ? Puis il a marché dans le jardin, sous le pommier, près du seringa. Il ne pouvait pas savoir qu’à son insu, il était venu ici très souvent. La rencontre d’un auteur et d’un lecteur est très étrange. Je le voyais, lui, et je voyais son fantôme. Il était doublement là, et il ne le savait pas. Je ne sais pas ce qu’il en pense, ce qu’il pense de ces lecteurs qui s’adressent à lui, s’il éprouve la même étrangeté. Je ne crois pas. Lire et voir celui qui a écrit dans ses lieux à soi, ses lieux très privés, au cœur de son secret, est une expérience un peu dépersonnalisante, comme si nous ne pouvions cohabiter dans le jardin qu’au prix d’une disparition, la mienne, puisque son corps imposait son évidence. J’ai commencé à flotter quelque peu dès ce moment-là. Mes chats n’étaient plus mes chats, mon fauteuil ne se ressemblait plus. J’aimerais l’interroger sur ce que l’on sent face au lecteur. Peut-être est-ce rage d’être toujours un peu mal compris, ou bien d’être au-delà de son propre texte, de ne plus l’habiter vraiment, avec alors un peu de compassion pour le lecteur dont le texte est l’actualité. Et puis la peur aussi d’être trop bien compris, irrationnelle, en mesurant à chaque fois que ce n’est ni l’un ni l’autre. Je ne sais pas.

4*

5Scève voulant nommer Délie : poussé par le désir de saisir l’autre, voulant le sommer à la présence, poussé par la terreur de l’espace du non-sens. D’un côté un élan terrifié, de l’autre, un autre insaisissable. J’ai voulu nommer cet autre dans la terreur, la nuit, les incertitudes, peut-être parce que j’étais en quête d’un nom qui me nomme vraiment, parce qu’il était nécessaire d’en passer par le miroir d’un assez proche, d’un proche suffisamment. Mon livre, Mémoires de l’origine, était très exactement ce trajet, cette circulation autour de (mon) nom imprononçable.

6*

7Lui, il se taisait. Cette qualité différentielle du silence était frappante. Dans une conversation ­ c’est arrivé souvent ­ il pouvait écouter si absolument que je croyais son attention pulvérisée. Devenu pur regard, il m’entraînait avec lui dans ce silence au-delà des mots. C’était l’hiver, au crépuscule. J’apercevais derrière lui des arbres dans l’ombre qui venait. Je ne savais pas s’il écoutait, s’il m’écoutait. Je pensais à ces deux « lui ». Il y avait l’auteur avec lequel j’entretenais des rapports d’une intimité profonde, un peu effrayante. Devant moi, il y avait cet homme, l’opacité de son regard et de son corps. « Nous taisons l’essentiel, vous et moi », disait-il. Certes. Mais quel était l’essentiel pour lui ? Et d’abord quel lui ? Pensait-il aussi au silence entre nous ? Ce que je ne lui disais pas, ne pouvais lui dire parce que je l’ignorais ? Dans cette pièce sombre, ce bureau austère où nous étions seuls, il y avait tant de monde. Il y eut entre nous beaucoup de silence. Des mois, parfois des années.

8Quelque chose dans cette rencontre, dans cette « encontre » aussi, me rendait muette, mutique, quasi autiste. Ces pages existent peut-être pour enserrer ce silence, tenter d’en réduire l’ombre portée. Ce qui me vouait au silence, je ne saurais le dire. Il y a d’abord cette intimité que j’évoquais. Intime, du latin intimus, superlatif de interior, qui est contenu au plus profond d’un être. Qui lie profondément par ce qu’il y a de plus profond. Qui est tout à fait privé. Qui est tout à fait privé et généralement tenu caché aux autres. Vie intime, celle que les autres ignorent. Antonymes : extérieur, superficiel, public, froid.

9Je suis aussi ces « autres ». Je ne peux rien dire de ce qui est au plus profond, je ne peux rien dire de ces jours d’hiver que je passais, silencieuse et seule, avec des livres qu’il avait écrits. Je ne peux rien dire de ce jour d’octobre où je l’ai rencontré. Je suis le témoin de l’énigme. Comme aux autres elle m’échappe.

10C’est une profondeur qui a fait le lien. Quelles similitudes de nos histoires, de nos expériences ? Quelles craintes, quelles terreurs partagées ? Quels secrets honteux ? Quels vœux inavouables ? Oui alors, privé, profond, intérieur. Et bouillant. Un quelque chose d’inavouable, mais plein d’élan, de ferveur, voire d’exaltation. « C’est vraiment comme si je m’étais perdue et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles. » Quand j’écrivais Mémoires de l’origine, la peur de mal dire était obsédante. Aujourd’hui ces pages m’apparaissent comme un exercice de diction : ne rien trahir, ne pas ébrécher, briser, mais mi-dire, vraiment, au risque de l’obscurité, pour toucher au plus près, au plus juste, le (très) singulier de cette aventure.

11« Ce serait me dégrader que d’épouser maintenant Heathcliff ; aussi ne saura-t-il jamais combien je l’aime, et cela non parce qu’il est beau, Nelly, mais parce qu’il est davantage moi-même que je ne le suis. De quoi que sont faites nos âmes, la sienne et la mienne sont pareilles, et celle de Linton est aussi différente d’elles qu’un rayon de lune d’un éclair ou le gel du feu. » Et à la fin de cette conversation avec Nelly Dean : « Mes grandes souffrances en ce monde ont été les souffrances d’Heathcliff, je les ai toutes observées et ressenties dès le début : ma grande pensée dans la vie, c’est lui-même. Si tout le reste périssait et qu’il demeurât, lui, je continuerais d’être, moi aussi, et si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l’univers me deviendrait consubstantiellement étranger : je ne semblerais plus en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage des bois : le temps le changera, je m’en rends bien compte, comme l’hiver change les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rocs éternels du sous-sol : source de peu de joie visible, mais nécessaires. Nelly, je suis Heathcliff ! Il m’est toujours, toujours présent à l’esprit : non comme un plaisir, pas plus que je ne suis un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi donc, ne parle plus de notre séparation : elle est impossible, et… »

12*

13J’ai jeté dans une grande boîte en carton à rayures bleues et blanches un fatras de papiers disparates. Au milieu gît un petit tas de lettres de P. Souvent, je ne répondais pas, en tout cas, jamais immédiatement. Pourquoi ? L’absence a dominé cette histoire. Je crois aussi que ces lettres n’appelaient pas de réponse. Qu’ajouter, devant une telle brièveté, une telle rapidité, ce goût de l’essentiel, le désir affiché de ne pas se payer de mots, comme il le dirait plus tard lui-même ? Je ne répondais pas non plus quand il m’envoyait un livre. Je croyais alors à un geste désinvolte… égalitaire en quelque sorte. Je n’ai pas songé un instant qu’il puisse s’agir d’autre chose. C’est un passage obligé : l’écrivain écrit des livres, les envoie aux libraires, à ceux qui s’intéressent à son œuvre, une foule d’indifférents avides de ce qui peut venir de lui. Mais pour l’écrivain lui-même, les lecteurs sont marée informe de visages anonymes, sans noms, des êtres sans identité particulière. Une entité quelque peu brumeuse : les lecteurs.

14Quand des livres portant mon nom sur la couverture ont existé réellement dans le monde, j’ai mesuré l’ampleur de l’erreur commise tout au long de ces années. Non, les lecteurs ne sont pas d’anonymes visages, ne sont pas de pures silhouettes aperçues vaguement dans le lointain. J’emportai dans mon sac la liste, préparée ici, dans ce bureau, avec des palpitations, de brusques crispations du cœur et du ventre, dans l’effroi d’oublier quelqu’un, de n’oublier personne.

15Chaque nom sur la liste avait un visage précis, tendre ou violent, amer ou ironique. Pour chaque nom, j’aurais pu définir les raisons de sa présence, le but que je poursuivais secrètement en lui adressant ces livres. Mais pour cela, inutile de chercher bien loin : il s’agit toujours d’amour, de reconnaissance, de vengeance aussi peut-être.

16J’ai regardé P. œuvrer sur la grande table de la maison d’édition à partir de ses deux listes : l’une sur laquelle il a rayé quelques noms. « Ils ne répondent jamais… », a-t-il marmonné. J’avais fait partie de ceux qui ne donnaient pas de nouvelles. J’ai fait partie de ceux qui, un jour, furent rayés. Les livres seraient envoyés à nu, sans dédicace particulière. L’autre, toute petite, ne concernait qu’une personne de sa famille qui lui était particulièrement proche et quelques autres noms, en très petit nombre. À ceux-là, il écrivait une dédicace. Signe de faveur ou d’oubli… quelques livres seulement s’ornent d’une dédicace sur la page de garde, à l’écriture tortueuse, souvent peu lisible. P. m’a oubliée souvent, mais comment lui en vouloir ?

17*

18Les lettres que nous nous adressions l’un à l’autre étaient fort brèves et même, en ce qui me concerne, de plus en plus brèves. Par mimétisme peut-être, mais aussi plus simplement parce que je lui écrivais ailleurs de fort longues lettres. Quatre cents pages d’abord, ne concernant que lui, puis, au fil des mois, de petits blocs de dix ou vingt pages à chaque fois. Je lui disais tout alors, mais bien sûr : dans l’immense détour que représente l’écriture critique, ce chemin tortueux qui diffère indéfiniment le moment d’arriver, chemin sans issue, qui n’est que départ toujours recommencé, jamais tout à fait le même, mais jamais très différent non plus. Je n’écrivais même plus (mais l’ai-je jamais fait ?) sur son œuvre, mais à partir de son œuvre : question brusquement posée, énigme d’un mot ou d’un détail dont je sentais en moi l’immédiate résonance sans la comprendre.

19J’ai écrit pour mettre la main sur ces harmoniques secrètes, pour les interroger et savoir ce qu’elles avaient à me dire, quel message de la plus haute importance elles portaient en elles. Je n’ai pas écrit une thèse sur un écrivain en vue pour obtenir un poste à l’université ou parce qu’il constituait un intéressant objet d’étude, froid point de vue du clinicien, de l’entomologiste, mais parce que ces textes qui ne m’étaient pas adressés me concernaient au plus haut point : impression de la plus grande familiarité dont la reconnaissance me jetait à chaque fois dans la fébrilité la plus extrême. Non seulement je comprenais (ou du moins en avais-je l’illusion. Mais si l’on juge des choses à leurs effets, alors…) mais encore je comprenais pourquoi il lui avait paru nécessaire de l’écrire. Comment dire ? J’étais dedans. Mes lettres furent donc interminables, brutales et sans espoir de réponse autre qu’un nouveau livre. Une nouvelle crise. « Nelly, je suis Heathcliff ! Il m’est toujours, toujours présent à l’esprit : non comme un plaisir, pas plus que je ne suis un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. »

20La page que je lis, je reconnais en elle ce que le texte me faisait mystérieusement attendre. Alors le visage de la page comble complètement l’attente où j’étais de son existence. Pourtant j’ignorais tout de ce visage. Et je l’ai reconnu sans risque de me tromper ­ avec une impression d’évidence surprenante. Cette évidence de la reconnaissance à quoi s’échange la lecture est miraculeuse. Elle est bouleversante. Elle est une surprise que rien n’a préparée, et surtout pas des souvenirs de textes, parce qu’au fond, ce qui bouleverse ici, dans cette expérience qui n’est pas racontable, ou alors qui n’est que racontable, c’est l’imprévisibilité du coup porté, sa contingence absolue, son dérisoire pathétique. La forme adoptée pour en rendre compte ­ l’écrit critique ­ était sûre de rater son objet. L’ombre de la fiction seule aurait pu lui donner asile.

21*

22Je ne vois pas pourquoi, au nom de quoi, sinon celui d’un terrorisme intellectuel qui ne dit pas son nom ­ il faudrait chercher à instituer une « bonne » distance critique. Mais ce souci critique va de pair, il faut l’avouer, avec la répudiation de l’imaginaire dès les années soixante. Ce mot est résolument tabou dans certaines bouches averties. « C’est très imaginaire », dira-t-on d’une assertion, d’une réaction, d’un émoi ou d’une émotion quelconques. Traduire : ce n’est pas le fait d’un esprit avancé, il reste beaucoup à faire (sur le divan par exemple, dans les milieux avertis de la psychanalyse). Imaginaire : mot magique pour invalider toute manifestation gênante, mot de prude, de puritain, de pusillanime. Il y aurait une manière de dire qui éluderait l’imaginaire : pose de la raison. Je trouve extrêmement agaçante cette défiance raisonnable (mais sans doute insuffisamment raisonnée) envers ce qu’on appelle l’imaginaire. C’est le drame de Barthes : il a un imaginaire de l’imaginaire. La quête éperdue de la « bonne » distance critique participe de la même erreur de principe. Je sais ce qu’on me répondra : que la distance permet que s’opère la critique comme mise en perspective, léger décollement du texte, surplomb qui est vision du livre dans son voisinage. Le livre est à situer au milieu d’un paysage de livres et il faudrait retrouver les routes, les chemins aussi, les ruisseaux, délimiter les aplombs rocheux, les collines, les bosquets, repérer les plaines et les ravines. Comme on voudra. Mais moi ­ ce que je suis et que je ne peux pas ne pas être, quelque vigueur que je mette à m’en défaire, à vouloir être autre ­ j’aime le site minuscule au pied de l’arbre ou le chemin de la fourmi, le dérisoire espace où elle se saisit de sa proie aussi humble qu’elle pour la rapporter, toutes affaires cessantes, à la colonie fourmilière.

23Barthes disait que la meilleure critique est l’écriture d’un autre livre, qu’il n’y a pas de commentaire parce qu’il n’y a pas de métalangage. En surplomb j’ai le vertige, je ne vois rien, ne sens rien que le désir de la chute. Collée à la page au contraire, je dérive, avec elle, j’en assume le regard fascinant ­ j’ai ce petit courage ­ et je n’écris au fond ­ depuis le début ­ que cette fascination. J’accepte que le livre me séduise jusqu’au point où ­ séparation, dissociation ­ je n’ai plus de mots parce que j’entre dans la zone de turbulences que génère le point du silence, l’ombilic du silence dont je ferai l’expérience, plus tard, parfois, en présence du corps de l’auteur. Pourquoi la lecture de certains livres produit-elle un choc, dont on ne sait pas encore qu’il s’agit d’un choc amoureux, et, paradoxalement, d’un coup de foudre ? Comme toute histoire d’amour réelle ­ quoi que l’on entende par ce mot ­ cette expérience ­ douleur, jouissance diffuse au contact d’une page, nostalgie ensuite comme lorsqu’on sort d’un rêve trop émouvant et dont l’impression générale nous poursuit tout le jour et parfois longtemps après, ce qui serait peut-être la définition d’un bon livre ­ doit au moins être prise au sérieux. Je n’ai rien lu sur la question. Personne n’en parle, semble-t-il. Est-ce par pudeur, par souci de préserver cette part d’intime ?

24Son regard je le lui rends agressivement : « Je sais qui tu es. Tu sais qui je suis. » Je ne parle pas de nos identités sociales, de nos représentations, mais de ce point d’atroce intimité que je ressaisis en lui, parce que je l’ai déjà rencontré en le lisant, de ce lieu d’abjection, de cet innommable que nous partageons et qu’à la différence des autres, nous n’avons jamais réussi (ou appris) à voiler ou à taire vraiment, de cet égarement indomesticable, de notre férocité, de notre avidité. Il se trouve que nous butons très vite sur un point de silence, que, pour nous, les mots remplissent mal leur fonction, qu’au contact l’un de l’autre nous nous désocialisons. Moi, je reste la proie fascinée de ce regard, je ne peux le taire. Ce que je dis est l’écho de cette fascination. Je suis chercheur, mais uniquement de ce point d’origine à partir de quoi tout bascule. Je cherche le site de la fascination, je veux dire l’écho d’une voix tourmentée d’accents, donc atopique et non située. Ma recherche est porteuse de trop de jouissance ­ elle a ce poids de chair obscure ­ par quoi elle reste peu recevable. Le motif de la recherche reste donc toujours inavouable, elle se refuse au dernier mot. Elle est réponse différée à l’émotion.

25*

26Aussi loin que je me souvienne, seuls les livres m’ont intéressée. De l’écrivain, de la notion même d’écrivain, je n’avais qu’une idée très imprécise, très vague. C’était tout juste ­ et à peine ­ un nom sur la couverture, nom que j’oubliais en général très vite, comme l’éditeur ou la collection. Quelle importance ? Les rues du village restaient sombres, le dimanche, après la pluie. Le chat dormait entre les pattes du chien. Guetteur solitaire, mon grand-père méditait interminablement près de la fenêtre pendant que ma mère et ma grand-mère remplissaient des bocaux de confiture encore brûlante, de haricots qu’elles avaient cueillis la veille au jardin, cuisinaient des viandes à l’odeur lourde, nous chassaient et nous enjoignaient de nous taire, d’aller jouer plus loin, plus tard. Le monde s’arrêtait au bout de la rue, au pont qui passait au dessus d’une rivière boueuse, sale et triste. Le lavoir que désertaient toujours plus les femmes du village abritait quelques enfants solitaires qui passaient leur ennui, en jetant des cailloux dans la rivière. Sous la table du salon, je désertais à mon tour une réalité pesante, sans beaucoup de joie, avare de surprise. Le nom de l’auteur, l’éditeur, la collection, c’était un monde promis, sans doute, mais qui demeurait sans existence, un mensonge de plus, un rêve qui ne me faisait déjà plus rêver. L’important c’était le livre et lui seul, puisque sa présence tiède dans ma main ne trompait pas. Les mots que les pages avaient capturés recélaient toute la magie, tout le pouvoir que leur conférait leur place dans le livre. J’ai longtemps cru d’ailleurs que la lecture était la clé du secret, de tous les secrets. Lire accroissant le savoir, avec patience, avec opiniâtreté, c’était s’approcher de plus en plus du secret majeur, de la pierre philosophale (expression fascinante que j’ai relevée avec sa définition dans le premier répertoire que j’ai possédé, j’avais neuf ou dix ans). Plus je lirais, me semblait-il, plus je saurais ce que tous ­ autour de moi et au-delà ­ conspiraient à maintenir dissimulé, et qu’ils savaient bien sûr presque génétiquement ou parce qu’on le leur avait révélé. À moi, on ne disait rien, on ne parlait pas, mais on l’affirmait avec force : j’étais entourée d’un silence ostensible. Mon ignorance était donc absolue, moi qui, par débilité constitutive, faiblesse ou lâcheté irrémédiable, ne parvenais pas même à entrevoir ce que l’on me cachait. Il a fallu des années pour seulement apercevoir, tant l’illusion était tenace, que la lecture n’accroît pas le savoir. Tout au plus accroît-elle la science des illusions, la science de tout ce qui a été rêvé, imaginé, fantasmé au cours des temps. Et c’est là l’essentiel : connaître l’ampleur des rêves met sur la voie de ce qu’ils dissimulent. Je ne le savais pas encore, je n’en prenais pas la mesure, mais c’est l’ignoré, l’insoupçonnable qui me fascinaient déjà parce que ­ et de cela je n’ai jamais douté ­ j’en sentais intuitivement, physiquement, l’existence, la présence comme à côté de chaque chose et de chaque moment.

27L’écrivain, l’existence même de l’écrivain, dissimulé derrière l’auteur ­ autorité fécondante mais invisible, deus absconditus ­ ne m’était rien. Aussi quand je suis allée, en ce jour lointain d’octobre, sur les quais de B. (la pluie menaçait, je me souviens. Pourtant il faisait une chaleur lourde que rien dans l’air ne laissait supposer), dans l’espoir de le rencontrer, de faire coïncider un nom et un visage, de donner un visage à ce nom, une présence, des gestes, un regard, un sourire peut-être, n’était-ce pas sans le sentiment que ma démarche était bien vaine, que cet homme là-bas, venu d’on ne sait où, ni de quelle histoire, ne m’était rien et ne me toucherait jamais comme l’avaient fait ses livres. On l’avait averti que quelqu’un l’attendait ­ son regard m’a cherchée parmi la foule. Insondable fatuité du lecteur : il me sembla que ce regard me reconnaissait parmi tous ces visages étrangers. Je ne sus pourtant pas lui parler : son existence était encore, à mes yeux, bien trop incertaine, comme s’il eût été seulement un fantomatique porte-nom, d’une évanescence toujours proche, et toujours sûre. Ce fut une inépuisable source de malentendus entre nous. Ne me dit-il pas un jour que j’étais la seule à l’avoir pris tout entier ? Oui, j’avais pris tous ses livres, tout ce que cet homme écrivait revêtait pour moi le caractère d’une rencontre inéluctable dont je tremblais un peu. J’aimais tout, mais les mots sont pauvres. Que signifie ici « aimer » ?

28Il resta longtemps une énigme dans l’alliance prodigieuse et secrète, discrètement extatique, qui me liait à ses livres et dont je ne pouvais parler à quiconque, parce que c’était sans doute trop personnel, trop intime ­ mais saurais-je davantage le dire aujourd’hui ? ­, parce que, sans doute, cela passait les mots. Quand nous étions face à face, il était tout à coup ­ à chaque fois ­ le tiers, l’autre à qui l’on ne doit rien, à qui l’on ne dit rien parce qu’on ne peut rien lui dire, lui qui est toujours en aval de sa création dont le point d’origine, seul désirable pourtant, se perd dans une nuit et un silence où il n’était pas, alors que son lecteur, lui, était là, unique témoin de ce jaillissement qu’il éprouve à chaque fois qu’il ouvre un de ses livres, qu’il lit une de ses pages. Non que je défende ici la thèse barthésienne de la mort de l’auteur : l’écrivain doit être pris en compte dans toute lecture. Il n’est pas mort, il est l’autre absolu, l’alter dont l’ego s’est perdu dans la création, dans le geste créatif. Lecteur et auteur ne se rencontrent pas, il est vrai. Le lecteur est contemporain de la source qui est toujours derrière l’écrivain. Que ce dernier en rêve ou qu’il s’échine à la guetter de livre en livre, elle est son impossible, ce qu’il doit quitter pour écrire. Et c’est parce qu’il s’en éloigne qu’il peut écrire, parce qu’il s’éloigne de la force d’inertie médusante qu’elle déploie, de ses irradiations, de l’extase silencieuse qui découle de sa contemplation. Nulle theoria dans l’écriture, elle est son antithèse et sa révolte. Le lecteur et l’écrivain s’opposent comme le présent au passé, aussi inconciliables, aussi séparés et désunis qu’ils sont séduits par cet écart même.

29*

30Écrire ces pages aujourd’hui, alors que l’automne vient, que les pommes s’accrochent encore au pommier, que les oiseaux commencent à déserter le jardin et que la fraîcheur des nuits m’inquiète comme un frisson avant-coureur de maladie, c’est peut-être revenir à ce passé de lui, dans l’inconscience de moi. Ce n’est que dans et par l’écriture que je peux le trouver, le rencontrer, ­ être auprès de lui ­, lui donner un corps et un visage qui, sans ce recours ultime, sans ce tressage involontaire, sans ce nœud coulant des mots, ne cesse de se défaire, de s’altérer, de devenir flou comme un rêve au réveil, entêtant comme un parfum trop lourd.


Date de mise en ligne : 01/12/2011

https://doi.org/10.3917/criti.721.0533

Notes

  • [1]
    Notamment les deux ouvrages, Mémoires de l’origine, Paris, Galilée, 2006, et Pascal Quignard le solitaire, Paris, Les Flohic, 2001.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions